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Kitabı oku: «L'inutile beauté», sayfa 4

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Je pensais bien qu’il ne dirait rien, par peur du scandale, vu qu’il est sénateur. Je me suis trompé. Quatre jours après j’étais pincé dans un restaurant de Paris. J’ai eu trois ans de prison. C’est pour ça que je n’ai pas pu venir vous trouver plus tôt.

Il but encore, et bredouillant de façon à prononcer à peine les mots.

– Maintenant… papa… papa curé!… Est-ce drôle d’avoir un curé pour papa!… Ah! ah! faut être gentil, bien gentil avec bibi, parce que bibi n’est pas ordinaire… et qu’il en a fait une bonne… pas vrai… une bonne… au vieux…

La même colère qui avait affolé jadis l’abbé Vilbois devant la maîtresse trahissante, le soulevait à présent devant cet abominable homme.

Lui qui avait tant pardonné, au nom de Dieu, les secrets infâmes chuchotés dans le mystère des confessionnaux, il se sentait sans pitié, sans clémence en son propre nom, et il n’appelait plus maintenant à son aide ce Dieu secourable et miséricordieux, car il comprenait qu’aucune protection céleste ou terrestre ne peut sauver ici-bas ceux sur qui tombent de tels malheurs.

Toute l’ardeur de son coeur passionné et de son sang violent, éteinte par l’épiscopat, se réveillait dans une révolte irrésistible contre ce misérable qui était son fils, contre cette ressemblance avec lui, et aussi avec la mère, la mère indigne qui l’avait conçu pareil à elle, et contre la fatalité qui rivait ce gueux à son pied paternel ainsi qu’un boulet de galérien.

Il voyait, il prévoyait tout avec une lucidité subite, réveillé par ce choc de ses vingt-cinq ans de pieux sommeil et de tranquillité.

Convaincu soudain qu’il fallait parler fort pour être craint de ce malfaiteur et le terrifier du premier coup, il lui dit, les dents serrées par la fureur, et ne songeant plus à son ivresse:

– Maintenant que vous m’avez tout raconté, écoutez-moi. Vous partirez demain matin. Vous habiterez un pays que je vous indiquerai et que vous ne quitterez jamais sans mon ordre. Je vous y payerai une pension qui vous suffira pour vivre, mais petite, car je n’ai pas d’argent. Si vous désobéissez une seule fois, ce sera fini et vous aurez affaire à moi…

Bien qu’abruti par le vin, Philippe-Auguste comprit la menace; et le criminel qui était en lui surgit tout à coup. Il cracha ces mots, avec des hoquets:

– Ah! papa, faut pas me la faire… T’es curé… je te tiens… et tu fileras doux, comme les autres!

L’abbé sursauta; et ce fut, dans ses muscles de vieil hercule, un invincible besoin de saisir ce monstre, de le plier comme une baguette et de lui montrer qu’il faudrait céder.

Il lui cria, en secouant la table et en la lui jetant dans la poitrine.

– Ah! prenez garde, prenez garde… je n’ai peur de personne, moi…

L’ivrogne, perdant l’équilibre, oscillait sur sa chaise. Sentant qu’il allait tomber et qu’il était au pouvoir du prêtre, il allongea sa main, avec un regard d’assassin, vers un des couteaux qui traînaient sur la nappe. L’abbé Vilbois vit le geste, et il donna à la table une telle poussée que son fils culbuta sur le dos et s’étendit par terre. La lampe roula et s’éteignit.

Pendant quelques secondes une fine sonnerie de verres heurtés chanta dans l’ombre; puis ce fut une sorte de rampement de corps mou sur le pavé, puis plus rien.

Avec la lampe brisée, la nuit subite s’était répandue sur eux si prompte, inattendue et profonde, qu’ils en furent stupéfaits comme d’un événement effrayant. L’ivrogne, blotti contre le mur, ne remuait plus; et le prêtre restait sur sa chaise, plongé dans ces ténèbres, qui noyaient sa colère. Ce voile sombre jeté sur lui arrêtant son emportement, immobilisa aussi l’élan furieux de son âme; et d’autres idées lui vinrent, noires et tristes comme l’obscurité.

Le silence se fit, un silence épais de tombe fermée, où rien ne semblait plus vivre et respirer. Rien non plus ne venait du dehors, pas un roulement de voiture au loin, pas un aboiement de chien, pas même un glissement dans les branches ou sur les murs, d’un léger souffle de vent.

Cela dura longtemps, très longtemps, peut-être une heure. Puis, soudain le gong tinta! Il tinta frappé d’un seul coup dur, sec et fort, que suivit un grand bruit bizarre de chute et de chaise renversée.

Marguerite, aux aguets, accourut; mais dès qu’elle eut ouvert la porte, elle recula épouvantée devant l’ombre impénétrable. Puis tremblante, le coeur précipité, la voix haletante et basse, elle appela:

– M’sieu l’curé, m’sieu l’curé.

Personne ne répondit, rien ne bougea.

«Mon Dieu, mon Dieu, pensa-t-elle, qu’est-ce qu’ils ont fait, qu’est-ce qu’est arrivé».

Elle n’osait pas avancer, elle n’osait pas retourner prendre une lumière; et une envie folle de se sauver, de fuir et de hurler la saisit, bien qu’elle se sentît les jambes brisées à tomber sur place. Elle répétait:

– M’sieu le curé, m’sieu le curé, c’est moi, Marguerite.

Mais soudain, malgré sa peur, un désir instinctif de secourir son maître, et une de ces bravoures de femmes qui les rendent par moments héroïques emplirent son âme d’audace terrifiée, et, courant à sa cuisine, elle rapporta son quinquet.

Sur la porte de la salle, elle s’arrêta. Elle vit d’abord le vagabond, étendu contre le mur, et qui dormait ou semblait dormir, puis la lampe cassée, puis, sous la table, les deux pieds noirs et les jambes aux bas noirs de l’abbé Vilbois, qui avait dû s’abattre sur le dos en heurtant le gong de sa tête.

Palpitante d’effroi, les mains tremblantes, elle répétait:

– Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que c’est?

Et comme elle avançait à petits pas, avec lenteur, elle glissa dans quelque chose de gras et faillit tomber.

Alors, s’étant penchée, elle s’aperçut que sur le pavé rouge, un liquide rouge aussi coulait, s’étendant autour de ses pieds et courant vite vers la porte. Elle devina que c’était du sang.

Folle, elle s’enfuit, jetant sa lumière pour ne plus rien voir, et elle se précipita dans la campagne, vers le village. Elle allait, heurtant les arbres, les yeux fixés vers les feux lointains et hurlant.

Sa voix aiguë s’envolait par la nuit comme un sinistre cri de chouette et clamait sans discontinuer: «Le maoufatan… le maoufatan… le maoufatan…»

Lorsqu’elle atteignit les premières maisons, des hommes effarés sortirent et l’entourèrent; mais elle se débattait sans répondre, car elle avait perdu la tête.

On finit par comprendre qu’un malheur venait d’arriver dans la campagne du curé, et une troupe s’arma pour courir à son aide.

Au milieu du champ d’oliviers la petite bastide peinte en rose était devenue invisible et noire dans la nuit profonde et muette. Depuis que la lueur unique de sa fenêtre éclairée s’était éteinte comme un oeil fermé, elle demeurait noyée dans l’ombre, perdue dans les ténèbres, introuvable pour quiconque n’était pas enfant du pays.

Bientôt des feux coururent au ras de terre, à travers les arbres, venant vers elle. Ils promenaient sur l’herbe brûlée de longues clartés jaunes; et sous leurs éclats errants les troncs tourmentés des oliviers ressemblaient parfois à des monstres, à des serpents d’enfer enlacés et tordus. Les reflets projetés au loin firent soudain surgir dans l’obscurité quelque chose de blanchâtre et de vague, puis, bientôt le mur bas et carré de la petite demeure redevint rose devant les lanternes. Quelques paysans les portaient, escortant deux gendarmes, revolver au poing, le garde-champêtre, le maire et Marguerite que des hommes soutenaient car elle défaillait.

Devant la porte demeurée ouverte, effrayante, il y eut un moment d’hésitation. Mais le brigadier saisissant un falot, entra, suivi par les autres.

La servante n’avait pas menti. Le sang, figé maintenant, couvrait le pavé comme un tapis. Il avait coulé jusqu’au vagabond, baignant une de ses jambes et une de ses mains.

Le père et le fils dormaient, l’un, la gorge coupée, du sommeil éternel, l’autre du sommeil des ivrognes. Les deux gendarmes se jetèrent sur celui-ci, et avant qu’il fût réveillé il avait des chaînes aux poignets. Il frotta ses yeux, stupéfait, abruti de vin; et lorsqu’il vit le cadavre du prêtre, il eut l’air terrifié, et de ne rien comprendre.

– Comment ne s’est-il pas sauvé? dit le maire.

– Il était trop saoul, répliqua le brigadier.

Et tout le monde fut de son avis, car l’idée ne serait venue à personne que l’abbé Vilbois, peut-être, avait pu se donner la mort.

MOUCHE

Souvenir d’un canotier

Il nous dit:

«En ai-je vu, de drôles de choses et de drôles de filles aux jours passés où je canotais. Que de fois j’ai eu envie d’écrire un petit livre, titré «Sur la Seine», pour raconter cette vie de force et d’insouciance, de gaieté et de pauvreté, de fête robuste et tapageuse que j’ai menée de vingt à trente ans.

J’étais un employé sans le sou; maintenant, je suis un homme arrivé qui peut jeter des grosses sommes pour un caprice d’une seconde. J’avais au coeur mille désirs modestes et irréalisables qui me doraient l’existence de toutes les attentes imaginaires. Aujourd’hui, je ne sais pas vraiment quelle fantaisie me pourrait faire lever du fauteuil où je somnole. Comme c’était simple, et bon, et difficile de vivre ainsi, entre le bureau à Paris et la rivière à Argenteuil. Ma grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine. Ah! la belle, calme, variée et puante rivière pleine de mirage et d’immondices. Je l’ai tant aimée, je crois, parce qu’elle m’a donné, me semble-t-il, le sens de la vie. Ah! les promenades le long des berges fleuries, mes amies les grenouilles qui rêvaient, le ventre au frais, sur une feuille de nénuphar, et les lis d’eau coquets et frêles, au milieu des grandes herbes fines qui m’ouvraient soudain, derrière un saule, un feuillet d’album japonais quand le martin-pêcheur fuyait devant moi comme une flamme bleue! Ai-je aimé tout cela, d’un amour instinctif des yeux qui se répandait dans tout mon corps en une joie naturelle et profonde.

Comme d’autres ont des souvenirs de nuits tendres, j’ai des souvenirs de levers de soleil dans les brumes matinales, flottantes, errantes vapeurs, blanches comme des mortes avant l’aurore, puis, au premier rayon glissant sur les prairies, illuminées de rose à ravir le coeur; et j’ai des souvenirs de lune argentant l’eau frémissante et courante, d’une lueur qui faisait fleurir tous les rêves.

Et tout cela, symbole de l’éternelle illusion, naissait pour moi sur de l’eau croupie qui charriait vers la mer toutes les ordures de Paris.

Puis quelle vie gaie avec les camarades. Nous étions cinq, une bande, aujourd’hui des hommes graves; et comme nous étions tous pauvres, nous avions fondé, dans une affreuse gargote d’Argenteuil, une colonie inexprimable qui ne possédait qu’une chambre-dortoir où j’ai passé les plus folles soirées, certes, de mon existence. Nous n’avions souci de rien que de nous amuser et de ramer, car l’aviron pour nous, sauf pour un, était un culte. Je me rappelle de si singulières aventures, de si invraisemblables farces, inventées par ces cinq chenapans, que personne aujourd’hui ne les pourrait croire. On ne vit plus ainsi, même sur la Seine, car la fantaisie enragée qui nous tenait en haleine est morte dans les âmes actuelles.

À nous cinq nous possédions un seul bateau, acheté à grand’peine et sur lequel nous avons ri comme nous ne rirons plus jamais. C’était une large yole un peu lourde, mais solide, spacieuse et confortable. Je ne vous ferai point le portrait de mes camarades. Il y en avait un petit, très malin, surnommé Petit Bleu; un grand, à l’air sauvage, avec des yeux gris et des cheveux noirs, surnommé Tomahawk; un autre, spirituel et paresseux, surnommé La Tôque, le seul qui ne touchât jamais une rame sous prétexte qu’il ferait chavirer le bateau; un mince, élégant, très soigné, surnommé «N’a-qu’un-OEil» en souvenir d’un roman alors récent de Cladel, et parce qu’il portait un monocle; enfin moi qu’on avait baptisé Joseph Prunier. Nous vivions en parfaite intelligence avec le seul regret de n’avoir pas une barreuse. Une femme, c’est indispensable dans un canot. Indispensable parce que ça tient l’esprit et le coeur en éveil, parce que ça anime, ça amuse, ça distrait, ça pimente et ça fait décor avec une ombrelle rouge glissant sur les berges vertes. Mais il ne nous fallait pas une barreuse ordinaire, à nous cinq qui ne ressemblions guère à tout le monde. Il nous fallait quelque chose d’imprévu, de drôle, de prêt à tout, de presque introuvable, enfin. Nous en avions essayé beaucoup sans succès, des filles de barre, pas des barreuses, canotières imbéciles qui préféraient toujours le petit vin qui grise, à l’eau qui coule et qui porte les yoles. On les gardait un dimanche, puis on les congédiait avec dégoût.

Or, voilà qu’un samedi soir «N’a-qu’un-OEil» nous amena une petite créature fluette, vive, sautillante, blagueuse et pleine de drôlerie, de cette drôlerie, qui tient lieu d’esprit aux titis mâles et femelles éclos sur le pavé de Paris. Elle était gentille, pas jolie, une ébauche de femme où il y avait de tout, une de ces silhouettes que les dessinateurs crayonnent en trois traits sur une nappe de café après dîner entre un verre d’eau-de-vie et une cigarette. La nature en fait quelquefois comme ça.

Le premier soir, elle nous étonna, nous amusa, et nous laissa sans opinion tant elle était inattendue. Tombée dans ce nid d’hommes prêts à toutes les folies, elle fut bien vite maîtresse de la situation, et dès le lendemain elle nous avait conquis.

Elle était d’ailleurs tout à fait toquée, née avec un verre d’absinthe dans le ventre, que sa mère avait dû boire au moment d’accoucher, et elle ne s’était jamais dégrisée depuis, car sa nourrice, disait-elle, se refaisait le sang à coups de tafia; et elle-même n’appelait jamais autrement que «ma sainte famille» toutes les bouteilles alignées derrière le comptoir des marchands de vin.

Je ne sais lequel de nous la baptisa «Mouche» ni pourquoi ce nom lui fut donné, mais il lui allait bien, et lui resta. Et notre yole, qui s’appelait Feuille-à-l’Envers fit flotter chaque semaine sur la Seine, entre Asnières et Maisons-Laffitte, cinq gars, joyeux et robustes, gouvernés, sous un parasol de papier peint, par une vive et écervelée personne qui nous traitait comme des esclaves chargés de la promener sur l’eau, et que nous aimions beaucoup.

Nous l’aimions tous beaucoup, pour mille raisons d’abord, pour une seule ensuite. Elle était, à l’arrière de notre embarcation, une espèce de petit moulin à paroles, jacassant au vent qui filait sur l’eau. Elle bavardait sans fin avec le léger bruit continu de ces mécaniques ailées qui tournent dans la brise; et elle disait étourdiment les choses les plus inattendues, les plus cocasses, les plus stupéfiantes. Il y avait dans cet esprit, dont toutes les parties semblaient disparates à la façon de loques de toute nature et de toute couleur, non pas cousues ensemble mais seulement faufilées, de la fantaisie comme dans un conte de fées, de la gauloiserie, de l’impudeur, de l’impudence, de l’imprévu, du comique, et de l’air, de l’air et du paysage comme dans un voyage en ballon.

On lui posait des questions pour provoquer des réponses trouvées on ne sait où. Celle dont on la harcelait le plus souvent était celle-ci:

– Pourquoi t’appelle-t-on Mouche?

Elle découvrait des raisons tellement invraisemblables que nous cessions de nager pour en rire.

Elle nous plaisait aussi, comme femme; et La Tôque, qui ne ramait jamais et qui demeurait tout le long des jours assis à côté d’elle au fauteuil de barre, répondit une fois à la demande ordinaire:

– Pourquoi t’appelle-t-on Mouche?

– Parce que c’est une petite cantharide!

Oui, une petite cantharide bourdonnante et enfiévrante, non pas la classique cantharide empoisonneuse, brillante et mantelée, mais une petite cantharide aux ailes rousses qui commençait à troubler étrangement l’équipage entier de la Feuille-à-l’Envers.

Que de plaisanteries stupides, encore, sur cette feuille où s’était arrêtée cette Mouche.

«N’a-qu’un-OEil», depuis l’arrivée de «Mouche» dans le bateau, avait pris au milieu de nous un rôle prépondérant, supérieur, le rôle d’un monsieur qui a une femme à côté de quatre autres qui n’en ont pas. Il abusait de ce privilège au point de nous exaspérer parfois en embrassant Mouche devant nous, en l’asseyant sur ses genoux à la fin des repas et par beaucoup d’autres prérogatives humiliantes autant qu’irritantes.

On les avait isolés dans le dortoir par un rideau.

Mais je m’aperçus bientôt que mes compagnons et moi devions faire au fond de nos cerveaux de solitaires le même raisonnement: «Pourquoi, en vertu de quelle loi d’exception, de quel principe inacceptable, Mouche, qui ne paraissait gênée par aucun préjugé, serait-elle fidèle à son amant, alors que les femmes du meilleur monde ne le sont pas à leurs maris?»

Notre réflexion était juste. Nous en fûmes bientôt convaincus. Nous aurions dû seulement la faire plus tôt pour n’avoir pas à regretter le temps perdu. Mouche trompa «N’a-qu’un-OEil» avec tous les autres matelots de la Feuille-à-l’Envers.

Elle le trompa sans difficulté, sans résistance, à la première prière de chacun de nous.

Mon Dieu, les gens pudiques vont s’indigner beaucoup! Pourquoi? Quelle est la courtisane en vogue qui n’a pas une douzaine d’amants, et quel est celui de ces amants assez bête pour l’ignorer? La mode n’est-elle pas d’avoir un soir chez une femme célèbre et cotée, comme on a un soir à l’Opéra, aux Français ou à l’Odéon, depuis qu’on y joue les demi-classiques. On se met à dix pour entretenir une cocotte qui fait de son temps une distribution difficile, comme on se met à dix pour posséder un cheval de course que monte seulement un jockey, véritable image de l’amant de coeur.

On laissait par délicatesse Mouche à «N’a-qu’un-OEil», du samedi soir au lundi matin. Les jours de navigation étaient à lui. Nous ne le trompions qu’en semaine, à Paris, loin de la Seine, ce qui, pour des canotiers comme nous, n’était presque plus tromper.

La situation avait ceci de particulier que les quatre maraudeurs des faveurs de Mouche n’ignoraient point ce partage, qu’ils en parlaient entre eux, et même avec elle, par allusions voilées qui la faisaient beaucoup rire. Seul, «N’a-qu’un-OEil» semblait tout ignorer; et cette position spéciale faisait naître une gêne entre lui et nous, paraissait le mettre à l’écart, l’isoler, élever une barrière à travers notre ancienne confiance et notre ancienne intimité. Cela lui donnait pour nous un rôle difficile, un peu ridicule, un rôle d’amant trompé, presque de mari.

Comme il était fort intelligent, doué d’un esprit spécial de pince-sans-rire, nous nous demandions quelquefois, avec une certaine inquiétude, s’il ne se doutait de rien.

Il eut soin de nous renseigner, d’une façon pénible pour nous. On allait déjeuner à Bougival, et nous ramions avec vigueur, quand La Tôque qui avait, ce matin-là, une allure triomphante d’homme satisfait et qui, assis côte à côte avec la barreuse, semblait se serrer contre elle un peu trop librement à notre avis, arrêta la nage en criant: «Stop!»

Les huit avirons sortirent de l’eau.

Alors, se tournant vers sa voisine, il demanda:

– Pourquoi t’appelle-t-on Mouche?

Avant qu’elle eût pu répondre, la voix de «N’a-qu’un-OEil», assis à l’avant, articula d’un ton sec:

– Parce qu’elle se pose sur toutes les charognes.

Il y eut d’abord un grand silence, une gêne, que suivit une envie de rire. Mouche elle-même demeurait interdite.

Alors, La Tôque commanda:

– Avant partout.

Le bateau se remit en route.

L’incident était clos, la lumière faite.

Cette petite aventure ne changea rien à nos habitudes. Elle rétablit seulement la cordialité entre «N’a-qu’un-OEil» et nous. Il redevint le propriétaire honoré de Mouche, du samedi soir au lundi matin, sa supériorité sur nous tous ayant été bien établie par cette définition, qui clôtura d’ailleurs l’ère des questions sur le mot «Mouche». Nous nous contentâmes à l’avenir du rôle secondaire d’amis reconnaissants et attentionnés qui profitaient discrètement des jours de la semaine sans contestation d’aucune sorte entre nous.

Cela marcha très bien pendant trois mois environ. Mais voilà que tout à coup Mouche prit, vis-à-vis de nous tous, des attitudes bizarres. Elle était moins gaie, nerveuse, inquiète, presque irritable. On lui demandait sans cesse:

– Qu’est-ce que tu as?

Elle répondait:

– Rien. Laisse-moi tranquille.

La révélation nous fut faite par «N’a-qu’un-OEil», un samedi soir. Nous venions de nous mettre à table dans la petite salle à manger que notre gargotier Barbichon nous réservait dans sa guinguette, et, le potage fini, on attendait la friture quand notre ami, qui paraissait aussi soucieux, prit d’abord la main de Mouche et ensuite parla:

– «Mes chers camarades, dit-il, j’ai une communication des plus graves à vous faire et qui va peut-être amener de longues discussions. Nous aurons le temps d’ailleurs de raisonner entre les plats.

Cette pauvre Mouche m’a annoncé une désastreuse nouvelle dont elle m’a chargé en même temps de vous faire part.

Elle est enceinte.

Je n’ajoute que deux mots:

Ce n’est pas le moment de l’abandonner et la recherche de la paternité est interdite».

Il y eut d’abord de la stupeur, la sensation d’un désastre: et nous nous regardions les uns les autres avec l’envie d’accuser quelqu’un. Mais lequel? Ah! lequel? Jamais je n’avais senti comme en ce moment la perfidie de cette cruelle farce de la nature qui ne permet jamais à un homme de savoir d’une façon certaine s’il est le père de son enfant.

Puis peu à peu une espèce de consolation nous vint et nous réconforta, née au contraire d’un sentiment confus de solidarité.

Tomahawk, qui ne parlait guère, formula ce début de rassérènement par ces mots:

– Ma foi, tant pis, l’union fait la force.

Les goujons entraient apportés par un marmiton. On ne se jetait pas dessus, comme toujours, car on avait tout de même l’esprit troublé.

N’a-qu’un-OEil reprit:

– Elle a eu, en cette circonstance, la délicatesse de me faire des aveux complets. Mes amis, nous sommes tous également coupables. Donnons-nous la main et adoptons l’enfant.

La décision fut prise à l’unanimité. On leva les bras vers le plat de poissons frits et on jura.

– Nous l’adoptons.

Alors, sauvée tout d’un coup, délivrée du poids horrible d’inquiétude qui torturait depuis un mois cette gentille et détraquée pauvresse de l’amour, Mouche s’écria:

– Oh! mes amis! mes amis! Vous êtes de braves coeurs… de braves coeurs… de braves coeurs… Merci tous! Et elle pleura, pour la première fois, devant nous.

Désormais on parla de l’enfant dans le bateau comme s’il était né déjà, et chacun de nous s’intéressait, avec une sollicitude de participation exagérée, au développement lent et régulier de la taille de notre barreuse.

On cessait de ramer pour demander:

– Mouche?

Elle répondait:

– Présente.

– Garçon ou fille?

– Garçon.

– Que deviendra-t-il?

Alors elle donnait essor à son imagination de la façon la plus fantastique. C’étaient des récits interminables, des inventions stupéfiantes, depuis le jour de la naissance jusqu’au triomphe définitif. Il fut tout, cet enfant, dans le rêve naïf, passionné et attendrissant de cette extraordinaire petite créature, qui vivait maintenant, chaste, entre nous cinq, qu’elle appelait ses «cinq papas». Elle le vit et le raconta marin, découvrant un nouveau monde plus grand que l’Amérique, général rendant à la France l’Alsace et la Lorraine, puis empereur et fondant une dynastie de souverains généreux et sages qui donnaient à notre patrie le bonheur définitif, puis savant dévoilant d’abord le secret de la fabrication de l’or, ensuite celui de la vie éternelle, puis aéronaute inventant le moyen d’aller visiter les astres et faisant du ciel infini une immense promenade pour les hommes, réalisation de tous les songes les plus imprévus, et les plus magnifiques.

Dieu, fut-elle gentille et amusante, la pauvre petite, jusqu’à la fin de l’été!

Ce fut le vingt septembre que creva son rêve. Nous revenions de déjeuner à Maisons-Laffitte et nous passions devant Saint-Germain, quand elle eut soif et nous demanda de nous arrêter au Pecq.

Depuis quelque temps, elle devenait lourde, et cela l’ennuyait beaucoup. Elle ne pouvait plus gambader comme autrefois, ni bondir du bateau sur la berge, ainsi qu’elle avait coutume de faire. Elle essayait encore, malgré nos cris et nos efforts; et vingt fois, sans nos bras tendus pour la saisir, elle serait tombée.

Ce jour-là, elle eut l’imprudence de vouloir débarquer avant que le bateau fût arrêté, par une de ces bravades où se tuent parfois les athlètes malades ou fatigués.

Juste au moment où nous allions accoster, sans qu’on pût prévoir ou prévenir son mouvement, elle se dressa, prit son élan et essaya de sauter sur le quai.

Trop faible, elle ne toucha que du bout du pied le bord de la pierre, glissa, heurta de tout son ventre l’angle aigu, poussa un grand cri et disparut dans l’eau.

Nous plongeâmes tous les cinq en même temps pour ramener un pauvre être défaillant, pâle comme une morte et qui souffrait déjà d’atroces douleurs.

Il fallut la porter bien vite dans l’auberge la plus voisine, où un médecin fut appelé.

Pendant dix heures que dura la fausse couche elle supporta avec un courage d’héroïne d’abominables tortures. Nous nous désolions autour d’elle, enfiévrés d’angoisse et de peur.

Puis on la délivra d’un enfant mort; et pendant quelques jours encore nous eûmes pour sa vie les plus grandes craintes.

Le docteur, enfin, nous dit un matin: «Je crois qu’elle est sauvée. Elle est en acier, cette fille». Et nous entrâmes ensemble dans sa chambre, le coeur radieux.

«N’a-qu’un-OEil», parlant pour tous, lui dit:

– Plus de danger, petite Mouche, nous sommes bien contents.

Alors, pour la seconde fois, elle pleura devant nous, et, les yeux sous une glace de larmes, elle balbutia:

– Oh! si vous saviez, si vous saviez… quel chagrin… quel chagrin… je ne me consolerai jamais.

– De quoi donc, petite Mouche?

– De l’avoir tué, car je l’ai tué! oh! sans le vouloir! quel chagrin!…

Elle sanglotait. Nous l’entourions, émus, ne sachant quoi lui dire.

Elle reprit:

– Vous l’avez vu, vous?

Nous répondîmes, d’une seule voix:

– Oui.

– C’était un garçon, n’est-ce pas?

– Oui.

– Beau, n’est-ce pas?

On hésita beaucoup. Petit-Bleu, le moins scrupuleux, se décida à affirmer.

– Très beau.

Il eut tort, car elle se mit à gémir, presque à hurler de désespoir.

Alors, N’a-qu’un-OEil, qui l’aimait peut-être le plus, eut pour la calmer une invention géniale, et baisant ses yeux ternis par les pleurs:

– Console-toi, petite Mouche, console-toi, nous t’en ferons un autre.

Le sens comique qu’elle avait dans les moelles se réveilla tout à coup, et à moitié convaincue, à moitié gouailleuse, toute larmoyante encore et le coeur crispé de peine, elle demanda, en nous regardant tous:

– Bien vrai?

Et nous répondîmes ensemble:

– Bien vrai.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
150 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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