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Kitabı oku: «L'inutile beauté», sayfa 6

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II. Bondel resta seul, très mal à l’aise…

Bondel resta seul, très mal à l’aise. Ce rire insolent, provocateur, l’avait touché comme un de ces aiguillons de mouche venimeuse dont on ne sent pas la première atteinte, mais dont la brûlure s’éveille bientôt et devient intolérable.

Il sortit, marcha, rêvassa. La solitude de sa vie nouvelle le poussait à penser tristement, à voir sombre. Le voisin qu’il avait rencontré le matin se trouva tout à coup devant lui. Ils se serrèrent la main et se mirent à causer. Après avoir touché divers sujets, ils en vinrent à parler de leurs femmes. L’un et l’autre semblaient avoir quelque chose à confier, quelque chose d’inexprimable, de vague, de pénible sur la nature même de cet être associé à leur vie: une femme.

Le voisin disait:

– Vrai, on croirait qu’elles ont parfois contre leur mari une sorte d’hostilité particulière, par cela seul qu’il est leur mari. Moi, j’aime ma femme. Je l’aime beaucoup, je l’apprécie et je la respecte; eh bien! elle a quelquefois l’air de montrer plus de confiance et d’abandon à nos amis qu’à moi-même.

Bondel aussitôt pensa: «Ça y est, ma femme avait raison».

Lorsqu’il eût quitté cet homme, il se remit à songer. Il sentait en son âme un mélange confus de pensées contradictoires, une sorte de bouillonnement douloureux, et il gardait dans l’oreille le rire impertinent, ce rire exaspéré qui semblait dire: «Mais il en est de toi comme des autres, imbécile». Certes, c’était là une bravade, une de ces impudentes bravades de femmes qui osent tout, qui risquent tout pour blesser, pour humilier l’homme contre lequel elles sont irritées.

Donc ce pauvre monsieur devait être aussi un mari trompé, comme tant d’autres. Il avait dit, avec tristesse: «Elle a quelquefois l’air de montrer plus de confiance et d’abandon à nos amis qu’à moi-même». Voilà donc comment un mari, – cet aveugle sentimental que la loi nomme un mari, – formulait ses observations sur les attentions particulières de sa femme pour un autre homme. C’était tout. Il n’avait rien vu de plus. Il était pareil aux autres… Aux autres!

Puis, comme sa propre femme, à lui, Bondel, avait ri d’une façon bizarre: «Toi aussi… toi aussi…» Comme elles sont folles et imprudentes ces créatures qui peuvent faire entrer de pareils soupçons dans le coeur pour le seul plaisir de braver.

Il remontait leur vie commune, cherchant dans leurs relations anciennes si elle avait jamais paru montrer à quelqu’un plus de confiance et d’abandon qu’à lui-même. Il n’avait jamais suspecté personne, tant il était tranquille, sûr d’elle, confiant.

Mais oui, elle avait eu un ami, un ami intime, qui pendant près d’un an vint dîner chez eux trois fois par semaine, Tancret, ce bon Tancret, ce brave Tancret, que lui, Bondel, aima comme un frère et qu’il continuait à voir en cachette depuis que sa femme s’était fâchée, il ne savait pourquoi, avec cet aimable garçon.

Il s’arrêta, pour réfléchir, regardant le passé avec des yeux inquiets. Puis une révolte surgit en lui contre lui-même, contre cette honteuse insinuation du moi défiant, du moi jaloux, du moi méchant que nous portons tous. Il se blâma, il s’accusa, il s’injuria, tout en se rappelant les visites, les allures de cet ami que sa femme appréciait tant et qu’elle expulsa sans raison sérieuse. Mais soudain d’autres souvenirs lui vinrent, de ruptures pareilles dues au caractère vindicatif de Mme Bondel qui ne pardonnait jamais un froissement. Il rit alors franchement de lui-même, du commencement d’angoisse qui l’avait étreint; et se souvenant des mines haineuses de son épouse quand il lui disait, le soir, en rentrant: «J’ai rencontré ce bon Tancret, il m’a demandé de tes nouvelles», il se rassura complètement.

Elle répondait toujours: «Quand tu verras ce monsieur, tu peux lui dire que je le dispense de s’occuper de moi». Oh! de quel air irrité, de quel air féroce elle prononçait ces paroles. Comme on sentait bien qu’elle ne pardonnait pas, qu’elle ne pardonnerait point… Et il avait pu soupçonner?… même une seconde?… Dieu, quelle bêtise!

Pourtant, pourquoi s’était-elle fâchée ainsi? Elle n’avait jamais raconté le motif précis de cette brouille et la raison de son ressentiment. Elle lui en voulait bien fort! bien fort? Est-ce que?… Mais non… mais non… Et Bondel se déclara qu’il s’avilissait lui-même en songeant à des choses pareilles.

Oui, il s’avilissait sans aucun doute, mais il ne pouvait s’empêcher de songer à cela et il se demanda avec terreur si cette idée entrée en lui n’allait pas y demeurer, s’il n’avait pas là, dans le coeur, la larve d’un long tourment. Il se connaissait; il était homme à ruminer son doute, comme il ruminait autrefois ses opérations commerciales, pendant les jours et les nuits, en pesant le pour et le contre, interminablement.

Déjà il devenait agité, il marchait plus vite et perdait son calme. On ne peut rien contre l’Idée. Elle est imprenable, impossible à chasser, impossible à tuer.

Et soudain un projet naquit en lui, hardi, si hardi qu’il douta d’abord s’il l’exécuterait.

Chaque fois qu’il rencontrait Tancret, celui-ci demandait des nouvelles de Mme Bondel; et Bondel répondait: «Elle est toujours un peu fâchée». Rien de plus, – Dieu… avait-il été assez mari lui-même!… Peut-être!…

Donc il allait prendre le train pour Paris, se rendre chez Tancret et le ramener avec lui, ce soir-là même, en lui affirmant que la rancune inconnue de sa femme était passée. Oui, mais quelle tête ferait Mme Bondel… quelle scène!… quelle fureur!… quel scandale!… Tant pis, tant pis… ce serait la vengeance du rire, et, en les voyant soudain en face l’un de l’autre, sans qu’elle fût prévenue, il saurait bien saisir sur les figures l’émotion de la vérité.

III. Il se rendit aussitôt à la gare, prit son billet…

Il se rendit aussitôt à la gare, prit son billet, monta dans un wagon et lorsqu’il se sentit emporté par le train qui descendait la rampe du Pecq, il eut un peu peur, une sorte de vertige devant ce qu’il allait oser. Pour ne pas fléchir, reculer, revenir seul, il s’efforça de n’y plus penser, de se distraire sur d’autres idées, de faire ce qu’il avait décidé avec une résolution aveugle, et il se mit à chantonner des airs d’opérette et de café-concert jusqu’à Paris afin d’étourdir sa pensée.

Des envies de s’arrêter le saisirent aussitôt qu’il eut devant lui les trottoirs qui allaient le conduire à la rue de Tancret. Il flâna devant quelques boutiques, remarqua les prix de certains objets, s’intéressa à des articles nouveaux, eut envie de boire un bock, ce qui n’était guère dans ses habitudes, et en approchant du logis de son ami, désira fort ne point le rencontrer.

Mais Tancret était chez lui, seul, lisant. Il fut surpris, se leva, s’écria:

– Ah! Bondel! Quelle chance!

Et Bondel, embarrassé, répondit:

– Oui, mon cher, je suis venu faire quelques courses à Paris et je suis monté pour vous serrer la main.

– Ça c’est gentil, gentil! D’autant plus que vous aviez un peu perdu l’habitude d’entrer chez moi.

– Que voulez-vous, on subit malgré soi des influences, et comme ma femme avait l’air de vous en vouloir!

– Bigre… avait l’air… elle a fait mieux que cela, puisqu’elle m’a mis à la porte.

– Mais à propos de quoi? Je ne l’ai jamais su, moi.

– Oh! à propos de rien… d’une bêtise… d’une discussion où je n’étais pas de son avis.

– Mais à quel sujet cette discussion?

– Sur une dame que vous connaissez peut-être de nom; Mme Boutin, une de mes amies.

– Ah! vraiment… Eh bien! je crois qu’elle ne vous en veut plus, ma femme, car elle m’a parlé de vous, ce matin, en termes fort amicaux.

Tancret eut un tressaillement, et parut tellement stupéfait que pendant quelques instants il ne trouva rien à dire. Puis il reprit:

– Elle vous a parlé de moi… en termes amicaux…

– Mais oui.

– Vous en êtes sûr?

– Parbleu?… je ne rêve pas.

– Et puis?…

– Et puis… comme je venais à Paris, j’ai cru vous faire plaisir en vous le disant.

– Mais oui… Mais oui…

Bondel parut hésiter, puis, après un petit silence:

– J’avais même une idée… originale.

– Laquelle?

– Vous ramener avec moi pour dîner à la maison.

À cette proposition, Tancret, d’un naturel prudent, parut inquiet.

– Oh! vous croyez… est-ce possible… ne nous exposons-nous pas à… à… des histoires…

– Mais non… mais non.

– C’est que… vous savez… elle a de la rancune, Mme Bondel.

– Oui, mais je vous assure qu’elle ne vous en veut plus. Je suis même convaincu que cela lui fera grand plaisir de vous voir comme ça, à l’improviste.

– Vrai?

– Oh! vrai.

– Eh bien! allons, mon cher. Moi, je suis enchanté. Voyez-vous, cette brouille-là me faisait beaucoup de peine.

Et ils se mirent en route vers la gare Saint-Lazare en se tenant par le bras.

Le trajet fut silencieux. Tous deux semblaient perdus en des songeries profondes. Assis l’un en face de l’autre, dans le wagon, ils se regardaient sans parler, constatant l’un et l’autre qu’ils étaient pâles.

Puis ils descendirent du train et se reprirent le bras, comme pour s’unir contre un danger. Après quelques minutes de marche ils s’arrêtèrent, un peu haletants tous les deux, devant la maison des Bondel.

Bondel fit entrer son ami, le suivit dans le salon, appela sa bonne et lui dit: «Madame est ici?»

– Oui, monsieur.

– Priez-la de descendre tout de suite, s’il vous plaît.

– Oui, monsieur.

Et ils attendirent, tombés sur deux fauteuils, émus à présent de la même envie de s’en aller au plus vite, avant que n’apparût sur le seuil la grande personne redoutée.

Un pas connu, un pas puissant descendit les marches de l’escalier. Une main toucha la serrure, et les yeux des deux hommes virent tourner la poignée de cuivre. Puis la porte s’ouvrit toute grande et Mme Bondel s’arrêta, voulant voir avant d’entrer.

Donc elle regarda, rougit, frémit, recula d’un demi-pas, puis demeura immobile, le sang aux joues et les mains posées sur les deux murs de l’entrée.

Tancret, pâle à présent comme s’il allait défaillir, s’était levé, laissant tomber son chapeau, qui roula sur le parquet. Il balbutiait.

– Mon Dieu… Madame… c’est moi… j’ai cru… j’ai osé… Cela me faisait tant de peine…

Comme elle ne répondait pas, il reprit:

– Me pardonnez-vous… enfin?

Alors, brusquement, emportée par une impulsion, elle marcha vers lui les deux mains tendues; et quand il eut pris, serré et gardé ces deux mains, elle dit, avec une petite voix émue, brisée, défaillante, que son mari ne lui connaissait point:

– Ah! mon cher ami… Ça me fait bien plaisir!

Et Bondel, qui les contemplait, se sentit glacé de la tête aux pieds, comme si on l’eût trempé dans un bain froid.

LE MASQUE

Il y avait bal costumé, à l’Élysée-Montmartre, ce soir-là. C’était à l’occasion de la Mi-Carême, et la foule entrait, comme l’eau dans une vanne d’écluse, dans le couloir illuminé qui conduit à la salle de danse. Le formidable appel de l’orchestre, éclatant comme un orage de musique, crevait les murs et le toit, se répandait sur le quartier, allait éveiller, par les rues et jusqu’au fond des maisons voisines, cet irrésistible désir de sauter, d’avoir chaud, de s’amuser qui sommeille au fond de l’animal humain.

Et les habitués du lieu s’en venaient aussi des quatre coins de Paris, gens de toutes les classes, qui aiment le gros plaisir tapageur, un peu crapuleux, frotté de débauche. C’étaient des employés, des souteneurs, des filles, des filles de tous draps, depuis le coton vulgaire jusqu’à la plus fine batiste, des filles riches, vieilles et diamantées, et des filles pauvres, de seize ans, pleines d’envie de faire la fête, d’être aux hommes, de dépenser de l’argent. Des habits noirs élégants en quête de chair fraîche, de primeurs déflorées, mais savoureuses, rôdaient dans cette foule échauffée, cherchaient, semblaient flairer, tandis que les masques paraissaient agités surtout par le désir de s’amuser. Déjà des quadrilles renommés amassaient autour de leurs bondissements une couronne épaisse de public. La haie onduleuse, la pâte remuante de femmes et d’hommes qui encerclait les quatre danseurs se nouait autour comme un serpent, tantôt rapprochée, tantôt écartée suivant les écarts des artistes. Les deux femmes, dont les cuisses semblaient attachées au corps par des ressorts de caoutchouc, faisaient avec leurs jambes des mouvements surprenants. Elles les lançaient en l’air avec tant de vigueur que le membre paraissait s’envoler vers les nuages, puis soudain les écartant comme si elles se fussent ouvertes jusqu’à mi-ventre, glissant l’une en avant, l’autre en arrière, elles touchaient le sol de leur centre par un grand écart rapide, répugnant et drôle.

Leurs cavaliers bondissaient, tricotaient des pieds, s’agitaient, les bras remués et soulevés comme des moignons d’ailes sans plumes, et on devinait, sous leurs masques, leur respiration essoufflée.

Un d’eux, qui avait pris place dans le plus réputé des quadrilles pour remplacer une célébrité absente, le beau «Songe-au-Gosse», et qui s’efforçait de tenir tête à l’infatigable «Arête-de-Veau» exécutait des cavaliers seuls bizarres qui soulevaient la joie et l’ironie du public.

Il était maigre, vêtu en gommeux, avec un joli masque verni sur le visage, un masque à moustache blonde frisée que coiffait une perruque à boucles.

Il avait l’air d’une figure de cire du musée Grévin, d’une étrange et fantasque caricature du charmant jeune homme des gravures de mode, et il dansait avec un effort convaincu, mais maladroit, avec un emportement comique. Il semblait rouillé à côté des autres, en essayant d’imiter leurs gambades; il semblait perclus, lourd comme un roquet jouant avec des lévriers. Des bravos moqueurs l’encourageaient. Et lui, ivre d’ardeur, gigotait avec une telle frénésie que, soudain, emporté par un élan furieux, il alla donner de la tête dans la muraille du public qui se fendit devant lui pour le laisser passer, puis se referma autour du corps inerte, étendu sur le ventre, du danseur inanimé.

Des hommes le ramassèrent, l’emportèrent. On criait: «un médecin». Un monsieur se présenta, jeune, très élégant, en habit noir avec de grosses perles à sa chemise de bal. «Je suis professeur à la Faculté», dit-il d’une voix modeste. On le laissa passer, et il rejoignit dans une petite pièce pleine de cartons comme un bureau d’agent d’affaires, le danseur toujours sans connaissance qu’on allongeait sur des chaises. Le docteur voulut d’abord ôter le masque et reconnut qu’il était attaché d’une façon compliquée avec une multitude de menus fils de métal, qui le liaient adroitement aux bords de sa perruque et enfermaient la tête entière dans une ligature solide dont il fallait avoir le secret. Le cou lui-même était emprisonné dans une fausse peau qui continuait le menton, et cette peau de gant, peinte comme de la chair, attenait au col de la chemise.

Il fallut couper tout cela avec de forts ciseaux; et quand le médecin eut fait, dans ce surprenant assemblage, une entaille allant de l’épaule à la tempe, il entr’ouvrit cette carapace et y trouva une vieille figure d’homme usée, pâle, maigre et ridée. Le saisissement fut tel parmi ceux qui avaient apporté ce jeune masque frisé, que personne ne rit, que personne ne dit un mot.

On regardait, couché sur des chaises de paille, ce triste visage aux yeux fermés, barbouillé de poils blancs, les uns longs, tombant du front sur la face, les autres courts, poussés sur les joues et le menton, et, à côté de cette pauvre tête, ce petit, ce joli masque verni, ce masque frais qui souriait toujours.

L’homme revint à lui après être demeuré longtemps sans connaissance, mais il paraissait encore si faible, si malade que le médecin redoutait quelque complication dangereuse.

– Où demeurez-vous? dit-il.

Le vieux danseur parut chercher dans sa mémoire, puis se souvenir, et il dit un nom de rue que personne ne connaissait. Il fallut donc lui demander encore des détails sur le quartier. Il les fournissait avec une peine infinie, avec une lenteur et une indécision qui révélaient le trouble de sa pensée.

Le médecin reprit:

– Je vais vous reconduire moi-même.

Une curiosité l’avait saisi de savoir qui était cet étrange baladin, de voir où gîtait ce phénomène sauteur.

Et un fiacre bientôt les emporta tous deux, de l’autre côté des buttes Montmartre.

C’était dans une haute maison d’aspect pauvre, où montait un escalier gluant, une de ces maisons toujours inachevées, criblées de fenêtres, debout entre deux terrains vagues, niches crasseuses où habite une foule d’êtres guenilleux et misérables.

Le docteur, cramponné à la rampe, tige de bois tournante où la main restait collée, soutint jusqu’au quatrième étage le vieil homme étourdi qui reprenait des forces.

La porte à laquelle ils avaient frappé s’ouvrit et une femme apparut, vieille aussi, propre, avec un bonnet de nuit bien blanc encadrant une tête osseuse, aux traits accentués, une de ces grosses têtes bonnes et rudes des femmes d’ouvrier laborieuses et fidèles. Elle s’écria:

– Mon Dieu! qu’est-ce qu’il a eu?

Lorsque la chose eut été dite en vingt paroles, elle se rassura, et rassura le médecin lui-même, en lui racontant que, souvent déjà, pareille aventure était arrivée.

– Faut le coucher, monsieur, rien autre chose, il dormira, et d’main n’y paraîtra plus.

Le docteur reprit:

– Mais c’est à peine s’il peut parler.

– Oh! c’est rien, un peu d’boisson, pas autre chose. Il n’a pas dîné pour être souple, et puis il a bu deux vertes, pour se donner de l’agitation. La verte, voyez-vous, ça lui r’fait des jambes, mais ça lui coupe les idées et les paroles. Ça n’est plus de son âge de danser comme il fait. Non, vrai, c’est à désespérer qu’il ait jamais une raison!

Le médecin, surpris, insista.

– Mais pourquoi danse-t-il d’une pareille façon, vieux comme il est?

Elle haussa les épaules, devenue rouge sous la colère qui l’excitait peu à peu.

– Ah! oui, pourquoi! Parlons-en, pour qu’on le croie jeune sous son masque, pour que les femmes le prennent encore pour un godelureau et lui disent des cochonneries dans l’oreille, pour se frotter à leur peau, à toutes leurs sales peaux avec leurs odeurs et leurs poudres et leurs pommades… Ah! c’est du propre! Allez, j’en ai eu une vie, moi, monsieur, depuis quarante ans que cela dure… Mais faut le coucher d’abord pour qu’il ne prenne pas mal. Ça ne vous ferait-il rien de m’aider. Quand il est comme ça, je n’en finis pas, toute seule.

Le vieux était assis sur son lit, l’air ivre, ses longs cheveux blancs tombés sur le visage.

Sa compagne le regardait avec des yeux attendris et furieux. Elle reprit:

– Regardez s’il n’a pas une belle tête pour son âge; et faut qu’il se déguise en polisson pour qu’on le croie jeune. Si c’est pas une pitié! Vrai, qu’il a une belle tête, monsieur? Attendez, j’vais vous la montrer avant de le coucher.

Elle alla vers une table qui portait la cuvette, le pot à eau, le savon, le peigne et la brosse. Elle prit la brosse, puis revint vers le lit et relevant toute la chevelure emmêlée du pochard, elle lui donna, en quelques instants, une figure de modèle de peintre, à grandes boucles tombant sur le cou. Puis, reculant afin de le contempler:

– Vrai qu’il est bien, pour son âge?

– Très bien, affirma le docteur qui commençait à s’amuser beaucoup.

Elle ajouta:

– Et si vous l’aviez connu quand il avait vingt-cinq ans! Mais faut le mettre au lit; sans ça ses vertes lui tourneraient dans le ventre. Tenez, monsieur, voulez-vous tirer sa manche?… plus haut… comme ça… bon… la culotte maintenant… attendez, je vais lui ôter ses chaussures… c’est bien. – À présent, tenez-le debout pour que j’ouvre le lit… voilà… couchons-le… si vous croyez qu’il se dérangera tout à l’heure pour me faire de la place, vous vous trompez. Faut que je trouve mon coin, moi, n’importe où. Ça ne l’occupe pas. Ah! jouisseur, va!

Dès qu’il se sentit étendu dans ses draps, le bonhomme ferma les yeux, les rouvrit, les ferma de nouveau, et dans toute sa figure satisfaite apparaissait la résolution énergique de dormir.

Le docteur, en l’examinant avec un intérêt sans cesse accru, demanda:

– Alors il va faire le jeune homme dans les bals costumés?

– Dans tous, monsieur, et il me revient au matin dans un état qu’on ne se figure pas. Voyez-vous, c’est le regret qui le conduit là et qui lui fait mettre une figure de carton sur la sienne. Oui, le regret de n’être plus ce qu’il a été, et puis de n’avoir plus ses succès!

Il dormait maintenant, et commençait à ronfler. Elle le contemplait d’un air apitoyé, et elle reprit:

– Ah! il en a eu des succès, cet homme-là! Plus qu’on ne croirait, monsieur, plus que les plus beaux messieurs du monde et que tous les ténors et que tous les généraux.

– Vraiment? Que faisait-il donc?

– Oh! ça va vous étonner d’abord, vu que vous ne l’avez pas connu dans son beau temps. Moi, quand je l’ai rencontré, c’était à un bal aussi, car il les a toujours fréquentés. J’ai été prise en l’apercevant, mais prise comme un poisson avec une ligne. Il était gentil, monsieur, gentil à faire pleurer quand on le regardait, brun comme un corbeau, et frisé, avec des yeux noirs aussi grands que des fenêtres. Ah! oui, c’était un joli garçon. Il m’a emmenée ce soir-là, et je ne l’ai plus quitté, jamais, pas un jour, malgré tout! Oh! il m’en a fait voir de dures!

Le docteur demanda:

– Vous êtes mariés?

Elle répondit simplement:

– Oui, monsieur… sans ça il m’aurait lâchée comme les autres. J’ai été sa femme et sa bonne, tout, tout ce qu’il a voulu… et il m’en a fait pleurer… des larmes que je ne lui montrais pas! Car il me racontait ses aventures, à moi… à moi… monsieur… sans comprendre quel mal ça me faisait de l’écouter…

– Mais quel métier faisait-il, enfin?

– C’est vrai… j’ai oublié de vous le dire. Il était premier garçon chez Martel, mais un premier comme on n’en avait jamais eu… un artiste à dix francs l’heure, en moyenne…

– Martel?… qui ça, Martel?…

– Le coiffeur, monsieur, le grand coiffeur de l’Opéra qui avait toute la clientèle des actrices. Oui, toutes les actrices les plus huppées se faisaient coiffer par Ambroise et lui donnaient des gratifications qui lui ont fait une fortune. Ah! monsieur, toutes les femmes sont pareilles, oui, toutes. Quand un homme leur plaît, elles se l’offrent. C’est si facile… et ça fait tant de peine à apprendre. Car il me disait tout… il ne pouvait pas se taire… non, il ne pouvait pas. Ces choses-là donnent tant de plaisir aux hommes! plus de plaisir encore à dire qu’à faire peut-être.

Quand je le voyais rentrer le soir, un peu pâlot, l’air content, l’oeil brillant, je me disais: «Encore une. Je suis sûre qu’il en a levé encore une». Alors j’avais envie de l’interroger, une envie qui me cuisait le coeur, et aussi une autre envie de ne pas savoir, de l’empêcher de parler s’il commençait. Et nous nous regardions.

Je savais bien qu’il ne se tairait pas, qu’il allait en venir à la chose. Je sentais cela à son air, à son air de rire, pour me faire comprendre. «J’en ai une bonne aujourd’hui, Madeleine». Je faisais semblant de ne pas voir, de ne pas deviner; et je mettais le couvert; j’apportais la soupe; je m’asseyais en face de lui.

Dans ces moments-là, monsieur, c’est comme si on m’avait écrasé mon amitié pour lui dans le corps, avec une pierre. Ça fait mal, allez, rudement. Mais il ne saisissait pas, lui, il ne savait pas; il avait besoin de conter cela à quelqu’un, de se vanter, de montrer combien on l’aimait… et il n’avait que moi à qui le dire… vous comprenez… que moi… Alors… il fallait bien l’écouter et prendre ça comme du poison.

Il commençait à manger sa soupe et puis il disait:

– Encore une, Madeleine.

Moi je pensais: «Ça y est. Mon Dieu, quel homme! Faut-il que je l’aie rencontré».

Alors, il partait: «Encore une, et puis une chouette…» Et c’était une petite du Vaudeville ou bien une petite des Variétés, et puis aussi des grandes, les plus connues de ces dames de théâtre. Il me disait leurs noms, leurs mobiliers, et tout, tout, oui tout, monsieur… Des détails à m’arracher le coeur. Et il revenait là-dessus, il recommençait son histoire, d’un bout à l’autre, si content que je faisais semblant de rire pour qu’il ne se fâche pas contre moi.

Ce n’était peut-être pas vrai tout ça! Il aimait tant se glorifier qu’il était bien capable d’inventer des choses pareilles! C’était peut-être vrai aussi! Ces soirs-là, il faisait semblant d’être fatigué, de vouloir se coucher après souper. On soupait à onze heures, monsieur, car il ne rentrait jamais plus tôt, à cause des coiffures de soirée.

Quand il avait fini son aventure, il fumait des cigarettes en se promenant dans la chambre, et il était si joli garçon, avec sa moustache et ses cheveux frisés, que je pensais: «C’est vrai, tout de même, ce qu’il raconte. Puisque j’en suis folle, moi, de cet homme-là, pourquoi donc les autres n’en seraient-elles pas aussi toquées». Ah! j’en ai eu des envies de pleurer, et de crier, et de me sauver, et de me jeter par la fenêtre, tout en desservant la table pendant qu’il fumait toujours. Il bâillait, en ouvrant la bouche, pour me montrer combien il était las, et il disait deux ou trois fois avant de se mettre au lit. «Dieu que je dormirai bien cette nuit!»

Je ne lui en veux pas, car il ne savait point combien il me peinait? Non, il ne pouvait pas le savoir! il aimait se vanter des femmes comme un paon qui fait la roue. Il en était arrivé à croire que toutes le regardaient et le voulaient.

Ça a été dur quand il a vieilli.

Oh! monsieur, quand j’ai vu son premier cheveu blanc, j’ai eu un saisissement à perdre le souffle, et puis une joie – une vilaine joie – mais si grande, si grande!!! Je me suis dit: «C’est la fin… c’est la fin…» Il m’a semblé qu’on allait me sortir de prison. Je l’aurais donc pour moi toute seule, quand les autres n’en voudraient plus.

C’était un matin, dans notre lit. – Il dormait encore, et je me penchais sur lui pour le réveiller en l’embrassant lorsque j’aperçus dans ses boucles, sur la tempe, un petit fil qui brillait comme de l’argent. Quelle surprise! Je n’aurais pas cru cela possible! D’abord j’ai pensé à l’arracher pour qu’il ne le vît pas, lui! mais, en regardant bien j’en aperçus un autre plus haut. Des cheveux blancs! il allait avoir des cheveux blancs! J’en avais le coeur battant et une moiteur à la peau; pourtant, j’étais bien contente, au fond!

C’est laid de penser ainsi, mais j’ai fait mon ménage de bon coeur ce matin-là, sans le réveiller encore; et quand il eut ouvert les yeux, tout seul, je lui dis:

– Sais-tu ce que j’ai découvert pendant que tu dormais?

– Non.

– J’ai découvert que tu as des cheveux blancs.

Il eut une secousse de dépit qui le fit asseoir comme si je l’avais chatouillé et il me dit d’un air méchant:

– C’est pas vrai!

– Oui, sur la tempe gauche. Il y en a quatre.

Il sauta du lit pour courir à la glace.

Il ne les trouvait pas. Alors je lui montrai le premier, le plus bas, le petit frisé, et je lui disais:

– Ça n’est pas étonnant avec la vie que tu mènes. D’ici à deux ans tu seras fini.

Eh bien! monsieur, j’avais dit vrai, deux ans après on ne l’aurait pas reconnu. Comme ça change vite un homme! Il était encore beau garçon mais il perdait sa fraîcheur, et les femmes ne le recherchaient plus. Ah! j’en ai mené une dure d’existence, moi, en ce temps-là! il m’en a fait voir de cruelles! Rien ne lui plaisait, rien de rien. Il a quitté son métier pour la chapellerie, dans quoi il a mangé de l’argent. Et puis il a voulu être acteur sans y réussir, et puis il s’est mis à fréquenter les bals publics. Enfin, il a eu le bon sens de garder un peu de bien, dont nous vivons. Ça suffit, mais ça n’est pas lourd! Dire qu’il a eu presque une fortune à un moment.

Maintenant vous voyez ce qu’il fait. C’est comme une frénésie qui le tient. Faut qu’il soit jeune, faut qu’il danse avec des femmes qui sentent l’odeur et la pommade. Pauvre vieux chéri, va!

Elle regardait, émue, prête à pleurer, son vieux mari qui ronflait. Puis, s’approchant de lui à pas légers, elle mit un baiser dans ses cheveux. Le médecin s’était levé, et se préparait à s’en aller, ne trouvant rien à dire devant ce couple bizarre.

Alors, comme il partait, elle demanda:

– Voulez-vous tout de même me donner votre adresse. S’il était plus malade j’irais vous chercher.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
150 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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