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Kitabı oku: «La Main Gauche», sayfa 2

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– Et cela va durer tout le mois.

Elle répondit avec conviction:

– Oui, tout le mois de Ramadan.

Je pris un air irrité et je lui dis:

– Eh bien, tu peux aller le passer dans ta famille, le Ramadan.

Elle saisit mes mains et les portant sur son coeur:

– Oh! je te prie, ne sois pas méchant, tu verras comme je serai gentille. Nous ferons Ramadan ensemble, veux-tu? Je te soignerai, je te gâterai, mais ne sois pas méchant.

Je ne pus m'empêcher de sourire tant elle était drôle et désolée, et je l'envoyai coucher chez elle.

Une heure plus tard, comme j'allais me mettre au lit, deux petits coups furent frappés à ma porte, si légers que je les entendis à peine.

Je criai: «Entrez» et je vis apparaître Allouma portant devant elle un grand plateau chargé de friandises arabes, de croquettes sucrées, frites et sautées, de toute une pâtisserie bizarre de nomade.

Elle riait, montrant ses belles dents, et elle répéta:

– Nous allons faire Ramadan ensemble.

Vous savez que le jeûne, commencé à l'aurore et terminé au crépuscule, au moment où l'oeil ne distingue plus un fil blanc d'un fil noir, est suivi chaque soir de petites fêtes intimes où on mange jusqu'au matin. Il en résulte que, pour les indigènes peu scrupuleux, le Ramadan consiste à faire du jour la nuit, et de la nuit le jour. Mais Allouma poussait plus loin la délicatesse de conscience. Elle installa son plateau entre nous deux, sur le divan, et prenant avec ses longs doigts minces une petite boulette poudrée, elle me la mit dans la bouche en murmurant:

– C'est bon, mange.

Je croquai, le léger gâteau qui était excellent en effet, et je lui demandai:

– C'est toi qui as fait ça?

– Oui, c'est moi?

– Pour moi?

– Oui, pour toi.

– Pour me faire supporter le Ramadan.

– Oui, ne sois pas méchant! Je t'en apporterai tous les jours.

Oh! le terrible mois que je passai là! un mois sucré, douceâtre, enrageant, un mois de gâteries et de tentations, de colères et d'efforts vains contre une invincible résistance.

Puis, quand arrivèrent les trois jours du Beïram, je les célébrai à ma façon et le Ramadan fut oublié.

L'été s'écoula, il fut très chaud. Vers les premiers jours de l'automne, Allouma me parut préoccupée, distraite, désintéressée de tout.

Or, un soir, comme je la faisais appeler, on ne la trouva point dans sa chambre. Je pensai qu'elle rôdait dans la maison et j'ordonnai qu'on la cherchât. Elle n'était pas rentrée; j'ouvris la fenêtre et je criai:

– Mohammed.

La voix de l'homme couché sous sa tente répondit:

– Oui, moussié.

– Sais-tu où est Allouma?

– Non, moussié – pas possible – Allouma perdu?

Quelques secondes après, mon Arabe entrait chez moi, tellement ému qu'il ne maîtrisait point son trouble. Il demanda:

– Allouma perdu?

– Mais oui, Allouma perdu.

– Pas possible?

– Cherche, lui dis-je?

Il restait debout, songeant, cherchant, ne comprenant pas. Puis, il entra dans la chambre vide où les vêtements d'Allouma traînaient, dans un désordre oriental. Il regarda tout comme un policier, ou plutôt il flaira comme un chien, puis, incapable d'un long effort, il murmura avec résignation:

– Parti, il est parti!

Moi je craignais un accident, une chute, une entorse au fond d'un ravin, et je fis mettre sur pied tous les hommes du campement avec ordre de la chercher jusqu'à ce qu'on l'eût retrouvée.

On la chercha toute la nuit, on la chercha le lendemain, on la chercha toute la semaine. Aucune trace ne fut découverte pouvant mettre sur la piste. Moi je souffrais; elle me manquait; ma maison me semblait vide et mon existence déserte. Puis des idées inquiétantes me passaient par l'esprit. Je craignais qu'ont l'eût enlevée, ou assassinée peut-être. Mais comme j'essayais toujours d'interroger Mohammed et de lui communiquer mes appréhensions, il répondait sans varier:

– Non, parti.

Puis il ajoutait le mot arabe «r'ézale» qui veut dire «gazelle,» comme pour exprimer qu'elle courait vite et qu'elle était loin.

Trois semaines se passèrent et je n'espérais plus revoir jamais ma maîtresse arabe, quand un matin, Mohammed, les traits éclairés par la joie, entra chez moi et me dit:

– Moussié, Allouma il est revenu.

Je sautai du lit et je demandai:

– Où est-elle?

– N'ose pas venir! Là-bas, sous l'arbre! Et de son bras tendu, il me montrait par la fenêtre une tache blanchâtre au pied d'un olivier.

Je me levai et je sortis. Comme j'approchais de ce paquet de linge qui semblait jeté contre le tronc tordu, je reconnus les grands yeux sombres, les étoiles tatouées, la figure longue et régulière de la fille sauvage qui m'avait séduit. A mesure que j'avançais une colère me soulevait, une envie de frapper, de la faire souffrir, de me venger.

Je criai de loin:

– D'où viens-tu?

Elle ne répondit pas et demeurait immobile, inerte, comme si elle ne vivait plus qu'à peine, résignée à mes violences, prête aux coups.

J'étais maintenant debout tout près d'elle, contemplant avec stupeur les haillons qui la couvraient, ces loques de soie et de laine, grises de poussière, déchiquetées, sordides.

Je répétai, la main levée comme sur un chien.

– D'où viens-tu?

Elle murmura:

– De là-bas!

– D'où?

– De la tribu!

– De quelle tribu?

– De la mienne.

– Pourquoi es-tu partie?

Voyant que je ne la battais point, elle s'enhardit un peu, et, à voix basse:

– Il fallait… il fallait… je ne pouvais plus vivre dans la maison.

Je vis des larmes dans ses yeux, et tout de suite, je fus attendri comme une bête. Je me penchai vers elle, et j'aperçus, en me retournant pour m'asseoir, Mohammed qui nous épiait, de loin.

Je repris, très doucement:

– Voyons, dis-moi pourquoi tu es partie?

Alors elle me conta que depuis longtemps déjà elle éprouvait en son coeur de nomade, l'irrésistible envie de retourner sous les tentes, de coucher, de courir, de se rouler sur le sable, d'errer, avec les troupeaux, de plaine en plaine, de ne plus sentir sur sa tête, entre les étoiles jaunes du ciel et les étoiles bleues de sa face, autre chose que le mince rideau de toile usée et recousue à travers lequel on aperçoit des grains de feu quand on se réveille dans la nuit.

Elle me fit comprendre cela en termes naïfs et puissants, si justes, que je sentis bien qu'elle ne mentait pas, que j'eus pitié d'elle, et que je lui demandai:

– Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu désirais t'en aller pendant quelque temps?

– Parce que tu n'aurais pas voulu…

– Tu m'aurais promis de revenir et j'aurais consenti.

– Tu n'aurais pas cru.

Voyant que je n'étais pas fâché, elle riait, et elle ajouta:

– Tu vois, c'est fini, je suis retournée chez moi et me voici. Il me fallait seulement quelques jours de là-bas. J'ai assez maintenant, c'est fini, c'est passé, c'est guéri. Je suis revenue, je n'ai plus mal. Je suis très contente. Tu n'es pas méchant.

– Viens à la maison, lui dis-je.

Elle se leva. Je pris sa main, sa main fine aux doigts minces; et triomphante en ses loques, sous la sonnerie de ses anneaux, de ses bracelets, de ses colliers et de ses plaques, elle marcha gravement vers ma demeure, où nous attendait Mohammed.

Avant d'entrer, je repris:

– Allouma, toutes les fois que tu voudras retourner chez toi, tu me préviendras et je te le permettrai.

Elle demanda, méfiante:

– Tu promets?

– Oui, je promets.

– Moi aussi, je promets. Quand j'aurai mal – et elle posa ses deux mains sur son front avec un geste magnifique – je te dirai: «Il faut que j'aille là-bas» et tu me laisseras partir.

Je l'accompagnai dans sa chambre, suivi de Mohammed qui portait de l'eau, car on n'avait pu prévenir encore la femme d'Abd-el-Kader-el-Hadara du retour de sa maîtresse.

Elle entra, aperçut l'armoire à glace et, la figure illuminée, courut vers elle comme on s'élance vers une mère retrouvée. Elle se regarda quelques secondes, fit la moue, puis d'une voix un peu fâchée, dit au miroir:

– Attends, j'ai des vêtements de soie dans l'armoire. Je serai belle tout à l'heure.

Et je la laissai seule, faire la coquette devant elle-même.

Notre vie recommença comme auparavant et, de plus en plus, je subissais l'attrait bizarre, tout physique, de cette fille pour qui j'éprouvais en même temps une sorte de dédain paternel.

Pendant six mois tout alla bien, puis je sentis qu'elle redevenait nerveuse, agitée, un peu triste. Je lui dis, un jour:

– Est-ce que tu veux retourner chez toi?

– Oui, je veux.

– Tu n'osais pas me le dire?

– Je n'osais pas.

– Va, je permets.

Elle saisit mes mains et les baisa comme elle faisait en tous ses élans de reconnaissance, et, le lendemain, elle avait disparu.

Elle revint, comme la première fois, au bout de trois semaines environ, toujours déguenillée, noire de poussière et de soleil, rassasiée de vie nomade, de sable et de liberté. En deux ans elle retourna ainsi quatre fois chez elle.

Je la reprenais gaîment, sans jalousie, car pour moi la jalousie ne petit naître que de l'amour, tel que nous le comprenons chez nous. Certes, j'aurais fort bien pu la tuer si je l'avais surprise me trompant, mais je l'aurais tuée un peu comme on assomme, par pure violence, un chien qui désobéit. Je n'aurais pas senti ces tourments, ce feu rongeur, ce mal horrible, la jalousie du Nord. Je viens de dire que j'aurais pu la tuer comme on assomme un chien qui désobéit! Je l'aimais en effet, un peu comme on aime un animal très rare, chien ou cheval, impossible à remplacer. C'était une bête admirable, une bête sensuelle, une bête à plaisir, qui avait un corps de femme.

Je ne saurais vous exprimer quelles distances incommensurables séparaient nos âmes, bien que nos coeurs, peut-être, se fussent frôlés, échauffés l'un l'autre, par moments. Elle était quelque chose de ma maison, de ma vie, une habitude fort agréable à laquelle je tenais et qu'aimait en moi l'homme charnel, celui qui n'a que des yeux et des sens.

Or, un matin Mohammed entra chez moi avec une figure singulière, ce regard inquiet des arabes qui ressemble au regard fuyant d'un chat en face d'un chien.

Je lui dis, en apercevant cette figure.

– Hein? qu'y a-t-il?

– Allouma il est parti.

Je me mis à rire.

– Parti, où ça?

– Parti tout à fait, moussié!

– Comment, parti tout à fait?

– Oui, moussié.

– Tu es fou, mon garçon?

– Non, moussié.

– Pourquoi ça parti? Comment? Voyons? Explique-toi!

Il demeurait immobile, ne voulant pas parler; puis, soudain il eut une de ces explosions de colère arabe qui nous arrêtent dans les rues des villes devant deux énergumènes, dont le silence et la gravité orientales font place brusquement aux plus extrêmes gesticulations et aux vociférations les plus féroces.

Et je compris au milieu de ces cris qu'Allouma s'était enfuie avec mon berger.

Je dus calmer Mohammed et tirer de lui, un à un, des détails.

Ce fut long, j'appris enfin que depuis huit jours il épiait ma maîtresse qui avait des rendez-vous, derrière les bois de cactus voisins ou dans le ravin de lauriers-roses, avec une sorte de vagabond, engagé comme berger par mon intendant, à la fin du mois précédent.

La nuit dernière, Mohammed l'avait vue sortir sans la voir rentrer; et il répétait, d'un air exaspéré.

– Parti, moussié, il est parti!

Je ne sais pourquoi, mais sa conviction, la conviction de cette fuite avec ce rôdeur, était entrée en moi, en une seconde, absolue, irrésistible. Cela était absurde, invraisemblable et certain en vertu de l'irraisonnable qui est la seule logique des femmes.

Le coeur serré, une colère dans le sang, je cherchais à me rappeler les traits de cet homme, et je me souvint tout à coup que je l'avais vu, l'autre semaine, debout sur une butte de terre, au milieu de son troupeau, et me regardant. C'était une sorte de grand bédouin dont la couleur des membres nus se confondait avec celle des haillons, un type de brute barbare aux pommettes saillantes, au nez crochu, au menton fuyant, aux jambes sèches, une haute carcasse en guenilles avec des yeux faux de chacal.

Je ne doutais point – oui – elle avait fui avec ce gueux. Pourquoi? Parce qu'elle était Allouma, une fille du sable. Une autre, à Paris, fille du trottoir aurait fui avec mon cocher ou avec un rôdeur de barrière.

– C'est bon, dis-je à Mohammed. Si elle est partie, tant pis pour elle. J'ai des lettres à écrire. Laisse-moi seul.

Il s'en alla, surpris de mon calme. Moi, je me levai, j'ouvris ma fenêtre et je me mis à respirer par grands souffles qui m'entraient au fond de la poitrine, l'air étouffant venu du Sud, car le sirocco soufflait.

Puis je pensai: «Mon Dieu, c'est une… une femme, comme bien d'autres. Sait-on… sait-on ce qui les fait agir, ce qui les fait aimer, suivre ou lâcher un homme?»

Oui, on sait quelquefois – souvent, on ne sait pas. Par moments, on doute?

Pourquoi a-t-elle disparu avec cette brute répugnante? Pourquoi? Peut-être parce que depuis un mois le vent vient du Sud presque régulièrement.

Cela suffit! un souffle! Sait-elle, savent-elles, le plus souvent, même les plus fines et les plus compliquées, pourquoi elles agissent? Pas plus qu'une girouette qui tourne au vent. Une brise insensible fait pivoter la flèche de fer, de cuivre, de tôle ou de bois, de même qu'une influence imperceptible, une impression insaisissable remue, et pousse, aux résolutions le coeur changeant des femmes, qu'elles soient des villes, des champs, des faubourgs ou du désert.

Elle peuvent sentir, ensuite; si elles raisonnent et comprennent, pourquoi elles ont fait ceci plutôt que cela; mais sur le moment elles l'ignorent, car elles sont les jouets de leur sensibilité à surprises, les esclaves étourdies des événements, des milieux, des émotions, des rencontres et de tous les effleurements dont tressaille leur âme et leur chair!

M. Auballe, s'était levé. Il fit quelques pas, me regarda, et dit en souriant:

– Voilà un amour dans le désert!

Je demandai.

– Si elle revenait?

Il murmura.

– Sale fille!.. Cela me ferait plaisir tout de même.

– Et vous pardonneriez le berger?

– Mon Dieu, oui. Avec les femmes, il faut toujours pardonner… ou ignorer.

HAUTOT PÈRE ET FILS

I

Devant la porte de la maison, demi-ferme, demi-manoir, une de ces habitations rurales mixtes qui furent presque seigneuriales et qu'occupent à présent de gros cultivateurs, les chiens, attachés aux pommiers de la cour, aboyaient et hurlaient à la vue des carnassières portées par le garde et des gamins. Dans la grande salle à manger-cuisine, Hautot père, Hautot fils, M. Bermont, le percepteur, et M. Mondaru, le notaire, cassaient une croûte et buvaient un verre avant de se mettre en chasse, car c'était jour d'ouverture.

Hautot père, fier de tout ce qu'il possédait, vantait d'avance le gibier que ses invités allaient trouver sur ses terres. C'était un grand Normand, un de ces hommes puissants, sanguins, osseux, qui lèvent sur leurs épaules des voitures de pommes. Demi-paysan, demi-monsieur, riche, respecté, influent, autoritaire, il avait fait suivre ses classes, jusqu'en troisième, à son fils Hautot César, afin qu'il eût de l'instruction, et il avait arrêté là ses études de peur qu'il devînt un monsieur indifférent à la terre.

Hautot César, presque aussi haut que son père, mais plus maigre, était un bon garçon de fils, docile, content de tout, plein d'admiration, de respect et de déférence pour les volontés et les opinions de Hautot père.

M. Bermont, le percepteur, un petit gros qui montrait sur ses joues rouges de minces réseaux de veines violettes pareils aux affluents et au cours tortueux des fleuves sur les cartes de géographie, demandait:

– Et du lièvre – y en a-t-il, du lièvre?..

Hautot père, répondit:

– Tant que vous en voudrez, surtout dans les fonds du Puysatier.

– Par où commençons-nous? – interrogea le notaire, un bon vivant de notaire gras et pâle, bedonnant aussi et sanglé dans un costume de chasse tout neuf, acheté à Rouen l'autre semaine.

– Eh bien, par là, par les fonds. Nous jetterons les perdrix dans la plaine et nous nous rabattrons dessus.

Et Hautot père se leva. Tous l'imitèrent, prirent leurs fusils dans les coins, examinèrent les batteries, tapèrent du pied pour s'affermir dans leurs chaussures un peu dures, pas encore assouplies par la chaleur du sang; puis ils sortirent; et les chiens se dressant au bout des attaches poussèrent des hurlements aigus en battant l'air de leurs pattes.

On se mit en route vers les fonds. C'était un petit vallon, ou plutôt une grande ondulation de terres de mauvaise qualité, demeurées incultes pour cette raison, sillonnées de ravines, couvertes de fougères, excellente réserve de gibier.

Les chasseurs s'espacèrent, Hautot père tenant la droite, Hautot fils tenant la gauche, et les deux invités au milieu. Le garde et les porteurs de carniers suivaient. C'était l'instant solennel où on attend, le premier coup de fusil, où le coeur bat un peu, tandis que le doigt nerveux tâte à tout instant les gâchettes.

Soudain, il partit, ce coup! Hautot père avait tiré. Tous s'arrêtèrent et virent une perdrix, se détachant d'une compagnie qui fuyait à tire-d'aile, tomber dans un ravin sous une broussaille épaisse. Le chasseur excité se mit à courir, enjambant, arrachant les ronces qui le retenaient, et il disparut à son tour dans le fourré, à la recherche de sa pièce.

Presque aussitôt, un second coup de feu retentit.

– Ah! ah! le gredin, cria M. Bermont, il aura déniché un lièvre là-dessous.

Tous attendaient, les yeux sur ce tas de branches impénétrables au regard.

Le notaire, faisant un porte-voix de ses mains, hurla: «Les avez-vous?» Hautot père ne répondit pas; alors, César, se tournant vers le garde, lui dit: «Va donc l'aider, Joseph. Il faut marcher en ligne. Nous attendrons».

Et Joseph, un vieux tronc d'homme sec, noueux, dont toutes les articulations faisaient des bosses, partit d'un pas tranquille et descendit dans le ravin, en cherchant les trous praticables avec des précautions de renard. Puis, tout de suite, il cria:

– Oh! v'nez! v'nez! y a un malheur d'arrivé.

Tous accoururent et plongèrent dans les ronces. Hautot père, tombé sur le flanc, évanoui, tenait à deux mains son ventre d'où coulait à travers sa veste de toile déchirée par le plomb de longs filets de sang sur l'herbe. Lâchant son fusil pour saisir la perdrix morte à portée de sa main, il avait laissé tomber l'arme dont le second coup, partant au choc, lui avait crevé les entrailles. On le tira du fossé, on le dévêtit, et on vit une plaie affreuse par où les intestins sortaient. Alors, après qu'on l'eut ligaturé tant bien que mal, on le reporta chez lui et on attendit le médecin qu'on avait été quérir, avec un prêtre.

Quand le docteur arriva, il remua la tête gravement, et se tournant vers Hautot fils qui sanglotait sur une chaise:

– Mon pauvre garçon, dit-il, ça n'a pas bonne tournure.

Mais quand le pansement fut fini, le blessé remua les doigts, ouvrit la bouche, puis les yeux, jeta devant lui des regards troubles, hagards, puis parut chercher dans sa mémoire, se souvenir, comprendre, et il murmura:

– Nom d'un nom, ça y est!

Le médecin lui tenait la main.

– Mais non, mais non, quelques jours de repos seulement, ça ne sera rien.

Hautot reprit:

– Ça y est! j'ai l'ventre crevé! Je le sais bien.

Puis soudain:

– J'veux parler au fils, si j'ai le temps.

Hautot fils, malgré lui, larmoyait et répétait comme un petit garçon:

– P'pa, p'pa, pauv'e p'pa!

Mais le père, d'un ton plus ferme:.

– Allons pleure pu, c'est pas le moment. J'ai à te parler. Mets-toi là, tout près, ça sera vite fait, et je serai plus tranquille. Vous autres, une minute s'il vous plaît.

Tous sortirent laissant le fils en face du père.

Dès qu'ils furent seuls:

– Écoute, fils, tu as vingt-quatre ans, on peut te dire les choses. Et puis il n'y a pas tant de mystère à ça que nous en mettons. Tu sais bien que ta mère est morte depuis sept ans, pas vrai, et que je n'ai pas plus de quarante-cinq ans moi, vu que je me suis marié à dix-neuf. Pas vrai?

Le fils balbutia:

– Oui, c'est vrai.

– Donc ta mère est morte depuis sept ans, et moi je suis resté veuf. Eh bien! ce n'est pas un homme comme moi qui peut rester veuf à trente-sept ans, pas vrai?

Le fils répondit:

– Oui, c'est vrai.

Le père, haletant, tout pâle et la face crispée continua:

– Dieu que j'ai mal! Eh bien, tu comprends. L'homme n'est pas fait pour vivre seul, mais je ne voulais pas donner une suivante à ta mère, vu que je lui avais promis ça. Alors… tu comprends?

– Oui, père.

– Donc, j'ai pris une petite à Rouen, rue de l'Éperlan, 18, au troisième, la seconde porte – je te dis tout ça, n'oublie pas, – mais une petite qui a été gentille tout plein pour moi, aimante, dévouée, une vraie femme, quoi? Tu saisis, mon gars?

– Oui, père.

– Alors, si je m'en vas, je lui dois quelque chose, mais quelque chose de sérieux qui la mettra à l'abri. Tu comprends?

– Oui, père.

– Je te dis que c'est une brave fille, mais là, une brave, et que, sans toi, et sans le souvenir de ta mère, et puis sans la maison où nous avons vécu tous trois, je l'aurais amenée ici, et puis épousée, pour sûr… écoute… écoute… mon gars… j'aurais pu faire un testament… je n'en ai point fait! Je n'ai pas voulu… car il ne faut point écrire les choses… ces choses-là… ça nuit trop aux légitimes… et puis ça embrouille tout… ça ruine tout le monde! Vois-tu, le papier timbré, n'en faut pas, n'en fais jamais usage. Si je suis riche, c'est que je ne m'en suis point servi de ma vie. Tu comprends, mon fils!

– Oui, père.

– Écoute encore… Écoute bien… Donc, je n'ai pas fait de testament… je n'ai pas voulu… et puis je te connais, tu as bon coeur, tu n'es pas ladre, pas regardant, quoi. Je me suis dit que, sur ma fin, je te conterais les choses et que je te prierais de ne pas oublier la petite: – Caroline Donet, rue de l'Éperlan, 18, au troisième, la seconde porte, n'oublie pas. – Et puis, écoute encore. Vas-y tout de suite quand je serai parti – et puis arrange-toi pour qu'elle ne se plaigne pas de ma mémoire. – Tu as de quoi. – Tu le peux, – je te laisse assez… Écoute… En semaine on ne la trouve pas. Elle travaille chez Mme Moreau, rue Beauvoisine. Vas-y le jeudi. Ce jour-là elle m'attend. C'est mon jour, depuis six ans. Pauvre p'tite, va-t-elle pleurer!.. Je te dis tout ça, parce que je te connais bien, mon fils. Ces choses-là on ne les conte pas au public, ni au notaire, ni au curé. Ça se fait, tout le monde le sait, mais ça ne se dit pas, sauf nécessité. Alors personne d'étranger dans le secret, personne que la famille, parce que la famille, c'est tous en un seul. Tu comprends?

– Oui, père.

– Tu promets?

– Oui, père.

– Tu jures?

– Oui, père

– Je t'en prie, je t'en supplie, fils, n'oublie pas. J'y tiens.

– Non, père.

– Tu iras toi-même. Je veux que tu t'assures de tout.

– Oui, père.

– Et puis, tu verras… tu verras ce qu'elle t'expliquera. Moi je ne peux pas te dire plus. C'est juré.

– Oui, père.

– C'est bon, mon fils. Embrasse-moi. Adieu. Je vas claquer, j'en suis sûr. Dis-leur qu'ils entrent.

Hautot fils embrassa son père en gémissant, puis, toujours docile, ouvrit la porte, et le prêtre parut, en surplis blanc, portant les saintes huiles.

Mais le moribond avait fermé les yeux, et il refusa de les rouvrir, il refusa de répondre, il refusa de montrer, même par un signe, qu'il comprenait.

Il avait assez parlé, cet homme, il n'en pouvait plus. Il se sentait d'ailleurs à présent le coeur tranquille, il voulait mourir en paix. Qu'avait-il besoin de se confesser au délégué de Dieu, puisqu'il venait de se confesser à son fils, qui était de la famille, lui.

Il fut administré, purifié, absous, au milieu de ses amis et de ses serviteurs agenouillés, sans qu'un seul mouvement de son visage révélât qu'il vivait encore.

Il mourut vers minuit, après quatre heures de tressaillements indiquant d'atroces souffrances.

II

Ce fut le mardi qu'on l'enterra, la chasse ayant ouvert le dimanche. Rentré chez lui, après avoir conduit son père au cimetière, César Hautot passa le reste du jour à pleurer. Il dormit à peine la nuit suivante et il se sentit si triste en s'éveillant qu'il se demandait comment il pourrait continuer à vivre.

Jusqu'au soir cependant il songea que, pour obéir à là dernière volonté paternelle, il devait se rendre à Rouen le lendemain, et voir cette fille Caroline Donet qui demeurait rue de l'Éperlan, 18, au troisième étage, la seconde porte. Il avait répété, tout bas, comme on marmotte une prière, ce nom et cette adresse, un nombre incalculable de fois, afin de ne pas les oublier, et il finissait par les balbutier indéfiniment, sans pouvoir s'arrêter ou penser à quoi que ce fût, tant sa langue et son esprit étaient possédés par cette phrase.

Donc le lendemain, vers huit heures, il ordonna d'atteler Graindorge au tilbury et partit au grand trot du lourd cheval normand sur la grand'route d'Ainville à Rouen. Il portait sur le dos sa redingote noire, sur la tête son grand chapeau de soie et sur les jambes sa culotte à sous-pieds, et il n'avait pas voulu, vu la circonstance, passer par-dessus son beau costume, la blouse bleue qui se gonfle au vent, garantit le drap de la poussière et des taches, et qu'on ôte prestement à l'arrivée, dès qu'on a sauté de voiture.

Il entra dans Rouen alors que dix heures sonnaient, s'arrêta comme toujours à l'hôtel des Bons-Enfants, rue des Trois-Mares, subit les embrassades du patron, de la patronne et de ses cinq fils, car on connaissait la triste nouvelle; puis, il dut donner des détails sur l'accident, ce qui le fit pleurer, repousser les services de toutes ces gens, empressées parce qu'ils le savaient riche, et refuser même leur déjeuner, ce qui les froissa.

Ayant donc épousseté son chapeau, brossé sa redingote et essuyé ses bottines, il se mit à la recherche de la rue de l'Éperlan, sans oser prendre de renseignements près de personne, de crainte d'être reconnu et d'éveiller les soupçons.

À la fin, ne trouvant pas, il aperçut un prêtre, et se fiant à la discrétion professionnelle des hommes d'église, il s'informa auprès de lui.

Il n'avait que cent pas à faire, c'était justement la deuxième rue à droite.

Alors, il hésita. Jusqu'à ce moment, il avait obéi comme une brute à la volonté du mort. Maintenant il se sentait tout remué, confus, humilié à l'idée de se trouver, lui, le fils, en face de cette femme qui avait été la maîtresse de son père. Toute la morale qui gît en nous, tassée au fond de nos sentiments par des siècles d'enseignement héréditaire, tout ce qu'il avait appris depuis le catéchisme sur les créatures de mauvaise vie, le mépris instinctif que tout homme porte en lui contre elles, même s'il en épouse une, toute son honnêteté bornée de paysan, tout cela s'agitait en lui, le retenait, le rendait honteux et rougissant.

Mais il pensa: – «J'ai promis au père. Faut pas y manquer.» Alors il poussa la porte entre-bâillée de la maison marquée du numéro 18, découvrit un escalier sombre, monta trois étages, aperçut une porte, puis une seconde, trouva une ficelle de sonnette et tira dessus.

Le din-din qui retentit dans la chambre voisine lui fit passer un frisson dans le corps. La porte s'ouvrit et il se trouva en face d'une jeune dame très bien habillée, brune, au teint coloré, qui le regardait avec des yeux stupéfaits.

Il ne savait que lui dire, et, elle, qui ne se doutait de rien, et qui attendait l'autre, ne l'invitait pas à entrer. Ils se contemplèrent ainsi pendant près d'une demi-minute. À la fin elle demanda:

– Vous désirez, monsieur?

Il murmura:

– Je suis Hautot fils.

Elle eut un sursaut, devint pâle, et balbutia comme si elle le connaissait depuis longtemps:

– Monsieur César?

– Oui.

– Et alors?

– J'ai à vous parler de la part du père.

Elle fit – Oh! mon Dieu! – et recula pour qu'il entrât. Il ferma la porte et la suivit.

Alors il aperçut un petit garçon de quatre ou cinq ans, qui jouait avec un chat, assis par terre devant un fourneau d'où montait une fumée de plats tenus au chaud.

– Asseyez-vous, disait-elle.

Il s'assit… Elle demanda:

– Eh bien?

Il n'osait plus parler, les yeux fixés sur la table dressée au milieu de l'appartement, et portant trois couverts, dont un d'enfant. Il regardait la chaise tournée dos au feu, l'assiette, la serviette, les verres, la bouteille de vin ronge entamée et la bouteille de vin blanc intacte. C'était la place de son père, dos au feu! On l'attendait. C'était son pain qu'il voyait, qu'il reconnaissait près de la fourchette, car la croûte était enlevée à cause des mauvaises dents d'Hautot. Puis, levant les yeux, il aperçut, sur le mur, son portrait, la grande photographie faite à Paris l'année de l'Exposition, la même qui était clouée au-dessus du lit dans la chambre à coucher d'Ainville.

La jeune femme reprit:

– Eh bien, monsieur César?

Il la regarda. Une angoisse l'avait rendue livide et elle attendait, les mains tremblantes de peur.

Alors il osa.

– Eh bien, mam'zelle, papa est mort dimanche, en ouvrant la chasse.

Elle fut si bouleversée qu'elle ne remua pas. Après quelques instants de silence, elle murmura d'une voix presque insaisissable:

– Oh! pas possible!

Puis, soudain, des larmes parurent dans ses yeux, et levant ses mains elle se couvrit la figure en se mettant à sangloter. Alors, le petit tourna la tête, et voyant sa mère en pleurs, hurla. Puis, comprenant que ce chagrin subit venait de cet inconnu, il se rua sur César, saisit d'une main sa culotte et de l'autre il lui tapait la cuisse de toute sa force. Et César demeurait éperdu, attendri, entre cette femme qui pleurait son père et cet enfant qui défendait sa mère. Il se sentait lui-même gagné par l'émotion, les yeux enflés par le chagrin; et, pour reprendre contenance, il se mit à parler.

– Oui, disait-il, le malheur est arrivé dimanche matin, sur les huit heures… Et il contait, comme si elle l'eût écouté, n'oubliant aucun détail, disant les plus petites choses avec une minutie de paysan. Et le petit tapait toujours, lui lançant à présent des coups de pied dans les chevilles.

Quand il arriva au moment où Hautot père avait parlé d'elle, elle entendit son nom, découvrit sa figure et demanda:

– Pardon, je ne vous suivais pas, je voudrais bien savoir… Si ça ne vous contrariait pas de recommencer.

Il recommença dans les mêmes termes: «Le malheur est arrivé dimanche matin sur les huit heures…»

Il dit tout, longuement, avec des arrêts, des points, des réflexions venues de lui, de temps en temps. Elle l'écoutait avidement, percevant avec sa sensibilité nerveuse de femme toutes les péripéties qu'il racontait, et tressaillant d'horreur, faisant: «Oh mon Dieu!» parfois. Le petit, la croyant calmée, avait cessé de battre César pour prendre la main de sa mère, et il écoutait aussi, comme s'il eût compris.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
28 eylül 2017
Hacim:
130 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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