Kitabı oku: «La vie errante», sayfa 7
Questionnez les statistiques, vous apprendrez qu'on y meurt de ce qu'on appelle, peut-être à tort, sa belle mort beaucoup plus souvent que de vos maladies. Alors vous vous demanderez peut-être si ce n'est pas la science moderne qui nous empoisonne avec ses progrès; si les égouts dans nos caves et les fosses voisinant avec notre vin et notre eau ne sont pas des distillateurs de mort à domicile, des foyers et des propagateurs d'épidémies plus actifs que les ruisselets d'immondices qui se promènent en plein soleil autour de Tunis; vous reconnaîtrez que l'air pur des montagnes est moins calmant que le souffle bacillifère des fumiers de ville ici et que l'humidité des forêts est plus redoutable à la santé et plus engendreuse de fièvres que l'humidité des marais putréfiés à cent lieues du plus petit bois.
En réalité, la salubrité indiscutable de Tunis est stupéfiante et ne peut être attribuée qu'à la pureté parfaite de l'eau qu'on boit dans cette ville, ce qui donne absolument raison aux théories les plus modernes sur le mode de propagation des germes morbides.
L'eau du Zagh'ouan, en effet, captée sous terre à quatre-vingts kilomètres environ de Tunis, parvient dans les maisons, sans avoir eu avec l'air le moindre contact et sans avoir pu recueillir, par conséquent, aucune graine de contagion.
L'étonnement qu'éveillait en moi l'affirmation de cette salubrité me fit chercher les moyens de visiter un hôpital, et le médecin maure qui dirige le plus important de Tunis voulut bien me faire pénétrer dans le sien.
Or, dès que fut ouverte la grande porte donnant sur une vaste cour arabe, dominée par une galerie à colonnes qu'abrité une terrasse, ma surprise et mon émotion furent tels que je ne songeai plus guère à ce qui m'avait fait entrer là.
Autour de moi, sur les quatre côtés de la cour, d'étroites cellules, grillées comme des cachots, enfermaient des hommes qui se levèrent en nous voyant et vinrent coller entre les barreaux de fer des faces creuses et livides. Puis un d'eux, passant sa main et l'agitant hors de cette cage, cria quelque injure. Alors les autres, sautillant soudain comme les bêtes des ménageries, se mirent à vociférer, tandis que, sur la galerie du premier étage, un Arabe à grande barbe, coiffé d'un épais turban, le cou cerclé de colliers de cuivre, laissait pendre avec nonchalance sur la balustrade un bras couvert de bracelets et des doigts chargés de bagues. Il souriait en écoutant ce bruit. C'est un fou, libre et tranquille, qui se croit le roi des rois et qui règne paisiblement sur les foux furieux enfermés en bas.
Je voulus passer en revue ces déments effrayants et admirables en leur costume oriental, plus curieux et moins émouvants peut-être, à force d'être étranges, que nos pauvres fous d'Europe.
Dans la cellule du premier, on me permit de pénétrer. Comme la plupart de ses compagnons, c'est le haschich ou plutôt le kif qui l'a mis en cet état. Il est tout jeune, fort pâle, fort maigre, et me parle en me regardant avec des yeux fixes, troubles, énormes. Que dit-il? Il me demande une pipe pour fumer et me raconte que son père l'attend.
De temps en temps, il se soulève, laissant voir sous sa gebba et son burnous des jambes grêles d'araignée humaine; et le nègre, son gardien, un géant luisant aux yeux blancs, le rejette chaque fois sur sa natte d'une seule pesée sur l'épaule, qui semble écraser le faible halluciné.
Son voisin est une sorte de monstre jaune et grimaçant, un Espagnol de Ribera, accroupi et cramponné aux barreaux et qui demande aussi du tabac ou du kif, avec un rire continu qui a l'air d'une menace.
Ils sont deux dans la case suivante: encore un fumeur de chanvre, qui nous accueille avec des gestes frénétiques, grand Arabe aux membres vigoureux, tandis que, assis sur ses talons, son voisin, immobile, fixe sur nous des yeux transparents de chat sauvage. Il est d'une beauté rare cet homme, dont la barbe noire, courte et frisée, rend le teint livide et superbe. Le nez est fin, la figure longue, élégante, d'une distinction parfaite C'est un Mozabite, devenu fou après avoir trouvé mort son jeune fils, qu'il cherchait depuis deux jours.
Puis en voici un vieux qui rit et nous crie, en dansant comme un ours:
– Fous, fous, nous sommes tous fous, moi, toi, le médecin, le gardien, le bey, tous, tous fous!
C'est en arabe qu'il hurle cela; mais on comprend, tant sa mimique est effroyable, tant l'affirmation de son doigt tendu vers nous est irrésistible. Il nous désigne l'un après l'autre, et rit, car il est sûr que nous sommes fous, lui, ce fou, et il répète:
– Oui, oui, toi, toi, toi, tu es fou!
Et on croit sentir pénétrer en son âme un souffle de déraison, une émanation contagieuse et terrifiante de ce dément malfaisant.
Et on s'en va, et on lève les yeux vers le grand carré bleu du ciel qui plane sur ce trou de damnés. Alors apparaît, souriant toujours, calme et beau comme un roi mage, le seigneur de tous ces fous, l'Arabe à longue barbe, penché sur la galerie, et qui laisse briller au soleil les mille objets de cuivre, de fer et de bronze, clefs, anneaux et pointes, dont il pare avec orgueil sa royauté imaginaire.
Depuis quinze ans, il est ici, ce sage, errant à pas lents, d'une allure majestueuse et calme, si majestueuse, en effet, qu'on le salue avec respect. Il répond, d'une voix de souverain, quelques mots qui signifient: «Soyez les bienvenus; je suis heureux de vous voir.» Puis il cesse de nous regarder.
Depuis quinze ans, cet homme ne s'est point couché. Il dort assis sur une marche, au milieu de l'escalier de pierre de l'hôpital. On ne l'a jamais vu s'étendre.
Que m'importent, à présent, les autres malades, si peu nombreux, d'ailleurs, qu'on les compte dans les grandes salles blanches, d'où l'on voit par les fenêtres s'étaler la ville éclatante, sur qui semblent bouillonner les dômes des koubbas et des mosquées.
Je m'en vais troublé d'une émotion confuse, plein de pitié, peut-être d'envie, pour quelques-uns de ces hallucinés, qui continuent dans cette prison, ignorée d'eux, le rêve trouvé, un jour, au fond de la petite pipe bourrée de quelques feuilles jaunes.
Le soir de ce même jour un fonctionnaire français, armé d'un pouvoir spécial, m'offrit de me faire pénétrer dans quelques mauvais lieux de plaisir arabes, ce qui est fort difficile aux étrangers.
Nous dûmes d'ailleurs être accompagnés par un agent de la police beylicale, sans quoi aucune porte, même celle des plus vils bouges indigènes, ne se serait ouverte devant nous.
La ville arabe d'Alger est pleine d'agitation nocturne. Dès que le soir vient, Tunis est mort. Les petites rues étroites, tortueuses, inégales, semblent des couloirs d'une cité abandonnée, dont on a oublié d'éteindre le gaz, par places.
Nous voici très loin, dans ce labyrinthe de murs blancs; et on nous fit entrer chez des juives qui dansaient la «danse du ventre». Cette danse est laide, disgracieuse, curieuse seulement pour les amateurs par la maestria de l'artiste. Trois soeurs, trois filles très parées, faisaient leurs contorsions impures, sous l'oeil bienveillant de leur mère, une énorme petite boule de graisse vivante coiffée d'un cornet de papier doré et mendiant pour les frais généraux de la maison, après chaque crise de trépidation des ventres de ses enfants. Autour du salon trois portes entrebâillées montraient les couches basses de trois chambres. J'ouvris une quatrième porte et je vis, dans un lit, une femme couchée qui me parut belle. On se précipita sur moi, mère, danseuses, deux domestiques nègres et un homme inaperçu qui regardait, derrière un rideau, s'agiter pour nous le flanc de ses soeurs. J'allais entrer dans la chambre de sa femme légitime qui était enceinte, de la belle-fille, de la belle-soeur des drôlesses qui tentaient, mais en vain, de nous mêler, ne fût-ce qu'un soir, à la famille. Pour me faire pardonner cette défense d'entrer, on me montra le premier enfant de cette dame, une petite fille de trois ou quatre ans, qui esquissait déjà la «danse du ventre».
Je m'en allai fort dégoûté.
Avec des précautions infinies on me fit pénétrer ensuite dans le logis de grandes courtisanes arabes. Il fallut veiller au bout des rues, parlementer, menacer, car si les indigènes savaient que le roumi est entré chez elles, elles seraient abandonnées, honnies, ruinées. Je vis là de grosses filles brunes, médiocrement belles, en des taudis pleins d'armoires à glace.
Nous songions à regagner l'hôtel quand l'agent de police indigène nous proposa de nous conduire tout simplement dans un bouge, dans un lieu d'amour dont il ferait ouvrir la porte d'autorité.
Et nous voici encore le suivant à tâtons dans des ruelles noires inoubliables, allumant des allumettes pour ne pas tomber, trébuchant, tout de même en des trous, heurtant les maisons de la main et de l'épaule et entendant parfois des voix, des bruits de musique, des rumeurs de fête sauvage sortir des murs, étouffés, comme lointains, effrayants d'assourdissement et de mystère. Nous sommes en plein dans le quartier de la débauche.
Devant une porte on s'arrête; nous nous dissimulons à droite et à gauche tandis que l'agent frappe à coups de poing en criant une phrase arabe, un ordre.
Une voix, faible, une voix de vieille répond derrière la planche; et nous percevons maintenant des sons d'instruments et des chants criards de femmes arabes dans les profondeurs de ce repaire.
On ne veut pas ouvrir. L'agent se fâche, et de sa gorge sortent des paroles précipitées, rauques et violentes. À la fin, la porte s'entre-bâille, l'homme la pousse, entre comme en une ville conquise, et d'un beau geste vainqueur semble nous dire: «Suivez-moi.»
Nous le suivons, en descendant trois marches qui nous mènent en une pièce basse, où dorment, le long des murs, sur des tapis, quatre enfants arabes, les petits de la maison. Une vieille, une de ces vieilles indigènes qui sont des paquets de loques jaunes nouées autour de quelque chose qui remue, et d'où sort une tête invraisemblable et tatouée de sorcière, essaye encore de nous empêcher d'avancer. Mais la porte est refermée, nous entrons dans une première salle où quelques hommes sont debout qui n'ont pu pénétrer dans la seconde dont ils obstruent l'ouverture en écoutant d'un air recueilli l'étrange et aigre musique qu'on fait là dedans. L'agent pénètre le premier, fait écarter les habitués et nous atteignons une chambre étroite, allongée, où des tas d'Arabes sont accroupis sur des planches, le long des deux murs blancs, jusqu'au fond.
Là, sur un grand lit français qui tient toute la largeur de la pièce, une pyramide d'autres Arabes s'étage, invraisemblablement empilés et mêlés, un amas de burnous d'où émergent cinq têtes à turban.
Devant eux, au pied du lit, sur une banquette nous faisant face, derrière un guéridon d'acajou chargé de verres, de bouteilles de bière, de tasses à café et de petites cuillers d'étain, quatre femmes assises chantent une interminable et traînante mélodie du Sud, que quelques musiciens juifs accompagnent sur des instruments.
Elles sont parées comme pour une féerie, comme les princesses des Mille et une Nuits, et une d'elles, âgée de quinze ans environ, est d'une beauté si surprenante, si parfaite, si rare, qu'elle illumine ce lieu bizarre, en fait quelque chose d'imprévu, de symbolique et d'inoubliable.
Les cheveux sont retenus par une écharpe d'or, qui coupe le front d'une tempe à l'autre. Sous cette barre droite et métallique s'ouvrent deux yeux énormes, au regard fixe, insensible, introuvable, deux yeux longs, noirs, éloignés, que sépare un nez d'idole tombant sur une petite bouche d'enfant, qui s'ouvre pour chanter et semble seule vivre en ce visage. C'est une figure sans nuances, d'une régularité imprévue, primitive et superbe, faite de lignes si simples qu'elles semblent les formes naturelles et uniques de ce visage humain.
En toute figure rencontrée, on pourrait, semble-t-il, remplacer un trait, un détail, par quelque chose pris sur une autre personne. Dans cette tête de jeune Arabe on ne pourrait rien changer, tant ce dessin en est typique et parfait. Ce front uni, ce nez, ces joues d'un modelé imperceptible qui vient mourir à la fine pointe du menton, en encadrant, dans un ovale irréprochable de chair un peu brune, les seuls yeux, le seul nez et la seule bouche qui puissent être là, sont l'idéal d'une conception de beauté absolue dont notre regard est ravi, mais dont notre rêve seul peut ne se pas sentir entièrement satisfait. À côté d'elle, une autre fillette, charmante aussi, point exceptionnelle, une de ces faces blanches, douces, dont la chair a l'air d'une pâte faite avec du lait. Encadrant ces deux étoiles, deux autres femmes sont assises, au type bestial, à la tête courte, aux pommettes saillantes, deux prostituées nomades, de ces êtres perdus que les tribus sèment en route; ramassent et reperdent, puis laissent un jour à la traîne de quelque troupe de spahis qui les emmène en ville.
Elles chantent en tapant sur la darbouka avec leurs mains rougies par le henné, et les musiciens juifs les accompagnent sur de petites guitares, des tambourins et des flûtes aiguës.
Tout le monde écoute, sans parler, sans jamais rire, avec une gravité auguste.
Où sommes-nous? Dans le temple de quelque religion barbare, ou dans une maison publique?
Dans une maison publique? Oui, nous sommes dans une maison publique, et rien au monde ne m'a donné une sensation plus imprévue, plus fraîche, plus colorée que l'entrée dans cette longue pièce basse, où ces filles, parées, dirait-on, pour un culte sacré, attendent le caprice d'un de ces hommes graves qui semblent murmurer le Coran jusqu'au milieu des débauches.
On m'en montre un, assis devant sa minuscule tasse de café, les yeux levés, plein de recueillement. C'est lui qui a retenu l'idole; et presque tous les autres sont des invités. Il leur offre des rafraîchissements et de la musique, et la vue de cette belle fille jusqu'à l'heure où il les priera de rentrer chacun chez soi. Et ils s'en iront en le saluant avec des gestes majestueux. Il est beau, cet homme de goût, jeune, grand, avec une peau transparente d'Arabe des villes que rend plus claire la barbe noire, luisante, soyeuse et un peu rare sur les joues.
La musique cesse, nous applaudissons. On nous imite. Nous sommes assis sur des escabeaux, au milieu d'une pile d'hommes. Soudain une longue main noire me frappe sur l'épaule et une voix, une de ces voix étranges des indigènes essayant de parler français, me dit:
– Moi, pas d'ici, Français comme toi.
Je me retourne et je vois un géant en burnous, un des Arabes les plus hauts, les plus maigres, les plus osseux que j'aie jamais rencontrés.
– D'où es-tu donc? lui dis-je stupéfait.
– D'Algérie!
– Ah! je parie que tu es Kabyle?
– Oui, Moussi.
Il riait, enchanté que j'eusse deviné son origine, et me montrant son camarade:
– Lui aussi.
– Ah! bon.
C'était pendant une sorte d'entr'acte.
Les femmes, à qui personne ne parlait, ne remuaient pas plus que des statues, et je me mis à causer avec mes deux voisins d'Algérie, grâce au secours de l'agent de police indigène.
J'appris qu'ils étaient bergers, propriétaires aux environs de Bougie, et qu'ils portaient dans les replis de leurs burnous des flûtes de leur pays dont ils jouaient le soir, pour se distraire. Ils avaient envie sans doute qu'on admirât leur talent et ils me montrèrent deux minces roseaux percés de trous, deux vrais roseaux coupés par eux au bord d'une rivière.
Je priai qu'on les laissât jouer, et tout le monde aussitôt se tut avec une politesse parfaite.
Ah! la surprenante et délicieuse sensation qui se glissa dans mon coeur avec les premières notes si légères, si bizarres, si inconnues, si imprévues, des deux petites voix de ces deux petits tubes poussés dans l'eau. C'était fin, doux, haché, sautillant: des sons qui volaient, qui voletaient l'un après l'autre sans se rejoindre, sans se trouver, sans s'unir jamais; un chant qui s'évanouissait toujours, qui recommençait toujours, qui passait, qui flottait autour de nous, comme un souffle de l'âme des feuilles, de l'âme des bois, de l'âme des ruisseaux, de l'âme du vent, entré avec ces deux grands bergers des montagnes kabyles dans cette maison publique d'un faubourg de Tunis.
VERS KAIROUAN
* * * * *
11 décembre.
Nous quittons Tunis par une belle route qui longe d'abord un coteau, suit un instant le lac, puis traverse une plaine. L'horizon large, fermé par des montagnes aux crêtes vaporeuses, est nu, tout nu, taché seulement de place en place par des villages blancs, où l'on aperçoit de loin, dominant la masse indistincte des maisons, les minarets pointus et les petits dômes des koubbas. Sur toute cette terre fanatique, nous les retrouvons sans cesse, ces petits dômes éclatants des koubbas, soit dans les plaines fertiles d'Algérie ou de Tunisie, soit comme un phare sur le dos arrondi des montagnes, soit au fond des forêts de cèdres ou de pins, soit au bord des ravins profonds dans les fourrés de lentisques et de chênes-liège, soit dans le désert jaune entre deux dattiers qui se penchent au-dessus, l'un à droite, l'autre à gauche, et laissent tomber sur la coupole de lait l'ombre légère et fine de leurs palmes.
Ils contiennent, comme une semence sacrée, les os des marabouts qui fécondent le sol illimité de l'Islam, y font germer, de Tanger à Tombouctou, du Caire à la Mecque, de Tunis à Constantinople, de Kharthoum à Java, la plus puissante, la plus mystérieusement dominatrice des religions qui ait dompté la conscience humaine.
Petits, ronds, isolés, et si blancs qu'ils jettent une clarté, ils ont bien l'air d'une graine divine jetée à poignée sur le monde par ce grand semeur de foi, Mohammed, frère d'Aïssa et de Moïse.
Pendant longtemps, nous allons, au grand trot des quatre chevaux attelés de front, par des plaines sans fin, plantées de vignes ou ensemencées de céréales qui commencent à sortir de terre.
Puis soudain la route, la belle route établie par les ponts et chaussées depuis le protectorat français, s'arrête net. Un pont a cédé aux dernières pluies, un pont trop petit, qui n'a pu laisser passer la masse d'eau venue de la montagne. Nous descendons à grand'peine dans le ravin, et la voiture, remontée de l'autre côté, reprend la belle route, une des principales artères de la Tunisie, comme on dit dans le langage officiel. Pendant quelques kilomètres, nous pouvons trotter encore, jusqu'à ce qu'on rencontre un autre petit pont qui a cédé également sous la pression des eaux. Puis, un peu plus loin, c'est au contraire le pont qui est resté, tout seul, indestructible, comme un minuscule arc de triomphe, tandis que la route, emportée des deux côtés, forme deux abîmes autour de cette ruine toute neuve.
Vers midi, nous apercevons devant nous une construction singulière. C'est, au bord de la route presque disparue déjà, un large pâté d'habitations soudées ensemble, à peine plus hautes que la taille d'un homme, abritées sous une suite continue de voûtes dont les unes, un peu plus élevées, dominent et donnent à ce singulier village l'aspect d'une agglomération de tombeaux. Là-dessus courent, hérissés, des chiens blancs qui aboient contre nous.
Ce hameau s'appelle Gorombalia et fut fondé par un chef andalou mahométan, Mohammed Gorombali, chassé d'Espagne par Isabelle la Catholique.
Nous déjeunons en ce lieu, puis nous repartons. Partout, au loin, avec la lunette-jumelle, on aperçoit des ruines romaines. D'abord Vico Aureliano, puis Siago, plus important, où restent des constructions byzantines et arabes. Mais voilà que la belle route, la principale artère de la Tunisie, n'est plus qu'une ornière affreuse. Partout l'eau des pluies l'a trouée, minée, dévorée. Tantôt les ponts écroulés ne montrent plus qu'une masse de pierres dans un ravin, tantôt ils demeurent intacts, tandis que l'eau, les dédaignant, s'est frayé ailleurs une voie, ouvrant à travers le talus des ponts et chaussées des tranchées larges de 50 mètres.
Pourquoi donc ces dégâts, ces ruines? Un enfant, du premier coup d'oeil, le saurait. Tous les ponceaux, trop étroits d'ailleurs, sont au-dessous du niveau des eaux dès qu'arrivent les pluies. Les uns donc, recouverts par le torrent, obstrués par les branches qu'il traîne, sont renversés, tandis que le courant capricieux refusant de se canaliser sous les suivants, qui ne sont point sur son cours ordinaire, reprend le chemin des autres années, en dépit des ingénieurs. Cette route de Tunis à Kairouan est stupéfiante à voir. Loin d'aider au passage des gens et des voitures, elle le rend impossible, crée des dangers sans nombre. On a détruit le vieux chemin arabe qui était bon, et on l'a remplacé par une série de fondrières, d'arches démolies, d'ornières et de trous. Tout est à refaire avant d'avoir été fini. On recommence à chaque pluie les travaux, sans vouloir avouer, sans consentir à comprendre qu'il faudra toujours recommencer ce chapelet de ponts croulants. Celui d'Enfidaville a été reconstruit deux fois. Il vient encore d'être emporté. Celui d'Oued-el-Hammam est détruit pour la quatrième fois. Ce sont des ponts nageurs, des ponts plongeurs, des ponts culbuteurs. Seuls, les vieux ponts arabes résistent à tout.
On commence par se fâcher, car la voiture doit descendre en des ravins presque infranchissables où dix fois par heure on croit verser, puis on finit par en rire, comme d'une incroyable cocasserie. Pour éviter ces ponts redoutables, il faut faire d'immenses détours, aller au nord, revenir au sud, tourner à l'est, repasser à l'ouest. Les pauvres indigènes ont dû, à coups de pioche, à coups de hache, à coups de serpe, se frayer un passage nouveau à travers le maquis de chênes verts, de thuyas, de lentisques, de bruyères et de pins d'Alep, l'ancien passage étant détruit par nous.
Bientôt les arbustes disparaissent, et nous ne voyons plus qu'une étendue onduleuse, crevassée par les ravines, où, de place en place, apparaissent, soit les os clairs d'une carcasse aux côtes soulevées, soit une charogne à moitié dévorée par les oiseaux de proie et les chiens. Pendant quinze mois, il n'est point tombé une goutte d'eau sur cette terre, et la moitié des bêtes y sont mortes de faim. Leurs cadavres restent semés partout, empoisonnent le vent, et donnent à ces plaines l'aspect d'un pays stérile, rongé par le soleil et ravagé par la peste. Seuls, les chiens sont gras, nourris de cette viande en putréfaction. Souvent, on en aperçoit deux ou trois acharnés sur la même pourriture. Les pattes raides, ils tirent sur la longue jambe d'un chameau ou sur la courte patte d'un bourriquet, ils dépècent le poitrail d'un cheval ou fouillent le ventre d'une vache. Et on en découvre au loin qui errent, en quête de charognes, le nez dans la brise, le poil épais, tendant leur museau pointu.
Et il est bizarre de songer que ce sol calciné depuis deux ans par un soleil implacable, noyé depuis un mois sous des pluies de déluge, sera, vers mars et avril, une prairie illimitée, avec des herbes montant aux épaules d'un homme, et d'innombrables fleurs comme nous n'en voyons guère en nos jardins. Chaque année, quand il pleut, la Tunisie entière passe, à quelques mois de distance, par la plus affreuse aridité et par la plus fougueuse fécondité. De Sahara sans un brin d'herbe elle devient tout à coup, presque en quelques jours, comme par un miracle, une Normandie follement verte, une Normandie ivre de chaleur, jetant en ces moissons de telles poussées de sève qu'elles sortent de terre, grandissent, jaunissent et mûrissent à vue d'oeil.
Elle est cultivée, de place en place, d'une façon très singulière, par les Arabes.
Ils habitent, soit les villages clairs aperçus au loin, soit les gourbis, huttes de branchages, soit les tentes brunes et pointues cachées, comme d'énormes champignons, derrière des broussailles sèches ou des bois de cactus. Quand la dernière moisson a été abondante, ils se décident de bonne heure à préparer les labours; mais, quand la sécheresse les a presque affamés, ils attendent en général les premières pluies pour risquer leurs derniers grains ou pour emprunter au gouvernement la semence qu'il leur prête assez facilement. Or, dès que les lourdes ondées d'automne ont détrempé la contrée, ils vont trouver tantôt le caïd qui détient le territoire fertile, tantôt le nouveau propriétaire européen qui loue souvent plus cher, mais ne les vole pas, et leur rend dans leurs contestations une justice plus stricte, qui n'est point vénale, et ils désignent les terres choisies par eux, en marquent les limites, les prennent à bail pour une seule saison, puis se mettent à les cultiver.
Alors on voit un étonnant spectacle! Chaque fois que, quittant les régions pierreuses et arides, on arrive aux parties fécondes, apparaissent au loin les invraisemblables silhouettes des chameaux laboureurs attelés aux charrues. La haute bête fantastique traîne, de son pas lent, le maigre instrument de bois que pousse l'Arabe, vêtu d'une sorte de chemise. Bientôt ces groupes surprenants se multiplient, car on approche d'un centre recherché. Ils vont, viennent, se croisent par toute la plaine, y promenant l'inexprimable profil de l'animal, de l'instrument et de l'homme, qui semblent soudés ensemble, ne faire qu'un seul être apocalyptique et solennellement drôle.
Le chameau est remplacé de temps en temps par des vaches, par des ânes, quelquefois même par des femmes. J'en ai vu une accouplée avec un bourriquet et tirant autant que la bête, tandis que le mari poussait et excitait ce lamentable attelage.
Le sillon de l'Arabe n'est point ce beau sillon profond et droit du laboureur européen, mais une sorte de feston qui se promène capricieusement à fleur de terre autour des touffes de jujubiers. Jamais ce nonchalant cultivateur ne s'arrête ou ne se baisse pour arracher une plante parasite poussée devant lui. Il l'évite par un détour, la respecte, l'enferme comme si elle était précieuse, comme si elle était sacrée, dans les circuits tortueux de son labour. Ses champs sont donc pleins de touffes d'arbrisseaux, dont quelques-unes si petites qu'un simple effort de la main les pourrait extirper. La vue seule de cette culture mixte de broussailles et de céréales finit par tant énerver l'oeil qu'on a envie de prendre une pioche et de défricher les terres où circulent, à travers les jujubiers sauvages, ces triades fantastiques de chameaux, de charrues et d'Arabes.
On retrouve bien, dans cette indifférence tranquille, dans ce respect pour la plante poussée sur la terre de Dieu, l'âme fataliste de l'Oriental. Si elle a grandi là, cette plante, c'est que le Maître l'a voulu, sans doute. Pourquoi défaire son oeuvre et la détruire? Ne vaut-il pas mieux se détourner et l'éviter? Si elle croît jusqu'à couvrir le champ entier, n'y a-t-il point d'autres terres plus loin? Pourquoi prendre cette peine, faire un geste, un effort de plus, augmenter d'une fatigue, si légère soit-elle, la besogne indispensable?
Chez nous, le paysan, rageur, jaloux de la terre plus que de sa femme, se jetterait, la pioche aux mains, sur l'ennemi poussé chez lui et, sans repos jusqu'à ce qu'il l'eût vaincu, il frapperait, avec de grands gestes de bûcheron, la racine tenace enfoncée au sol.
Ici, que leur importe? Jamais non plus ils n'enlèvent la pierre rencontrée; ils la contournent aussi. En une heure, certains champs pourraient être débarrassés, par un seul homme, des rochers mobiles qui forcent le soc de charrue à des ondulations sans nombre. Ils ne le seront jamais. La pierre est là, qu'elle y reste. N'est-ce pas la volonté de Dieu?
Quand les nomades ont ensemencé le territoire choisi par eux, ils s'en vont, cherchant ailleurs des pâturages pour leurs troupeaux et laissant une seule famille à la garde des récoltes.
Nous sommes à présent dans un immense domaine de 140,000 hectares, qu'on nomme l'Enfida, et qui appartient à des Français. L'achat de cette propriété démesurée, vendue par le général Khei-red-Din, ex-ministre du bey, a été une des causes déterminantes de l'influence française en Tunisie.
Les circonstances, qui ont accompagné cet achat sont amusantes et caractéristiques. Quand les capitalistes français et le général se furent mis d'accord sur le prix, on se rendit chez le cadi pour rédiger l'acte; mais la loi tunisienne contient une disposition spéciale qui permet aux voisins limitrophes d'une propriété vendue de réclamer la préférence à prix égal.
Chez nous, par prix égal, on entendrait exprimer une somme égale en n'importe quelles espèces ayant cours; mais le code oriental, qui laisse toujours ouverte une porte pour les chicanes, prétend que le prix sera payé par le voisin réclamant en monnaies identiquement pareilles: même nombre de titres de même nature, de billets de banque de même valeur, de pièces d'or, d'argent ou de cuivre. Enfin, afin de rendre, en certains cas, insoluble cette difficulté, il permet au cadi d'autoriser le premier acheteur à ajouter aux sommes stipulées une poignée de menues piécettes indéterminées, par conséquent inconnues, ce qui met les voisins limitrophes dans l'impossibilité absolue de fournir une somme strictement et matériellement semblable.
Devant l'opposition d'un Israélite, M. Lévy, voisin de l'Enfida, les Français demandèrent au cadi l'autorisation d'ajouter au prix convenu cette poignée de menues monnaies. L'autorisation leur fut refusée.
Mais le code musulman est fécond en moyens, et un autre se présenta. Ce fut d'acheter cet énorme bloc de terres de 140,000 hectares, moins un ruban d'un mètre, sur tout le contour. Dès lors, il n'y avait plus contact avec aucun voisin; et la société franco-africaine demeura, malgré tous les efforts de ses ennemis et du ministère beylical, propriétaire de l'Enfida.
Elle y a fait faire de grands travaux dans toutes les parties fertiles, a planté des vignes, des arbres, fondé des villages et divisé les terres par portions régulières de 10 hectares chacune, afin que les Arabes eussent toute facilité pour choisir et indiquer leur choix sans erreur possible.
Pendant deux jours, nous allons traverser cette province tunisienne avant d'en atteindre l'autre extrémité. Depuis quelque temps, la route, une simple piste à travers les touffes de jujubiers, était devenue meilleure, et l'espoir d'arriver avant la nuit à Bou-Ficha, où nous devions coucher, nous réjouissait, quand nous aperçûmes une armée d'ouvriers de toute race occupés à remplacer ce chemin passable par une voie française, c'est-à-dire par un chapelet de dangers, et nous devons reprendre le pas. Ils sont surprenants, ces ouvriers. Le nègre lippu, aux gros yeux blancs, aux dents éclatantes, pioche à côté de l'Arabe au fin profil, de l'Espagnol poilu, du Marocain, du Maure, du Maltais et du terrassier français égaré, on ne sait comment ni pourquoi, en ce pays; il y a aussi là des Grecs, des Turcs, tous les types de Levantins; et on songe à ce que doit être la moyenne de morale, de probité et d'aménité de cette horde.