Kitabı oku: «Mlle Fifi», sayfa 6
A CHEVAL
Les pauvres gens vivaient péniblement des petits appointements du mari. Deux enfants étaient nés depuis leur mariage, et la gêne première était devenue une de ces misères humbles, voilées, honteuses, une misère de famille noble qui veut tenir son rang quand même.
Hector de Gribelin avait été élevé en province, dans le manoir paternel, par un vieil abbé précepteur. On n'était pas riche, mais on vivotait en gardant les apparences.
Puis, à vingt ans, on lui avait cherché une position, et il était entré, commis à quinze cents francs, au ministère de la Marine. Il avait échoué sur cet écueil comme tous ceux qui ne sont point préparés de bonne heure au rude combat de la vie, tous ceux qui voient l'existence à travers un nuage, qui ignorent les moyens et les résistances, en qui on n'a pas développé dès l'enfance des aptitudes spéciales, des facultés particulières, une âpre énergie à la lutte, tous ceux à qui on n'a pas remis une arme ou un outil dans la main.
Ses trois premières années de bureau furent horribles.
Il avait retrouvé quelques amis de sa famille, vieilles gens attardés et peu fortunés aussi, qui vivaient dans les rues nobles, les tristes rues du faubourg Saint-Germain; et il s'était fait un cercle de connaissances.
Étrangers à la vie moderne, humbles et fiers, ces aristocrates nécessiteux habitaient les étages élevés de maisons endormies. Du haut en bas de ces demeures, les locataires étaient titrés; mais l'argent semblait rare au premier comme au sixième.
Les éternels préjugés, la préoccupation du rang, le souci de ne pas déchoir, hantaient ces familles autrefois brillantes, et ruinées par l'inaction des hommes. Hector de Gribelin rencontra dans ce monde une jeune fille noble et pauvre comme lui, et l'épousa.
Ils eurent deux enfants en quatre ans.
Pendant quatre années encore, ce ménage, harcelé par la misère, ne connut d'autres distractions que la promenade aux Champs-Elysées, le dimanche, et quelques soirées au théâtre, une ou deux par hiver, grâce à des billets de faveur offerts par un collègue.
Mais voilà que, vers le printemps, un travail supplémentaire fut confié à l'employé par son chef, et il reçut une gratification extraordinaire de trois cents francs.
En rapportant cet argent, il dit à sa femme:
«Ma chère Henriette, il faut nous offrir quelque chose, par exemple une partie de plaisir pour les enfants.»
Et après une longue discussion, il fut décidé qu'on irait déjeuner à la campagne.
«Ma foi, s'écria Hector, une fois n'est pas coutume; nous louerons un break pour toi, les petits et la bonne, et moi je prendrai un cheval au manège. Cela me fera du bien.»
Et pendant toute la semaine on ne parla que de l'excursion projetée.
Chaque soir, en rentrant du bureau, Hector saisissait son fils aîné, le plaçait à califourchon sur sa jambe, et, en le faisant sauter de toute sa force, il lui disait:
«Voilà comment il galopera, papa, dimanche prochain, à la promenade.»
Et le gamin, tout le jour, enfourchait les chaises et les traînait autour de la salle en criant:
«C'est papa à dada.»
Et la bonne elle-même regardait monsieur d'un oeil émerveillé, en songeant qu'il accompagnerait la voiture à cheval; et pendant tous les repas elle l'écoutait parler d'équitation, raconter ses exploits de jadis, chez son père. Oh! il avait été à bonne école, et, une fois la bête entre ses jambes, il ne craignait rien, mais rien!
Il répétait à sa femme en se frottant les mains:
«Si on pouvait me donner un animal un peu difficile, je serais enchanté. Tu verras comme je monte; et, si tu veux, nous reviendrons par les Champs-Elysées au moment du retour du Bois. Comme nous ferons bonne figure, je ne serais pas fâché de rencontrer quelqu'un du Ministère. Il n'en faut pas plus pour se faire respecter des chefs.»
Au jour dit, la voiture et le cheval arrivèrent en même temps devant la porte. Il descendit aussitôt, pour examiner sa monture. Il avait fait coudre des sous-pieds à son pantalon, et manoeuvrait une cravache achetée la veille.
Il leva et palpa, l'une après l'autre, les quatre jambes de la bête, tâta le cou, les côtes, les jarrets, éprouva du doigt les reins, ouvrit la bouche, examina les dents, déclara son âge, et, comme toute la famille descendait, il fit une sorte de petit cours théorique et pratique sur le cheval en général et en particulier sur celui-là, qu'il reconnaissait excellent.
Quand tout le monde fut bien placé dans la voiture, il vérifia les sangles de la selle; puis, s'enlevant sur un étrier, retomba sur l'animal, qui se mit à danser sous la charge et faillit désarçonner son cavalier.
Hector, ému, tâchait de le calmer:
«Allons, tout beau, mon ami, tout beau.»
Puis, quand le porteur eut repris sa tranquillité et le porté son aplomb, celui-ci demanda:
«Est-on prêt?»
Toutes les voix répondirent:
«Oui.»
Alors, il commanda:
«En route!»
Et la cavalcade s'éloigna.
Tous les regards étaient tendus sur lui. Il trottait à l'anglaise en exagérant les ressauts. A peine était-il retombé sur la selle qu'il rebondissait comme pour monter dans l'espace. Souvent il semblait prêt à s'abattre sur la crinière; et il tenait ses yeux fixes devant lui, ayant la figure crispée et les joues pâles.
Sa femme, gardant sur ses genoux un des enfants, et la bonne qui portait l'autre, répétaient sans cesse:
«Regardez papa, regardez papa!»
Et les deux gamins, grisés par le mouvement, la joie et l'air vif, poussaient des cris aigus. Le cheval, effrayé par ces clameurs, finit par prendre le galop, et, pendant que le cavalier s'efforçait de l'arrêter, le chapeau roula par terre. Il fallut que le cocher descendit de son siège pour ramasser cette coiffure, et, quand Hector l'eut reçue de ses mains, il s'adressa de loin à sa femme:
«Empêche donc les enfants de crier comme ça; tu me ferais emporter!»
On déjeuna sur l'herbe, dans le bois du Vésinet, avec les provisions déposées dans les coffrés.
Bien que le cocher prît soin des trois chevaux, Hector à tout moment se levait pour aller voir si le sien ne manquait de rien; et il le caressait sur le cou, lui faisant manger du pain, des gâteaux, du sucre.
Il déclara:
«C'est un rude trotteur. Il m'a même un peu secoué dans les premiers moments; mais tu as vu que je m'y suis vite remis: il a reconnu son maître, il ne bougera plus maintenant.»
Comme il avait été décidé, on revint par les Champs-Elysées.
La vaste avenue fourmillait de voitures. Et, sur les côtés, les promeneurs étaient si nombreux qu'on eût dit deux longs rubans noirs se déroulant, depuis l'Arc de Triomphe jusqu'à la place de la Concorde. Une averse de soleil tombait sur tout ce monde, faisait étinceler le vernis des calèches, l'acier des harnais, les poignées des portières.
Une folie de mouvement, une ivresse de vie semblait agiter cette foule de gens, d'équipages et de bêtes. Et l'Obélisque, là-bas, se dressait dans une buée d'or.
Le cheval d'Hector, dès qu'il eut dépassé l'Arc de Triomphe, fut saisi soudain d'une ardeur nouvelle, et il filait à travers les roues, au grand trot, vers l'écurie, malgré toutes les tentatives d'apaisement de son cavalier.
La voiture était loin maintenant, loin derrière; et voilà qu'en face du Palais de l'Industrie, l'animal, se voyant du champ, tourna à droite et prit le galop.
Une vieille femme en tablier traversait la chaussée d'un pas tranquille; elle se trouvait juste sur le chemin d'Hector, qui arrivait à fond de train. Impuissant à maîtriser sa bête, il se mit à crier de toute sa force:
«Holà! hé! holà! là-bas!»
Elle était sourde peut-être, car elle continua paisiblement sa route jusqu'au moment où, heurtée par le poitrail du cheval lancé comme une locomotive, elle alla rouler dix pas plus loin, les jupes eu l'air, après trois culbutes sur la tête.
Des voix criaient:
«Arrêtez-le!»
Hector, éperdu, se cramponnait à la crinière en hurlant:
«Au secours!»
Une secousse terrible le fit passer comme une balle par-dessus les oreilles de son coursier et tomber dans les bras d'un sergent de ville qui venait de se jeter à sa rencontre.
En une seconde, un groupe furieux, gesticulant, vociférant, se forma autour de lui. Un vieux monsieur surtout, un vieux monsieur portant une grande décoration ronde et de grandes moustaches blanches, semblait exaspéré. Il répétait:
«Sacrebleu, quand on est maladroit comme ça, on reste chez soi. On ne vient pas tuer les gens dans la rue quand on ne sait pas conduire un cheval.»
Mais quatre hommes, portant la vieille, apparurent. Elle semblait morte, avec sa figure jaune et son bonnet de travers, tout gris de poussière.
«Portez cette femme chez un pharmacien, commanda le vieux monsieur, et allons chez le commissaire de police.»
Hector, entre les deux agents, se mit en route. Un troisième tenait son cheval. Une foule suivait; et soudain le break parut. Sa femme s'élança, la bonne perdait la tête, les marmots piaillaient. Il expliqua qu'il allait rentrer, qu'il avait renversé une femme, que ce n'était rien. Et sa famille, affolée, s'éloigna.
Chez le commissaire, l'explication fut courte. Il donna son nom, Hector de Gribelin, attaché au ministère de la Marine; et on attendit des nouvelles de la blessée. Un agent envoyé aux renseignements revint. Elle avait, repris connaissance, mais elle souffrait effroyablement en dedans, disait-elle. C'était une femme de ménage, âgée de soixante-cinq ans, et dénommée Mme Simon.
Quand il sut qu'elle n'était pas morte, Hector reprit espoir et promit de subvenir aux frais de sa guérison. Puis il courut chez le pharmacien.
Une cohue stationnait devant la porte; la bonne femme, affaissée dans un fauteuil, geignait, les mains inertes, la face abrutie. Deux médecins l'examinaient encore. Aucun membre n'était cassé, mais on craignait une lésion interne.
Hector lui parla:
«Souffrez-vous beaucoup?
– Oh! oui.
– Où ça?
– C'est comme un feu que j'aurais dans les estomacs.»
Un médecin s'approcha:
«C'est vous, monsieur, qui êtes l'auteur de l'accident?
– Oui, monsieur.
– Il faudrait envoyer cette femme dans une maison de santé; j'en connais une où on la recevrait à six francs par jour. Voulez-vous que je m'en charge?»
Hector, ravi, remercia et rentra chez lui soulagé.
Sa femme l'attendait dans les larmes: il l'apaisa.
«Ce n'est rien, cette dame Simon va déjà mieux, dans trois jours il n'y paraîtra plus; je l'ai envoyée dans une maison de santé; ce n'est rien.»
Ce n'est rien!
En sortant de son bureau, le lendemain, il alla prendre des nouvelles de Mme Simon. Il l'a trouva en train de manger un bouillon gras d'un air satisfait.
«Eh bien?» dit-il.
Elle répondit:
«Oh, mon pauv' monsieur, ça n' change pas. Je me sens quasiment anéantie. N'y a pas de mieux.»
Le médecin déclara qu'il fallait attendre, une complication, pouvant survenir.
Il attendit trois jours, puis il revint. La vieille femme, le teint clair, l'oeil limpide, se mit à geindre en l'apercevant:
«Je n' peux pu r'muer, mon pauv' monsieur; je n' peux pu. J'en ai pour jusqu'à la fin de mes jours.»
Un frisson courut dans les os d'Hector. Il demanda le médecin. Le médecin leva les bras:
«Que voulez-vous, monsieur, je ne sais pas, moi. Elle hurle quand on essaye de la soulever. On ne peut même changer de place son fauteuil sans lui faire pousser des cris déchirants. Je dois croire ce qu'elle me dix, monsieur; je ne suis pas dedans. Tant que je ne l'aurai pas vue marcher, je n'ai pas le droit de supposer un mensonge de sa part.»
La vieille écoutait, immobile, l'oeil sournois.
Huit jours se passèrent; puis quinze, puis un mois. Mme Simon ne quittait pas son fauteuil. Elle mangeait du matin au soir, engraissait, causait gaiement avec les autres malades, semblait accoutumée à l'immobilité comme si c'eût été le repos bien gagné par ses cinquante ans d'escaliers montés et descendus, de matelas retournés, de charbon porté d'étage en étage, de coups de balai et de coups de brosse.
Hector éperdu venait chaque jour; chaque jour il la trouvait tranquille et sereine, et déclarant:
«Je n' peux pu r'muer, mon pauv' monsieur, je n' peux pu.»
Chaque soir, Mme de Gribelin demandait, dévorée d'angoisses:
«Et Mme Simon?»
Et, chaque fois, il répondait avec un abattement désespéré:
«Rien de changé, absolument rien!»
On renvoya la bonne, dont les gages de-venaient trop lourds. On économisa davantage encore, la gratification tout entière y passa.
Alors Hector assembla quatre grands médecins qui se réunirent autour de la vieille. Elle se laissa examiner, tâter, palper, en les guettant d'un oeil malin.
«Il faut la faire marcher, dit l'un.»
Elle s'écria:
«Je n'peux pu, mes bons messieurs, je n'peux pu!»
Alors ils l'empoignèrent, la soulevèrent, la traînèrent quelques pas; mais elle leur échappa des mains et s'écroula sur le plancher en poussant des clameurs si épouvantables qu'ils la reportèrent sur son siège avec des précautions infinies.
Ils émirent une opinion discrète, concluant cependant à l'impossibilité du travail.
Et, quand Hector apporta cette nouvelle à sa femme, elle se laissa choir sur une chaise en balbutiant:
«Il vaudrait encore mieux la prendre ici, ça nous coûterait moins cher.»
Il bondit:
«Ici, chez nous, y penses-tu?»
Mais elle répondit, résignée à tout maintenant, et avec des larmes dans les yeux:
«Que veux-tu, mon ami, ce n'est pas ma faute!..»
UN RÉVEILLON
Je ne sais plus au juste l'année. Depuis un mois entier je chassais avec emportement, avec une joie sauvage, avec cette ardeur qu'on a pour les passions nouvelles.
J'étais en Normandie, chez un parent non marié, Jules de Banneville, seul avec lui, sa bonne, un valet et un garde dans son château seigneurial. Ce château, vieux bâtiment grisâtre entouré de sapins gémissants, au centre de longues avenues de chênes où galopait le vent, semblait abandonné depuis des siècles. Un antique mobilier habitait seul les pièces toujours fermées, où jadis ces gens dont on voyait les portraits accrochés dans un corridor aussi tempétueux que les avenues recevaient cérémonieusement les nobles voisins.
Quant à nous, nous nous étions réfugiés simplement dans la cuisine, seul coin habitable du manoir, une immense cuisine dont les lointains sombres s'éclairaient quand on jetait une bourrée nouvelle dans la vaste cheminée. Puis, chaque soir, après une douce somnolence devant le feu, après que nos bottes trempées avaient fumé longtemps et que nos chiens d'arrêt, couchés en rond entre nos jambes, avaient rêvé de chasse en aboyant comme des somnambules, nous montions dans notre chambre.
C'était l'unique pièce qu'on eût fait plafonner et plâtrer partout, à cause des souris. Mais elle était demeurée nue, blanchie seulement à la chaux, avec des fusils, dos fouets à chiens et des cors de chasse accrochés aux murs; et nous nous glissions grelottants dans nos lits, aux deux coins de cette case sibérienne.
A une lieue en face du château, la falaise à pic tombait dans la mer; et les puissants souffles de l'Océan, jour et nuit, faisaient soupirer les grands arbres courbés, pleurer le toit et les girouettes, crier tout le vénérable bâtiment, qui s'emplissait de vent par ses tuiles disjointes, ses cheminées larges comme des gouffres, ses fenêtres qui ne fermaient plus.
Ce jour-là il avait gelé horriblement. Le soir était venu. Nous allions nous mettre à table devant le grand feu de la haute cheminée où rôtissaient un râble de lièvre flanqué de deux perdrix qui sentaient bon.
Mon cousin leva la tête: «Il ne fera pas chaud en se couchant,» dit-il.
Indifférent, je répliquai: «Non, mais nous aurons du canard aux étangs demain matin.»
La servante, qui mettait notre couvert à un bout de la table et celui des domestiques à l'autre bout, demanda: «Ces messieurs savent-ils que c'est ce soir le réveillon?»
Nous n'en savions rien assurément, car nous ne regardions guère le calendrier. Mon compagnon reprit: «Alors c'est ce soir la messe de minuit. C'est donc pour cela qu'on a sonné toute la journée!»
La servante répliqua: «Oui et non, monsieur: on a sonné aussi parce que le père Fournel est mort.»
Le père Fournel, ancien berger, était une célébrité du pays. Agé de quatre-vingt-seize ans, il n'avait jamais été malade jusqu'au moment où, un mois auparavant, il avait pris froid, étant tombé dans une mare par une nuit obscure. Le lendemain il s'était mis au lit. Depuis lors il agonisait.
Mon cousin se tourna vers moi: «Si tu veux, dit-il, nous irons tout à l'heure voir ces pauvres gens.» Il voulait parler de la famille du vieux, son petit-fils, âgé de cinquante-huit ans, et sa petite belle-fille, d'une année plus jeune. La génération intermédiaire n'existait déjà plus depuis longtemps. Ils habitaient une lamentable masure, à l'entrée du hameau, sur la droite.
Mais je ne sais pourquoi cette idée de Noël, au fond de cette solitude, nous mit en humeur de causer. Tous les deux, en tête-à-tête, nous nous racontions des histoires de réveillons anciens, des aventures de cette nuit folle, les bonnes fortunes passées et les réveils du lendemain, les réveils à deux avec leurs surprises hasardeuses, l'étonnement des découvertes.
De cette façon, notre dîner dura longtemps. De nombreuses pipes le suivirent; et, envahis par ces gaîtés de solitaires, des gaîtés communicatives qui naissent soudain entre deux intimes amis, nous parlions sans repos, fouillant en nous pour nous dire ces souvenirs confidentiels du coeur qui s'échappent en ces heures d'effusion.
La bonne, partie depuis longtemps, reparut: «Je vais à la messe, monsieur.
– Déjà!
– Il est minuit moins trois quarts.
– Si nous allions aussi jusqu'à l'église? demanda Jules: cette messe de Noël est bien curieuse aux champs.»
J'acceptai, et nous partîmes, enveloppés en nos fourrures de chasse.
Un froid aigu piquait le visage, faisait pleurer les yeux. L'air cru saisissait les poumons, desséchait la gorge. Le ciel profond, net et dur, était criblé d'étoiles qu'on eût dites pâlies par la gelée; elles scintillaient non point comme des feux, mais comme des astres de glace, des cristallisations brillantes. Au loin, sur la terre d'airain, sèche et retentissante, les sabots des paysans sonnaient; et, par tout l'horizon, les petites cloches des villages, tintant, jetaient leurs notes grêles comme frileuses aussi, dans la vaste nuit glaciale.
La campagne ne dormait point. Des coqs, trompés par ces bruits, chantaient; et en passant le long des étables, on entendait remuer les bêtes troublées par ces rumeurs de vie.
En approchant du hameau, Jules se ressouvint des Fournel. – «Voici leur baraque, dit-il: entrons!»
Il frappa longtemps en vain. Alors une voisine, qui sortait de chez elle pour se rendre à l'église, nous ayant aperçus: – «Ils sont à la messe, messieurs; ils vont prier pour le père.»
«Nous les verrons en sortant,» dit mon cousin.
La lune à son déclin profilait au bord de l'horizon sa silhouette de faucille au milieu de cette semaille infinie de grains luisants jetés à poignée dans l'espace. Et par la campagne noire, des petits feux tremblants s'en venaient de partout vers le clocher pointu qui sonnait sans répit. Entre les cours des fermes plantées d'arbres, au milieu des plaines sombres, ils sautillaient, ces feux, en rasant la terre. C'étaient des lanternes de corne que portaient les paysans devant leurs femmes en bonnet blanc, enveloppées de longues mantes noires, et suivies des mioches mal éveillés, se tenant la main dans la nuit.
Par la porte ouverte de l'église, on apercevait le choeur illuminé. Une guirlande de chandelles d'un sou faisait le tour de la pauvre nef; et par terre, dans une chapelle à gauche, un gros Enfant-Jésus étalait sur de la vraie paille, au milieu des branches de sapin, sa nudité rosé et maniérée.
L'office commençait. Les paysans courbés, les femmes à genoux, priaient. Ces simples gens, relevés par la nuit froide, regardaient, tout remués, l'image grossièrement peinte, et ils joignaient les mains, naïvement convaincus autant qu'intimidés par l'humble splendeur de cette représentation puérile.
L'air glacé faisait palpiter les flammes. Jules me dit: «Sortons! on est encore mieux dehors.»
Et sur la route déserte, pendant que tous les campagnards prosternés grelottaient Dévotement, nous nous mîmes a recauser de nos souvenirs, si longtemps que l'office était fini quand nous revînmes au hameau.
Un filet de lumière passait sous la porte des Fournel. «Ils veillent leur mort, dit mon cousin. Entrons enfin chez ces pauvres gens, cela leur fera plaisir.»
Dans la cheminée, quelques tisons agonisaient. La pièce, noire, vernie de saleté, avec ses solives vermoulues brunies par le temps, était pleine d'une odeur suffocante de boudin grillé. Au milieu de la grande table, sous laquelle la huche au pain s'arrondissait comme un ventre dans toute sa longueur, une chandelle, dans un chandelier de fer tordu, filait jusqu'au plafond l'âcre fumée de sa mèche en champignon. – Et les deux Fournel, l'homme et la femme, réveillonnaient en tête-à-tête.
Mornes, avec l'air navré et la face abrutie des paysans, ils mangeaient gravement sans dire un mot. Dans une seule assiette, posée entre eux, un grand morceau de boudin dégageait sa vapeur empestante. De temps en temps, ils en arrachaient un bout avec la pointe de leur couteau, l'écrasaient sur leur pain qu'ils coupaient en bouchées, puis mâchaient avec lenteur.
Quand le verre de l'homme était vide, la femme, prenant la cruche au cidre, le remplissait.
A notre entrée, ils se levèrent, nous firent asseoir, nous offrirent de «faire comme eux», et, sur notre refus, se remirent à manger.
Au bout de quelques minutes de silence, mon cousin demanda: «Eh bien, Anthime, votre grand-père est mort?
– Oui, mon pauv' monsieur, il a passé tantôt.»
Le silence recommença. La femme, par politesse, moucha la chandelle. Alors, pour dire quelque chose, j'ajoutai: «Il était bien vieux.»
Sa petite-belle-fille de cinquante-sept ans reprit: «Oh! son temps était terminé, il n'avait plus rien à faire ici.»
Soudain, le désir me vint de regarder le cadavre de ce centenaire, et je priai qu'on me le montrât.
Les deux paysans, jusque-là placides, s'émurent brusquement. Leurs yeux inquiets s'interrogèrent, et ils ne répondirent pas.
Mon cousin, voyant leur trouble, insista.
L'homme alors, d'un air soupçonneux et sournois, demanda: – «A quoi qu'ça vous servirait?
– A rien, dit Jules, mais ça se fait tous les jours; pourquoi ne voulez-vous pas le montrer?»
Le paysan haussa les épaules. – «Oh! moi, j'veux ben; seulement, à c'te heure-ci, c'est malaisé.»
Mille suppositions nous passaient dans l'esprit. Comme les petits-enfants du mort ne remuaient toujours pas, et demeuraient face à face, les yeux baissés, avec cette tête de bois des gens mécontents, qui semble dire: «Allez-vous-en,» mon cousin parla avec autorité: «Allons, Anthime, levez-vous, et conduisez-nous dans sa chambre.» Mais l'homme, ayant pris son parti, répondit d'un air renfrogné: «C'est pas la peine, il n'y est pu, monsieur.
– Mais alors, où donc est-il?»
La femme coupa la parole à son mari:
«J'vas vous dire: J' l'avons mis jusqu'à d'main dans la huche, parce que j'avions point d'place.»
Et, retirant l'assiette au boudin, elle leva le couvercle de leur table, se pencha avec la chandelle pour éclairer l'intérieur du grand coffre béant, au fond duquel nous aperçûmes quelque chose de gris, une sorte de long paquet d'où sortait, par un bout, une tête maigre avec des cheveux blancs ébouriffés, et, par l'autre bout, deux pieds nus.
C'était le vieux, tout sec, les yeux clos, roulé dans son manteau de berger, et dormant là son dernier sommeil, au milieu d'antiques et noires croûtes de pain, aussi séculaires que lui.
Ses enfants avaient réveillonné dessus!
Jules, indigné, tremblant de colère, cria: «Pourquoi ne l'avez-vous pas laissé dans son lit, manants que vous êtes?»
Alors la femme se mit à larmoyer, et très vite: «J'vas vous dire, mon bon monsieur, j'avons qu'un lit dans la maison. J'couchions avec lui auparavant puisque j'étions qu'trois. D'puis qu'il est si malade, j'couchons par terre; c'est dur, mon brave monsieur, dans ces temps ici. Eh ben, quand il a été trépassé, tantôt, j'nous sommes dit comme ça: Puisqu'il n'souffre pu, c't'homme, à quoi qu'ça sert de l'laisser dans l'lit? J'pouvons ben l'mettre jusqu'à d'main dans la huche, et je… J'pouvions pourtant pas coucher avec ce mort, mes bons messieurs!..»
Mon cousin, exaspéré, sortit brusquement en claquant la porte, tandis que je le suivais, riant aux larmes.