Kitabı oku: «Monsieur Parent», sayfa 8
Les bécasses
Ma chère amie, vous me demandez pourquoi je ne rentre pas à Paris; vous vous étonnez, et vous vous fâchez presque. La raison que je vais vous donner va, sans doute, vous révolter: Est-ce qu’un chasseur rentre à Paris au moment du passage des bécasses?
Certes, je comprends et j’aime assez cette vie de la ville, qui va de la chambre au trottoir; mais je préfère la vie libre, la rude vie d’automne du chasseur.
À Paris, il me semble que je ne suis jamais dehors; car les rues ne sont, en somme, que de grands appartements communs, et sans plafond. Est-on à l’air, entre deux murs, les pieds sur des pavés de bois ou de pierre, le regard borné partout par des bâtiments, sans aucun horizon de verdure, de plaines ou de bois? Des milliers de voisins vous coudoient, vous poussent, vous saluent et vous parlent; et le fait de recevoir de l’eau sur un parapluie quand il pleut ne suffit pas à me donner l’impression, la sensation de l’espace.
Ici, je perçois bien nettement, et délicieusement la différence du dedans et du dehors… Mais ce n’est pas de cela que je veux vous parler…
Donc les bécasses passent.
Il faut vous dire que j’habite une grande maison normande, dans une vallée, auprès d’une petite rivière, et que je chasse presque tous les jours.
Les autres jours, je lis; je lis même des choses que les hommes de Paris n’ont pas le temps de connaître, des choses très sérieuses, très profondes, très curieuses, écrites par un brave savant de génie, un étranger qui a passé toute sa vie à étudier la même question et a observé les mêmes faits relatifs à l’influence du fonctionnement de nos organes sur notre intelligence.
Mais je veux vous parler des bécasses. Donc mes deux amis, les frères d’Orgemol et moi, nous restons ici pendant la saison de chasse, en attendant les premiers froids. Puis, dès qu’il gèle, nous partons pour leur ferme de Cannetot près de Fécamp, parce qu’il y a là un petit bois délicieux, un petit bois divin, où viennent loger toutes les bécasses qui passent.
Vous connaissez les d’Orgemol, ces deux géants, ces deux Normands des premiers temps, ces deux mâles de la vieille et puissante race de conquérants qui envahit la France, prit et garda l’Angleterre, s’établit sur toutes les côtes du vieux monde, éleva des villes partout, passa comme un flot sur la Sicile en y créant un art admirable, battit tous les rois, pilla les plus fières cités, roula les papes dans leurs ruses de prêtres et les joua, plus madrés que ces pontifes italiens, et surtout laissa des enfants dans tous les lits de la terre. Les d’Orgemol sont deux Normands timbrés au meilleur titre, ils ont tout des Normands, la voix, l’accent, l’esprit, les cheveux blonds et les yeux couleur de la mer.
Quand nous sommes ensemble, nous parlons patois, nous vivons, pensons, agissons en Normands, nous devenons des Normands terriens plus paysans que nos fermiers.
Or, depuis quinze jours, nous attendions les bécasses.
Chaque matin l’aîné, Simon, me disait: «Hé, v’là l’vent qui passe à l’est, y va geler. Dans deux jours, elles viendront».
Le cadet Gaspard, plus précis, attendait que la gelée fût venue pour l’annoncer.
Or, jeudi dernier, il entra dans ma chambre dès l’aurore en criant:
– Ça y est, la terre est toute blanche. Deux jours comme ça et nous allons à Cannetot.
Deux jours plus tard, en effet, nous partions pour Cannetot. Certes, vous auriez ri en nous voyant. Nous nous déplaçons dans une étrange voiture de chasse que mon père fit construire autrefois. Construire est le seul mot que je puisse employer en parlant de ce monument voyageur, ou plutôt de ce tremblement de terre roulant. Il y a de tout là dedans: caisses pour les provisions, caisses pour les armes, caisses pour les malles, caisses à claire-voie pour les chiens. Tout y est à l’abri, excepté les hommes, perchés sur des banquettes à balustrades, hautes comme un troisième étage et portées par quatre roues gigantesques. On parvient là-dessus comme on peut, en se servant des pieds, des mains et même des dents à l’occasion, car aucun marchepied ne donne accès sur cet édifice.
Donc, les deux d’Orgemol et moi nous escaladons cette montagne, en des accoutrements de Lapons. Nous sommes vêtus de peaux de mouton, nous portons des bas de laine énormes par-dessus nos pantalons, et des guêtres par-dessus nos bas de laine; nous avons des coiffures en fourrure noire et des gants en fourrure blanche. Quand nous sommes installés, Jean, mon domestique, nous jette nos trois bassets, Pif, Paf et Moustache. Pif appartient à Simon, Paf à Gaspard et Moustache à moi. On dirait trois petits crocodiles à poil. Ils sont longs, bas, crochus, avec des pattes torses, et tellement velus qu’ils ont l’air de broussailles jaunes. À peine voit-on leurs yeux noirs sous leurs sourcils, et leurs crocs blancs sous leurs barbes. Jamais on ne les enferme dans les chenils roulants de la voiture. Chacun de nous garde le sien sous ses pieds pour avoir chaud.
Et nous voilà partis, secoués abominablement. Il gelait, il gelait ferme. Nous étions contents. Vers cinq heures nous arrivions. Le fermier, maître Picot, nous attendait devant la porte. C’est aussi un gaillard, pas grand, mais rond, trapu, vigoureux comme un dogue, rusé comme un renard, toujours souriant, toujours content et sachant faire argent de tout.
C’est grande fête pour lui, au moment des bécasses.
La ferme est vaste, un vieux bâtiment dans une cour à pommiers, entourée de quatre rangs de hêtres qui bataillent toute l’année contre le vent de mer.
Nous entrons dans la cuisine où flambe un beau feu en notre honneur.
Notre table est mise tout contre la haute cheminée où tourne et cuit, devant la flamme claire, un gros poulet dont le jus coule dans un plat de terre.
La fermière alors nous salue, une grande femme muette, très polie, tout occupée des soins de la maison, la tête pleine d’affaires et de chiffres, prix des grains, des volailles, des moutons, des boeufs. C’est une femme d’ordre, rangée et sévère, connue à sa valeur dans les environs.
Au fond de la cuisine s’étend la grande table où viendront s’asseoir tout à l’heure les valets de tout ordre, charretiers, laboureurs, goujats, filles de ferme, bergers; et tous ces gens mangeront en silence sous l’oeil actif de la maîtresse, en nous regardant dîner avec maître Picot, qui dira des blagues pour rire. Puis, quand tout son personnel sera repu, madame Picot prendra, seule, son repas rapide et frugal sur un coin de table, en surveillant la servante.
Aux jours ordinaires elle dîne avec tout son monde.
Nous couchons tous les trois, les d’Orgemol et moi, dans une chambre blanche, toute nue, peinte à la chaux, et qui contient seulement nos trois lits, trois chaises et trois cuvettes.
Gaspard s’éveille toujours le premier, et sonne une diane retentissante. En une demi-heure tout le monde est prêt et on part avec maître Picot qui chasse avec nous.
Maître Picot me préfère à ses maîtres. Pourquoi? sans doute parce que je ne suis pas son maître. Donc nous voilà tous les deux qui gagnons le bois par la droite, tandis que les deux frères vont attaquer par la gauche. Simon a la direction des chiens qu’il traîne, tous les trois attachés au bout d’une corde.
Car nous ne chassons pas la bécasse, mais le lapin. Nous sommes convaincus qu’il ne faut pas chercher la bécasse, mais la trouver. On tombe dessus et on la tue, voilà. Quand on veut spécialement en rencontrer, on ne les pince jamais. C’est vraiment une chose belle et curieuse que d’entendre dans l’air frais du matin, la détonation brève du fusil, puis la voix formidable de Gaspard emplir l’horizon et hurler: «Bécasse. – Elle y est».
Moi je suis sournois. Quand j’ai tué une bécasse, je crie: «Lapin!» Et je triomphe avec excès lorsqu’on sort les pièces du carnier, au déjeuner de midi.
Donc nous voilà, maître Picot et moi, dans le petit bois dont les feuilles tombent avec un murmure doux et continu, un murmure sec, un peu triste, elles sont mortes. Il fait froid, un froid léger qui pique les yeux, le nez, et les oreilles et qui a poudré d’une fine mousse blanche le bout des herbes et la terre brune des labourés. Mais on a chaud tout le long des membres, sous la grosse peau de mouton. Le soleil est gai dans l’air bleu, il ne chauffe guère, mais il est gai. Il fait bon chasser au bois par les frais matins d’hiver.
Là-bas, un chien jette un aboiement aigu. C’est Pif. Je connais sa voix frêle. Puis, plus rien. Voilà un autre cri, puis un autre; et Paf à son tour donne de la gueule. Que fait donc Moustache? Ah! le voilà qui piaule comme une poule qu’on étrangle! Ils ont levé un lapin. Attention, maître Picot!
Ils s’éloignent, se rapprochent, s’écartent encore, puis reviennent; nous suivons leurs allées imprévues, en courant dans les petits chemins, l’esprit en éveil, le doigt sur la gâchette du fusil.
Ils remontent vers la plaine, nous remontons aussi. Soudain, une tache grise, une ombre traverse le sentier. J’épaule et je tire. La fumée légère s’envole dans l’air bleu; et j’aperçois sur l’herbe une pincée de poil blanc qui remue. Alors je hurle de toute ma force: «Lapin, lapin. – Il y est!» Et je le montre aux trois chiens, aux trois crocodiles velus qui me félicitent en remuant la queue; puis s’en vont en chercher un autre.
Maître Picot m’avait rejoint. Moustache se remit à japper. Le fermier dit: «Ça pourrait bien être un lièvre, allons au bord de la plaine».
Mais au moment où je sortais du bois, j’aperçus, debout, à dix pas de moi, enveloppé dans son immense manteau jaunâtre, coiffé d’un bonnet de laine, et tricotant toujours un bas, comme font les bergers chez nous, le pâtre de maître Picot, Gargan, le muet. Je lui dis, selon l’usage: «Bonjour, pasteur». Et il leva la main pour me saluer, bien qu’il n’eût pas entendu ma voix; mais il avait vu le mouvement de mes lèvres.
Depuis quinze ans je le connaissais, ce berger. Depuis quinze ans je le voyais chaque automne, debout au bord ou au milieu d’un champ, le corps immobile, et ses mains tricotant toujours. Son troupeau le suivait comme une meute, semblait obéir à son oeil.
Maître Picot me serra le bras:
– Vous savez que le berger a tué sa femme.
Je fus stupéfait: – Gargan? Le sourd-muet?
– Oui, cet hiver, et il a été jugé à Rouen. Je vas vous conter ça.
Et il m’entraîna dans le taillis, car le pasteur savait cueillir les mots sur la bouche de son maître comme s’il les eût entendus. Il ne comprenait que lui; mais, en face de lui, il n’était plus sourd; et le maître, par contre, devinait comme un sorcier toutes les intentions de la pantomime du muet, tous les gestes de ses doigts, les plis de ses joues et les reflets de ses yeux.
Voici cette simple histoire, sombre fait divers, comme il s’en passe aux champs, quelquefois.
Gargan était fils d’un marneux, d’un de ces hommes qui descendent dans les marnières pour extraire cette sorte de pierre molle, blanche et fondante, qu’on sème sur les terres. Sourd-muet de naissance, on l’avait élevé à garder des vaches le long des fossés des routes.
Puis, recueilli par le père de Picot, il était devenu berger de la ferme. C’était un excellent berger, dévoué, probe, et qui savait replacer les membres démis, bien que personne ne lui eût jamais rien appris.
Quand Picot prit la ferme à son tour, Gargan avait trente ans et en paraissait quarante. Il était haut, maigre et barbu, barbu comme un patriarche.
Or, vers cette époque, une bonne femme du pays, très pauvre, la Martel, mourut, laissant une fillette de quinze ans, qu’on appelait la Goutte à cause de son amour immodéré pour l’eau-de-vie.
Picot recueillit cette guenilleuse et l’employa à de menues besognes, la nourrissant sans la payer, en échange de son travail. Elle couchait sous la grange, dans l’étable ou dans l’écurie, sur la paille ou sur le fumier, quelque part, n’importe où, car on ne donne pas un lit à ces va-nu-pieds. Elle couchait donc n’importe où, avec n’importe qui, peut-être avec le charretier ou le goujat. Mais il arriva que, bientôt, elle s’adonna avec le sourd et s’accoupla avec lui d’une façon continue. Comment s’unirent ces deux misères? Comment se comprirent-elles? Avait-il jamais connu une femme avant cette rôdeuse de granges, lui qui n’avait jamais causé avec personne? Est-ce elle qui le fut trouver dans sa hutte roulante, et qui le séduisit, Ève d’ornière, au bord d’un chemin? On ne sait pas. On sut seulement, un jour, qu’ils vivaient ensemble comme mari et femme.
Personne ne s’en étonna. Et Picot trouva même cet accouplement naturel.
Mais voilà que le curé apprit cette union sans messe et se fâcha. Il fit des reproches à madame Picot, inquiéta sa conscience, la menaça de châtiments mystérieux. Que faire? C’était bien simple. On allait les marier à l’église et à la mairie. Ils n’avaient rien ni l’un ni l’autre: lui, pas une culotte entière; elle, pas un jupon d’une seule pièce. Donc, rien ne s’opposait à ce que la loi et la religion fussent satisfaites. On les unit, en une heure, devant maire et curé, et on crut tout réglé pour le mieux.
Mais voilà que, bientôt, ce fut un jeu dans le pays (pardon pour ce vilain mot!) de faire cocu ce pauvre Gargan. Avant qu’il fût marié, personne ne songeait à coucher avec la Goutte; et, maintenant, chacun voulait son tour, histoire de rire. Tout le monde y passait pour un petit verre, derrière le dos du mari. L’aventure fit même tant de bruit aux environs qu’il vint des messieurs de Goderville pour voir ça.
Moyennant un demi-litre, la Goutte leur donnait le spectacle avec n’importe qui, dans un fossé, derrière un mur, tandis qu’on apercevait, en même temps, la silhouette immobile de Gargan, tricotant un bas à cent pas de là et suivi de son troupeau bêlant. Et on riait à s’en rendre malade dans tous les cafés de la contrée; on ne parlait que de ça, le soir, devant le feu; on s’abordait sur les routes en se demandant: «As-tu payé la goutte à la Goutte?» On savait ce que cela voulait dire.
Le berger ne semblait rien voir. Mais voilà qu’un jour, le gars Poirot, de Sasseville, appela d’un signe la femme à Gargan derrière une meule en lui faisant voir une bouteille pleine. Elle comprit et accourut en riant; or, à peine étaient-ils occupés à leur besogne criminelle que le pâtre tomba sur eux comme s’il fût sorti d’un nuage. Poirot s’enfuit, à cloche-pied, la culotte sur les talons, tandis que le muet, avec des cris de bête, serrait la gorge de sa femme.
Des gens accoururent qui travaillaient dans la plaine. Il était trop tard; elle avait la langue noire, les yeux sortis de la tête; du sang lui coulait par le nez. Elle était morte.
Le berger fut jugé par le tribunal de Rouen. Comme il était muet, Picot lui servait d’interprète. Les détails de l’affaire amusèrent beaucoup l’auditoire. Mais le fermier n’avait qu’une idée: c’était de faire acquitter son pasteur, et il s’y prenait en malin.
Il raconta d’abord toute l’histoire du sourd et celle de son mariage; puis, quand il en vint au crime, il interrogea lui-même l’assassin.
Toute l’assistance était silencieuse.
Picot prononçait avec lenteur: «Savais-tu qu’elle te trompait?» Et, en même temps, il mimait sa question avec les yeux.
L’autre fit «non» de la tête.
– «T’étais couché dans la meule quand tu l’as surpris?» Et il faisait le geste d’un homme qui aperçoit une chose dégoûtante.
L’autre fit «oui» de la tête.
Alors, le fermier, imitant les signes du maire qui marie, et du prêtre qui unit au nom de Dieu, demanda à son serviteur s’il avait tué sa femme parce qu’elle était liée à lui devant les hommes et devant le ciel.
Le berger fit «oui» de la tête.
Picot lui dit: «Allons, montre comment c’est arrivé?»
Alors, le sourd mima lui-même toute la scène. Il montra qu’il dormait dans la meule; qu’il s’était réveillé en sentant remuer la paille, qu’il avait regardé tout doucement, et qu’il avait vu la chose.
Il s’était dressé, entre les deux gendarmes, et, brusquement, il imita le mouvement obscène du couple criminel enlacé devant lui.
Un rire tumultueux s’éleva dans la salle, puis s’arrêta net; car le berger, les yeux hagards, remuant sa mâchoire et sa grande barbe comme s’il eût mordu quelque chose, les bras tendus, la tête en avant, répétait l’action terrible du meurtrier qui étrangle un être.
Et il hurlait affreusement, tellement affolé de colère qu’il croyait la tenir encore et que les gendarmes furent obligés de le saisir et de l’asseoir de force pour le calmer.
Un grand frisson d’angoisse courut dans l’assistance. Alors maître Picot, posant la main sur l’épaule de son serviteur, dit simplement: «Il a de l’honneur, cet homme-là».
Et le berger fut acquitté.
Quant à moi, ma chère amie, j’écoutais, fort ému, la fin de cette aventure que je vous ai racontée en termes bien grossiers, pour ne rien changer au récit du fermier, quand un coup de fusil éclata au milieu du bois; et la voix formidable de Gaspard gronda dans le vent comme un coup de canon.
– Bécasse. Elle y est.
Et voilà comment j’emploie mon temps à guetter des bécasses qui passent tandis que vous allez aussi voir passer au bois les premières toilettes d’hiver.
En wagon
Le soleil allait disparaître derrière la grande chaîne dont le puy de Dôme est le géant, et l’ombre des cimes s’étendait dans la profonde vallée de Royat.
Quelques personnes se promenaient dans le parc, autour du kiosque de la musique. D’autres demeuraient encore assises, par groupes, malgré la fraîcheur du soir.
Dans un de ces groupes on causait avec animation, car il était question d’une grave affaire qui tourmentait beaucoup mesdames de Sarcagnes, de Vaulacelles et de Bridoie. Dans quelques jours allaient commencer les vacances, et il s’agissait de faire venir leurs fils élevés chez les Jésuites et chez les Dominicains.
Or ces dames n’avaient point envie d’entreprendre elles-mêmes le voyage pour ramener leurs descendants, et elles ne connaissaient justement personne qu’elles pussent charger de ce soin délicat. On touchait aux derniers jours de juillet. Paris était vide. Elles cherchaient, sans trouver, un nom qui leur offrît les garanties désirées.
Leur embarras s’augmentait de ce qu’une vilaine affaire de moeurs avait eu lieu quelques jours auparavant dans un wagon. Et ces dames demeuraient persuadées que toutes les filles de la capitale passaient leur existence dans les rapides, entre l’Auvergne et la gare de Lyon. Les échos de Gil Blas, d’ailleurs, au dire M. de Bridoie, signalaient la présence à Vichy, au Mont-Dore et à la Bourboule, de toutes les horizontales connues et inconnues. Pour y être, elles avaient dû y venir en wagon; et elles s’en retournaient indubitablement encore en wagon; elles devaient même s’en retourner sans cesse pour revenir tous les jours. C’était donc un va-et-vient continu d’impures sur cette maudite ligne. Ces dames se désolaient que l’accès des gares ne fût pas interdit aux femmes suspectes.
Or, Roger de Sarcagnes avait quinze ans, Gontran de Vaulacelles treize ans et Roland de Bridoie onze ans. Que faire? Elles ne pouvaient pas, cependant, exposer leurs chers enfants au contact de pareilles créatures. Que pouvaient-ils entendre, que pouvaient-ils voir, que pouvaient-ils apprendre, s’ils passaient une journée entière, ou une nuit, dans un compartiment qui enfermerait, peut-être, une ou deux de ces drôlesses avec un ou deux de leurs compagnons?
La situation semblait sans issue, quand madame de Martinsec vint à passer. Elle s’arrêta pour dire bonjour à ses amies qui lui racontèrent leurs angoisses.
– Mais c’est bien simple, s’écria-t-elle, je vais vous prêter l’abbé. Je peux très bien m’en passer pendant quarante-huit heures. L’éducation de Rodolphe ne sera pas compromise pour si peu. Il ira chercher vos enfants et vous les ramènera.
Il fut donc convenu que l’abbé Lecuir, un jeune prêtre, fort instruit, précepteur de Rodolphe de Martinsec, irait à Paris, la semaine suivante, chercher les trois jeunes gens.
L’abbé partit donc le vendredi; et il se trouvait à la gare de Lyon le dimanche matin pour prendre, avec ses trois gamins, le rapide de huit heures, le nouveau rapide-direct organisé depuis quelques jours seulement, sur la réclamation générale de tous les baigneurs de l’Auvergne.
Il se promenait sur le quai de départ, suivi de ses collégiens, comme une poule de ses poussins, et il cherchait un compartiment vide ou occupé par des gens d’aspect respectable, car il avait l’esprit hanté par toutes les recommandations minutieuses que lui avaient faites mesdames de Sarcagnes, de Vaulacelles et de Bridoie.
Or il aperçut tout à coup devant une portière un vieux monsieur et une vieille dame à cheveux blancs qui causaient avec une autre dame installée dans l’intérieur du wagon. Le vieux monsieur était officier de la Légion d’honneur; et ces gens avaient l’aspect le plus comme il faut. «Voici mon affaire», pensa l’abbé. Il fit monter les trois élèves et les suivit.
La vieille dame disait:
– Surtout soigne-toi bien, mon enfant.
La jeune répondit:
– Oh! oui, maman, ne crains rien.
– Appelle le médecin aussitôt que tu te sentiras souffrante.
– Oui, oui, maman.
– Allons, adieu, ma fille.
– Adieu, maman.
Il y eut une longue embrassade, puis un employé ferma les portières et le train se mit en route.
Ils étaient seuls. L’abbé, ravi, se félicitait de son adresse, et il se mit à causer avec les jeunes gens qui lui étaient confiés. Il avait été convenu, le jour de son départ, que madame de Martinsec l’autoriserait à donner des répétitions pendant toutes les vacances à ces trois garçons, et il voulait sonder un peu l’intelligence et le caractère de ses nouveaux élèves.
Roger de Sarcagnes, le plus grand, était un de ces hauts collégiens poussés trop vite, maigres et pâles, et dont les articulations ne semblent pas tout à fait soudées. Il parlait lentement, d’une façon naïve.
Gontran de Vaulacelles, au contraire, demeurait tout petit, trapu, et il était malin, sournois, mauvais et drôle. Il se moquait toujours de tout le monde, avait des mots de grande personne, des répliques à double sens qui inquiétaient ses parents.
Le plus jeune, Roland de Bridoie, ne paraissait montrer aucune aptitude pour rien: C’était une bonne petite bête qui ressemblerait à son papa.
L’abbé les avait prévenus qu’ils seraient sous ses ordres pendant ces deux mois d’été: et il leur fit un sermon bien senti sur leurs devoirs envers lui, sur la façon dont il entendait les gouverner, sur la méthode qu’il emploierait envers eux.
C’était un abbé d’âme droite et simple, un peu phraseur et plein de systèmes.
Son discours fut interrompu par un profond soupir que poussa leur voisine. Il tourna la tête vers elle. Elle demeurait assise dans son coin, les yeux fixes, les joues un peu pâles. L’abbé revint à ses disciples.
Le train roulait à toute vitesse, traversait des plaines, des bois, passait sous des ponts et sur des ponts, secouait de sa trépidation frémissante le chapelet de voyageurs enfermés dans les wagons.
Gontran de Vaulacelles, maintenant, interrogeait l’abbé Lecuir sur Royat, sur les amusements du pays. Y avait-il une rivière? Pouvait-on pêcher? Aurait-il un cheval, comme l’autre année? etc.
La jeune femme, tout à coup, jeta une sorte de cri, un «ah!» de souffrance vite réprimé.
Le prêtre, inquiet, lui demanda:
– Vous sentez-vous indisposée, madame?
Elle répondit: – Non, non, monsieur l’abbé, ce n’est rien, une légère douleur, ce n’est rien. Je suis un peu malade depuis quelque temps, et le mouvement du train me fatigue.
Sa figure était devenue livide, en effet.
Il insista: – Si je puis quelque chose pour vous, madame?…
– Oh! non, rien du tout, monsieur l’abbé. Je vous remercie.
Le prêtre reprit sa causerie avec ses élèves, les préparant à son enseignement et à sa direction.
Les heures passaient. Le convoi s’arrêtait de temps en temps, puis repartait. La jeune femme, maintenant, paraissait dormir et elle ne bougeait plus, enfoncée en son coin. Bien que le jour fût plus qu’à moitié écoulé, elle n’avait encore rien mangé. L’abbé pensait: «Cette personne doit être bien souffrante».
Il ne restait plus que deux heures de route pour atteindre Clermont-Ferrand, quand la voyageuse se mit brusquement à gémir. Elle s’était laissée presque tomber de sa banquette et, appuyée sur les mains, les yeux hagards, les traits crispés, elle répétait: «Oh! mon Dieu! oh! mon Dieu!»
L’abbé s’élança:
– Madame… madame… madame, qu’avez-vous?
Elle balbutia: – Je… je… crois que… que… que je vais accoucher. Et elle commença aussitôt à crier d’une effroyable façon. Elle poussait une longue clameur affolée qui semblait déchirer sa gorge au passage, une clameur aiguë, affreuse, dont l’intonation sinistre disait l’angoisse de son âme et la torture de son corps.
Le pauvre prêtre éperdu, debout devant elle, ne savait que faire, que dire, que tenter, et il murmurait: «Mon Dieu, si je savais… Mon Dieu, si je savais!» Il était rouge jusqu’au blanc des yeux; et ses trois élèves regardaient avec stupeur cette femme étendue qui criait.
Tout à coup, elle se tordit, élevant ses bras sur sa tête, et son flanc eut une secousse étrange, une convulsion qui la parcourut.
L’abbé pensa qu’elle allait mourir, mourir devant lui privée de secours et de soins, par sa faute. Alors il dit d’une voix résolue:
– Je vais vous aider, madame. Je ne sais pas… mais je vous aiderai comme je pourrai. Je dois mon assistance à toute créature qui souffre.
Puis, s’étant retourné vers les trois gamins, il cria:
– Vous – vous allez passer vos têtes à la portière; et si un de vous se retourne, il me copiera mille vers de Virgile.
Il abaissa lui-même les trois glaces, y plaça les trois têtes, ramena contre le cou les rideaux bleus, et il répéta:
– Si vous faites seulement un mouvement, vous serez privés d’excursions pendant toutes les vacances. Et n’oubliez point que je ne pardonne jamais, moi.
Et il revint vers la jeune femme, en relevant les manches de sa soutane.
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Elle gémissait toujours, et, par moments, hurlait. L’abbé, la face cramoisie, l’assistait, l’exhortait, la réconfortait, et, sans cesse, il levait les yeux vers les trois gamins qui coulaient des regards furtifs, vite détournés, vers la mystérieuse besogne accomplie par leur nouveau précepteur.
– Monsieur de Vaulacelles, vous me copierez vingt fois le verbe «désobéir»! – criait-il.
– Monsieur de Bridoie, vous serez privé de dessert pendant un mois.
Soudain la jeune femme cessa sa plainte persistante, et presque aussitôt un cri bizarre et léger qui ressemblait à un aboiement et à un miaulement fit retourner, d’un seul élan, les trois collégiens persuadés qu’ils venaient d’entendre un chien nouveau né.
L’abbé tenait dans ses mains un petit enfant tout nu. Il le regardait avec des yeux effarés; il semblait content et désolé, prêt à rire et prêt à pleurer; on l’aurait cru fou, tant sa figure exprimait de choses par le jeu rapide des yeux, des lèvres et des joues.
Il déclara, comme s’il eût annoncé à ses élèves une grande nouvelle:
– C’est un garçon.
Puis aussitôt il reprit:
– Monsieur de Sarcagnes, passez-moi la bouteille d’eau qui est dans le filet. – Bien. – Débouchez-la. – Très bien. – Versez-m’en quelques gouttes dans la main, seulement quelques gouttes. – Parfait.
Et il répandit cette eau sur le front nu du petit être qu’il portait, en prononçant:
«Je te baptise, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il».
Le train entrait en gare de Clermont. La figure de madame de Bridoie apparut à la portière. Alors l’abbé, perdant la tête, lui présenta la frêle bête humaine qu’il venait de cueillir, en murmurant: «C’est madame qui vient d’avoir un petit accident en route».
Il avait l’air d’avoir ramassé cet enfant dans un égout; et, les cheveux mouillés de sueur, le rabat sur l’épaule, la robe maculée, il répétait: «Ils n’ont rien vu – rien du tout, – j’en réponds. – Ils regardaient tous trois par la portière. – J’en réponds, – ils n’ont rien vu».
Et il descendit du compartiment avec quatre garçons au lieu de trois qu’il était allé chercher, tandis que mesdames de Bridoie, de Vaulacelles et de Sarcagnes, livides, échangeaient des regards éperdus, sans trouver un seul mot à dire.
Le soir, les trois familles dînaient ensemble pour fêter l’arrivée des collégiens. Mais on ne parlait guère; les pères, les mères et les enfants eux-mêmes semblaient préoccupés.
Tout à coup, le plus jeune, Roland de Bridoie, demanda:
– Dis, maman, où l’abbé l’a-t-il trouvé, ce petit garçon?
La mère ne répondit pas directement.
– Allons, dîne, et laisse-nous tranquilles avec tes questions.
Il se tut quelques minutes, puis reprit:
– Il n’y avait personne que cette dame qui avait mal au ventre. C’est donc que l’abbé est prestidigitateur, comme Robert Houdin qui fait venir un bocal de poissons sous un tapis.
– Tais-toi, voyons. C’est le bon Dieu qui l’a envoyé.
– Mais où l’avait-il mis, le bon Dieu? Je n’ai rien vu, moi. Est-il entré par la portière, dis?
Madame de Bridoie, impatientée, répliqua: – Voyons, c’est fini, tais-toi. Il est venu sous un chou comme tous les petits enfants. Tu le sais bien.
– Mais il n’y avait pas de chou dans le wagon?
Alors Gontran de Vaulacelles, qui écoutait avec un air sournois, sourit et dit:
– Si, il y avait un chou. Mais il n’y a que monsieur l’abbé qui l’a vu.