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Kitabı oku: «Mont Oriol», sayfa 14

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Paul songeait à tout cela, et tout cela troublait son âme de Don Quichotte moderne, disposé d’ailleurs aux capitulations. Il était alors devenu très réservé vis-à-vis de cet énigmatique ami.

Donc, quand Gontran lui avait dit l’usage qu’il faisait de Mme Honorat, Brétigny s’était mis à rire, et même depuis quelque temps, il se laissait conduire chez cette personne, et prenait grand plaisir à causer avec Charlotte.

La femme du médecin se prêtait, de la meilleure grâce du monde, au rôle qu’on lui faisait jouer, offrait du thé, vers cinq heures, comme les dames de Paris, avec de petits gâteaux confectionnés de sa propre main.

La première fois que Paul pénétra dans cette maison, elle le reçut comme un vieil ami, le fit asseoir, le débarrassa malgré lui de son chapeau, qu’elle porta sur la cheminée, à côté de la pendule. Puis, empressée, remuante, allant de l’un à l’autre, énorme et le ventre en avant, elle demandait:

– Êtes-vous disposés pour la dînette?

Gontran disait des drôleries, plaisantait, riait avec une aisance complète. Il entraîna quelques instants Louise dans l’embrasure d’une fenêtre, sous l’oeil agité de Charlotte.

Mme Honorat, qui causait avec Paul, lui dit, d’un ton maternel:

– Ces chers enfants, ils viennent ici s’entretenir quelques minutes. C’est bien innocent, n’est-ce pas, monsieur Brétigny?

– Oh! très innocent, Madame.

Quand il revint, elle l’appela familièrement «monsieur Paul», le traitant un peu comme un compère.

Et depuis lors, Gontran racontait avec sa verve gouailleuse toutes les complaisances de la dame, à qui il avait dit, la veille:

– Pourquoi n’allez-vous jamais vous promener avec ces demoiselles, sur la route de Sans-Souci?

– Mais nous irons, monsieur le Comte, nous irons.

– Demain, vers trois heures, par exemple.

– Demain, vers trois heures, monsieur le Comte.

– Vous êtes tout à fait aimable, madame Honorat.

– À votre service, monsieur le Comte.

Et Gontran expliquait à Paul:

– Tu comprends que dans ce salon je ne puis rien dire d’un peu pressant à l’aînée devant la cadette. Mais dans le bois je pars en avant ou je reste en arrière avec Louise! Alors tu viens?

– Oui, je veux bien.

– Allons.

Ils se levèrent et partirent tout doucement, par la grand’ route; puis, ayant traversé La Roche-Pradière, ils tournèrent à gauche et descendirent dans le vallon boisé à travers les buissons emmêlés. Quand ils eurent passé la petite rivière, ils s’assirent au bord du sentier, pour attendre.

Les trois femmes arrivèrent bientôt, à la file, Louise en avant et Mme Honorat derrière. On eut l’air surpris, de part et d’autre, de se rencontrer.

Gontran s’écriait:

– Tiens, quelle bonne idée vous avez eue de venir par ici!

La femme du médecin répondit:

– Voilà, c’est moi qui l’ai eue, cette idée-là!

Et on continua la promenade.

Louise et Gontran hâtaient le pas peu à peu, prenaient de l’avance, s’écartaient tellement qu’on les perdait de vue aux détours de l’étroit chemin.

La grosse dame qui soufflait murmura en leur jetant un coup d’oeil indulgent:

– Bah! c’est jeune, ça a des jambes. Moi, je ne peux pas les suivre.

Charlotte s’écria:

– Attendez, je vais les rappeler.

Elle s’élançait. La femme du médecin la retint:

– Ne les gêne pas, ma petite, s’ils veulent causer! Ça n’est pas aimable de les déranger, ils reviendront bien tout seuls.

Et elle s’assit sur l’herbe, à l’ombre d’un pin, en s’éventant avec son mouchoir. Charlotte jeta sur Paul un regard de détresse, un regard implorant et désolé.

Il comprit et dit:

– Eh bien, Mademoiselle, nous allons laisser Madame se reposer, et nous rejoindrons votre soeur, nous.

Elle répondit avec élan:

– Oh! oui, Monsieur.

Mme Honorat ne fit aucune objection:

– Allez, mes enfants, allez. Moi, je vous attends ici. Ne soyez pas trop longtemps.

Et ils s’éloignèrent à leur tour. Ils marchèrent vite, d’abord, ne voyant plus les deux autres, et espérant les rejoindre; puis, après quelques minutes, ils pensèrent que Louise et Gontran avaient dû tourner soit à gauche, soit à droite, à travers bois, et Charlotte appela, d’une voix tremblante et contenue. Personne ne lui répondit. Elle murmura:

– Oh! mon Dieu, où sont-ils?

Paul se sentit envahi de nouveau par cette pitié profonde, par cet attendrissement douloureux qui l’avait saisi déjà au bord du cratère de la Nugère.

Il ne savait que dire à cette enfant désolée. Il avait envie, une envie paternelle et violente, de la prendre dans ses bras, de l’embrasser, de trouver pour elle des choses douces et consolantes. Lesquelles? Elle se tournait de tous les côtés, fouillant les branches de ses yeux affolés, écoutant les moindres bruits, balbutiant:

– Je crois qu’ils sont par ici… Non, par là… N’entendez-vous rien?…

– Non, Mademoiselle, je n’entends rien. Le mieux est de les attendre ici.

– Oh! mon Dieu… Non… Il faut les trouver…

Il hésita quelques secondes, puis il lui dit, très bas:

– Cela vous fait donc beaucoup de peine?

Elle leva sur lui un regard éperdu où les larmes commençaient à poindre, couvrant l’oeil d’un léger nuage d’eau transparente encore retenu par les paupières bordées de longs cils bruns. Elle voulait parler, ne pouvait pas, n’osait pas; et pourtant son coeur gonflé, fermé, si plein de chagrins, avait tant besoin de s’épandre.

Il reprit:

– Vous l’aimiez donc bien fort… Il ne mérite pas votre amour, allez.

Elle ne se put contenir plus longtemps, et, jetant ses mains sur ses yeux pour cacher ses pleurs:

– Non… non… je ne l’aime pas… lui… c’est trop vilain de s’être conduit comme ça…! Il s’est joué de moi… c’est trop vilain… c’est trop lâche… mais ça m’a fait de la peine tout de même… beaucoup… parce que c’est dur… bien dur… oh oui… Mais ce qui me fait le plus mal, c’est ma soeur… ma soeur… qui ne m’aime pas non plus… elle… et qui a été plus méchante que lui… Je sens qu’elle ne m’aime plus… plus du tout… qu’elle me déteste… je n’avais qu’elle… je n’ai plus personne… et je n’ai rien fait, moi!…

Il ne voyait que son oreille et son cou de chair jeune qui s’enfonçait dans le col de la robe, sous l’étoffe légère, vers des formes plus rondes. Et il se sentait bouleversé de compassion, de tendresse, soulevé par ce désir impétueux de dévouement qui s’emparait de lui chaque fois qu’une femme touchait son âme. Et son âme prompte aux fusées d’enthousiasme s’exaltait auprès de cette douleur innocente, troublante, naïve, et cruellement charmante.

Il étendit la main vers elle, par un geste inconsidéré, ainsi qu’on fait pour flatter, pour calmer les enfants, et la posa sur la taille, près de l’épaule, par-derrière. Alors il sentit battre le coeur à coups pressés, comme on sent le petit coeur d’un oiseau qu’on a pris.

Et ce battement continu, précipité, montait le long de son bras, vers son coeur à lui dont le mouvement s’accélérait. Il le sentait ce toc-toc rapide, venant d’elle et l’envahissant par sa chair, ses muscles et ses nerfs, ne leur faisant plus qu’un coeur souffrant de la même souffrance, agité de la même palpitation, vivant de la même vie, comme ces horloges qu’un fil unit de loin et fait marcher ensemble seconde par seconde. Mais elle découvrit brusquement son visage rougi, joli toujours, l’essuya vivement et dit:

– Allons, je n’aurais pas dû vous parler de ça. Je suis folle. Retournons bien vite auprès de Mme Honorat, et oubliez… Vous me le promettez?

– Je vous le promets.

Elle lui tendit la main.

– J’ai confiance. Je vous crois très honnête, vous!

Ils revinrent. Il la souleva pour traverser le ruisseau, comme il soulevait Christiane, l’année d’avant. Christiane! Que de fois il était venu avec elle par ce chemin aux jours où il l’adorait. Il pensa, s’étonnant de son changement:

– Comme ça a peu duré cette passion-là!

Charlotte, posant un doigt sur son bras, murmurait:

– Mme Honorat s’est endormie, asseyons-nous sans faire de bruit.

Mme Honorat dormait en effet, adossée au pin, son mouchoir sur la figure et les mains croisées sur son ventre. Ils s’assirent à quelques pas d’elle, et ne parlèrent point afin de ne pas l’éveiller.

Alors le silence du bois fut si profond qu’il devenait pour eux pénible comme une souffrance. On n’entendait rien que l’eau courant dans les pierres, un peu plus bas, puis, ces imperceptibles frissons de bêtes menues qui passent, ces rumeurs insaisissables de mouches qui volent ou de gros insectes noirs faisant basculer des feuilles mortes.

Où étaient donc Louise et Gontran? Que faisaient-ils? Tout à coup on les entendit, très loin; ils revenaient. Mme Honorat se réveilla et fut surprise:

– Tiens, vous êtes ici! Je ne vous ai pas sentis approcher!… Et les autres, vous les avez trouvés?

Paul répondit:

– Les voici. Ils arrivent.

On reconnaissait les rires de Gontran. Ce rire soulagea Charlotte d’un poids accablant qui pesait sur son esprit. Elle n’eût pas su dire pourquoi.

On les aperçut bientôt. Gontran courait presque, entraînant par le bras la jeune fille toute rouge. Et, avant même d’être arrivé, tant il avait hâte de conter son histoire:

– Vous ne savez pas qui nous avons surpris?… Je vous le donne en mille… Le beau docteur Mazelli avec la fille de l’illustre professeur Cloche, comme dirait Will, la jolie veuve aux cheveux roux… Oh! mais là… surpris… vous entendez… surpris… Il l’embrassait, le gredin… Oh! mais!… Oh! mais!…

Mme Honorat, devant cette gaîté immodérée, eut un mouvement de dignité:

– Oh! monsieur le Comte… pensez à ces demoiselles!…

Gontran s’inclina profondément.

– Vous avez tout à fait raison, chère Madame, de me rappeler aux convenances. Toutes vos inspirations sont excellentes.

Puis, afin de ne pas rentrer ensemble, les deux jeunes gens saluèrent les dames et revinrent à travers bois.

– Eh bien? demanda Paul.

– Eh bien, je lui ai déclaré que je l’adorais et que je serais enchanté de l’épouser.

– Et elle a dit?

– Elle a dit avec une prudence très gentille:

– Cela regarde mon père. C’est à lui que je répondrai.

– Alors tu vas?

– Charger tout de suite mon ambassadeur Andermatt de la demande officielle. Et si le vieux rustre fait quelque mine, je compromets la fille par un éclat.

Et comme Andermatt causait encore avec le docteur Latonne sur la terrasse du Casino, Gontran les sépara et mit aussitôt son beau-frère au fait de la situation.

Paul s’en alla sur la route de Riom. Il avait besoin d’être seul, tant il se sentait envahi par cette agitation de toute la pensée et de tout le corps que jette en nous chaque rencontre d’une femme qu’on est sur le point d’aimer.

Depuis quelque temps déjà il subissait, sans s’en rendre compte, le charme pénétrant et frais de cette fillette abandonnée. Il la devinait si gentille, si bonne, si simple, si droite, si naïve, qu’il avait été d’abord ému de compassion, de cette compassion attendrie que nous inspire toujours le chagrin des femmes. Puis, la voyant souvent, il avait laissé germer dans son coeur cette graine, cette petite graine de tendresse qu’elles sèment en nous si vite, et qui pousse si grande. Et maintenant, depuis une heure surtout, il commençait à se sentir possédé, à sentir en lui cette présence constante de l’absente qui est le premier signe de l’amour.

Il allait sur la route, hanté par le souvenir de son regard, par le son de sa voix, par le pli de son sourire ou celui de ses larmes, par l’allure de sa démarche, même par la couleur et le frisson de sa robe.

Et il se disait: «Je crois que je suis pincé. Je me connais. C’est embêtant, cela! Je ferais peut-être mieux de retourner à Paris. Sacrebleu, c’est une jeune fille. Je ne peux pourtant pas en faire ma maîtresse.»

Puis, il se mettait à songer à elle, ainsi qu’il songeait à Christiane l’année d’avant. Comme elle était aussi, celle-là, différente de toutes les femmes qu’il avait connues, nées et grandies à la ville, différente même des jeunes filles instruites dès l’enfance par la coquetterie maternelle ou par la coquetterie qui passe dans la rue. Elle n’avait rien du factice de la femme préparée pour la séduction, rien d’appris dans les paroles, rien de convenu dans le geste, rien de faux dans le regard.

Non seulement c’était un être neuf et pur, mais il sortait d’une race primitive, c’était une vraie fille de la terre au moment où elle allait devenir une femme des cités.

Et il s’exaltait, plaidant pour elle contre cette vague résistance qu’il sentait encore en lui. Des figures de romans poétiques lui passaient devant les yeux, des créations de Walter Scott, de Dickens ou de George Sand qui excitaient davantage son imagination toujours fouettée par les femmes.

Gontran le jugeait ainsi: «Paul! c’est un cheval emballé avec un amour sur le dos. Quand il en jette un par terre, un autre lui saute dessus.»

Mais Brétigny s’aperçut que le soir venait. Il avait marché longtemps. Il rentra.

En passant devant les nouveaux bains, il vit Andermatt et les deux Oriol, arpentant les vignes et les mesurant; et il comprit à leurs gestes qu’ils discutaient avec agitation.

Une heure plus tard, Will, entrant dans le salon où la famille entière était réunie, dit au marquis:

– Mon cher beau-père, je vous annonce que votre fils Gontran va épouser, dans six semaines ou deux mois, mademoiselle Louise Oriol.

M. de Ravenel fut effaré:

– Gontran? Vous dites?

– Je dis qu’il épousera, dans six semaines ou deux mois, avec votre consentement, mademoiselle Louise Oriol, qui sera fort riche.

Alors le marquis dit simplement:

– Mon Dieu, si cela lui plaît, je veux bien, moi.

Et le banquier raconta sa démarche auprès du vieux paysan.

Aussitôt prévenu par le comte que la jeune fille consentirait, il voulut enlever, séance tenante, l’assentiment du vigneron sans lui laisser le temps de préparer ses ruses.

Il courut donc chez lui, et le trouva faisant, à grand’peine, ses comptes sur un bout de papier graisseux, avec l’aide de Colosse qui additionnait sur ses doigts.

S’étant assis:

– Je boirais bien un verre de votre bon vin, dit-il.

Dès que le grand Jacques fut revenu apportant les verres et le broc tout plein, il demanda si Mlle Louise était rentrée; puis il pria qu’on l’appelât. Quand elle fut en face de lui, il se leva et, la saluant profondément:

– Mademoiselle, voulez-vous me considérer en ce moment comme un ami à qui on peut tout dire? Oui, n’est-ce pas? Eh bien, je suis chargé d’une mission très délicate auprès de vous. Mon beau-frère, le comte Raoul-Olivier-Gontran de Ravenel, s’est épris de vous, ce dont je le loue, et il m’a chargé de vous demander, devant votre famille, si vous consentiriez à devenir sa femme.

Surprise ainsi, elle tourna vers son père des yeux troublés. Et le père Oriol, effaré, regarda son fils, son conseil ordinaire; et Colosse regarda Andermatt qui reprit avec une certaine morgue:

– Vous comprenez, Mademoiselle, que je ne me suis chargé de cette mission qu’en promettant une réponse immédiate à mon beau-frère. Il sent très bien qu’il peut ne pas vous plaire et, dans ce cas, il quittera demain ce pays pour n’y plus jamais revenir. Je sais en outre que vous le connaissez suffisamment pour me dire, à moi, simple intermédiaire: «Je veux bien», ou: «Je ne veux pas.»

Elle baissa la tête, et, rouge, mais résolue, elle balbutia:

– Je veux bien, Monsieur.

Puis elle s’enfuit si vite qu’elle heurta la porte en passant.

Alors Andermatt se rassit et, se versant un verre de vin à la façon des paysans:

– Maintenant, nous allons causer d’affaires, dit-il.

Et, sans admettre la possibilité même d’une hésitation, il attaqua la question de la dot, en s’appuyant sur les déclarations que le vigneron lui avait faites, trois semaines auparavant. Il évalua à trois cent mille francs, plus des espérances, la fortune actuelle de Gontran et il laissa entendre que si un homme comme le comte de Ravenel consentait à demander la main de la petite Oriol, une très charmante personne d’ailleurs, il était indubitable que la famille de la jeune fille saurait reconnaître cet honneur par un sacrifice d’argent.

Alors le paysan, très déconcerté, mais flatté, presque désarmé, tenta de défendre son bien. La discussion fut longue. Une déclaration d’Andermatt l’avait cependant rendue facile dès le début.

– Nous ne demandons pas d’argent comptant, ni de valeurs, rien que des terres, celles que vous m’avez désignées déjà comme formant la dot de Mlle Louise, plus quelques autres que je vais vous indiquer.

La perspective de ne point débourser de monnaie, cette monnaie amassée lentement, entrée dans la maison franc par franc, sou par sou, cette bonne monnaie, blanche ou jaune, usée par les mains, les bourses, les poches, les tables des cafés, les tiroirs profonds des vieilles armoires, cette monnaie, histoire sonnante de tant de peines, de soucis, de fatigues, de travaux, si douce au coeur, aux yeux, aux doigts du paysan, plus chère que la vache, que la vigne, que le champ, que la maison, cette monnaie plus difficile à sacrifier parfois que la vie même, la perspective de ne point la voir partir avec l’enfant apporta tout de suite un grand calme, un désir de conciliation, une joie secrète, mais contenue, dans l’âme du père et du fils.

Ils discutèrent cependant pour garder en plus quelques lopins de sol. On avait étalé sur la table le plan détaillé du mont Oriol; et on marquait, une à une avec une croix, les parties données à Louise. Il fallut une heure à Andermatt pour enlever les deux derniers carrés. Puis, afin qu’il n’y eût aucune surprise de l’un ou de l’autre côté, on se rendit sur les lieux, avec le plan. Alors on reconnut soigneusement tous les morceaux désignés par les croix et on les pointa de nouveau.

Mais Andermatt était inquiet, soupçonnant les deux Oriol capables de nier, à leur première entrevue, une partie des cessions consenties, de vouloir reprendre des bouts de vigne, des coins utiles à ses projets; et il cherchait un moyen pratique et sûr de rendre définitives leurs conventions.

Une idée lui traversa l’esprit, le fit sourire d’abord, puis lui parut excellente, bien que bizarre.

– Si vous voulez, dit-il, nous allons écrire tout ça pour ne rien oublier plus tard?

Et comme ils rentraient au village il s’arrêta devant le débit de tabac pour acheter deux papiers timbrés. Il savait que la liste des terres dressées sur ces feuilles légales prendrait aux yeux des paysans un caractère presque inviolable, car ces feuilles représentaient la loi, toujours invisible et menaçante, défendue par les gendarmes, les amendes et la prison.

Donc il écrivit sur l’une et recopia sur l’autre: «Par suite de la promesse de mariage échangée entre le comte Gontran de Ravenel et Mlle Louise Oriol, M. Oriol père abandonne comme dot à sa fille les biens désignés ci-dessous…» Et il les énuméra minutieusement, avec les numéros du registre cadastral de la commune.

Puis, ayant daté et signé, il fit signer le père Oriol, qui avait exigé à son tour la mention de la dot du fiancé, et il s’en alla vers l’hôtel portant le papier dans sa poche.

Tout le monde riait de son histoire, et Gontran plus fort que les autres.

Alors le marquis dit à son fils avec une grande dignité:

– Nous irons ce soir, tous les deux, faire une visite à cette famille, et je renouvellerai moi-même la demande présentée d’abord par mon gendre, afin que ce soit plus régulier.

V. Gontran fut un fiancé parfait, aimable autant qu’assidu…

Gontran fut un fiancé parfait, aimable autant qu’assidu. Il fit des cadeaux à tout le monde avec la bourse d’Andermatt et il allait à tout instant voir la jeune fille, soit chez elle, soit chez Mme Honorat. Paul, maintenant, l’accompagnait presque toujours, afin de rencontrer Charlotte qu’il se décidait, après chaque visite, à ne plus voir.

Elle s’était résignée bravement au mariage de sa soeur, et elle en parlait même avec aisance, sans paraître en garder à l’âme la moindre peine. Son caractère seul semblait un peu changé, plus posé, moins ouvert. Brétigny, pendant que Gontran contait des galanteries à Louise, à mi-voix, dans un coin, causait gravement avec elle, et se laissait lentement conquérir, laissait noyer son coeur par cet amour nouveau comme par une marée montante. Il le savait et s’abandonnait, songeant: «Bah! quand le moment sera venu, je me sauverai, voilà tout.» En la quittant il montait chez Christiane, étendue à présent du matin au soir sur une chaise longue. Dès la porte il se sentait nerveux, irrité, armé pour toutes les menues querelles que la lassitude fait naître. Tout ce qu’elle disait, tout ce qu’elle pensait le tâchait d’avance; son air de souffrance, son attitude résignée, ses regards de reproche et de supplication lui faisaient venir aux lèvres des paroles de colère qu’il réprimait par savoir-vivre; et il gardait près d’elle le constant souvenir, l’image fixée en lui de la jeune fille qu’il venait de quitter.

Comme Christiane, tourmentée de le voir si peu, l’accablait de questions sur l’emploi de ses jours, il inventait des histoires qu’elle écoutait avec attention en cherchant à surprendre s’il ne pensait point à quelque autre femme. L’impuissance où elle se sentait de retenir cet homme, impuissance de verser en lui un peu de cet amour dont elle était torturée, impuissance physique de lui plaire encore, de se donner, de le reconquérir par des caresses, puisqu’elle ne pouvait pas le reprendre par la tendresse, lui faisait tout redouter sans qu’elle sût où fixer ses craintes.

Elle sentait vaguement un danger planant sur elle, un grand danger inconnu. Et elle était jalouse dans le vide, jalouse de tout, des femmes qu’elle voyait passer de sa fenêtre et qu’elle trouvait charmantes, sans même savoir si Brétigny leur avait jamais parlé.

Elle lui demandait:

– Avez-vous remarqué une très jolie personne, une brune, assez grande, que j’ai aperçue tantôt et qui a dû arriver ces jours-ci?

Quand il répondait: «Non. Je ne la connais pas», elle soupçonnait aussitôt un mensonge, pâlissait et reprenait:

– Mais ce n’est pas possible que vous ne l’ayez point vue, elle m’a paru fort belle.

Lui, s’étonnait de son insistance.

– Je vous assure que je ne l’ai point vue. Je tâcherai de la rencontrer.

Elle pensait: «C’est celle-là assurément.» Elle était persuadée aussi, en certains jours, qu’il cachait une liaison dans le pays, qu’il avait fait venir une maîtresse, son actrice, peut-être. Et elle interrogeait tout le monde, son père, son frère et son mari, sur toutes les femmes jeunes et désirables qu’on connaissait dans Enval.

Si au moins elle avait pu marcher, chercher elle-même, le suivre, elle se serait un peu rassurée, mais l’immobilité presque absolue qu’il lui fallait garder maintenant lui faisait endurer un intolérable martyre. Et quand elle parlait à Paul, le ton seul de sa voix révélait sa douleur et avivait chez lui les impatiences nerveuses de cet amour fini.

Il ne pouvait plus causer tranquillement avec elle que d’une chose, du prochain mariage de Gontran, ce qui lui permettait de prononcer le nom de Charlotte et de penser tout haut à la jeune fille. Et c’était même pour lui un plaisir mystérieux, confus, inexplicable, d’entendre Christiane articuler ce mot, vanter la grâce et toutes les qualités de cette petite, la plaindre, regretter que son frère l’eût sacrifiée, et désirer qu’un homme, un brave coeur, la comprît, l’aimât et l’épousât.

Il disait:

– Oh! oui, Gontran a fait là une sottise. Elle est tout à fait charmante, cette enfant.

Christiane, sans défiance, répétait:

– Tout à fait charmante. C’est une perle! une perfection!

Jamais elle n’eût songé qu’un homme comme Paul pouvait aimer une fillette et pourrait se marier un jour. Elle ne redoutait que ses maîtresses.

Et, par un bizarre phénomène du coeur, l’éloge de Charlotte, dans la bouche de Christiane, prenait pour lui une valeur extrême, excitait son amour, fouettait son désir, enveloppait la jeune fille d’un irrésistible attrait.

Or, un jour, comme il entrait avec Gontran chez Mme Honorat pour y rencontrer les petites Oriol, ils trouvèrent le docteur Mazelli, installé là, comme chez lui.

Il tendit ses deux mains aux deux hommes, avec son sourire italien qui semblait donner tout son coeur avec chaque parole et chaque geste.

Gontran et lui s’étaient liés d’une amitié familière et futile, faite d’affinités secrètes, de similitudes cachées, d’une sorte de complicité d’instincts, bien plus que d’affection vraie et de confiance.

Le comte demanda:

– Et votre jolie blonde du bois Sans-Souci?

L’Italien sourit:

– Bah! nous sommes en froid. C’est une de ces femmes qui offrent tout et ne donnent rien.

Et on se mit à causer. Le beau médecin faisait des frais pour les jeunes filles, pour Charlotte surtout. Il montrait, en parlant aux femmes, une adoration perpétuelle dans la voix, le geste et le regard. Toute sa personne, des pieds à la tête, leur disait: «Je vous aime!» avec une éloquence d’attitude qui les lui gagnait infailliblement.

Il avait des grâces d’actrice, des pirouettes légères de danseuse, des mouvements souples d’escamoteur, toute une science de séduction naturelle et voulue dont il usait d’une façon continue.

Paul, revenant à l’hôtel avec Gontran, s’écria, d’un ton d’humeur maussade:

– Qu’est-ce que ce charlatan venait faire dans cette maison?

Le comte répondit doucement:

– Sait-on jamais, avec ces aventuriers? Ce sont des gens qui se glissent partout. Celui-là doit être las de sa vie vagabonde, d’obéir aux caprices de son Espagnole dont il est plutôt le valet que le médecin et peut-être plus encore. Il cherche. La fille du professeur Cloche était bonne à prendre; il l’a ratée, dit-il. La seconde fille des Oriol ne serait pas moins précieuse pour lui. Il essaye, il tâte, il flaire, il sonde. Il deviendrait copropriétaire des eaux, tâcherait de culbuter cet imbécile de Latonne, se ferait en tout cas ici, chaque été, une excellente clientèle pour l’hiver… Parbleu! c’est son plan, va… n’en doutons pas.

Une colère sourde, une inimitié jalouse s’éveillait dans le coeur de Paul.

Une voix criait:

– Hé! hé!

C’était Mazelli qui les rejoignait.

Brétigny lui dit, avec une ironie agressive:

– Où courez-vous si vite, Docteur, on dirait que vous poursuivez la fortune?

L’Italien sourit, et sans s’arrêter, mais sautillant à reculons, il enfonça, d’un geste gracieux de mime, ses deux mains dans ses deux poches, les retourna vivement et les montra, vides l’une et l’autre, en les écartant entre deux doigts par l’extrémité des coutures. Puis il dit:

– Je ne la tiens pas encore.

Et pivotant sur ses pointes avec élégance il se sauva comme un homme très pressé.

Les jours suivants ils le trouvèrent plusieurs fois chez le docteur Honorat, où il se rendait utile aux trois femmes par mille services menus et gentils, par les mêmes qualités d’adresse dont il s’était servi, sans doute, auprès de la duchesse. Il savait tout faire en perfection, depuis les compliments jusqu’au macaroni. Il était d’ailleurs excellent cuisinier et, préservé des taches par un tablier bleu de servante, coiffé d’un bonnet de chef en papier, chantant en italien des chansons napolitaines, il marmitonnait avec esprit sans être ridicule en rien, amusant et séduisant tout le monde, jusqu’à la bonne imbécile qui disait de lui:

– C’est un Jésus!

Ses projets bientôt furent apparents et Paul ne douta plus qu’il ne cherchât à se faire aimer de Charlotte.

Il semblait y réussir. Il était si flatteur, si empressé, si rusé pour plaire, que le visage de la jeune fille avait, en l’apercevant, cet air de contentement qui dit le plaisir de l’âme.

Paul, à son tour, sans se rendre même bien compte de son allure, prit l’attitude d’un amoureux et se posa en concurrent. Dès qu’il voyait le docteur près de Charlotte, il arrivait, et, avec sa manière plus directe, s’efforçait de gagner l’affection de la jeune fille. Il se montrait tendre avec brusquerie, fraternel, dévoué, lui répétant, avec une sincérité familière, d’un ton si franc qu’on n’y pouvait guère trouver un aveu d’amour:

– Je vous aime bien, allez!

Mazelli, surpris de cette rivalité inattendue, déployait tous ses moyens, et quand Brétigny mordu par la jalousie, par cette jalousie naïve qui étreint l’homme auprès de toute femme, même sans qu’il l’aime encore; si seulement elle lui plaît, quand Brétigny, plein de violence naturelle, devenait agressif et hautain, l’autre, plus souple, maître de lui toujours, répondait par des finesses, par des pointes, par des compliments adroits et moqueurs.

Ce fut une lutte de tous les jours où l’un et l’autre s’acharnèrent, sans que l’un ou l’autre, peut-être, eût de projet bien arrêté. Ils ne voulaient point céder, comme deux chiens qui tiennent la même proie.

Charlotte avait repris sa bonne humeur, mais avec une malice plus pénétrante, avec quelque chose d’inexpliqué, de moins sincère dans le sourire et dans le regard. On eût dit que la désertion de Gontran l’avait instruite, préparée aux déceptions possibles, assouplie et armée. Elle manoeuvrait entre ses deux amoureux d’une façon déliée et adroite, disant à chacun ce qu’il fallait lui dire, sans heurter jamais l’un à l’autre, sans laisser jamais supposer à l’un qu’elle le préférait à l’autre, se moquant un peu de celui-ci devant celui-là, et de celui-là devant celui-ci, leur laissant la partie égale sans paraître même les prendre au sérieux l’un et l’autre. Mais tout cela était fait simplement, en pensionnaire et non point en coquette, avec cet air gamin des jeunes filles, qui les rend parfois irrésistibles.

Mazelli, cependant, eut l’air tout à coup de prendre de l’avantage. Il semblait devenu plus intime avec elle, comme si un accord secret se fût établi entre eux. En lui parlant, il jouait légèrement avec son ombrelle et avec un ruban de sa robe, ce qui semblait à Paul une sorte d’acte de possession morale, et l’exaspérait à lui donner envie de souffleter l’Italien.

Mais un jour, dans la maison du père Oriol, alors que Brétigny causait avec Louise et Gontran, tout en surveillant du regard Mazelli contant, à voix basse, à Charlotte des choses qui la faisaient sourire, il la vit soudain rougir avec un air si troublé qu’il ne put douter une seconde que l’autre n’eût parlé d’amour. Elle avait baissé les yeux, ne souriait plus, mais écoutait toujours; et Paul, se sentant prêt à faire un éclat, dit à Gontran:

– Tu serais bien gentil de sortir cinq minutes avec moi.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
300 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain