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Kitabı oku: «Notre Coeur», sayfa 11

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Cette histoire plut à Mariolle, qui fit dire à la jeune fille, en l’interrogeant avec adresse et en la traitant comme une demoiselle, beaucoup de détails curieux sur ce sombre et pauvre intérieur ruiné par un ivrogne. Elle, être perdu, errant, sans liens, gaie quand même parce qu’elle était jeune, sentant réel l’intérêt de cet inconnu, et vive son attention, parla avec confiance, avec l’expansion de son âme qu’elle ne pouvait guère plus contenir que l’agilité de ses membres.

Il lui demanda quand elle eut fini:

– Et… vous serez bonne toute votre vie?

– Je ne sais pas, moi, monsieur. Est-ce que je peux deviner ce qui m’arrivera demain?

– Pourtant il faut penser à l’avenir.

Elle avait pris un air méditatif, vite effacé sur ses traits, puis elle répondit:

– Je prendrai ce qui me tombera. Tant pis!

Ils se quittèrent bons amis.

Il revint quelques jours plus tard, puis une autre fois, puis souvent, vaguement attiré par la causerie naïve de la fillette abandonnée, dont le léger bavardage distrayait un peu son chagrin.

Mais quand il retournait à pied, le soir, à Montigny, il avait, en pensant à Mme de Burne, des crises épouvantables de désespoir. Avec la nuit retombaient sur lui les déchirants regrets et la jalousie féroce. Il n’avait aucune nouvelle. Il n’avait écrit à personne et personne ne lui avait écrit. Il ne savait rien. Alors, seul, sur la route noire, il imaginait les progrès de la liaison prochaine qu’il avait prévue entre sa maîtresse d’hier et le comte de Bernhaus. Cette idée fixe entrait en lui plus profondément chaque jour. Celui-là, pensait-il, donnera juste ce qu’elle demande: un amant distingué, assidu, sans exigences, satisfait et flatté d’être le préféré de cette délicieuse et fine coquette.

Il le comparait à lui-même. L’autre, certes, n’aurait pas ces énervements, ces impatiences fatigantes, ce besoin acharné de tendresse rendue, qui avaient détruit leur entente amoureuse. Il se contenterait de peu en homme du monde très souple, avisé et discret, car il ne semblait guère appartenir non plus à la race des passionnés.

Or, un jour, comme André Mariolle arrivait à Marlotte, il aperçut sous l’autre tonnelle de l’hôtel Corot deux jeunes gens barbus coiffés de bérets, et qui fumaient des pipes.

Le patron, un gros homme à face épanouie, vint aussitôt le saluer, car il éprouvait pour ce dîneur fidèle une sympathie intéressée, puis il dit:

– J’ai deux nouveaux clients, deux peintres, depuis hier.

– Ces messieurs là-bas?

– Oui, ils sont déjà connus. Le plus petit a eu une seconde médaille, l’an dernier.

Et, ayant raconté tout ce qu’il savait de ces artistes en éclosion, il demanda:

– Que prenez-vous aujourd’hui, monsieur Mariolle?

– Envoyez-moi un vermout, comme toujours.

Le patron s’éloigna.

Élisabeth parut portant le plateau, le verre, la carafe et la bouteille. Et aussitôt un des peintres cria:

– Eh bien! petite, est-on toujours fâchée?

Elle ne répondit pas, et quand elle approcha de Mariolle il vit qu’elle avait les yeux rouges.

– Vous avez pleuré? dit-il.

Elle répondit simplement:

– Oui, un peu.

– Que s’est-il passé?

– Ces deux messieurs là-bas se sont mal conduits avec moi.

– Qu’est-ce qu’ils ont fait?

– Ils m’ont prise pour une pas grand’chose.

– Vous vous êtes plainte au patron?

Elle eut un haussement d’épaules désolé.

– Oh! monsieur… le patron… le patron… je le connais… maintenant, le patron!…

Mariolle, ému, un peu irrité, lui dit:

– Contez-moi tout ça?

Elle conta les tentatives immédiates et brutales de ces deux rapins arrivés la veille. Puis elle se remit à pleurer, se demandant ce qu’elle allait faire, perdue en ce pays, sans protection, sans appui, sans argent, sans ressources.

Mariolle lui proposa soudain:

– Voulez-vous entrer à mon service? Vous serez bien traitée chez moi; et, quand je retournerai à Paris, vous demeurerez libre de faire ce qu’il vous plaira.

Elle le regardait en face, avec des yeux interrogateurs.

Puis tout à coup:

– Je veux bien, monsieur.

– Combien gagnez-vous ici?

– Soixante francs par mois.

Elle ajouta, prise d’inquiétude:

– Et j’ai ma petite part des pourboires en plus. Ça fait environ soixante-dix.

– Je vous en donnerai cent.

Surprise, elle répéta:

– Cent francs par mois?

– Oui. Ça vous va?

– Je crois bien que ça me va!

– Vous aurez simplement à me servir, à prendre soin de mes effets, linge et habits, et à faire ma chambre.

– C’est entendu, monsieur.

– Quand viendrez-vous?

– Demain, si vous voulez. Après ce qui s’est passé ici, j’irai trouver le maire, et je m’en irai de force.

Mariolle tira deux louis de sa poche, et, les lui donnant:

– Voilà votre denier à Dieu.

Une joie éclaira son visage, et elle lui dit d’un ton décidé:

– Je serai chez vous demain, avant midi, monsieur.

II. Élisabeth arriva le lendemain à Montigny, suivie d’un paysan qui portait sa malle dans une brouette…

Élisabeth arriva le lendemain à Montigny, suivie d’un paysan qui portait sa malle dans une brouette. Mariolle s’était débarrassé d’une de ses vieilles en décomposition généreusement, et la nouvelle venue prit possession d’une petite chambre, au second étage, à côté de la cuisinière.

Quand elle se présenta devant son maître, elle lui parut un peu différente de ce qu’elle était à Marlotte, moins expansive, plus humble, devenue la domestique du monsieur dont elle était presque la modeste amie sous la tonnelle de son auberge.

Il lui indiqua en quelques mots ce qu’elle aurait à faire. Elle écouta avec grand soin, s’installa et prit son service.

Une semaine s’écoula sans apporter dans l’âme de Mariolle un appréciable changement.

Il remarqua seulement qu’il quittait moins sa maison, car il n’avait plus le prétexte des promenades à Marlotte, et qu’elle lui semblait peut-être moins lugubre que dans les premiers jours. La grande ardeur de son chagrin se calmait un peu, comme tout se calme; mais, à la place de cette brûlure, naissait en lui une tristesse insurmontable, une de ces mélancolies profondes pareilles aux maladies chroniques et lentes, dont on finit quelquefois par mourir. Toute son activité passée, toute la curiosité de son esprit, tout son intérêt pour les choses qui l’avaient jusqu’ici occupé et amusé étaient morts en lui, remplacés par un dégoût de tout et une nonchalance invincible qui ne lui laissait pas même la force de se lever pour une sortie. Il ne quittait plus guère sa maison, allant de son salon à son hamac, de son hamac à son salon. Ses plus grandes distractions consistaient à regarder couler le Loing et le pêcheur jeter son épervier.

Après ses premiers jours de réserve et de retenue, Élisabeth s’enhardissait un peu, et, remarquant, avec son flair féminin, l’abattement constant de son maître, elle lui demandait parfois, quand l’autre bonne n’était pas là:

– Monsieur s’ennuie beaucoup?

Il répondait avec résignation:

– Oui, pas mal.

– Monsieur devrait se promener.

– Ça ne m’amuserait pas davantage.

Elle avait pour lui des attentions discrètes et dévouées. Chaque matin, en entrant dans son salon, il le trouvait plein de fleurs, et parfumé comme une serre. Élisabeth assurément devait mettre à contribution les courses des gamins qui lui rapportaient de la forêt des primevères, des violettes, des genêts d’or, ainsi que les petits jardinets du village, où les paysannes arrosaient, le soir, quelques plantes. Lui, dans son abandon, dans sa détresse, dans sa torpeur, lui savait gré, un gré attendri, de cette reconnaissance ingénieuse et du souci deviné sans cesse en elle de lui être agréable dans les moindres choses.

Il lui semblait aussi qu’elle devenait plus jolie, plus soignée, que sa figure était un peu pâlie et pour ainsi dire affinée. Il s’aperçut même un jour, comme elle lui servait son thé, qu’elle n’avait plus des mains de bonne, mais des mains de dame, avec des ongles bien taillés, irréprochablement propres. Il remarqua, une autre fois, qu’elle portait des chaussures presque élégantes. Puis, une après-midi, comme elle était montée à sa chambre, elle en redescendit avec une charmante petite robe grise, simple et d’un goût parfait. Il s’écria en la voyant paraître:

– Tiens, comme vous devenez coquette, Élisabeth!

Elle rougit jusqu’aux yeux, et balbutia:

– Moi? mais non, monsieur. Je m’habille un peu mieux parce que j’ai un peu plus d’argent.

– Où avez-vous acheté cette robe-là?

– Je l’ai faite moi-même, monsieur.

– Vous l’avez faite? Quand donc? Je vous vois travailler toute la journée dans la maison.

– Mais, le soir, monsieur.

– L’étoffe, où l’avez-vous eue? Et puis qui vous l’a coupée?

Elle raconta que le mercier de Montigny lui avait rapporté des échantillons de Fontainebleau. Elle avait choisi, puis payé la marchandise avec les deux louis donnés par Mariolle comme denier à Dieu. Quant à la coupe et à la façon, ça ne l’embarrassait guère, ayant travaillé pendant quatre ans, avec sa mère, pour un magasin de confections.

Il ne put s’empêcher de lui dire:

– Ça vous va très bien. Vous êtes très gentille.

Et elle s’empourpra de nouveau jusqu’à la racine des cheveux.

Quand elle fut partie, il se demanda: «Est-ce qu’elle serait amoureuse de moi, par hasard?» Il y réfléchit, hésita, douta, puis finit par se convaincre que c’était possible, après tout. Il avait été bon, compatissant, secourable, presque amical. Quoi d’étonnant à ce que cette fillette se fût éprise de son maître après ce qu’il avait fait pour elle. L’idée d’ailleurs ne lui semblait pas désagréable, la petite personne étant vraiment bien, et n’ayant plus rien d’une servante. Sa vanité d’homme, si froissée, si blessée, si meurtrie, si écrasée par une autre femme, se trouvait flattée, soulagée, presque réconfortée. C’était une compensation, très légère, imperceptible, mais enfin c’était une compensation, car, lorsque l’amour vient à un être d’où qu’il vienne, c’est que cet être peut l’inspirer. Son égoïsme inconscient en était aussi satisfait. Cela l’occupait et lui ferait peut-être un peu de bien de regarder ce petit coeur s’animer et battre pour lui. La pensée ne l’effleura pas d’éloigner cette enfant, de la préserver de ce danger dont il souffrait si cruellement lui-même, d’avoir pitié d’elle plus qu’on n’avait eu pitié de lui, car aucune compassion ne se mêle jamais aux histoires sentimentales.

Il l’observa donc, et reconnut bientôt qu’il ne s’était point trompé. Chaque jour, de menus détails le lui révélaient davantage. Comme elle le frôlait un matin en le servant à table, il flaira dans ses vêtements une odeur de parfum, de parfum commun, fourni sans doute aussi par le mercier ou par le pharmacien. Alors il lui fit cadeau d’une bouteille d’eau de toilette au chypre qu’il avait adoptée depuis longtemps pour ses lavages, et dont il emportait toujours une provision. Il lui offrit encore des savons fins, de l’eau dentifrice, de la poudre de riz. Il aidait subtilement à cette transformation, chaque jour plus apparente, chaque jour plus complète, en la suivant d’un oeil et curieux et flatté.

Tout en demeurant pour lui la fidèle et discrète domestique, elle devenait une femme émue, éprise, chez qui tous les instincts coquets se développaient naïvement.

Lui-même s’attachait à elle tout doucement. Il était amusé, touché et reconnaissant. Il jouait avec cette tendresse naissante comme on joue, aux heures tristes, avec tout ce qui peut distraire. Il n’éprouvait pour elle aucune autre attraction que ce vague désir qui pousse tout homme vers toute femme avenante, fût-elle une jolie servante ou une paysanne faite en déesse, une sorte de Vénus rustique. Il était surtout attiré vers elle par ce qu’il trouvait maintenant en elle de la femme. Il avait besoin de cela, un besoin confus et irrésistible venu de l’autre, de celle qu’il aimait, qui avait éveillé en lui ce goût invincible et mystérieux de la nature, du voisinage, du contact des femmes, de l’arôme subtil, idéal ou sensuel que toute créature séduisante, du peuple ou du monde, brute d’Orient aux grands yeux noirs, ou fille du Nord au regard bleu et à l’âme rusée, dégage vers les hommes en qui survit encore l’immémorial attrait de l’être féminin.

Cette attention tendre, incessante, caressante et secrète, plutôt perceptible que visible, enveloppait sa blessure d’une sorte de ouate isolante qui la rendait un peu moins sensible aux retours de ses angoisses. Elles subsistaient pourtant, rôdant et voletant comme des mouches autour d’une plaie. Il suffisait qu’une d’elles s’y posât pour qu’il se remît à souffrir. Comme il avait interdit de donner son adresse, ses amis respectaient sa fuite, et il était surtout tourmenté par l’absence de nouvelles et de renseignements. De temps en temps, il lisait dans un journal le nom de Lamarthe ou celui de Massival dans la liste des gens qui avaient pris part à un grand dîner ou assisté à une grande fête. Un jour, il aperçut celui de Mme de Burne, citée comme une des plus élégantes, des plus jolies et des mieux habillées au bal de l’Ambassade d’Autriche. Un frisson le parcourut des pieds à la tête. Le nom du comte de Bernhaus apparaissait quelques lignes plus bas. Et jusqu’au soir, la jalousie revenue déchira le coeur de Mariolle. Cette liaison présumée était maintenant presque hors de doute pour lui! C’était une de ces convictions imaginaires, plus harcelantes que le fait certain, car on ne s’en débarrasse et on ne s’en guérit jamais.

Ne pouvant plus tolérer d’ailleurs cette ignorance de tout et cette incertitude dans ses soupçons, il se décida à écrire à Lamarthe, qui, le connaissant assez pour deviner la misère de son âme, répondrait peut-être à ses suppositions, même sans être questionné.

Un soir donc, sous la lampe, il rédigea cette lettre, longue, habile, vaguement triste, pleine d’interrogations dissimulées et de lyrisme sur la beauté du printemps à la campagne.

Quatre jours après, en recevant son courrier, il reconnut du premier coup d’oeil l’écriture droite et ferme du romancier.

Lamarthe lui envoyait mille renseignements désolants, de grande importance pour son angoisse. Il parlait d’un tas de gens également, mais, sans donner plus de détails sur Mme de Burne et sur Bernhaus que sur n’importe qui, il semblait les mettre en vedette par un de ces artifices de style qui lui étaient familiers et qui conduisent l’attention juste au point où il voulait l’attirer sans que rien révélât son dessein.

Il résultait en somme de cette lettre que tous les soupçons de Mariolle étaient au moins fondés. Sa crainte serait demain réalisée, si elle ne l’avait pas été hier.

La vie de son ancienne maîtresse était toujours la même, agitée, brillante et mondaine. On avait un peu parlé de lui après sa disparition, comme on parle des disparus, avec une curiosité indifférente. On le croyait très loin, parti par lassitude de Paris.

Après avoir reçu cette lettre, il demeura jusqu’au soir étendu dans son hamac. Puis il ne put dîner; puis il ne put dormir; et il eut la fièvre pendant la nuit. Le lendemain, il se sentit si fatigué, si découragé, tellement dégoûté des jours monotones, entre cette forêt profonde et silencieuse, noire de verdure à présent, et la petite rivière agaçante fluant sous ses fenêtres, qu’il ne quitta pas son lit.

Lorsque Élisabeth entra, au premier coup de sonnette, et qu’elle le vit encore couché, elle demeura surprise, debout dans la porte ouverte, pâlie soudain, et elle demanda:

– Monsieur est malade?

– Oui, un peu.

– Faut-il faire venir le médecin?

– Non. Je suis sujet à ces malaises-là.

– Qu’est-ce qu’il faut faire pour monsieur?

Il commanda son bain quotidien, des oeufs seulement pour son déjeuner, et du thé le long du jour. Mais vers une heure de l’après-midi, il fut saisi par un ennui si violent qu’il eut envie de se lever. Élisabeth, appelée sans cesse par une espèce de manie de faux malade, et qui revenait inquiète, attristée, pleine d’envie de lui être utile et secourable, de le soigner et de le guérir, le voyant agité et nerveux, lui proposa, toute rouge de son audace, de lui faire la lecture.

Il demanda:

– Vous lisez bien?

– Oui, monsieur, dans les écoles de la ville j’ai eu tous les prix de lecture, et j’ai lu à maman tant de romans que je n’en sais plus seulement les titres.

Une curiosité lui vint, et il l’envoya chercher dans l’atelier, parmi les livres qu’il s’était fait adresser, celui qu’il préférait à tous: Manon Lescaut.

Puis elle l’aida à s’asseoir dans son lit, disposa derrière son dos deux oreillers, prit une chaise et commença. Elle lisait bien, en effet, très bien même, douée d’une espèce de don spécial d’accentuation juste et de prononciation intelligente. Elle prit intérêt, dès le début, à ce récit, et elle avançait dans l’histoire avec tant d’émotion, qu’il l’interrompait parfois pour l’interroger et causer un peu avec elle.

Par la fenêtre ouverte, entraient avec la brise tiède pleine de senteurs de feuillages, des chants, des trilles, des roulades de rossignols vocalisant autour de leurs femelles, dans tous les arbres du pays, en cette saison des amours revenues.

André qui regardait cette jeune fille, troublée aussi, qui suivait avec ses yeux luisants l’aventure déroulée de page en page.

Aux questions qu’il posait elle répondait avec un sens inné des choses de la tendresse et de la passion, un sens juste, mais un peu flottant dans son ignorance populaire. Et il pensait: «Elle deviendrait intelligente et fine si elle était instruite, cette gamine-là».

Ce charme féminin déjà senti en elle lui faisait vraiment du bien dans cette après-midi chaude et tranquille, et se mêlait étrangement en son esprit au charme si mystérieux et si puissant de cette Manon qui apporte à nos coeurs la plus étrange saveur de femme évoquée par l’art humain.

Il était bercé par la voix, séduit par la fable tant connue et toujours neuve, et il rêvait d’une maîtresse volage et séduisante comme celle de des Grieux, infidèle et constante, humaine et tentante jusqu’en ses infâmes défauts, créée pour faire sortir de l’homme tout ce qu’il a en lui de tendresse et de colère, d’attachement et de haine passionnée, de jalousie et de désir.

Ah! si celle qu’il venait de quitter avait eu seulement dans les veines la perfidie énamourée et sensuelle de cette irritante courtisane, peut-être ne serait-il jamais parti! Manon trompait, mais elle aimait; elle mentait, mais elle se donnait!

Après cette journée de paresse, Mariolle s’assoupit, quand le soir vint, dans une espèce de songerie où toutes ces femmes se confondaient.

N’ayant subi, depuis la veille, aucune fatigue, et n’ayant même fait aucun mouvement, son sommeil était léger, et il fut troublé par un bruit inaccoutumé entendu dans la maison.

Une fois ou deux déjà, pendant la nuit, il avait cru distinguer des pas et des mouvements imperceptibles au rez-de-chaussée, non point au-dessous de lui, mais dans les petites pièces attenantes à la cuisine: la lingerie et la salle de bains. Il n’y avait point pris garde.

Mais ce soir-là, las d’être couché, incapable de se rendormir avant longtemps, il prêta l’oreille et distingua des frôlements inexplicables et une sorte de clapotement. Alors il se décida à aller voir, alluma sa bougie, regarda l’heure: dix heures à peine. Il s’habilla, mit en sa poche un revolver et descendit à pas de renard, avec des précautions infinies.

En entrant dans la cuisine, il reconnut avec stupeur que le fourneau était allumé. On n’entendait plus rien, puis il crut percevoir un mouvement dans la salle de bains, toute petite pièce peinte à la chaux, contenant juste la baignoire.

Il s’approcha, fit tourner la clef sans aucun bruit, et, poussant brusquement la porte, il aperçut allongé dans l’eau, les bras flottant et les seins frôlant la surface de leurs fleurs, le plus joli corps de femme qu’il eût aperçu de sa vie.

Elle poussa un cri, affolée, ne pouvant fuir.

Il était à genoux déjà au bord de la baignoire, la dévorant de ses yeux ardents et la bouche tendue vers elle.

Elle comprit, et, levant soudain ses deux bras ruisselants, Élisabeth les referma derrière la tête de son maître.

III. Lorsqu’elle parut devant lui le lendemain, apportant le thé, et que leurs yeux se rencontrèrent…

Lorsqu’elle parut devant lui le lendemain, apportant le thé, et que leurs yeux se rencontrèrent, elle se mit à trembler si fort que la tasse et le sucrier se heurtèrent plusieurs fois de suite.

Mariolle alla vers elle, prit entre ses mains le plateau, le posa sur la table, et lui dit, comme elle baissait les paupières:

– Regarde-moi, petite.

Elle le regarda, les cils pleins de larmes.

Il reprit:

– Je ne veux pas que tu pleures.

Comme il la pressait contre lui, il la sentit frémir de la tête aux pieds, et elle murmura: «Oh! mon Dieu!» Il comprit que ce n’était pas de la peine, que ce n’était pas du regret, que ce n’était pas du remords, qui lui faisaient balbutier ces trois mots, mais du bonheur, du vrai bonheur. Ce fut en lui un contentement étrange, égoïste, plutôt physique que moral, de sentir serrée contre sa poitrine cette petite personne qui l’aimait enfin. Il l’en remerciait comme ferait, au bord d’une route, un blessé secouru par une femme qui passe; il l’en remerciait de tout son coeur meurtri, trahi dans ses inutiles élans, affamé de tendresse par l’indifférence d’une autre; et il la plaignait un peu, au fond de sa pensée. La regardant ainsi, pâlie et larmoyante, avec ses yeux brûlés d’amour, il se dit tout à coup: «Mais elle est belle! Comme une femme se transforme vite, devient ce qu’il faut qu’elle soit, suivant les désirs de son âme ou les besoins de sa vie!»

– Assieds-toi, lui dit-il.

Elle s’assit. Il prit ses mains, ses pauvres mains de travailleuse, devenues blanches, devenues fines pour lui, et, tout doucement, avec des phrases adroites, il lui parla de l’attitude qu’ils devaient garder l’un envers l’autre. Elle n’était plus sa domestique, mais en conserverait un peu l’apparence, afin de ne pas apporter de scandale dans le village. Elle vivrait près de lui comme une gouvernante, et lui ferait souvent la lecture, ce qui servirait de prétexte à cette situation nouvelle. Dans quelque temps même, lorsque ses fonctions de lectrice seraient tout à fait établies, il la ferait manger à sa table.

Quand il eut fini de parler, elle lui répondit simplement:

– Non, monsieur: je suis et je resterai votre servante. Je ne veux pas qu’on jase et qu’on apprenne ce qui s’est passé.

Elle ne céda point, bien qu’il insistât beaucoup; et, quand il eut bu son thé, elle remporta son plateau, pendant qu’il la suivait d’un regard attendri.

Quand elle fut partie, il songea: «C’est une femme. Toutes les femmes sont égales quand elles nous plaisent. J’ai fait de ma bonne ma maîtresse. Jolie, elle deviendra peut-être charmante! Elle est, en tous les cas, plus jeune et plus fraîche que les mondaines et que les cocotes. Qu’importe, après tout! Beaucoup d’actrices célèbres ne sont-elle pas des filles de concierges? On les reçoit cependant comme des dames, on les adore comme des héroïnes de roman, et des princes les traitent comme des souveraines. Est-ce à cause de leur talent, souvent douteux, ou de leur beauté, souvent contestable? Non. Mais une femme a toujours, en vérité, la situation qu’elle impose par illusion qu’elle sait produire.»

Il fit ce jour-là une longue promenade, et, bien qu’au fond de son coeur il sentît toujours le même mal, et que ses jambes fussent pesantes comme si le chagrin eût détendu tous les ressorts de son énergie, quelque chose gazouillait en lui à la façon d’un petit chant d’oiseau. Il était moins seul, moins perdu, moins abandonné. La forêt lui paraissait moins déserte, moins silencieuse et moins vide. Et il rentra avec l’envie de voir, souriante à son approche et le regard plein de tendresse, Élisabeth venir vers lui.

Ce fut pendant près d’un mois une vraie idylle au bord de la petite rivière. Mariolle fut aimé comme bien peu d’hommes peut-être l’ont été, animalement et follement, comme un enfant par sa mère, comme un chasseur par son chien.

Il était tout pour elle, le monde et le ciel, le plaisir et le bonheur. Il répondait à toutes ses attentes ardentes et naïves de femme, lui donnant dans un baiser tout ce qu’elle pouvait éprouver d’extase. Elle n’avait plus que lui dans le regard, dans l’âme, dans le coeur et dans la chair, enivrée à la façon d’un adolescent qui boit pour la première fois. Il s’endormait dans ses bras, il se réveillait sous ses caresses, et elle s’enlaçait à lui avec des abandons inimaginables. Il savourait, surpris et séduit, cette offrande absolue, et il avait l’impression que c’était là de l’amour bu à sa source même, aux lèvres de la nature.

Il demeurait toujours triste cependant, triste et désenchanté d’une façon constante et profonde. Sa petite maîtresse lui plaisait; mais une autre lui manquait. Et quand il se promenait dans les prairies, sur les bords du Loing, se demandant: «Pourquoi ce souci qui ne s’en va pas?» il se trouvait en lui, dès que le souvenir de Paris l’effleurait, un si intolérable énervement, qu’il rentrait pour n’être plus seul.

Alors il se balançait dans le hamac, et Élisabeth, assise sur un pliant, lisait. Tout en l’écoutant et en la regardant, il se rappelait les causeries dans le salon de son amie, quand il passait, seul, des soirées près d’elle. Alors d’abominables envies de pleurer lui mouillaient les paupières; un si cuisant regret lui tiraillait le coeur, qu’il éprouvait sans cesse des besoins intolérables de partir sur-le-champ, de retourner à Paris, ou de s’en aller pour toujours.

Le voyant sombre et mélancolique, Élisabeth lui demandait:

– Est-ce que vous souffrez? Je sens que vous avez des larmes dans les yeux.

Il répondait:

– Embrasse-moi, petite; tu ne comprendrais pas.

Elle l’embrassait, inquiète, pressentant quelque drame qu’elle ne savait point. Mais lui, oubliant un peu sous les caresses, pensait: «Ah! une femme qui serait ces deux-là, qui aurait l’amour de l’une et le charme de l’autre! Pourquoi ne trouve-t-on toujours que des à peu près?»

Il songeait indéfiniment, bercé par le bruit monotone de la voix inécoutée, à tout ce qui l’avait séduit, conquis, vaincu, dans la maîtresse abandonnée. Il se disait, sous l’obsession de son souvenir, de sa présence imaginaire, dont il était hanté comme un visionnaire d’un fantôme: «Est-ce que je suis un damné qui ne se délivrera plus d’elle?»

Il se remit à faire de longues promenades, à rôder par les fourrés, avec l’espoir obscur de la perdre quelque part, au fond d’un ravin, derrière un rocher, dans quelque taillis, comme un homme, pour se débarrasser d’une bête fidèle qu’il ne veut pas tuer, essaye de l’égarer en une course lointaine.

Un jour, à la fin d’une de ces promenades, il revint au pays des Hêtres. C’était maintenant une sombre forêt, presque noire, avec des feuillages impénétrables. Il allait sous la voûte immense, humide et profonde, regrettant la brume verdoyante, ensoleillée et légère des petites feuilles à peine ouvertes; et, comme il suivait un étroit sentier, il s’arrêta, saisi d’étonnement, devant deux arbres enlacés.

Aucune image de son amour plus violente et plus émouvante ne pouvait frapper ses yeux et son âme: un hêtre vigoureux étreignait un chêne élancé.

Comme un amoureux désespéré au corps puissant et tourmenté, le hêtre, tordant ainsi que des bras deux branches formidables, enserrait le tronc du chêne en les refermant sur lui. L’autre, tenu par cet embrassement, allongeait dans le ciel, bien au-dessus du front de son agresseur, sa taille droite, lisse et mince, qui semblait dédaigneuse. Mais, malgré cette fuite vers l’espace, cette fuite hautaine d’être outragé, il portait dans le flanc les deux entailles profondes et depuis longtemps cicatrisées que les branches irrésistibles du hêtre avaient creusées dans son écorce. Soudés à jamais par ces blessures fermées, ils poussaient ensemble en mêlant leurs sèves, et dans les veines de l’arbre violé coulait et montait jusqu’à sa cime le sang de l’arbre vainqueur.

Mariolle s’assit pour les regarder plus longtemps. Ils devenaient, en son âme malade, symboliques, effrayants et superbes, ces deux lutteurs immobiles qui racontaient aux passants l’histoire éternelle de son amour.

Puis il se remit en marche, plus triste encore, et soudain, comme il allait, les yeux à terre et lentement, il aperçut, cachée sous l’herbe, tachée de boue et de pluie anciennes, une vieille dépêche jetée ou perdue par un promeneur. Il s’arrêta. Qu’avait apporté de doux ou de pénible à quelque coeur ce papier bleu traînant là sous son pied?

Il ne put s’empêcher de le ramasser, et, avec des doigts curieux et dégoûtés, il le déplia. On pouvait lire encore à peu près: «Venez… moi… quatre heures». Les noms avaient été effacés par l’humidité du chemin.

Des souvenirs l’assaillirent, cruels et délicieux, ceux de toutes les dépêches qu’il avait reçues d’elle, tantôt pour lui fixer le moment d’un rendez-vous, tantôt pour lui dire qu’elle ne viendrait pas. Jamais rien n’avait fait entrer en lui plus d’émotion, ne l’avait fait tressaillir plus violemment, n’avait arrêté plus net et fait rebondir plus fort son pauvre coeur que la vue de ces messagères enfiévrantes ou désespérantes.

Il demeurait presque perclus de désolation à la pensée que jamais plus il n’en ouvrirait de pareilles.

De nouveau il se demandait ce qui s’était passé en elle depuis qu’il l’avait quittée. Avait-elle souffert, regretté l’ami chassé par son indifférence, ou avait-elle pris son parti de cet abandon, froissée seulement dans sa vanité?

Et son désir de savoir devint si violent, si tenaillant, qu’une pensée audacieuse et bizarre, encore hésitante, surgit en lui. Il prit la route de Fontainebleau. Quand il eut gagné la ville, il se rendit au télégraphe, l’âme agitée d’hésitation et vibrante d’inquiétude. Mais une force semblait le pousser, une force irrésistible venue de son coeur.

Il souleva donc d’une main tremblante un imprimé sur la table, puis écrivit, à la suite du nom et de l’adresse de Mme Michèle de Burne:

Je voudrais tant savoir ce que vous pensez de moi! Moi je ne peux rien oublier.

André Mariolle.

Montigny.

Il sortit ensuite, prit une voiture, et regagna Montigny, troublé et tourmenté par ce qu’il avait fait, et le regrettant déjà.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
220 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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