Kitabı oku: «Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 03», sayfa 10
Il fut contraint de s'arrêter, étranglé par des sanglots précipités, déchirants.
La crise passée, il repartit.
Soudain il reçut comme un coup de couteau; on s'embrassait, là, derrière ce buisson. Il y courut; c'était un couple amoureux, dont les deux silhouettes s'éloignèrent vivement à son approche, enlacées, unies dans un baiser sans fin.
Il n'osait pas appeler, sachant bien qu'Elle ne répondrait point; et il avait aussi une peur affreuse de les découvrir tout à coup.
Les ritournelles des quadrilles avec les solos déchirants du piston, les rires faux de la flûte, les rages aiguës du violon lui tiraillaient le cœur, exaspérant sa souffrance. La musique enragée, boitillante, courait sous les arbres, tantôt affaiblie, tantôt grossie dans un souffle passager de brise.
Tout à coup il se dit qu'Elle était revenue peut-être? Oui! elle était revenue! pourquoi pas? Il avait perdu la tête sans raison, stupidement, emporté par ses terreurs, par les soupçons désordonnés qui l'envahissaient depuis quelque temps.
Et, saisi par une de ces accalmies singulières qui traversent parfois les plus grands désespoirs, il retourna vers le bal.
D'un coup d'œil il parcourut la salle. Elle n'était pas là. Il fit le tour des tables, et brusquement se trouva de nouveau face à face avec les trois femmes. Il avait apparemment une figure désespérée et drôle, car toutes trois ensemble éclatèrent de gaieté.
Il se sauva, repartit dans l'île, se rua à travers les taillis, haletant. — Puis il écouta de nouveau, — il écouta longtemps, car ses oreilles bourdonnaient; mais, enfin, il crut entendre un peu plus loin un petit rire perçant qu'il connaissait bien; et il avança tout doucement, rampant, écartant les branches, la poitrine tellement secouée par son cœur qu'il ne pouvait plus respirer.
Deux voix murmuraient des paroles qu'il n'entendait pas encore. Puis elles se turent.
Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de ne pas savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passion furieuse qui le ravageait. Il allait retourner à Chatou, prendre le train, et ne reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Mais son image brusquement l'envahit, et il l'aperçut en sa pensée quand elle s'éveillait au matin, dans leur lit tiède, se pressait câline contre lui, jetant ses bras à son cou, avec ses cheveux répandus, un peu mêlés sur le front, avec ses yeux fermés encore et ses lèvres ouvertes pour le premier baiser; et le souvenir subit de cette caresse matinale l'emplit d'un regret frénétique et d'un désir forcené.
On parlait de nouveau; et il s'approcha, courbé en deux. Puis un léger cri courut sous les branches tout près de lui. Un cri! Un de ces cris d'amour qu'il avait appris à connaître aux heures éperdues de leur tendresse. Il avançait encore, toujours, comme malgré lui, attiré invinciblement, sans avoir conscience de rien... et il les vit.
Oh! si c'eût été un homme, l'autre! mais cela! cela! Il se sentait enchaîné par leur infamie même. Et il restait là, anéanti, bouleversé, comme s'il eût découvert tout à coup un cadavre cher et mutilé, un crime contre nature, monstrueux, une immonde profanation.
Alors, dans un éclair de pensée involontaire, il songea au petit poisson dont il avait senti arracher les entrailles... Mais Madeleine murmura: «Pauline!» du même ton passionné qu'elle disait: «Paul!» et il fut traversé d'une telle douleur qu'il s'enfuit de toutes ses forces.
Il heurta deux arbres, tomba sur une racine, repartit et se trouva soudain devant le fleuve, devant le bras rapide éclairé par la lune. Le courant torrentueux faisait de grands tourbillons où se jouait la lumière. La berge haute dominait l'eau comme une falaise, laissant à son pied une large bande obscure où les remous s'entendaient dans l'ombre.
Sur l'autre rive, les maisons de campagne de Croissy s'étageaient en pleine clarté.
Paul vit tout cela comme dans un songe, comme à travers un souvenir; il ne songeait à rien, ne comprenait rien, et toutes les choses, son existence même, lui apparaissaient vaguement, lointaines, oubliées, finies.
Le fleuve était là. Comprit-il ce qu'il faisait? Voulut-il mourir? Il était fou. Il se retourna cependant vers l'île, vers Elle; et, dans l'air calme de la nuit où dansaient toujours les refrains affaiblis et obstinés du bastringue, il lança d'une voix désespérée, suraiguë, surhumaine, un effroyable cri: — «Madeleine!»
Son appel déchirant traversa le large silence du ciel, courut par tout l'horizon.
Puis, d'un bond formidable, d'un bond de bête, il sauta dans la rivière. L'eau jaillit, se referma, et, de la place où il avait disparu, une succession de grands cercles partit, élargissant jusqu'à l'autre berge leurs ondulations brillantes.
Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa: — «C'est Paul.» — Un soupçon surgit en son âme. — «Il s'est noyé,» dit-elle. Et elle s'élança vers la rive, où la grosse Pauline la rejoignit.
Un lourd bachot monté par deux hommes tournait et retournait sur place. Un des bateliers ramait, l'autre enfonçait dans l'eau un grand bâton et semblait chercher quelque chose. Pauline cria: — «Que faites-vous? Qu'y a-t-il?» Une voix inconnue répondit: — «C'est un homme qui vient de se noyer.»
Les deux femmes, pressées l'une contre l'autre, hagardes, suivaient les évolutions de la barque. La musique de la Grenouillère folâtrait toujours au loin, semblait accompagner en cadence les mouvements des sombres pêcheurs; et la rivière, qui cachait maintenant un cadavre, tournoyait, illuminée.
Les recherches se prolongeaient. L'attente horrible faisait grelotter Madeleine. Enfin, après une demi-heure au moins, un des hommes annonça: — «Je le tiens!» Et il fit remonter sa longue gaffe, doucement, tout doucement. Puis quelque chose de gros apparut à la surface de l'eau. L'autre marinier quitta ses rames, et tous deux, unissant leurs forces, halant sur la masse inerte, la firent culbuter dans leur bateau.
Ensuite ils gagnèrent la terre, en cherchant une place éclairée et basse. Au moment où ils abordaient, les femmes arrivaient aussi.
Dès qu'elle le vit, Madeleine recula d'horreur. Sous la lumière de la lune, il semblait vert déjà, avec sa bouche, ses yeux, son nez, ses habits pleins de vase. Ses doigts fermés et raidis étaient affreux. Une espèce d'enduit noirâtre et liquide couvrait tout son corps. La figure paraissait enflée, et de ses cheveux collés par le limon une eau sale coulait sans cesse.
Les deux hommes l'examinèrent.
— Tu le connais? dit l'un.
L'autre, le passeur de Croissy, hésitait: — «Oui, il me semble bien que j'ai vu cette tête-là; mais tu sais, comme ça, on ne reconnaît pas bien.» — Puis, soudain: — «Mais c'est monsieur Paul!»
— Qui ça, monsieur Paul? demanda son camarade. Le premier reprit:
— Mais monsieur Paul Baron, le fils du sénateur, ce p'tit qu'était si amoureux.
L'autre ajouta philosophiquement:
— Eh bien, il a fini de rigoler maintenant; c'est dommage tout de même quand on est riche!
Madeleine sanglotait, tombée par terre. Pauline s'approcha du corps et demanda: — «Est-ce qu'il est bien mort? — tout à fait?»
Les hommes haussèrent les épaules: — «Oh! après ce temps-là! pour sûr.»
Puis l'un d'eux interrogea: — «C'est chez Grillon qu'il logeait?» — «Oui, reprit l'autre; faut le reconduire, y aura de la braise.»
Ils remontèrent dans leur bateau et repartirent, s'éloignant lentement à cause du courant rapide; et longtemps encore après qu'on ne les vit plus de la place où les femmes étaient restées, on entendit tomber dans l'eau les coups réguliers des avirons.
Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine éplorée, la câlina, l'embrassa longtemps, la consola: — «Que veux-tu, ce n'est point ta faute, n'est-ce pas? On ne peut pourtant pas empêcher les hommes de faire des bêtises. Il l'a voulu, tant pis pour lui, après tout!» — Puis la relevant: — «Allons, ma chérie, viens-t'en coucher à la maison; tu ne peux pas rentrer chez Grillon ce soir. — Elle l'embrassa de nouveau: — «Va, nous te guérirons,» dit-elle.
Madeleine se releva, et, pleurant toujours, mais avec des sanglots affaiblis, la tête sur l'épaule de Pauline, comme réfugiée dans une tendresse plus intime et plus sûre, plus familière et plus confiante, elle partit à tout petits pas.
AU PRINTEMPS
Lorsque les premiers beaux jours arrivent, que la terre s'éveille et reverdit, que la tiédeur parfumée de l'air nous caresse la peau, entre dans la poitrine, semble pénétrer au cœur lui-même, il nous vient des désirs vagues de bonheurs indéfinis, des envies de courir, d'aller au hasard, de chercher aventure, de boire du printemps.
L'hiver ayant été fort dur l'an dernier, ce besoin d'épanouissement fut, au mois de mai, comme une ivresse qui m'envahit, une poussée de sève débordante.
Or, en m'éveillant un matin, j'aperçus par ma fenêtre, au-dessus des maisons voisines, la grande nappe bleue du ciel tout enflammée de soleil. Les serins accrochés aux fenêtres s'égosillaient; les bonnes chantaient à tous les étages; une rumeur gaie montait de la rue; et je sortis, l'esprit en fête, pour aller je ne sais où.
Les gens qu'on rencontrait souriaient; un souffle de bonheur flottait partout dans la lumière chaude du printemps revenu. On eût dit qu'il y avait sur la ville une brise d'amour épandue; et les jeunes femmes qui passaient en toilette du matin, portant dans les yeux comme une tendresse cachée et une grâce, plus molle dans la démarche, m'emplissaient le cœur de trouble.
Sans savoir comment, sans savoir pourquoi, j'arrivai au bord de la Seine. Des bateaux à vapeur filaient vers Suresnes, et il me vint soudain une envie démesurée de courir à travers les bois.
Le pont de la Mouche était couvert de passagers, car le premier soleil vous tire, malgré vous, du logis, et tout le monde remue, va, vient, cause avec le voisin.
C'était une voisine que j'avais; une petite ouvrière sans doute, avec une grâce toute parisienne, une mignonne tête blonde sous des cheveux bouclés aux tempes; des cheveux qui semblaient une lumière frisée, descendaient à l'oreille, couraient jusqu'à la nuque, dansaient au vent, puis devenaient, plus bas, un duvet si fin, si léger, si blond, qu'on le voyait à peine, mais qu'on éprouvait une irrésistible envie de mettre là une foule de baisers.
Sous l'insistance de mon regard, elle tourna la tête vers moi, puis baissa brusquement les yeux, tandis qu'un pli léger, comme un sourire prêt à naître, enfonçant un peu le coin de sa bouche, faisait apparaître aussi là ce fin duvet soyeux et pâle que le soleil dorait un peu.
La rivière calme s'élargissait. Une paix chaude planait dans l'atmosphère, et un murmure de vie semblait emplir l'espace. Ma voisine releva les yeux, et, cette fois, comme je la regardais toujours, elle sourit décidément. Elle était charmante ainsi, et dans son regard fuyant mille choses m'apparurent, mille choses ignorées jusqu'ici. J'y vis des profondeurs inconnues, tout le charme des tendresses, toute la poésie que nous rêvons, tout le bonheur que nous cherchons sans fin. Et j'avais un désir fou d'ouvrir les bras, de l'emporter quelque part pour lui murmurer à l'oreille la suave musique des paroles d'amour.
J'allais ouvrir la bouche et l'aborder, quand quelqu'un me toucha l'épaule. Je me retournai, surpris, et j'aperçus un homme d'aspect ordinaire, ni jeune ni vieux, qui me regardait d'un air triste.
— Je voudrais vous parler, dit-il.
Je fis une grimace qu'il vit sans doute, car il ajouta: — «C'est important.»
Je me levai et le suivis à l'autre bout du bateau: — «Monsieur, reprit-il, quand l'hiver approche avec les froids, la pluie et la neige, votre médecin vous dit chaque jour: «Tenez-vous les pieds bien chauds, gardez-vous des refroidissements, des rhumes, des bronchites, des pleurésies.» Alors vous prenez mille précautions, vous portez de la flanelle, des pardessus épais, des gros souliers, ce qui ne vous empêche pas toujours de passer deux mois au lit. Mais quand revient le printemps avec ses feuilles et ses fleurs, ses brises chaudes et amollissantes, ses exhalaisons des champs qui vous apportent des troubles vagues, des attendrissements sans cause, il n'est personne qui vienne vous dire: «Monsieur, prenez garde à l'amour! Il est embusqué partout; il vous guette à tous les coins; toutes ses ruses sont tendues, toutes ses armes aiguisées, toutes ses perfidies préparées! Prenez garde à l'amour!.. Prenez garde à l'amour! Il est plus dangereux que le rhume, la bronchite ou la pleurésie! Il ne pardonne pas, et fait commettre à tout le monde des bêtises irréparables.» Oui, monsieur, je dis que, chaque année, le gouvernement devrait faire mettre sur les murs de grandes affiches avec ces mots: «Retour du printemps. Citoyens français, prenez garde à l'amour;» de même qu'on écrit sur la porte des maisons: «Prenez garde à la peinture.» — Eh bien, puisque le gouvernement ne le fait pas, moi je le remplace, et je vous dis: «Prenez garde à l'amour; il est en train de vous pincer, et j'ai le devoir de vous prévenir comme on prévient, en Russie, un passant dont le nez gèle.»
Je demeurais stupéfait devant cet étrange particulier, et, prenant un air digne: — «Enfin, monsieur, vous me paraissez vous mêler de ce qui ne vous regarde guère.»
Il fit un mouvement brusque, et répondit: — «Oh! monsieur! monsieur! si je m'aperçois qu'un homme va se noyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisser périr? Tenez, écoutez mon histoire, et vous comprendrez pourquoi j'ose vous parler ainsi.
«C'était l'an dernier, à pareille époque. Je dois vous dire, d'abord, monsieur, que je suis employé au Ministère de la marine, où nos chefs, les commissaires, prennent au sérieux leurs galons d'officiers plumitifs pour nous traiter comme des gabiers. — Ah! si tous les chefs étaient civils, — mais je passe. — Donc j'apercevais de mon bureau un petit bout de ciel tout bleu où volaient des hirondelles; et il me venait des envies de danser au milieu de mes cartons noirs.
«Mon désir de liberté grandit tellement, que, malgré ma répugnance, j'allai trouver mon singe. C'était un petit grincheux toujours en colère. Je me dis malade. Il me regarda dans le nez et cria: — «Je n'en crois rien, monsieur. Enfin, allez-vous-en! Pensez-vous qu'un bureau peut marcher avec des employés pareils?»
«Mais je filai, je gagnai la Seine. Il faisait un temps comme aujourd'hui; et je pris la Mouche pour faire un tour à Saint-Cloud.
«Ah! monsieur! comme mon chef aurait dû m'en refuser la permission!
«Il me sembla que je me dilatais sous le soleil. J'aimais tout, le bateau, la rivière, les arbres, les maisons, mes voisins, tout. J'avais envie d'embrasser quelque chose, n'importe quoi: c'était l'amour qui préparait son piège.
«Tout à coup, au Trocadéro, une jeune fille monta avec un petit paquet à la main, et elle s'assit en face de moi.
«Elle était jolie, oui, monsieur; mais c'est étonnant comme les femmes vous semblent mieux quand il fait beau, au premier printemps: elles ont un capiteux, un charme, un je ne sais quoi tout particulier. C'est absolument comme du vin qu'on boit après le fromage.
«Je la regardais, et elle aussi elle me regardait, — mais seulement de temps en temps, comme la vôtre tout à l'heure. Enfin, à force de nous considérer, il me sembla que nous nous connaissions assez pour entamer conversation, et je lui parlai. Elle répondit. Elle était gentille comme tout, décidément. Elle me grisait, mon cher monsieur!
«A Saint-Cloud, elle descendit, — je la suivis. — Elle allait livrer une commande. Quand elle reparut, le bateau venait de partir. Je me mis à marcher à côté d'elle, et la douceur de l'air nous arrachait des soupirs à tous les deux.
— «Il ferait bien bon dans les bois,» lui dis-je.
«Elle répondit: — «Oh! oui!»
— «Si nous allions y faire un tour, voulez-vous, mademoiselle?»
«Elle me guetta en dessous d'un coup d'œil rapide comme pour bien apprécier ce que je valais, puis, après avoir hésité quelque temps, elle accepta. Et nous voilà côte à côte au milieu des arbres. Sous le feuillage un peu grêle encore, l'herbe, haute, drue, d'un vert luisant, comme vernie, était inondée de soleil et pleine de petites bêtes qui s'aimaient aussi. On entendait partout des chants d'oiseaux. Alors ma compagne se mit à courir en gambadant, enivrée d'air et d'effluves champêtres. Et moi je courais derrière en sautant comme elle. Est-on bête, monsieur, par moments!
«Puis elle chanta éperdument mille choses, des airs d'opéra, la chanson de Musette! La chanson de Musette! comme elle me sembla poétique alors!.. Je pleurais presque. Oh! ce sont toutes ces balivernes-là qui nous troublent la tête; ne prenez jamais, croyez-moi, une femme qui chante à la campagne, surtout si elle chante la chanson de Musette!
«Elle fut bientôt fatiguée et s'assit sur un talus vert. Moi, je me mis à ses pieds, et je lui saisis les mains; ses petites mains poivrées de coups d'aiguille, et cela m'attendrit. Je me disais: — «Voici les saintes marques du travail.» — Oh! monsieur, monsieur, savez-vous ce qu'elles signifient, les saintes marques du travail? Elles veulent dire tous les commérages de l'atelier, les polissonneries chuchotées, l'esprit souillé par toutes les ordures racontées, la chasteté perdue, toute la sottise des bavardages, toute la misère des habitudes quotidiennes, toute l'étroitesse des idées propres aux femmes du commun, installées souverainement dans celle qui porte au bout des doigts les saintes marques du travail.
«Puis nous nous sommes regardés dans les yeux longuement.
«Oh! cet œil de la femme, quelle puissance il a! Comme il trouble, envahit, possède, domine! Comme il semble profond, plein de promesses, d'infini! On appelle cela se regarder dans l'âme! Oh! monsieur, quelle blague! Si l'on y voyait, dans l'âme, on serait plus sage, allez.
«Enfin, j'étais emballé, fou. Je voulus la prendre dans mes bras. Elle me dit: — «A bas les pattes!»
«Alors je m'agenouillai près d'elle et j'ouvris mon cœur; je versai sur ses genoux toutes les tendresses qui m'étouffaient. Elle parut étonnée de mon changement d'allure, et me considéra d'un regard oblique comme si elle se fût dit: — Ah! c'est comme ça qu'on joue de toi, mon bon; eh bien! nous allons voir.
«En amour, monsieur, nous sommes toujours des naïfs, et les femmes des commerçantes.
«J'aurais pu la posséder, sans doute; j'ai compris plus tard ma sottise, mais ce que je cherchais, moi, ce n'était pas un corps; c'était de la tendresse, de l'idéal. J'ai fait du sentiment quand j'aurais dû mieux employer mon temps.
«Dès qu'elle en eut assez de mes déclarations, elle se leva; et nous revînmes à Saint-Cloud. Je ne la quittai qu'à Paris. Elle avait l'air si triste depuis notre retour que je l'interrogeai. Elle répondit: — «Je pense que voilà des journées comme on n'en a pas beaucoup dans sa vie.» — Mon cœur battait à me défoncer la poitrine.
«Je la revis le dimanche suivant, et encore le dimanche d'après, et tous les autres dimanches. Je l'emmenai à Bougival, Saint-Germain, Maisons-Laffitte, Poissy; partout où se déroulent les amours de banlieue.
«La petite coquine, à son tour, me «la faisait à la passion».
«Je perdis enfin tout à fait la tête, et, trois mois après, je l'épousai.
«Que voulez-vous, monsieur, on est employé, seul, sans famille, sans conseils! On se dit que la vie serait douce avec une femme! Et on l'épouse, cette femme!
«Alors elle vous injurie du matin au soir, ne comprend rien, ne sait rien, jacasse sans fin, chante à tue-tête la chanson de Musette (oh! la chanson de Musette, quelle scie!), se bat avec le charbonnier, raconte à la concierge les intimités de son ménage, confie à la bonne du voisin tous les secrets de l'alcôve, débine son mari chez les fournisseurs, et a la tête farcie d'histoires si stupides, de croyances si idiotes, d'opinions si grotesques, de préjugés si prodigieux, que je pleure de découragement, monsieur, toutes les fois que je cause avec elle.»
Il se tut, un peu essoufflé et très ému. Je le regardais, pris de pitié pour ce pauvre diable naïf, et j'allais lui répondre quelque chose, quand le bateau s'arrêta. On arrivait à Saint-Cloud.
La petite femme qui m'avait troublé se leva pour descendre. Elle passa près de moi en me jetant un coup d'œil de côté avec un sourire furtif, un de ces sourires qui vous affolent; puis elle sauta sur le ponton.
Je m'élançai pour la suivre, mais mon voisin me saisit par la manche. Je me dégageai d'un mouvement brusque; il m'empoigna par les pans de ma redingote, et il me tirait en arrière en répétant: — «Vous n'irez pas! vous n'irez pas!» d'une voix si haute, que tout le monde se retourna.
Un rire courut autour de nous, et je demeurai immobile, furieux, mais sans audace devant le ridicule et le scandale.
Et le bateau repartit.
La petite femme restée sur le ponton, me regardait m'éloigner d'un air désappointé, tandis que mon persécuteur me soufflait dans l'oreille en se frottant les mains:
— Je vous ai rendu là un rude service, allez.