Kitabı oku: «Œuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 03», sayfa 8
L'homme au rasoir haussa les épaules et confia au monsieur dont il grattait la joue: — «Je vous demande un peu quelles idées ça vous a, ces sacrées femelles! Ce n'est pas moi qui m'amuserais à voir un mort!» — Mais sa femme l'avait entendu, et elle répondit sans se troubler: — «C'est comme ça, c'est comme ça.» — Puis, posant son tricot sur le comptoir, elle monta au premier étage.
Deux voisines étaient déjà venues et causaient de l'accident avec Mme Caravan, qui racontait les détails.
On se dirigea vers la chambre mortuaire. Les quatre femmes entrèrent à pas de loup, aspergèrent le drap l'une après l'autre avec l'eau salée, s'agenouillèrent, firent le signe de la croix en marmottant une prière, puis, s'étant relevées, les yeux agrandis, la bouche entr'ouverte, considérèrent longuement le cadavre, pendant que la belle-fille de la morte, un mouchoir sur la figure, simulait un hoquet désespéré.
Quand elle se retourna pour sortir, elle aperçut, debout près de la porte, Marie-Louise et Philippe-Auguste, tous deux en chemise, qui regardaient curieusement. Alors, oubliant son chagrin de commande, elle se précipita sur eux, la main levée, en criant d'une voix rageuse: — «Voulez-vous bien filer, bougres de polissons!»
Etant remontée dix minutes plus tard avec une fournée d'autres voisines, après avoir de nouveau secoué le buis sur sa belle-mère, prié, larmoyé, accompli tous ses devoirs, elle retrouva ses deux enfants revenus ensemble derrière elle. Elle les talocha encore par conscience; mais, la fois suivante, elle n'y prit plus garde; et, à chaque retour de visiteurs, les deux mioches suivaient toujours, s'agenouillant aussi dans un coin et répétant invariablement tout ce qu'ils voyaient faire à leur mère.
Au commencement de l'après-midi, la foule des curieuses diminua. Bientôt il ne vint plus personne. Mme Caravan, rentrée chez elle, s'occupait à tout préparer pour la cérémonie funèbre; et la morte resta solitaire.
La fenêtre de la chambre était ouverte. Une chaleur torride entrait avec des bouffées de poussière; les flammes des quatre bougies s'agitaient auprès du corps immobile; et sur le drap, sur la face aux yeux fermés, sur les deux mains allongées, des petites mouches grimpaient, allaient, venaient, se promenaient sans cesse, visitaient la vieille, attendant leur heure prochaine.
Mais Marie-Louise et Philippe-Auguste étaient repartis vagabonder dans l'avenue. Ils furent bientôt entourés de camarades, de petites filles surtout, plus éveillées, flairant plus vite tous les mystères de la vie. Et elles interrogeaient comme les grandes personnes. — «Ta grand'maman est morte?» — «Oui, hier au soir.» — «Comment c'est, un mort?» — Et Marie-Louise expliquait, racontait les bougies, le buis, la figure. Alors une grande curiosité s'éveilla chez tous les enfants; et ils demandèrent aussi à monter chez la trépassée.
Aussitôt, Marie-Louise organisa un premier voyage, cinq filles et deux garçons: les plus grands, les plus hardis. Elle les força à retirer leurs souliers pour ne point être découverts; la troupe se faufila dans la maison et monta lestement comme une armée de souris.
Une fois dans la chambre, la fillette, imitant sa mère, régla le cérémonial. Elle guida solennellement ses camarades, s'agenouilla, fit le signe de la croix, remua les lèvres, se releva, aspergea le lit, et pendant que les enfants, en un tas serré, s'approchaient, effrayés, curieux et ravis pour contempler le visage et les mains, elle se mit soudain à simuler des sanglots en se cachant les yeux dans son petit mouchoir. Puis, consolée brusquement en songeant à ceux qui attendaient devant la porte, elle entraîna, en courant, tout son monde pour ramener bientôt un autre groupe, puis un troisième; car tous les galopins du pays, jusqu'aux petits mendiants en loques, accouraient à ce plaisir nouveau; et elle recommençait chaque fois les simagrées maternelles avec une perfection absolue.
A la longue, elle se fatigua. Un autre jeu entraîna les enfants au loin; et la vieille grand'mère demeura seule, oubliée tout à fait, par tout le monde.
L'ombre emplit la chambre, et sur sa figure sèche et ridée la flamme remuante des lumières faisait danser des clartés.
Vers huit heures Caravan monta, ferma la fenêtre et renouvela les bougies. Il entrait maintenant d'une façon tranquille, accoutumé déjà à considérer le cadavre comme s'il était là depuis des mois. Il constata même qu'aucune décomposition n'apparaissait encore, et il en fit la remarque à sa femme au moment où ils se mettaient à table pour dîner. Elle répondit: — «Tiens, elle est en bois; elle se conserverait un an.»
On mangea le potage sans prononcer une parole. Les enfants, laissés libres tout le jour, exténués de fatigue, sommeillaient sur leurs chaises et tout le monde restait silencieux.
Soudain la clarté de la lampe baissa.
Mme Caravan aussitôt remonta la clef; mais l'appareil rendit un son creux, un bruit de gorge prolongé, et la lumière s'éteignit. On avait oublié d'acheter de l'huile! Aller chez l'épicier retarderait le dîner, on chercha des bougies; mais il n'y en avait plus d'autres que celles allumées en haut sur la table de nuit.
Mme Caravan, prompte en ses décisions, envoya bien vite Marie-Louise en prendre deux; et l'on attendait dans l'obscurité.
On entendait distinctement les pas de la fillette qui montait l'escalier. Il y eut ensuite un silence de quelques secondes; puis l'enfant redescendit précipitamment. Elle ouvrit la porte, effarée, plus émue encore que la veille en annonçant la catastrophe, et elle murmura, suffoquant: — «Oh! papa, grand'maman s'habille!»
Caravan se dressa avec un tel sursaut que sa chaise alla rouler contre le mur. Il balbutia: — «Tu dis?.. Qu'est-ce que tu dis là?..»
Mais Marie-Louise, étranglée par l'émotion, répéta: — «Grand'... grand'... grand'maman s'habille... elle va descendre.»
Il s'élança dans l'escalier follement, suivi de sa femme abasourdie; mais devant la porte du second il s'arrêta, secoué par l'épouvante, n'osant pas entrer. Qu'allait-il voir? — Mme Caravan, plus hardie, tourna la serrure et pénétra dans la chambre.
La pièce semblait devenue plus sombre; et, au milieu, une grande forme maigre remuait. Elle était debout, la vieille; et en s'éveillant du sommeil léthargique, avant même que la connaissance lui fût en plein revenue, se tournant de côté et se soulevant sur un coude, elle avait soufflé trois des bougies qui brûlaient près du lit mortuaire. Puis, reprenant des forces, elle s'était levée pour chercher ses hardes. Sa commode partie l'avait troublée d'abord, mais peu à peu elle avait retrouvé ses affaires tout au fond du coffre à bois, et s'était tranquillement habillée. Ayant ensuite vidé l'assiette remplie d'eau, replacé le buis derrière la glace et remis les chaises à leur place, elle était prête à descendre, quand apparurent devant elle son fils et sa belle-fille.
Caravan se précipita, lui saisit les mains, l'embrassa, les larmes aux yeux; tandis que sa femme, derrière lui, répétait d'un air hypocrite: — «Quel bonheur, oh! quel bonheur!»
Mais la vieille, sans s'attendrir, sans même avoir l'air de comprendre, roide comme une statue, et l'œil glacé, demanda seulement: — «Le dîner est-il bientôt prêt?» — Il balbutia, perdant la tête: — «Mais oui, maman, nous t'attendions.» — Et, avec un empressement inaccoutumé, il prit son bras, pendant que Mme Caravan la jeune saisissait la bougie, les éclairait, descendant l'escalier devant eux, à reculons et marche à marche, comme elle avait fait, la nuit même, devant son mari qui portait le marbre.
En arrivant au premier étage, elle faillit se heurter contre des gens qui montaient. C'était la famille de Charenton, Mme Braux suivie de son époux.
La femme, grande, grosse, avec un ventre d'hydropique qui rejetait le torse en arrière, ouvrait des yeux effarés, prête à fuir. Le mari, un cordonnier socialiste, petit homme poilu jusqu'au nez, tout pareil à un singe, murmura sans s'émouvoir: — «Eh bien, quoi? Elle ressuscite!»
Aussitôt que Mme Caravan les eut reconnus, elle leur fit des signes désespérés; puis, tout haut: — «Tiens! comment!.. vous voilà! Quelle bonne surprise!»
Mais Mme Braux, abasourdie, ne comprenait pas; elle répondit à demi-voix: — «C'est votre dépêche qui nous a fait venir, nous croyions que c'était fini.»
Son mari, derrière elle, la pinçait pour la faire taire. Il ajouta avec un rire malin caché dans sa barbe épaisse: — «C'est bien aimable à vous de nous avoir invités. Nous sommes venus tout de suite,» — faisant allusion ainsi à l'hostilité qui régnait depuis longtemps entre les deux ménages. Puis, comme la vieille arrivait aux dernières marches, il s'avança vivement et frotta contre ses joues le poil qui lui couvrait la face, en criant dans son oreille, à cause de sa surdité: — «Ça va bien, la mère, toujours solide, hein?»
Mme Braux, dans sa stupeur de voir bien vivante celle qu'elle s'attendait à retrouver morte, n'osait pas même l'embrasser; et son ventre énorme encombrait tout le palier, empêchant les autres d'avancer.
La vieille, inquiète et soupçonneuse, mais sans parler jamais, regardait tout ce monde autour d'elle; et son petit œil gris, scrutateur et dur, se fixait tantôt sur l'un, tantôt sur l'autre, plein de pensées visibles qui gênaient ses enfants.
Caravan dit, pour expliquer: — «Elle a été un peu souffrante, mais elle va bien maintenant, tout à fait bien, n'est-ce pas, mère?»
Alors la bonne femme, se remettant en marche, répondit de sa voix cassée, comme lointaine: — «C'est une syncope; je vous entendais tout le temps.»
Un silence embarrassé suivit. On pénétra dans la salle; puis on s'assit devant un dîner improvisé en quelques minutes.
Seul, M. Braux avait gardé son aplomb. Sa figure de gorille méchant grimaçait; et il lâchait des mots à double sens qui gênaient visiblement tout le monde.
Mais à chaque instant le timbre du vestibule sonnait; et Rosalie éperdue venait chercher Caravan qui s'élançait en jetant sa serviette. Son beau-frère lui demanda même si c'était son jour de réception. Il balbutia: — «Non des commissions, rien du tout.»
Puis, comme on apportait un paquet, il l'ouvrit étourdiment, et des lettres de faire part, encadrées de noir, apparurent. Alors, rougissant jusqu'aux yeux, il referma l'enveloppe et l'engloutit dans son gilet.
Sa mère ne l'avait pas vu; elle regardait obstinément sa pendule dont le bilboquet doré se balançait sur la cheminée. Et l'embarras grandissait au milieu d'un silence glacial.
Alors la vieille, tournant vers sa fille sa face ridée de sorcière, eut dans les yeux un frisson de malice et prononça: — «Lundi, tu m'amèneras ta petite, je veux la voir.» — Mme Braux, la figure illuminée, cria: — «Oui maman,» — tandis que Mme Caravan la jeune, devenue pâle, défaillait d'angoisse.
Cependant, les deux hommes, peu à peu, se mirent à causer; et ils entamèrent, à propos de rien, une discussion politique. Braux, soutenant les doctrines révolutionnaires et communistes, se démenait, les yeux allumés dans son visage poilu, criant: — «La propriété, monsieur, c'est un vol au travailleur; — la terre appartient à tout le monde; — l'héritage est une infamie et une honte!..» — Mais il s'arrêta brusquement, confus comme un homme qui vient de dire une sottise; puis, d'un ton plus doux, il ajouta: — «Mais ce n'est pas le moment de discuter ces choses-là.»
La porte s'ouvrit; le docteur Chenet parut. Il eut une seconde d'effarement, puis il reprit contenance, et s'approchant de la vieille femme: — «Ah! ah! la maman! ça va bien, aujourd'hui. Oh! je m'en doutais, voyez-vous; et je me disais à moi-même tout à l'heure, en montant l'escalier: Je parie qu'elle sera debout, l'ancienne.» — Et lui tapant doucement dans le dos: — «Elle est solide comme le Pont-Neuf; elle nous enterrera tous, vous verrez.»
Il s'assit, acceptant le café qu'on lui offrait, et se mêla bientôt à la conversation des deux hommes, approuvant Braux, car il avait été lui-même compromis dans la Commune.
Or, la vieille, se sentant fatiguée, voulut partir. Caravan se précipita. Alors elle le fixa dans les yeux et lui dit: — «Toi, tu vas me remonter tout de suite ma commode et ma pendule.» — Puis, comme il bégayait: — «Oui, maman,» — elle prit le bras de sa fille et disparut avec elle.
Les deux Caravan demeurèrent effarés, muets, effondrés dans un affreux désastre, tandis que Braux se frottait les mains en sirotant son café.
Soudain Mme Caravan, affolée de colère, s'élança sur lui, hurlant: — «Vous êtes un voleur, un gredin, une canaille... Je vous crache à la figure, je vous... je vous...» Elle ne trouvait rien, suffoquant; mais lui, riait, buvant toujours.
Puis, comme sa femme revenait justement, elle s'élança vers sa belle-sœur; et toutes deux, l'une énorme avec son ventre menaçant, l'autre épileptique et maigre, la voix changée, la main tremblante, s'envoyèrent à pleine gueule des hottées d'injures.
Chenet et Braux s'interposèrent, et ce dernier, poussant sa moitié par les épaules, la jeta dehors en criant: — «Va donc, bourrique, tu brais trop!»
Et on les entendit dans la rue qui se chamaillaient en s'éloignant.
M. Chenet prit congé.
Les Caravan restèrent face à face.
Alors l'homme tomba sur une chaise avec une sueur froide aux tempes, et murmura: — «Qu'est-ce que je vais dire à mon chef?»
En famille a paru dans la Nouvelle Revue du 15 février 1881.
VARIANTES
Page 146, ligne 5, dans la Revue: maigriotte.
Page 158, ligne 8, comme endormis...
Page 158, ligne 21, ébranlant et accentuant...
Page 162, ligne 4, Quand il arriva près du pont...
Page 181, ligne 17, comme il demeurait bégayant...
SUR L'EAU
J'avais loué, l'été dernier, une petite maison de campagne au bord de la Seine, à plusieurs lieues de Paris, et j'allais y coucher tous les soirs. Je fis, au bout de quelques jours, la connaissance d'un de mes voisins, un homme de trente à quarante ans, qui était bien le type le plus curieux que j'eusse jamais vu. C'était un vieux canotier, mais un canotier enragé, toujours près de l'eau, toujours sur l'eau, toujours dans l'eau. Il devait être né dans un canot, et il mourra bien certainement dans le canotage final.
Un soir que nous nous promenions au bord de la Seine, je lui demandai de me raconter quelques anecdotes de sa vie nautique. Voilà immédiatement mon bonhomme qui s'anime, se transfigure, devient éloquent, presque poète. Il avait dans le cœur une grande passion, une passion dévorante, irrésistible: la rivière.
— Ah! me dit-il, combien j'ai de souvenirs sur cette rivière que vous voyez couler là près de nous! Vous autres, habitants des rues, vous ne savez pas ce qu'est la rivière. Mais écoutez un pêcheur prononcer ce mot. Pour lui, c'est la chose mystérieuse, profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories, où l'on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas, où l'on entend des bruits que l'on ne connaît point, où l'on tremble sans savoir pourquoi, comme en traversant un cimetière: et c'est en effet le plus sinistre des cimetières, celui où l'on n'a point de tombeau.
La terre est bornée pour le pêcheur, et dans l'ombre, quand il n'y a pas de lune, la rivière est illimitée. Un marin n'éprouve point la même chose pour la mer. Elle est souvent dure et méchante, c'est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grande mer; tandis que la rivière est silencieuse et perfide. Elle ne gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement éternel de l'eau qui coule est plus effrayant pour moi que les hautes vagues de l'Océan.
Des rêveurs prétendent que la mer cache dans son sein d'immenses pays bleuâtres, où les noyés roulent parmi les grands poissons, au milieu d'étranges forêts et dans des grottes de cristal. La rivière n'a que des profondeurs noires où l'on pourrit dans la vase. Elle est belle pourtant quand elle brille au soleil levant et qu'elle clapote doucement entre ses berges couvertes de roseaux qui murmurent.
Le poète a dit en parlant de l'Océan:
O flots, que vous savez de lugubres histoires!
Flots profonds, redoutés des mères à genoux,
Vous vous les racontez en montant les marées
Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez, le soir, quand vous venez vers nous.
Eh bien, je crois que les histoires chuchotées par les roseaux minces avec leurs petites voix si douces doivent être encore plus sinistres que les drames lugubres racontés par les hurlements des vagues.
Mais puisque vous me demandez quelques-uns de mes souvenirs, je vais vous dire une singulière aventure qui m'est arrivée ici, il y a une dizaine d'années.
J'habitais, comme aujourd'hui, la maison de la mère Lafon, et un de mes meilleurs camarades, Louis Bernet, qui a maintenant renoncé au canotage, à ses pompes et à son débraillé pour entrer au Conseil d'État, était installé au village de C... deux lieues plus bas. Nous dînions tous les jours ensemble, tantôt chez lui, tantôt chez moi.
Un soir, comme je revenais tout seul et assez fatigué, traînant péniblement mon gros bateau, un océan de douze pieds, dont je me servais toujours la nuit, je m'arrêtai quelques secondes pour reprendre haleine auprès de la pointe des roseaux, là-bas, deux cents mètres environ avant le pont du chemin de fer. Il faisait un temps magnifique; la lune resplendissait, le fleuve brillait, l'air était calme et doux. Cette tranquillité me tenta; je me dis qu'il ferait bien bon fumer une pipe en cet endroit. L'action suivit la pensée; je saisis mon ancre et la jetai dans la rivière.
Le canot, qui redescendait avec le courant, fila sa chaîne jusqu'au bout, puis s'arrêta; et je m'assis à l'arrière sur ma peau de mouton, aussi commodément qu'il me fut possible. On n'entendait rien, rien: parfois seulement, je croyais saisir un petit clapotement presque insensible de l'eau contre la rive, et j'apercevais des groupes de roseaux plus élevés qui prenaient des figures surprenantes et semblaient par moments s'agiter.
Le fleuve était parfaitement tranquille, mais je me sentis ému par le silence extraordinaire qui m'entourait. Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient. Soudain, à ma droite, contre moi, une grenouille coassa. Je tressaillis: elle se tut; je n'entendis plus rien, et je résolus de fumer un peu pour me distraire. Cependant, quoique je fusse un culotteur de pipes renommé, je ne pus pas; dès la seconde bouffée, le cœur me tourna et je cessai. Je me mis à chantonner; le son de ma voix m'était pénible; alors je m'étendis au fond du bateau et je regardai le ciel. Pendant quelque temps, je demeurai tranquille, mais bientôt les légers mouvements de la barque m'inquiétèrent. Il me sembla qu'elle faisait des embardées gigantesques, touchant tour à tour les deux berges du fleuve; puis je crus qu'un être ou qu'une force invisible l'attirait doucement au fond de l'eau et la soulevait ensuite pour la laisser retomber. J'étais ballotté comme au milieu d'une tempête; j'entendis des bruits autour de moi; je me dressai d'un bond: l'eau brillait, tout était calme.
Je compris que j'avais les nerfs un peu ébranlés et je résolus de m'en aller. Je tirai sur ma chaîne; le canot se mit en mouvement, puis je sentis une résistance, je tirai plus fort, l'ancre ne vint pas; elle avait accroché quelque chose au fond de l'eau et je ne pouvais la soulever; je recommençai à tirer, mais inutilement. Alors, avec mes avirons, je fis tourner mon bateau et je le portai en amont pour changer la position de l'ancre. Ce fut en vain, elle tenait toujours; je fus pris de colère et je secouai la chaîne rageusement. Rien ne remua. Je m'assis découragé et je me mis à réfléchir sur ma position. Je ne pouvais songer à casser cette chaîne ni à la séparer de l'embarcation, car elle était énorme et rivée à l'avant dans un morceau de bois plus gros que mon bras; mais comme le temps demeurait fort beau, je pensai que je ne tarderais point, sans doute, à rencontrer quelque pêcheur qui viendrait à mon secours. Ma mésaventure m'avait calmé; je m'assis et je pus enfin fumer ma pipe. Je possédais une bouteille de rhum, j'en bus deux ou trois verres, et ma situation me fit rire. Il faisait très chaud, de sorte qu'à la rigueur je pouvais, sans grand mal, passer la nuit à la belle étoile.
Soudain, un petit coup sonna contre mon bordage. Je fis un soubresaut, et une sueur froide me glaça des pieds à la tête. Ce bruit venait sans doute de quelque bout de bois entraîné par le courant, mais cela avait suffi et je me sentis envahi de nouveau par une étrange agitation nerveuse. Je saisis ma chaîne et je me raidis dans un effort désespéré. L'ancre tint bon. Je me rassis épuisé.
Cependant, la rivière s'était peu à peu couverte d'un brouillard blanc très épais qui rampait sur l'eau fort bas, de sorte que, en me dressant debout, je ne voyais plus le fleuve, ni mes pieds, ni mon bateau, mais j'apercevais seulement les pointes des roseaux, puis, plus loin, la plaine toute pâle de la lumière de la lune, avec de grandes taches noires qui montaient dans le ciel, formées par des groupes de peupliers d'Italie. J'étais comme enseveli jusqu'à la ceinture dans une nappe de coton d'une blancheur singulière, et il me venait des imaginations fantastiques. Je me figurais qu'on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvais plus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillard opaque, devait être pleine d'êtres étranges qui nageaient autour de moi. J'éprouvais un malaise horrible, j'avais les tempes serrées, mon cœur battait à m'étouffer; et, perdant la tête, je pensai à me sauver à la nage; puis aussitôt cette idée me fit frissonner d'épouvante. Je me vis, perdu, allant à l'aventure dans cette brume épaisse, me débattant au milieu des herbes et des roseaux que je ne pourrais éviter, râlant de peur, ne voyant pas la berge, ne retrouvant plus mon bateau, et il me semblait que je me sentirais tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire.
En effet, comme il m'eût fallu remonter le courant au moins pendant cinq cents mètres avant de trouver un point libre d'herbes et de joncs où je pusse prendre pied, il y avait pour moi neuf chances sur dix de ne pouvoir me diriger dans ce brouillard et de me noyer, quelque bon nageur que je fusse.
J'essayai de me raisonner. Je me sentais la volonté bien ferme de ne point avoir peur, mais il y avait en moi autre chose que ma volonté, et cette autre chose avait peur. Je me demandai ce que je pouvais redouter; mon moi brave railla mon moi poltron, et jamais aussi bien que ce jour-là je ne saisis l'opposition des deux êtres qui sont en nous, l'un voulant, l'autre résistant, et chacun l'emportant tour à tour.
Cet effroi bête et inexplicable grandissait toujours et devenait de la terreur. Je demeurais immobile, les yeux ouverts, l'oreille tendue et attendant. Quoi? Je n'en savais rien, mais ce devait être terrible. Je crois que si un poisson se fût avisé de sauter hors de l'eau, comme cela arrive souvent, il n'en aurait pas fallu davantage pour me faire tomber roide, sans connaissance.
Cependant, par un effort violent, je finis par ressaisir à peu près ma raison qui m'échappait. Je pris de nouveau ma bouteille de rhum et je bus à grands traits. Alors une idée me vint et je me mis à crier de toutes mes forces en me tournant successivement vers les quatre points de l'horizon. Lorsque mon gosier fut absolument paralysé, j'écoutai. — Un chien hurlait, très loin.
Je bus encore et je m'étendis tout de mon long au fond du bateau. Je restai ainsi peut-être une heure, peut-être deux, sans dormir, les yeux ouverts, avec des cauchemars autour de moi. Je n'osais pas me lever et pourtant je le désirais violemment; je remettais de minute en minute. Je me disais: — «Allons, debout!» et j'avais peur de faire un mouvement. A la fin, je me soulevai avec des précautions infinies, comme si ma vie eût dépendu du moindre bruit que j'aurais fait, et je regardai par-dessus le bord.
Je fus ébloui par le plus merveilleux, le plus étonnant spectacle qu'il soit possible de voir. C'était une de ces fantasmagories du pays des fées, une de ces visions racontées par les voyageurs qui reviennent de très loin et que nous écoutons sans les croire.
Le brouillard qui, deux heures auparavant, flottait sur l'eau, s'était peu à peu retiré et ramassé sur les rives. Laissant le fleuve absolument libre, il avait formé sur chaque berge une colline ininterrompue, haute de six ou sept mètres, qui brillait sous la lune avec l'éclat superbe des neiges. De sorte qu'on ne voyait rien autre chose que cette rivière lamée de feu entre ces deux montagnes blanches; et là-haut, sur ma tête, s'étalait, pleine et large, une grande lune illuminante au milieu d'un ciel bleuâtre et laiteux.
Toutes les bêtes de l'eau s'étaient réveillées; les grenouilles coassaient furieusement, tandis que, d'instant en instant, tantôt à droite, tantôt à gauche, j'entendais cette note courte, monotone et triste, que jette aux étoiles la voix cuivrée des crapauds. Chose étrange, je n'avais plus peur; j'étais au milieu d'un paysage tellement extraordinaire que les singularités les plus fortes n'eussent pu m'étonner.
Combien de temps cela dura-t-il, je n'en sais rien, car j'avais fini par m'assoupir. Quand je rouvris les yeux, la lune était couchée, le ciel plein de nuages. L'eau clapotait lugubrement, le vent soufflait, il faisait froid, l'obscurité était profonde.
Je bus ce qui me restait de rhum, puis j'écoutai en grelottant le froissement des roseaux et le bruit sinistre de la rivière. Je cherchai à voir, mais je ne pus distinguer mon bateau, ni mes mains elles-mêmes, que j'approchais de mes yeux.
Peu à peu, cependant, l'épaisseur du noir diminua. Soudain je crus sentir qu'une ombre glissait tout près de moi; je poussai un cri, une voix répondit; c'était un pêcheur. Je l'appelai, il s'approcha et je lui racontai ma mésaventure. Il mit alors son bateau bord à bord avec le mien, et tous les deux nous tirâmes sur la chaîne. L'ancre ne remua pas. Le jour venait, sombre, gris, pluvieux, glacial, une de ces journées qui vous apportent des tristesses et des malheurs. J'aperçus une autre barque, nous la hélâmes. L'homme qui la montait unit ses efforts aux nôtres; alors, peu à peu, l'ancre céda. Elle montait, mais doucement, doucement, et chargée d'un poids considérable. Enfin nous aperçûmes une masse noire, et nous la tirâmes à mon bord:
C'était le cadavre d'une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou.