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Kitabı oku: «OEuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 06», sayfa 9

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Le dernier croissant éclairait vaguement l’horizon au-dessus des arbres du parc. C’était l’heure froide qui précède le jour.

Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes; et parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l’ombre une pointe d’acier.

Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenêtres seules brillaient encore au rez-de-chaussée.

Soudain, une voix tonnante hurla:

— En avant! nom d’un nom! à l’assaut! mes enfants!

Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres s’enfoncèrent sous un flot d’hommes qui s’élança, brisa, creva tout, envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu’aux cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter Schnaffs, et lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête.

Il haletait d’ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé et fou de peur.

Et tout d’un coup, un gros militaire chamarré d’or lui planta son pied sur le ventre en vociférant:

— Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous!

Le Prussien n’entendit que ce seul mot «prisonnier», et il gémit: «ya, ya, ya».

Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs s’assirent, n’en pouvant plus d’émotion et de fatigue.

Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d’être enfin prisonnier!

Un autre officier entra et prononça:

— Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs semblent avoir été blessés. Nous restons maîtres de la place.

Le gros militaire qui s’essuyait le front vociféra: «Victoire!»

Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche:

«Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite, emportant leurs morts et leurs blessés, qu’on évalue à cinquante hommes hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains.»

Le jeune officier reprit:

— Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel?

Le colonel répondit:

— Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de l’artillerie et des forces supérieures.

Et il donna l’ordre de repartir.

La colonne se reforma dans l’ombre, sous les murs du château, et se mit en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garrotté, tenu par six guerriers le revolver au poing.

Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait avec prudence, faisant halte de temps en temps.

Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce fait d’armes.

La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes levaient les bras; des vieilles pleuraient; un aïeul lança sa béquille au Prussien et blessa le nez d’un de ses gardiens.

Le colonel hurlait:

— Veillez à la sûreté du captif!

On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter Schnaffs jeté dedans, libre de liens.

Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment.

Alors, malgré des symptômes d’indigestion qui le tourmentaient depuis quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, à danser éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des rires frénétiques, jusqu’au moment où il tomba, épuisé au pied d’un mur.

Il était prisonnier! Sauvé!

C’est ainsi que le château de Champignet fut repris à l’ennemi après six heures seulement d’occupation.

Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.

L’Aventure de Walter Schnaffs a paru dans le Gaulois du mercredi 11 avril 1883.

LA TOMBE

Le dix-sept juillet mil huit cent quatre-vingt-trois, à deux heures et demie du matin, le gardien du cimetière de Béziers, qui habitait un petit pavillon au bout du champ des morts, fut réveillé par les jappements de son chien enfermé dans la cuisine.

Il descendit aussitôt et vit que l’animal flairait sous la porte en aboyant avec fureur, comme si quelque vagabond eût rôdé autour de la maison. Le gardien Vincent prit alors son fusil et sortit avec précaution.

Son chien partit en courant dans la direction de l’allée du général Bonnet et s’arrêta net auprès du monument de Mme Tomoiseau.

Le gardien, avançant alors avec précaution, aperçut bientôt une petite lumière du côté de l’allée Malenvers. Il se glissa entre les tombes et fut témoin d’un acte horrible de profanation.

Un homme avait déterré le cadavre d’une jeune femme ensevelie la veille, et il le tirait hors de la tombe.

Une petite lanterne sourde, posée sur un tas de terre, éclairait cette scène hideuse.

Le gardien Vincent, s’étant élancé sur ce misérable, le terrassa, lui lia les mains et le conduisit au poste de police.

C’était un jeune avocat de la ville, riche, bien vu, du nom de Courbataille.

Il fut jugé. Le ministère public rappela les actes monstrueux du sergent Bertrand et souleva l’auditoire.

Des frissons d’indignation passaient dans la foule. Quand le magistrat s’assit, des cris éclatèrent: «A mort! A mort!» Le président eut grand’peine à faire rétablir le silence.

Puis il prononça d’un ton grave:

«Prévenu qu’avez-vous à dire pour votre défense?»

Courbataille, qui n’avait point voulu d’avocat, se leva. C’était un beau garçon, grand, brun, avec un visage ouvert, des traits énergiques, un œil hardi.

Des sifflets jaillirent du public.

Il ne se troubla pas, et se mit à parler d’une voix un peu voilée, un peu basse d’abord, mais qui s’affermit peu à peu.

«Monsieur le président,

«Messieurs les jurés,

«J’ai très peu de choses à dire. La femme dont j’ai violé la tombe avait été ma maîtresse. Je l’aimais.

«Je l’aimais, non point d’un amour sensuel, non point d’une simple tendresse d’âme et de cœur, mais d’un amour absolu, complet, d’une passion éperdue.

«Écoutez-moi:

«Quand je l’ai rencontrée pour la première fois, j’ai ressenti, en la voyant, une étrange sensation. Ce ne fut point de l’étonnement, ni de l’admiration, ce ne fut point ce qu’on appelle le coup de foudre, mais un sentiment de bien-être délicieux, comme si on m’eût plongé dans un bain tiède. Ses gestes me séduisaient, sa voix me ravissait, toute sa personne me faisait un plaisir infini à regarder. Il me semblait aussi que je la connaissais depuis longtemps, que je l’avais vue déjà. Elle portait en elle quelque chose de mon esprit.

«Elle m’apparaissait comme une réponse à un appel jeté par mon âme, à cet appel vague et continu que nous poussons vers l’Espérance durant tout le cours de notre vie.

«Quand je la connus un peu plus, la seule pensée de la revoir m’agitait d’un trouble exquis et profond; le contact de sa main dans ma main était pour moi un tel délice que je n’en avais point imaginé de semblable auparavant, son sourire me versait dans les yeux une allégresse folle, me donnait envie de courir, de danser, de me rouler par terre.

«Elle devint donc ma maîtresse.

«Elle fut plus que cela, elle fut ma vie même. Je n’attendais plus rien sur la terre, je ne désirais rien, plus rien. Je n’enviais plus rien.

«Or, un soir, comme nous étions allés nous promener un peu loin le long de la rivière, la pluie nous surprit. Elle eut froid.

«Le lendemain une fluxion de poitrine se déclara. Huit jours plus tard elle expirait.

«Pendant les heures d’agonie, l’étonnement, l’effarement m’empêchèrent de bien comprendre, de bien réfléchir.

«Quand elle fut morte, le désespoir brutal m’étourdit tellement que je n’avais plus de pensée. Je pleurais.

«Pendant toutes les horribles phases de l’ensevelissement ma douleur aiguë, furieuse, était encore une douleur de fou, une sorte de douleur sensuelle, physique.

«Puis quand elle fut partie, quand elle fut en terre, mon esprit redevint net tout d’un coup et je passai par toute une suite de souffrances morales si épouvantables que l’amour même qu’elle m’avait donné était cher à ce prix-là.

«Alors entra en moi cette idée fixe:

«Je ne la reverrai plus.»

«Quand on réfléchit à cela pendant un jour tout entier, une démence vous emporte! Songez! Un être est là, que vous adorez, un être unique, car dans toute l’étendue de la terre il n’en existe pas un second qui lui ressemble. Cet être s’est donné à vous, il crée avec vous cette union mystérieuse qu’on nomme l’Amour. Son œil vous semble plus vaste que l’espace, plus charmant que le monde, son œil clair où sourit la tendresse. Cet être vous aime. Quand il vous parle, sa voix vous verse un flot de bonheur.

«Et tout d’un coup il disparaît! Songez! Il disparaît non pas seulement pour vous, mais pour toujours. Il est mort. Comprenez-vous ce mot? Jamais, jamais, jamais, nulle part, cet être n’existera plus. Jamais cet œil ne regardera plus rien; jamais cette voix, jamais une voix pareille, parmi toutes les voix humaines, ne prononcera de la même façon un des mots que prononçait la sienne.

«Jamais aucun visage ne renaîtra semblable au sien. Jamais, jamais! On garde les moules des statues; on conserve des empreintes qui refont des objets avec les mêmes contours et les mêmes couleurs. Mais ce corps et ce visage, jamais ils ne reparaîtront sur la terre. Et pourtant il en naîtra des milliers de créatures, des millions, des milliards, et bien plus encore, et parmi toutes les femmes futures, jamais celle-là ne se retrouvera. Est-ce possible? On devient fou en y songeant!

«Elle a existé vingt ans, pas plus, et elle a disparu pour toujours, pour toujours, pour toujours! Elle pensait, elle souriait, elle m’aimait. Plus rien. Les mouches qui meurent à l’automne sont autant que nous dans la création. Plus rien! Et je pensais que son corps, son corps frais, chaud, si doux, si blanc, si beau, s’en allait en pourriture dans le fond d’une boîte sous la terre. Et son âme, sa pensée, son amour, où?

«Ne plus la revoir! Ne plus la revoir! L’idée me hantait de ce corps décomposé, que je pourrais peut-être reconnaître pourtant. Et je voulus le regarder encore une fois!

«Je partis avec une bêche, une lanterne, un marteau. Je sautai par-dessus le mur du cimetière. Je retrouvai le trou de sa tombe; on ne l’avait pas encore tout à fait rebouché.

«Je mis le cercueil à nu. Et je soulevai une planche. Une odeur abominable, le souffle infâme des putréfactions me monta dans la figure. Oh! son lit, parfumé d’iris!

«J’ouvris la bière cependant, et je plongeai dedans ma lanterne allumée, et je la vis. Sa figure était bleue, bouffie, épouvantable! Un liquide noir avait coulé de sa bouche.

«Elle! c’était elle! Une horreur me saisit. Mais j’allongeai le bras et je pris ses cheveux pour attirer à moi cette face monstrueuse!

«C’est alors qu’on m’arrêta.

«Toute la nuit j’ai gardé, comme on garde le parfum d’une femme après une étreinte d’amour, l’odeur immonde de cette pourriture, l’odeur de ma bien-aimée!

«Faites de moi ce que vous voudrez.»

Un étrange silence paraissait peser sur la salle. On semblait attendre quelque chose encore. Les jurés se retirèrent pour délibérer.

Quand ils rentrèrent au bout de quelques minutes, l’accusé semblait sans craintes, et même sans pensée.

Le président, avec les formules d’usage, lui annonça que ses juges le déclaraient innocent.

Il ne fit pas un geste, et le public applaudit.

La Tombe a paru dans le Gil Blas du 29 juillet 1883, sous la signature: Maufrigneuse.

NOTES D’UN VOYAGEUR

Sept heures. Un coup de sifflet; nous partons. Le train passe sur les plaques tournantes avec le bruit que font les orages au théâtre; puis il s’enfonce dans la nuit, haletant, soufflant sa vapeur, éclairant de reflets rouges des murs, des haies, des bois, des champs.

Nous sommes six, trois sur chaque banquette, sous la lumière du quinquet. En face de moi, une grosse dame avec un gros monsieur, un vieux ménage. Un bossu tient le coin de gauche. A mes côtés, un jeune ménage, ou du moins, un jeune couple! Sont-ils mariés? La jeune femme est jolie, semble modeste, mais elle est trop parfumée. Quel est ce parfum-là? Je le connais sans le déterminer. Ah! j’y suis. Peau d’Espagne? Cela ne dit rien. Attendons.

La grosse dame dévisage la jeune avec un air d’hostilité qui me donne à penser. Le gros monsieur ferme les yeux. Déjà! Le bossu s’est roulé en boule. Je ne vois plus où sont ses jambes. On n’aperçoit que son regard brillant sous une calotte grecque à gland rouge. Puis il plonge dans sa couverture de voyage. On dirait un petit paquet jeté sur la banquette.

Seule la vieille dame reste en éveil, soupçonneuse, inquiète, comme un gardien chargé de veiller sur l’ordre et sur la moralité du wagon.

Les jeunes gens demeurent immobiles, les genoux enveloppés du même châle, les yeux ouverts, sans parler; sont-ils mariés?

Je fais à mon tour semblant de dormir et je guette.

Neuf heures. La grosse dame va succomber, elle ferme les yeux coup sur coup, penche la tête vers sa poitrine et la relève par saccades. C’est fait. Elle dort.

O sommeil, mystère ridicule qui donnes au visage les aspects les plus grotesques, tu es le révélateur de la laideur humaine. Tu fais apparaître tous les défauts, les difformités et les tares! Tu fais que chaque figure touchée par toi devient aussitôt une caricature.

Je me lève et j’étends le léger voile bleu sur le quinquet. Puis je m’assoupis à mon tour.

De temps en temps, l’arrêt du train me réveille. Un employé crie le nom d’une ville, puis nous repartons.

Voici l’aurore. Nous suivons le Rhône, qui descend vers la Méditerranée. Tout le monde dort. Les jeunes gens sont enlacés. Un pied de la jeune femme est sorti du châle. Elle a des bas blancs! C’est commun: ils sont mariés. On ne sent pas bon dans le compartiment. J’ouvre une fenêtre pour changer l’air. Le froid réveille tout le monde, à l’exception du bossu qui ronfle comme une toupie sous sa couverture.

La laideur des faces s’accentue encore sous la lumière du jour nouveau.

La grosse dame, rouge, dépeignée, affreuse, jette un regard circulaire et méchant à ses voisins. La jeune femme regarde en souriant son compagnon. Si elle n’était point mariée elle aurait d’abord contemplé son miroir!

Voici Marseille. Vingt minutes d’arrêt. Je déjeune. Nous repartons. Nous avons le bossu en moins et deux vieux messieurs en plus.

Alors les deux ménages, l’ancien et le nouveau, déballent des provisions. Poulet par-ci, veau froid par-là, sel et poivre dans du papier, cornichons dans un mouchoir, tout ce qui peut vous dégoûter des nourritures pendant l’éternité! Je ne sais rien de plus commun, de plus grossier, de plus inconvenant, de plus mal appris que de manger dans un wagon où se trouvent d’autres voyageurs.

S’il gèle, ouvrez les portières! S’il fait chaud, fermez-les et fumez la pipe, eussiez-vous horreur du tabac; mettez-vous à chanter, aboyez, livrez-vous aux excentricités les plus gênantes, retirez vos bottines et vos chaussettes et coupez les ongles de vos pieds; tâchez de rendre enfin à ces voisins mal élevés la monnaie de leur savoir-vivre.

L’homme prévoyant emporte une fiole de benzine ou de pétrole pour la répandre sur les coussins dès qu’on se met à dîner près de lui. Tout est permis, tout est trop doux pour les rustres qui vous empoisonnent par l’odeur de leurs mangeailles.

Nous suivons la mer bleue. Le soleil tombe en pluie sur la côte peuplée de villes charmantes.

Voici Saint-Raphaël. Là-bas est Saint-Tropez, petite capitale de ce pays désert inconnu et ravissant qu’on nomme les Montagnes des Maures. Un grand fleuve sur lequel aucun pont n’est jeté, l’Argens, sépare du continent cette presqu’île sauvage, où l’on peut marcher un jour entier sans rencontrer un être, où les villages, perchés sur les monts, sont demeurés tels que jadis, avec leurs maisons orientales, leurs arcades, leurs portes cintrées, sculptées et basses.

Aucun chemin de fer, aucune voiture publique ne pénètre dans ces vallons superbes et boisés. Seule, une antique patache porte les lettres de Hyères et de Saint-Tropez.

Nous filons. Voici Cannes, si jolie au bord de ses deux golfes, en face des îles de Lérins qui seraient, si on les pouvait joindre à la terre, deux paradis pour les malades.

Voici le golfe de Juan; l’escadre cuirassée semble endormie sur l’eau.

Voici Nice. On a fait, paraît-il, une exposition dans cette ville. Allons la voir.

On suit un boulevard qui a l’air d’un marais et on parvient, sur une hauteur, à un bâtiment d’un goût douteux et qui ressemble, en tout petit, au grand palais du Trocadéro.

Là dedans, quelques promeneurs au milieu d’un chaos de caisses.

L’exposition, ouverte depuis longtemps déjà, sera prête sans doute pour l’année prochaine.

L’intérieur serait joli s’il était terminé. Mais... il en est loin.

Deux sections m’attirent surtout: «les comestibles et les beaux-arts». Hélas! voici bien des fruits confits de Grasse, des dragées, mille choses exquises à manger... Mais... il est interdit d’en vendre... On ne peut que les regarder... Et cela pour ne point nuire au commerce de ville! Exposer des sucreries pour la seule joie du regard et avec défense d’y goûter me paraît certes une des plus belles inventions de l’esprit humain.

Les beaux-arts sont... en préparation. On a ouvert cependant quelques salles où l’on voit de fort beaux paysages de Harpignies, de Guillemet, de Le Poittevin, un superbe portrait de Mlle Alice Regnault par Courtois, un délicieux Béraud, etc... Le reste... après déballage.

Comme il faut, quand on visite, visiter tout, je veux m’offrir une ascension libre et je me dirige vers le ballon de M. Godard et Cie.

Le mistral souffle. L’aérostat se balance d’une manière inquiétante. Puis une détonation se produit. Ce sont les cordes du filet qui se rompent. On interdit au public l’entrée de l’enceinte. On me met également à la porte.

Je grimpe sur ma voiture et je regarde.

De seconde en seconde, quelques nouvelles attaches claquent avec un bruit singulier, et la peau brune du ballon s’efforce de sortir des mailles qui la retiennent. Puis soudain, sous une rafale plus violente, une déchirure immense ouvre de bas en haut la grosse boule volante, qui s’abat comme une toile flasque, crevée et morte.

A mon réveil, le lendemain, je me fais apporter les journaux de la ville et je lis avec stupeur: «La tempête qui règne actuellement sur notre littoral a obligé l’administration des ballons captifs et libres de Nice, pour éviter un accident, de dégonfler son grand aérostat.

Le système de dégonflement instantané qu’a employé M. Godard est une de ses inventions qui lui font le plus grand honneur.»

Oh! Oh! Oh! Oh!

O brave public!

Toute la côte de la Méditerranée est la Californie des pharmaciens. Il faut être dix fois millionnaire pour oser acheter une simple boîte de pâte pectorale chez ces commerçants superbes qui vendent le jujube au prix des diamants.

On peut aller de Nice à Monaco par la Corniche, en suivant la mer. Rien de plus joli que cette route taillée dans le roc, qui contourne des golfes, passe sous des voûtes, court et circule dans le flanc de la montagne au milieu d’un paysage admirable.

Voici Monaco sur son rocher, et, derrière, Monte-Carlo... Chut!.. Quand on aime le jeu, je comprends qu’on adore cette jolie petite ville. Mais comme elle est morne et triste pour ceux qui ne jouent point! On n’y trouve aucun autre plaisir, aucune autre distraction.

Plus loin, c’est Menton, le point le plus chaud de la côte et le plus fréquenté par les malades. Là, les oranges mûrissent et les poitrinaires guérissent.

Je prends le train de nuit pour retourner à Cannes. Dans mon wagon, deux dames et un Marseillais qui raconte obstinément des drames de chemin de fer, des assassinats et des vols.

«... J’ai connu un Corse, madame, qui s’en venait à Paris avec son fils. Je parle de loin, c’était dans les premiers temps de la ligne P. L. M. Je monte avec eux, puisque nous étions amis, et nous voici partis.

«Le fils, qui avait vingt ans, n’en revenait pas de voir courir le convoi, et il restait tout le temps penché à la portière pour regarder. Son père lui disait sans cesse: «Hé! prends garde, Mathéo, de te pencher trop, que tu pourrais te faire mal.» Mais le garçon ne répondait seulement point.

«Moi je disais au père:

— «Té, laisse-le donc, si ça l’amuse.

«Mais le père reprenait:

— «Allons, Mathéo, ne te penche pas comme ça.

«Alors, comme le fils n’entendait point, il le prit par son vêtement pour le faire rentrer dans le wagon, et il tira.

«Mais voilà que le corps nous tomba sur les genoux. Il n’avait plus de tête, madame... elle avait été coupée par un tunnel. Et le cou ne saignait seulement plus; tout avait coulé le long de la route...»

Une des dames poussa un soupir, ferma les yeux, et s’abattit vers sa voisine. Elle avait perdu connaissance...

Notes d’un Voyageur ont paru dans le Gaulois du 4 février 1884.

AVIS

Nous aurions voulu faire suivre le présent volume, comme les précédents, de quelques opinions de la Presse. Nous n’en voyons guère qui méritent d’être réimprimées ici. Outre qu’un livre de nouvelles ne bénéficie jamais, auprès de la critique, de l’attention que suscite le roman, il importe de rappeler que les premiers grands succès de Maupassant ont été avant tout de public et d’opinion. D’ailleurs, au moment où les Contes de la Bécasse parurent, leur auteur était encore rangé dans l’école naturaliste, et on sait assez que ladite école se butait alors à la mauvaise volonté avouée de toute la critique officielle.