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Kitabı oku: «Oeuvres complètes de Guy de Maupassant, volume 08»

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AU SOLEIL

À POL ARNAULT.

La vie si courte, si longue, devient parfois insupportable. Elle se déroule, toujours pareille, avec la mort au bout. On ne peut ni l’arrêter, ni la changer, ni la comprendre. Et souvent une révolte indignée vous saisit devant l’impuissance de notre effort. Quoi que nous fassions, nous mourrons! Quoi que nous croyions, quoi que nous pensions, quoi que nous tentions, nous mourrons. Et il semble qu’on va mourir demain sans rien connaître encore, bien que dégoûté de tout ce qu’on connaît. Alors on se sent écrasé sous le sentiment de «l’éternelle misère de tout», de l’impuissance humaine et de la monotonie des actions.

On se lève, on marche, on s’accoude à sa fenêtre. Des gens, en face, déjeunent, comme ils déjeunaient hier, comme ils déjeuneront demain: le père, la mère, quatre enfants. Voici trois ans, la grand’mère était encore là. Elle n’y est plus. Le père a bien changé depuis que nous sommes voisins. Il ne s’en aperçoit pas; il semble content; il semble heureux. Imbécile!

Ils parlent d’un mariage, puis d’un décès, puis de leur poulet qui est tendre, puis de leur bonne qui n’est pas honnête. Ils s’inquiètent de mille choses inutiles et sottes. Imbéciles!

La vue de leur appartement, qu’ils habitent depuis dix-huit ans, m’emplit de dégoût et d’indignation. C’est cela, la vie! Quatre murs, deux portes, une fenêtre, un lit, des chaises, une table, voilà! Prison! prison! Tout logis qu’on habite longtemps devient prison! Oh! Fuir, partir! fuir les lieux connus, les hommes, les mouvements pareils aux mêmes heures, et les mêmes pensées, surtout.

Quand on est las, las à pleurer du matin au soir, las à ne plus avoir la force de se lever pour boire un verre d’eau, las des visages amis vus trop souvent et devenus irritants, des odieux et placides voisins, des choses familières et monotones, de sa maison, de sa rue, de sa bonne qui vient dire: «que désire monsieur pour son dîner», et qui s’en va en relevant à chaque pas, d’un ignoble coup de talon, le bord effiloqué de sa jupe sale, las de son chien trop fidèle, des taches immuables des tentures, de la régularité des repas, du sommeil dans le même lit, de chaque action répétée chaque jour, las de soi-même, de sa propre voix, des choses qu’on répète sans cesse, du cercle étroit de ses idées, las de sa figure vue dans la glace, des mines qu’on fait en se rasant, en se peignant, il faut partir, entrer dans une vie nouvelle et changeante.

Le voyage est une espèce de porte par où l’on sort de la réalité connue pour pénétrer dans une réalité inexplorée qui semble un rêve.

Une gare! un port! un train qui siffle et crache son premier jet de vapeur! un grand navire passant dans les jetées, lentement, mais dont le ventre halète d’impatience et qui va fuir là-bas, à l’horizon, vers des pays nouveaux! Qui peut voir cela sans frémir d’envie, sans sentir s’éveiller dans son âme le frissonnant désir des longs voyages?

On rêve toujours d’un pays préféré, l’un de la Suède, l’autre des Indes; celui-ci de la Grèce et celui-là du Japon. Moi je me sentais attiré vers l’Afrique par un impérieux besoin, par la nostalgie du Désert ignoré, comme par le pressentiment d’une passion qui va naître.

Je quittai Paris le 6 juillet 1881. Je voulais voir cette terre du soleil et du sable en plein été, sous la pesante chaleur, dans l’éblouissement furieux de la lumière.

Tout le monde connaît la magnifique pièce de vers du grand poète Leconte de Lisle.

 
Midi, roi des étés, épandu sur la plaine,
Tombe, en nappes d’argent, des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine;
La terre est assoupie en sa robe de feu.
 

C’est le midi du désert, le midi épandu sur la mer de sable immobile et illimitée, qui m’a fait quitter les bords fleuris de la Seine chantés par Mme Deshoulières, et les bains frais du matin, et l’ombre verte des bois pour traverser les solitudes ardentes.

Une autre cause donnait en ce moment à l’Algérie un attrait particulier. L’insaisissable Bou-Amama conduisait cette campagne fantastique qui a fait dire, écrire et commettre tant de sottises. On affirmait aussi que les populations musulmanes préparaient une insurrection générale, qu’elles allaient tenter un dernier effort, et qu’aussitôt après le Ramadan la guerre éclaterait d’un seul coup par toute l’Algérie. Il devenait extrêmement curieux de voir l’Arabe à ce moment, de tenter de comprendre son âme, ce dont ne s’inquiètent guère les colonisateurs.

Flaubert disait quelquefois: «On peut se figurer le désert, les pyramides, le Sphinx, avant de les avoir vus; mais ce qu’on ne s’imagine point, c’est la tête d’un barbier turc accroupi devant sa porte.»

Ne serait-il pas encore plus curieux de connaître ce qui se passe dans cette tête?

LA MER

Marseille palpite sous le gai soleil d’un jour d’été. Elle semble rire, avec ses grands cafés pavoisés, ses chevaux coiffés d’un chapeau de paille comme pour une mascarade, ses gens affairés et bruyants. Elle semble grise avec son accent qui chante par les rues, son accent que tout le monde fait sonner comme par défi. Ailleurs un Marseillais amuse, et paraît une sorte d’étranger, écorchant le français; à Marseille, tous les Marseillais réunis donnent à l’accent une exagération qui prend les allures d’une farce. Tout le monde parler comme ça, c’est trop, tron de l’air! Marseille au soleil transpire, comme une belle fille qui manquerait de soins, car elle sent l’ail, la gueuse, et mille choses encore. Elle sent les innomables nourritures que grignotent les Nègres, les Turcs, les Grecs, les Italiens, les Maltais, les Espagnols, les Anglais, les Corses, et les Marseillais aussi, pécaïre, couchés, assis, roulés, vautrés sur les quais.

Dans le bassin de la Joliette les lourds paquebots, le nez tourné vers l’entrée du port, chauffent, couverts d’hommes qui les emplissent de paquets et de marchandises.

L’un d’eux, l’Abd-el-Kader, se met tout à coup à pousser des mugissements, car le sifflet n’existe plus, il est remplacé par une sorte de cri de bête, une voix formidable qui sort du ventre fumant du monstre.

Le vaste navire quitte son point d’attache, passe doucement au milieu de ses frères encore immobiles, sort du port, et, brusquement, le capitaine ayant jeté par son porte-voix qui descend dans les profondeurs du bateau, le commandement: «En route», il s’élance, pris d’une ardeur, ouvre la mer, laisse derrière lui un long sillage, pendant que fuient les côtes et que Marseille s’enfonce à l’horizon.

C’est l’heure du dîner, à bord. Peu de monde. On ne se rend guère en Afrique en juillet. Au bout de la table, un colonel, un ingénieur, un médecin, deux bourgeois d’Alger avec leurs femmes.

On parle du pays où l’on va, de l’administration qu’il lui faut.

Le colonel réclame énergiquement un gouverneur militaire, parle tactique dans le désert et déclare que le télégraphe est inutile et même dangereux pour les armées. Cet officier supérieur a dû éprouver quelque désagrément de guerre par la faute du télégraphe.

L’ingénieur voudrait confier la colonie à un inspecteur général des ponts et chaussées qui ferait des canaux, des barrages, des routes et mille autres choses.

Le capitaine du bâtiment laisse entendre, avec esprit, qu’un marin ferait bien mieux l’affaire, l’Algérie n’étant abordable que par mer.

Les deux bourgeois signalent les fautes grossières du gouverneur; et chacun rit s’étonnant qu’on puisse être aussi maladroit.

Puis on remonte sur le pont. Rien que la mer, la mer calme, sans un frisson, et dorée par la lune. Le lourd bateau paraît glisser dessus, laissant derrière lui un long sillage bouillonnant, où l’eau battue semble du feu liquide.

Le ciel s’étale sur nos têtes, d’un noir bleuâtre, ensemencé d’astres que voile par instants l’énorme panache de fumée vomie par la cheminée; et le petit fanal en haut du mât a l’air d’une grosse étoile se promenant parmi les autres. On n’entend rien que le ronflement de l’hélice dans les profondeurs du navire. Qu’elles sont charmantes, les heures tranquilles du soir sur le pont d’un bâtiment qui fuit!

Toute la journée du lendemain, on pense étendu sous la tente, avec l’Océan de tous les côtés. Puis la nuit revient, et le jour reparaît. On a dormi dans l’étroite cabine, sur la couchette en forme de cercueil. Debout, il est quatre heures du matin.

Quel réveil! Une longue côte, et, là-bas, en face, une tache blanche qui grandit – Alger!

ALGER

Féerie inespérée et qui ravit l’esprit! Alger a passé mes attentes. Qu’elle est jolie, la ville de neige sous l’éblouissante lumière! Une immense terrasse longe le port, soutenue par des arcades élégantes. Au-dessus s’élèvent de grands hôtels européens et le quartier français, au-dessus encore s’échelonne la ville arabe, amoncellement de petites maisons blanches, bizarres, enchevêtrées les unes dans les autres, séparées par des rues qui ressemblent à des souterrains clairs. L’étage supérieur est supporté par des suites de bâtons peints en blanc; les toits se touchent. Il y a des descentes brusques en des trous habités, des escaliers mystérieux vers des demeures qui semblent des terriers pleins de grouillantes familles arabes. Une femme passe, grave et voilée, les chevilles nues, des chevilles peu troublantes, noires des poussières accumulées sur les sueurs.

De la pointe de la jetée le coup d’œil sur la ville est merveilleux. On regarde, extasié, cette cascade éclatante de maisons dégringolant les unes sur les autres du haut de la montagne jusqu’à la mer. On dirait une écume de torrent, une écume d’une blancheur folle; et, de place en place, comme un bouillonnement plus gros, une mosquée éclatante luit sous le soleil.

Partout grouille une population stupéfiante. Des gueux innombrables, vêtus d’une simple chemise, ou de deux tapis cousus en forme de chasuble, ou d’un vieux sac percé de trous pour la tête et les bras, toujours nu-jambes et nu-pieds, vont, viennent, s’injurient, se battent, vermineux, loqueteux, barbouillés d’ordure et puant la bête.

Tartarin dirait qu’ils sentent le «Teur» (Turc) et on sent le Teur partout ici.

Puis il y a tout un monde de mioches à la peau noire, métis de Kabyles, d’Arabes, de nègres et de blancs, fourmilière de cireurs de bottes, harcelants comme des mouches, cabriolants et hardis, vicieux à trois ans, malins comme des singes, qui vous injurient en arabe et vous poursuivent en français de leur éternel «cïé mosieu.» Ils vous tutoient et on les tutoie. Tout le monde ici d’ailleurs se dit «Tu». Le cocher qu’on arrête dans la rue vous demande «Où je mènerai Toi». Je signale cet usage aux cochers parisiens qui sont dépassés en familiarité.

J’ai vu, le jour même de mon arrivée, un petit fait sans importance et qui pourtant résume à peu près l’histoire de l’Algérie et de la colonisation.

Comme j’étais assis devant un café, un jeune mauricaud s’empara, de force, de mes pieds et se mit à les cirer avec une énergie furieuse. Après qu’il eut frotté pendant un quart d’heure et rendu le cuir de mes bottines plus luisant qu’une glace, je lui donnai deux sous. Il prononça «méci mosieu», mais ne se releva pas. Il restait accroupi entre mes jambes, tout à fait immobile, roulant des yeux comme s’il se fût trouvé malade. Je lui dis: «Va-t’en donc, arbico.» Il ne répondit point, ne remua pas, puis, tout à coup, saisissant à pleins bras sa boîte à cirage il s’enfuit de toute sa vitesse. Et j’aperçus un grand nègre de seize ans qui se détachait d’une porte où il s’était caché et s’élançait sur mon cireur. En quelques bonds il l’eut rejoint, puis il le giffla, le fouilla, lui arracha ses deux sous qu’il engloutit dans sa poche et s’en alla tranquillement en riant, pendant que le misérable volé hurlait d’une épouvantable façon.

J’étais indigné. Mon voisin de table, un officier d’Afrique, un ami, me dit: «Laissez donc, c’est la hiérarchie qui s’établit. Tant qu’ils ne sont pas assez forts pour prendre les sous des autres, ils cirent. Mais dès qu’ils se sentent en état de rouler les plus petits ils ne font plus rien. Ils guettent les cireurs et les dévalisent.» Puis mon compagnon ajouta en riant: «Presque tout le monde en fait autant, ici.»

Le quartier Européen d’Alger, joli de loin, a, vu de près, un aspect de ville neuve poussée sous un climat qui ne lui conviendrait point. En débarquant, une large enseigne vous tire l’œil: «Skating-Rink Algérien»; et, dès les premiers pas, on est saisi, gêné, par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays, de la civilisation brutale, gauche, peu adaptée aux mœurs, au ciel et aux gens. C’est nous qui avons l’air de barbares au milieu de ces barbares, brutes il est vrai, mais qui sont chez eux, et à qui les siècles ont appris des coutumes dont nous semblons n’avoir pas encore compris le sens.

Napoléon III a dit un mot sage (peut-être soufflé par un ministre): «Ce qu’il faut à l’Algérie ce ne sont pas des conquérants, mais des initiateurs.» Or nous sommes restés des conquérants brutaux, maladroits, infatués de nos idées toutes faites. Nos mœurs imposées, nos maisons parisiennes, nos usages choquent sur ce sol comme des fautes grossières d’art, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons semble un contre-sens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants premiers qu’à la terre elle-même.

J’ai vu quelques jours après mon arrivée un bal en plein air à Mustapha. C’était la fête de Neuilly. Des boutiques de pain d’épice, des tirs, des loteries, le jeu des poupées et des couteaux, des somnambules, des femmes silures, et des calicots dansant avec des demoiselles de magasin les vrais quadrilles de Bullier, tandis que derrière l’enceinte où l’on payait pour entrer, dans la plaine large et sablonneuse du champ de manœuvres, des centaines d’Arabes, couchés, sous la lune, immobiles en leurs loques blanches, écoutaient gravement les refrains des chahuts sautés par les Français.

LA PROVINCE D’ORAN

Pour aller d’Alger à Oran il faut un jour en chemin de fer. On traverse d’abord la plaine de la Mitidja, fertile, ombragée, peuplée. Voilà ce qu’on montre au nouvel arrivé pour lui prouver la fécondité de notre colonie. Certes la Mitidja et la Kabylie sont deux admirables pays. Or la Kabylie est actuellement plus habitée que le Pas-de-Calais par kilomètre carré; la Mitidja le sera bientôt autant. Que veut-on coloniser par là? Mais je reviendrai sur ce sujet.

Le train roule, avance; les plaines cultivées disparaissent; la terre devient nue et rouge, la vraie terre d’Afrique. L’horizon s’élargit, un horizon stérile et brûlant. Nous suivons l’immense vallée du Chelif, enfermée en des montagnes désolées, grises et brûlées, sans un arbre, sans une herbe. De place en place la ligne des monts s’abaisse, s’entr’ouvre comme pour mieux montrer l’affreuse misère du sol dévoré par le soleil. Un espace démesuré s’étale, tout plat, borné, là-bas, par la ligne presque invisible des hauteurs perdues dans une vapeur. Puis sur les crêtes incultes, parfois, de gros points blancs, tout ronds, apparaissent, comme des œufs énormes pondus là par des oiseaux géants. Ce sont des marabouts élevés à la gloire d’Allah.

Dans la plaine jaune, interminable, quelquefois on aperçoit un bouquet d’arbres, des hommes debout, des Européens hâlés, de grande taille, qui regardent filer le convoi, et, tout près de là, des petites tentes, pareilles à de gros champignons, d’où sortent des soldats barbus. C’est un hameau d’agriculteurs protégé par un détachement de ligne.

Puis, dans l’étendue de terre stérile et poudreuse, on distingue, si loin qu’on la voit à peine, une sorte de fumée, un nuage mince qui monte vers le ciel et semble courir sur le sol. C’est un cavalier qui soulève, sous les pieds de son cheval, la poussière fine et brûlante. Et chacune de ces nuées sur la plaine indique un homme dont on finit par distinguer le burnous clair presque imperceptible.

De temps en temps, des campements d’indigènes. On les découvre à peine, ces douars auprès d’un torrent desséché où des enfants font paître quelques chèvres, quelques moutons ou quelques vaches (paître semble infiniment dérisoire). Les huttes de toile brune, entourées de broussailles sèches, se confondent avec la couleur monotone de la terre. Sur le remblai de la ligne un homme à la peau noire, à la jambe nue, nerveuse et sans mollets, enveloppé de haillons blanchâtres, contemple gravement la bête de fer qui roule devant lui.

Plus loin, c’est une troupe de nomades en marche. La caravane s’avance dans la poussière, laissant un nuage derrière elle. Les femmes et les enfants sont montés sur des ânes ou des petits chevaux; et quelques cavaliers marchent gravement en tête, d’une allure infiniment noble.

Et c’est ainsi toujours. Aux haltes du train, d’heure en heure, un village européen se montre: quelques maisons pareilles à celles de Nanterre ou de Rueil, quelques arbres brûlés alentour, dont l’un porte des drapeaux tricolores, pour le 14 juillet, puis un gendarme grave devant la porte de sortie, semblable aussi au gendarme de Rueil ou de Nanterre.

La chaleur est intolérable. Tout objet de métal devient impossible à toucher, même dans le wagon. L’eau des gourdes brûle la bouche. Et l’air qui s’engouffre par la portière semble soufflé par la gueule d’un four. A Orléansville, le thermomètre de la gare donne, à l’ombre, quarante-neuf degrés passés!

On arrive à Oran pour dîner.

Oran est une vraie ville d’Europe, commerçante, plus espagnole que française, et sans grand intérêt. On rencontre par les rues de belles filles aux yeux noirs, à la peau d’ivoire, aux dents claires. Quand il fait beau on aperçoit, paraît-il, à l’horizon les côtes de l’Espagne, leur patrie.

Dès qu’on a mis le pied sur cette terre africaine, un besoin singulier vous envahit, celui d’aller plus loin, au sud.

J’ai donc pris, avec un billet pour Saïda, le petit chemin de fer à voie étroite qui grimpe sur les hauts plateaux. Autour de cette ville rôde avec ses cavaliers l’insaisissable Bou-Amama.

Après quelques heures de route on atteint les premières pentes de l’Atlas. Le train monte, souffle, ne marche plus qu’à peine, serpente sur le flanc des côtes arides, passe auprès d’un lac immense formé par trois rivières que garde, amassées dans trois vallées, le fameux barrage de l’Habra. Un mur colossal, long de cinq cents mètres, haut et large de quarante mètres, contient, suspendus au-dessus d’une plaine démesurée, quatorze millions de mètres cubes d’eau.

(Ce barrage s’est écroulé l’an suivant, noyant des centaines d’hommes, ruinant un pays entier. C’était au moment d’une grande souscription nationale pour des inondés hongrois ou espagnols. Personne ne s’est occupé de ce désastre français.)

Puis nous passons par des défilés étroits entre deux montagnes qu’on dirait incendiées depuis peu, tant elles ont la peau rouge et nue; nous contournons des pics, nous filons le long des pentes, nous faisons des détours de dix kilomètres pour éviter les obstacles, puis nous nous précipitons dans une plaine à toute vitesse, en zigzaguant toujours un peu, comme par suite de l’habitude prise.

Les wagons sont tout petits, la machine grosse comme celle d’un tramway. Elle semble parfois exténuée, râle, geint ou rage, va si doucement qu’on la suivrait au pas, et tout à coup elle repart avec furie.

Toute la contrée est aride et désolée. Le Roi d’Afrique, le Soleil, le grand et féroce ravageur a mangé la chair de ces vallons, ne laissant que la pierre et une poussière rouge où rien ne pourrait germer.

Saïda! c’est une petite ville à la française qui ne semble habitée que par des généraux. Ils sont au moins dix ou douze et paraissent toujours en conciliabule. On a envie de leur crier: «Où est aujourd’hui Bou-Amama, mon général?» La population civile n’a pour l’uniforme aucun respect.

L’auberge du lieu laisse tout à désirer. Je me couche sur une paillasse dans une chambre blanchie à la chaux. La chaleur est intolérable. Je ferme les yeux pour dormir. Hélas!

Ma fenêtre est ouverte, donnant sur une petite cour. J’entends aboyer des chiens. Ils sont loin, très loin, et jappent par saccades comme s’ils se répondaient.

Mais bientôt ils approchent, ils viennent; ils sont là maintenant contre les maisons, dans les vignes, dans les rues. Ils sont là, cinq cents, mille peut-être, affamés, féroces, les chiens qui gardaient sur les hauts plateaux les campements des Espagnols. Leurs maîtres tués ou partis, les bêtes ont rôdé, mourant de faim; puis elles ont trouvé la ville, et elles la cernent, comme une armée. Le jour, elles dorment dans les ravins, sous les roches, dans les trous de la montagne: et, sitôt la nuit tombée, elles gagnent Saïda pour chercher leur vie.

Les hommes qui rentrent tard chez eux marchent le revolver au poing, suivis, flairés par vingt ou trente chiens jaunes pareils à des renards.

Ils aboient à présent d’une façon continue, effroyable, à rendre fou. Puis d’autres cris s’éveillent, des glapissements grêles; ce sont les chacals qui arrivent; et parfois on n’entend plus qu’une voix plus forte et singulière, celle de l’hyène, qui imite le chien pour l’attirer et le dévorer.

Jusqu’au jour dure sans repos cet horrible vacarme.

Saïda, avant l’occupation française, était protégée par une petite forteresse édifiée par Abd-el-Kader.

La ville nouvelle est dans un fond, entourée de hauteurs pelées. Une mince rivière, qu’on peut presque sauter à pieds joints, arrose les champs alentour où poussent de belles vignes.

Vers le sud les monts voisins ont l’aspect d’une muraille, ce sont les derniers gradins conduisant aux hauts plateaux.

Sur la gauche se dresse un rocher d’un rouge ardent, haut d’une cinquantaine de mètres et qui porte sur son sommet quelques maçonneries en ruines. C’est là tout ce qui reste de la Saïda d’Abd-el-Kader. Ce rocher, vu de loin, semble adhérent à la montagne, mais si on l’escalade, on demeure saisi de surprise et d’admiration. Un ravin profond, creusé entre des murs tout droits, sépare l’ancienne redoute de l’émir de la côte voisine. Elle est, cette côte, en pierre de pourpre et entaillée par places par des brèches où tombent les pluies d’hiver. Dans le ravin coule la rivière au milieu d’un bois de lauriers-roses. D’en haut on dirait un tapis d’Orient étendu dans un corridor. La nappe de fleurs paraît ininterrompue, tachetée seulement par le feuillage vert qui la perce par endroits.

On descend en ce vallon par un sentier bon pour des chèvres.

La rivière, fleuve là-bas (l’oued Saïda), ruisseau pour nous, s’agite dans les pierres, sous les grands arbustes épanouis, saute des roches, écume, ondoie et murmure. L’eau est chaude, presque brûlante. D’énormes crabes courent sur les bords avec une singulière rapidité, les pinces levées en me voyant. De gros lézards verts disparaissent dans les feuillages. Parfois un reptile glisse entre les cailloux.

Le ravin se rétrécit comme s’il allait se refermer. Un grand bruit sur ma tête me fait tressaillir. Un aigle surpris s’envole de son repaire, s’élève vers le ciel bleu, monte à coups d’aile lents et forts, si large qu’il semble toucher aux deux murailles.

Au bout d’une heure on rejoint la route qui va vers Aïn-el-Hadjar en gravissant le mont poudreux.

Devant moi une femme, une vieille femme en jupe noire, coiffée d’un bonnet blanc, chemine, courbée, un panier au bras gauche et tenant de l’autre, en manière d’ombrelle, un immense parapluie rouge. Une femme ici! Une paysanne en cette morne contrée où l’on ne voit guère que la haute négresse cambrée, luisante, chamarrée d’étoffes jaunes, rouges ou bleues, et qui laisse sur son passage un fumet de chair humaine à tourner les cœurs les plus solides.

La vieille, exténuée, s’assit dans la poussière, haletante sous la chaleur torride. Elle avait une face ridée par d’innombrables petits plis de peau comme ceux des étoffes qu’on fronce, un air las, accablé, désespéré.

Je lui parlai. C’était une Alsacienne qu’on avait envoyée en ces pays désolés, avec ses quatre fils, après la guerre. Elle me dit:

– Vous venez de là-bas?

Ce «là-bas» me serra le cœur.

– Oui.

Et elle se mit à pleurer. Puis elle me conta son histoire bien simple.

On leur avait promis des terres. Ils étaient venus, la mère et les enfants. Maintenant trois de ses fils étaient morts sous ce climat meurtrier. Il en restait un, malade aussi. Leurs champs ne rapportaient rien, bien que grands, car ils n’avaient pas une goutte d’eau. Elle répétait, la vieille: «De la cendre, Monsieur, de la cendre brûlée. Il n’y vient pas un chou, pas un chou, pas un chou!» s’obstinant à cette idée de chou qui devait représenter pour elle tout le bonheur terrestre.

Je n’ai jamais rien vu de plus navrant que cette bonne femme d’Alsace jetée sur ce sol de feu où il ne pousse pas un chou. Comme elle devait souvent penser au pays perdu, au pays vert de sa jeunesse, la pauvre vieille!

En me quittant, elle ajouta: «Savez-vous si on donnera des terres en Tunisie? On dit que c’est bon par là. Ça vaudra toujours mieux qu’ici. Et puis je pourrai peut-être y réchapper mon garçon.»

Tous nos colons installés au delà du Tell en pourraient dire à peu près autant.

Un désir me tenait toujours, celui d’aller plus loin. Mais, tout le pays étant en guerre, je ne pouvais m’aventurer seul. Une occasion s’offrit, celle d’un train allant ravitailler les troupes campées le long des chotts.

C’était par un jour de siroco. Dès le matin le vent du sud se leva, soufflant sur la terre ses haleines lentes, lourdes, dévorantes. A sept heures le petit convoi se mit en route, emportant deux détachements d’infanterie avec leurs officiers, trois wagons-citernes pleins d’eau et les ingénieurs de la Compagnie, car depuis trois semaines aucun train n’était allé jusqu’aux extrêmes limites de la ligne que les Arabes ont pu détruire.

La machine «l’Hyène» part bruyamment s’avançant vers la montagne, droite, comme si elle voulait pénétrer dedans. Puis soudain elle fait une courbe, s’enfonce dans un étroit vallon, décrit un crochet, et revient passer à cinquante mètres au-dessus de l’endroit où elle courait tout à l’heure. Elle tourne de nouveau, trace des circuits, l’un sur l’autre, monte toujours en zigzag, déroulant un grand lacet qui gagne le sommet du mont.

Voici de vastes bâtiments, des cheminées de fabriques, une sorte de petite ville abandonnée. Ce sont les magnifiques usines de la Compagnie franco-algérienne. C’est là qu’on préparait l’alfa avant le massacre des Espagnols. Ce lieu s’appelle Aïn-el-Hadjar.

Nous montons encore. La locomotive souffle, râle, ralentit sa marche, s’arrête. Trois fois elle essaye de repartir, trois fois elle demeure impuissante. Elle recule pour prendre de l’élan, mais reste encore sans force au milieu de la pente trop rude.

Alors les officiers font descendre les soldats qui, égrenés le long du train, se mettent à pousser. Nous repartons lentement au pas d’un homme. On rit, on plaisante; les lignards blaguent la machine. C’est fini. Nous voici sur les hauts plateaux.

Le mécanicien, le corps penché en dehors, regarde sans cesse la voie qui peut être coupée; et nous autres, nous inspectons l’horizon, très attentifs, en éveil dès qu’un filet de poussière semble indiquer au loin un cavalier encore invisible. Nous portons des fusils et des revolvers.

Parfois, un chacal s’enfuit devant nous; un énorme vautour s’envole, abandonnant la carcasse d’un chameau presque entièrement dépecé; des poules de Carthage, très semblables à des perdrix, gagnent des touffes de palmiers nains.

A la petite halte de Tafraoua, deux compagnies de ligne sont campées. Ici, on a tué beaucoup d’Espagnols.

A Kralfallah, c’est une compagnie de zouaves qui se fortifient à la hâte, édifiant leurs retranchements avec des rails, des poutres, des poteaux télégraphiques, des balles d’alfa, tout ce qu’on trouve. Nous déjeunons là; et les trois officiers, tous trois jeunes et gais, le capitaine, le lieutenant et le sous-lieutenant nous offrent le café.

Le train repart. Il court interminablement dans une plaine illimitée que les touffes d’alfa font ressembler à une mer calme. Le siroco devient intolérable, nous jetant à la face l’air enflammé du désert; et, parfois, à l’horizon, une forme vague apparaît. On dirait un lac, une île, des rochers dans l’eau: c’est le mirage. Sur un talus, voici des pierres brûlées et des ossements d’homme: les restes d’un Espagnol. Puis, d’autres chameaux morts, toujours dépecés par des vautours.

On traverse une forêt! Quelle forêt! Un océan de sable où des touffes rares de genévriers ressemblent à des plants de salade dans un potager gigantesque! Désormais aucune verdure, sauf l’alfa, sorte de jonc d’un vert bleu qui pousse par touffes rondes et couvre le sol à perte de vue.

Parfois on croit voir un cavalier dans le lointain. Mais il disparaît; on s’était peut-être trompé.

Nous arrivons à l’Oued-Fallette, au milieu d’une étendue toujours morne et déserte. Alors je m’éloigne à pied avec deux compagnons, vers le sud encore. Nous gravissons une colline basse sous une écrasante chaleur. Le siroco charrie du feu; il sèche la sueur sur le visage à mesure qu’elle apparaît, brûle les lèvres et les yeux, dessèche la gorge. Sous toutes les pierres on trouve des scorpions.

Autour du convoi arrêté et qui a l’air de loin d’une grosse bête noire couchée sur la terre sèche, les soldats chargent les voitures envoyées du campement voisin.

Puis ils s’éloignent dans la poussière, lentement, d’un pas accablé, sous l’écrasant soleil. On les voit longtemps, longtemps, s’en aller là-bas, sur la gauche; puis on n’aperçoit plus que le nuage gris qu’ils soulèvent au-dessus d’eux.

Nous restons à six maintenant auprès du train. On ne peut plus toucher à rien, tout brûle. Les cuivres des wagons semblent rougis au feu. On pousse un cri si la main rencontre l’acier des armes.

Voici quelques jours, la tribu des Rezaïna, tournant aux rebelles, traversa ce chott que nous n’avions pu atteindre, car l’heure nous force à revenir. La chaleur fut telle durant le passage de ce marais desséché que la tribu fugitive perdit tous ses bourricots de soif, et même seize enfants, morts entre les bras de leurs mères.