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Kitabı oku: «Oeuvres complètes de Guy de Maupassant – volume 10», sayfa 10

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REGRET

A Léon Dierx.


MONSIEUR Saval, qu’on appelle dans Mantes «le père Saval», vient de se lever. Il pleut. C’est un triste jour d’automne; les feuilles tombent. Elles tombent lentement dans la pluie, comme une autre pluie plus épaisse et plus lente. M. Saval n’est pas gai. Il va de sa cheminée à sa fenêtre et de sa fenêtre à sa cheminée. La vie a des jours sombres. Elle n’aura plus que des jours sombres pour lui maintenant, car il a soixante-deux ans! Il est seul, vieux garçon, sans personne autour de lui. Comme c’est triste de mourir ainsi, tout seul, sans une affection dévouée!

Il songe à son existence si nue, si vide. Il se rappelle dans l’ancien passé, dans le passé de son enfance, la maison, la maison avec les parents; puis le collège, les sorties, le temps de son droit à Paris. Puis la maladie du père, sa mort.

Il est revenu habiter avec sa mère. Ils ont vécu tous les deux, le jeune homme et la vieille femme, paisiblement, sans rien désirer de plus. Elle est morte aussi. Que c’est triste, la vie!

Il est resté seul. Et maintenant il mourra bientôt à son tour. Il disparaîtra, lui, et ce sera fini. Il n’y aura plus de M. Paul Saval sur la terre. Quelle affreuse chose! D’autres gens vivront, s’aimeront, riront. Oui, on s’amusera et il n’existera plus, lui! Est-ce étrange qu’on puisse rire, s’amuser, être joyeux sous cette éternelle certitude de la mort. Si elle était seulement probable, cette mort, on pourrait encore espérer; mais non, elle est inévitable, aussi inévitable que la nuit après le jour.

Si encore sa vie avait été remplie! S’il avait fait quelque chose; s’il avait eu des aventures, de grands plaisirs, des succès, des satisfactions de toute sorte. Mais non, rien. Il n’avait rien fait, jamais rien que se lever, manger aux mêmes heures, et se coucher. Et il était arrivé comme cela à l’âge de soixante-deux ans. Il ne s’était même pas marié comme les autres hommes. Pourquoi? Oui, pourquoi ne s’était-il pas marié? Il l’aurait pu, car il possédait quelque fortune. Est-ce l’occasion qui lui avait manqué? Peut-être! Mais on les fait naître, ces occasions! Il était nonchalant, voilà. La nonchalance avait été son grand mal, son défaut, son vice. Combien de gens ratent leur vie par nonchalance. Il est si difficile à certaines natures de se lever, de remuer, de faire des démarches, de parler, d’étudier des questions.

Il n’avait même pas été aimé. Aucune femme n’avait dormi sur sa poitrine dans un complet abandon d’amour. Il ne connaissait pas les angoisses délicieuses de l’attente, le divin frisson de la main pressée, l’extase de la passion triomphante.

Quel bonheur surhumain devait vous inonder le cœur quand les lèvres se rencontrent pour la première fois, quand l’étreinte de quatre bras fait un seul être, un être souverainement heureux, de deux êtres affolés l’un par l’autre.

M. Saval s’était assis, les pieds au feu, en robe de chambre.

Certes, sa vie était ratée, tout à fait ratée. Pourtant il avait aimé, lui. Il avait aimé secrètement, douloureusement et nonchalamment, comme il faisait tout. Oui, il avait aimé sa vieille amie Mme Sandres, la femme de son vieux camarade Sandres. Ah! s’il l’avait connue jeune fille! Mais il l’avait rencontrée trop tard; elle était déjà mariée. Certes, il l’aurait demandée celle-là! Comme il l’avait aimée, pourtant, sans répit, depuis le premier jour!

Il se rappelait son émotion toutes les fois qu’il la revoyait, ses tristesses en la quittant, les nuits où il ne pouvait pas s’endormir parce qu’il pensait à elle.

Le matin, il se réveillait toujours un peu moins amoureux que le soir. Pourquoi?

Comme elle était jolie, autrefois, et mignonne, blonde, frisée, rieuse! Sandres n’était pas l’homme qu’il lui aurait fallu. Maintenant, elle avait cinquante-huit ans. Elle semblait heureuse. Ah! si elle l’avait aimé, celle-là, jadis; si elle l’avait aimé! Et pourquoi ne l’aurait-elle pas aimé, lui, Saval, puisqu’il l’aimait bien, elle, Mme Sandres?

Si seulement elle avait deviné quelque chose… N’avait-elle rien deviné, n’avait-elle rien vu, rien compris jamais? Alors qu’aurait-elle pensé? S’il avait parlé, qu’aurait-elle répondu?

Et Saval se demandait mille autres choses. Il revivait sa vie, cherchait à ressaisir une foule de détails.

Il se rappelait toutes les longues soirées d’écarté chez Sandres, quand sa femme était jeune et si charmante.

Il se rappelait des choses qu’elle lui avait dites, des intonations qu’elle avait autrefois, des petits sourires muets qui signifiaient tant de pensées.

Il se rappelait leurs promenades, à trois, le long de la Seine, leurs déjeuners sur l’herbe, le dimanche, car Sandres était employé à la sous-préfecture. Et soudain le souvenir net lui revint d’un après-midi passé avec elle dans un petit bois le long de la rivière.

Ils étaient partis le matin, emportant leurs provisions dans des paquets. C’était par une vive journée de printemps, une de ces journées qui grisent. Tout sent bon, tout semble heureux. Les oiseaux ont des cris plus gais et des coups d’ailes plus rapides. On avait mangé sur l’herbe, sous des saules, tout près de l’eau engourdie par le soleil. L’air était tiède, plein d’odeurs de sève; on le buvait avec délices. Qu’il faisait bon, ce jour-là!

Après le déjeuner, Sandres s’était endormi sur le dos: «Le meilleur somme de sa vie,» dit-il en se réveillant.

Mme Sandres avait pris le bras de Saval, et ils étaient partis tous les deux le long de la rive.

Elle s’appuyait sur lui. Elle riait, elle disait: «Je suis grise, mon ami, tout à fait grise.» Il la regardait, frémissant jusqu’au cœur, se sentant pâlir, redoutant que ses yeux ne fussent trop hardis, qu’un tremblement de sa main ne révélât son secret.

Elle s’était fait une couronne avec de grandes herbes et des lis d’eau, et lui avait demandé: «M’aimez-vous, comme ça?»

Comme il ne répondait rien, – car il n’avait rien trouvé à répondre, il serait plutôt tombé à genoux, – et elle s’était mise à rire, d’un rire mécontent, en lui jetant par la figure: «Gros bête, va! On parle, au moins!»

Il avait failli pleurer sans trouver encore un seul mot.

Tout cela lui revenait maintenant, précis comme au premier jour. Pourquoi lui avait-elle dit cela: «Gros bête, va! On parle, au moins!»

Et il se rappela comme elle s’appuyait tendrement sur lui. En passant sous un arbre penché, il avait senti son oreille, à elle, contre sa joue, à lui, et il s’était reculé brusquement, dans la crainte qu’elle ne crût volontaire ce contact.

Quand il avait dit: «Ne serait-il pas temps de revenir?» elle lui avait lancé un regard singulier. Certes, elle l’avait regardé d’une curieuse façon. Il n’y avait pas songé, alors; et voilà qu’il s’en souvenait maintenant.

– Comme vous voudrez, mon ami. Si vous êtes fatigué, retournons.

Et il avait répondu:

– Ce n’est pas que je sois fatigué; mais Sandres est peut-être réveillé maintenant.

Et elle avait dit, en haussant les épaules:

– Si vous craignez que mon mari soit réveillé, c’est autre chose; retournons!

En revenant, elle demeura silencieuse; et elle ne s’appuyait plus sur son bras. Pourquoi?

Ce «pourquoi» là, il ne se l’était point encore posé. Maintenant il lui semblait apercevoir quelque chose qu’il n’avait jamais compris.

Est-ce que?..

M. Saval se sentit rougir et il se leva bouleversé comme si, de trente ans plus jeune, il avait entendu Mme Sandres lui dire: «Je vous aime!»

Était-ce possible? Ce soupçon qui venait de lui entrer dans l’âme le torturait! Était-ce possible qu’il n’eût pas vu, pas deviné?

Oh! si cela était vrai, s’il avait passé contre ce bonheur sans le saisir!

Il se dit: Je veux savoir. Je ne peux rester dans ce doute. Je veux savoir!

Et il s’habilla vite, se vêtant à la hâte. Il pensait: «J’ai soixante-deux ans, elle en a cinquante-huit; je peux bien lui demander cela.

Et il sortit.

La maison de Sandres se trouvait de l’autre côté de la rue, presque en face de la sienne. Il s’y rendit. La petite servante vint ouvrir au coup de marteau.

Elle fut étonnée de le voir si tôt:

– Vous déjà, monsieur Saval; est-il arrivé quelque accident?

Saval répondit:

– Non, ma fille, mais va dire à ta maîtresse que je voudrais lui parler tout de suite.

– C’est que madame fait sa provision de confitures de poires pour l’hiver; et elle est dans son fourneau; et pas habillée, vous comprenez.

– Oui, mais dis-lui que c’est pour une chose très importante.

La petite bonne s’en alla, et Saval se mit à marcher dans le salon, à grands pas nerveux. Il ne se sentait pas embarrassé cependant. Oh! il allait lui demander cela comme il lui aurait demandé une recette de cuisine. C’est qu’il avait soixante-deux ans!

La porte s’ouvrit; elle parut. C’était maintenant une grosse femme large et ronde, aux joues pleines, au rire sonore. Elle marchait les mains loin du corps et les manches relevées sur ses bras nus, poissés de jus sucré. Elle demanda, inquiète:

– Qu’est-ce que vous avez, mon ami; vous n’êtes pas malade?

Il reprit:

– Non, ma chère amie, mais je veux vous demander une chose qui a pour moi beaucoup d’importance, et qui me torture le cœur. Me promettez-vous de me répondre franchement?

Elle sourit.

– Je suis toujours franche. Dites.

– Voilà. Je vous ai aimée du jour où je vous ai vue. Vous en étiez-vous doutée?

Elle répondit en riant, avec quelque chose de l’intonation d’autrefois:

– Gros bête, va! Je l’ai bien vu du premier jour!

Saval se mit à trembler; il balbutia:

– Vous le saviez!.. Alors…

Et il se tut.

Elle demanda:

– Alors?.. Quoi?

Il reprit:

– Alors… que pensiez-vous?.. que… que… Qu’auriez-vous répondu?

Elle rit plus fort. Des gouttes de sirop lui coulaient au bout des doigts et tombaient sur le parquet.

– Moi?.. Mais vous ne m’avez rien demandé. Ce n’était pas à moi de vous faire une déclaration!

Alors il fit un pas vers elle:

– Dites-moi… dites-moi… Vous rappelez-vous ce jour où Sandres s’est endormi sur l’herbe après déjeuner… où nous avons été ensemble, jusqu’au tournant, là-bas?..

Il attendit. Elle avait cessé de rire et le regardait dans les yeux:

– Mais certainement, je me le rappelle.

Il reprit en frissonnant:

– Eh bien… ce jour-là… si j’avais été… si j’avais été… entreprenant… qu’est-ce que vous auriez fait?

Elle se remit à sourire en femme heureuse qui ne regrette rien, et elle répondit franchement, d’une voix claire où pointait une ironie:

– J’aurais cédé, mon ami.

Puis elle tourna sur ses talons et s’enfuit vers ses confitures.

Saval ressortit dans la rue, atterré comme après un désastre. Il filait à grands pas sous la pluie, droit devant lui, descendant vers la rivière, sans songer où il allait. Quand il arriva sur la berge, il tourna à droite et la suivit. Il marcha longtemps, comme poussé par un instinct. Ses vêtements ruisselaient d’eau, son chapeau déformé, mou comme une loque, dégouttait à la façon d’un toit. Il allait toujours, toujours devant lui. Et il se trouva sur la place où ils avaient déjeuné au jour lointain dont le souvenir lui torturait le cœur.

Alors il s’assit sous les arbres dénudés, et il pleura.

Regret a paru dans le Gaulois du dimanche 4 novembre 1883.

MON ONCLE JULES

A M. Achille Bénouville.


UN vieux pauvre, à barbe blanche, nous demanda l’aumône. Mon camarade Joseph Davranche lui donna cent sous. Je fus surpris. Il me dit:

– Ce misérable m’a rappelé une histoire que je vais te dire et dont le souvenir me poursuit sans cesse. La voici:

Ma famille, originaire du Havre, n’était pas riche. On s’en tirait, voilà tout. Le père travaillait, rentrait tard du bureau et ne gagnait pas grand’chose. J’avais deux sœurs.

Ma mère souffrait beaucoup de la gêne où nous vivions, et elle trouvait souvent des paroles aigres pour son mari, des reproches voilés et perfides. Le pauvre homme avait alors un geste qui me navrait. Il se passait la main ouverte sur le front, comme pour essuyer une sueur qui n’existait pas, et il ne répondait rien. Je sentais sa douleur impuissante. On économisait sur tout; on n’acceptait jamais un dîner, pour n’avoir pas à le rendre; on achetait les provisions au rabais, les fonds de boutique. Mes sœurs faisaient leurs robes elles-mêmes et avaient de longues discussions sur le prix d’un galon qui valait quinze centimes le mètre. Notre nourriture ordinaire consistait en soupe grasse et bœuf accommodé à toutes les sauces. Cela est sain et réconfortant, paraît-il; j’aurais préféré autre chose.

On me faisait des scènes abominables pour les boutons perdus et les pantalons déchirés.

Mais chaque dimanche, nous allions faire notre tour de jetée en grande tenue. Mon père, en redingote, en grand chapeau, en gants, offrait le bras à ma mère, pavoisée comme un navire un jour de fête. Mes sœurs, prêtes les premières, attendaient le signal du départ; mais, au dernier moment, on découvrait toujours une tache oubliée sur la redingote du père de famille, et il fallait bien vite l’effacer avec un chiffon mouillé de benzine.

Mon père, gardant son grand chapeau sur la tête, attendait, en manches de chemise, que l’opération fût terminée, tandis que ma mère se hâtait, ayant ajusté ses lunettes de myope, et ôté ses gants pour ne les pas gâter.

On se mettait en route avec cérémonie. Mes sœurs marchaient devant en se donnant le bras. Elles étaient en âge de mariage, et on en faisait montre en ville. Je me tenais à gauche de ma mère, dont mon père gardait la droite. Et je me rappelle l’air pompeux de mes pauvres parents dans ces promenades du dimanche, la rigidité de leurs traits, la sévérité de leur allure. Ils avançaient d’un pas grave, le corps droit, les jambes raides, comme si une affaire d’une importance extrême eût dépendu de leur tenue.

Et chaque dimanche, en voyant entrer les grands navires qui revenaient de pays inconnus et lointains, mon père prononçait invariablement les mêmes paroles:

– Hein! si Jules était là dedans, quelle surprise!

Mon oncle Jules, le frère de mon père, était le seul espoir de la famille, après en avoir été la terreur. J’avais entendu parler de lui depuis mon enfance, et il me semblait que je l’aurais reconnu du premier coup, tant sa pensée m’était devenue familière. Je savais tous les détails de son existence jusqu’au jour de son départ pour l’Amérique, bien qu’on ne parlât qu’à voix basse de cette période de sa vie.

Il avait eu, paraît-il, une mauvaise conduite, c’est-à-dire qu’il avait mangé quelque argent, ce qui est bien le plus grand des crimes pour les familles pauvres. Chez les riches, un homme qui s’amuse fait des bêtises. Il est ce qu’on appelle, en souriant, un noceur. Chez les nécessiteux, un garçon qui force les parents à écorner le capital devient un mauvais sujet, un gueux, un drôle!

Et cette distinction est juste, bien que le fait soit le même, car les conséquences seules déterminent la gravité de l’acte.

Enfin l’oncle Jules avait notablement diminué l’héritage sur lequel comptait mon père; après avoir d’ailleurs mangé sa part jusqu’au dernier sou.

On l’avait embarqué pour l’Amérique, comme on faisait alors, sur un navire marchand allant du Havre à New-York.

Une fois là-bas, mon oncle Jules s’établit marchand de je ne sais quoi, et il écrivit bientôt qu’il gagnait un peu d’argent et qu’il espérait pouvoir dédommager mon père du tort qu’il lui avait fait. Cette lettre causa dans la famille une émotion profonde. Jules, qui ne valait pas, comme on dit, les quatre fers d’un chien, devint tout à coup un honnête homme, un garçon de cœur, un vrai Davranche, intègre comme tous les Davranche.

Un capitaine nous apprit en outre qu’il avait loué une grande boutique et qu’il faisait un commerce important.

Une seconde lettre, deux ans plus tard, disait: «Mon cher Philippe, je t’écris pour que tu ne t’inquiètes pas de ma santé, qui est bonne. Les affaires aussi vont bien. Je pars demain pour un long voyage dans l’Amérique du Sud. Je serai peut-être plusieurs années sans te donner de mes nouvelles. Si je ne t’écris pas, ne sois pas inquiet. Je reviendrai au Havre une fois fortune faite. J’espère que ce ne sera pas trop long, et nous vivrons heureux ensemble…»

Cette lettre était devenue l’évangile de la famille. On la lisait à tout propos, on la montrait à tout le monde.

Pendant dix ans, en effet, l’oncle Jules ne donna plus de nouvelles; mais l’espoir de mon père grandissait à mesure que le temps marchait; et ma mère aussi disait souvent:

– Quand ce bon Jules sera là, notre situation changera. En voilà un qui a su se tirer d’affaire!

Et chaque dimanche, en regardant venir de l’horizon les gros vapeurs noirs vomissant sur le ciel des serpents de fumée, mon père répétait sa phrase éternelle:

– Hein! si Jules était là dedans, quelle surprise!

Et on s’attendait presque à le voir agiter un mouchoir, et crier:

– Ohé! Philippe.

On avait échafaudé mille projets sur ce retour assuré; on devait même acheter, avec l’argent de l’oncle, une petite maison de campagne près d’Ingouville. Je n’affirmerais pas que mon père n’eût point entamé déjà des négociations à ce sujet.

L’aînée de mes sœurs avait alors vingt-huit ans; l’autre vingt-six. Elles ne se mariaient pas, et c’était là un gros chagrin pour tout le monde.

Un prétendant enfin se présenta pour la seconde. Un employé, pas riche, mais honorable. J’ai toujours eu la conviction que la lettre de l’oncle Jules, montrée un soir, avait terminé les hésitations et emporté la résolution du jeune homme.

On l’accepta avec empressement, et il fut décidé qu’après le mariage toute la famille ferait ensemble un petit voyage à Jersey.

Jersey est l’idéal du voyage pour les gens pauvres. Ce n’est pas loin; on passe la mer dans un paquebot et on est en terre étrangère, cet îlot appartenant aux Anglais. Donc, un Français, avec deux heures de navigation, peut s’offrir la vue d’un peuple voisin chez lui et étudier les mœurs, déplorables d’ailleurs, de cette île couverte par le pavillon britannique, comme disent les gens qui parlent avec simplicité.

Ce voyage de Jersey devint notre préoccupation, notre unique attente, notre rêve de tous les instants.

On partit enfin. Je vois cela comme si c’était d’hier: le vapeur chauffant contre le quai de Granville; mon père, effaré, surveillant l’embarquement de nos trois colis; ma mère inquiète ayant pris le bras de ma sœur non mariée, qui semblait perdue depuis le départ de l’autre, comme un poulet resté seul de sa couvée; et, derrière nous, les nouveaux époux qui restaient toujours en arrière, ce qui me faisait souvent tourner la tête.

Le bâtiment siffla. Nous voici montés, et le navire, quittant la jetée, s’éloigna sur une mer plate comme une table de marbre vert. Nous regardions les côtes s’enfuir, heureux et fiers comme tous ceux qui voyagent peu.

Mon père tendait son ventre sous sa redingote dont on avait, le matin même, effacé avec soin toutes les taches, et il répandait autour de lui cette odeur de benzine des jours de sortie, qui me faisait reconnaître les dimanches.

Tout à coup, il avisa deux dames élégantes à qui deux messieurs offraient des huîtres. Un vieux matelot déguenillé ouvrait d’un coup de couteau les coquilles et les passait aux messieurs, qui les tendaient ensuite aux dames. Elles mangeaient d’une manière délicate, en tenant l’écaille sur un mouchoir fin et en avançant la bouche pour ne point tacher leurs robes. Puis elles buvaient l’eau d’un petit mouvement rapide et jetaient la coquille à la mer.

Mon père, sans doute, fut séduit par cet acte distingué de manger des huîtres sur un navire en marche. Il trouva cela bon genre, raffiné, supérieur, et il s’approcha de ma mère et de mes sœurs en demandant:

– Voulez-vous que je vous offre quelques huîtres?

Ma mère hésitait, à cause de la dépense; mais mes deux sœurs acceptèrent tout de suite. Ma mère dit, d’un ton contrarié:

– J’ai peur de me faire mal à l’estomac. Offre ça aux enfants seulement, mais pas trop, tu les rendrais malades.

Puis, se tournant vers moi, elle ajouta:

– Quant à Joseph, il n’en a pas besoin; il ne faut point gâter les garçons.

Je restai donc à côté de ma mère, trouvant injuste cette distinction. Je suivais de l’œil mon père, qui conduisait pompeusement ses deux filles et son gendre vers le vieux matelot déguenillé.

Les deux dames venaient de partir, et mon père indiquait à mes sœurs comment il fallait s’y prendre pour manger sans laisser couler l’eau; il voulut même donner l’exemple et il s’empara d’une huître. En essayant d’imiter les dames, il renversa immédiatement tout le liquide sur sa redingote et j’entendis ma mère murmurer:

– Il ferait mieux de se tenir tranquille.

Mais tout à coup mon père me parut inquiet; il s’éloigna de quelques pas, regarda fixement sa famille pressée autour de l’écailleur, et, brusquement, il vint vers nous. Il me sembla fort pâle, avec des yeux singuliers. Il dit à mi-voix à ma mère:

– C’est extraordinaire comme cet homme qui ouvre les huîtres ressemble à Jules.

Ma mère, interdite, demanda:

– Quel Jules?..

Mon père reprit:

– Mais… mon frère… Si je ne le savais pas en bonne position en Amérique, je croirais que c’est lui.

Ma mère effarée balbutia:

– Tu es fou! Du moment que tu sais bien que ce n’est pas lui, pourquoi dire ces bêtises-là?

Mais mon père insistait:

– Va donc le voir, Clarisse; j’aime mieux que tu t’en assures toi-même, de tes propres yeux.

Elle se leva et alla rejoindre ses filles. Moi aussi, je regardais l’homme. Il était vieux, sale, tout ridé, et ne détournait pas le regard de sa besogne.

Ma mère revint. Je m’aperçus qu’elle tremblait. Elle prononça très vite:

– Je crois que c’est lui. Va donc demander des renseignements au capitaine. Surtout sois prudent, pour que ce garnement ne nous retombe pas sur les bras maintenant!

Mon père s’éloigna, mais je le suivis. Je me sentais étrangement ému.

Le capitaine, un grand monsieur, maigre, à longs favoris, se promenait sur la passerelle d’un air important, comme s’il eût commandé le courrier des Indes.

Mon père l’aborda avec cérémonie, en l’interrogeant sur son métier avec accompagnement de compliments:

– Quelle était l’importance de Jersey? Ses productions? Sa population? Ses mœurs? Ses coutumes? La nature du sol, etc., etc.

On eût cru qu’il s’agissait au moins des États-Unis d’Amérique.

Puis on parla du bâtiment qui nous portait, l’Express, puis on en vint à l’équipage. Mon père, enfin, d’une voix troublée:

– Vous avez là un vieil écailleur d’huîtres qui paraît bien intéressant. Savez-vous quelques détails sur ce bonhomme?

Le capitaine, que cette conversation finissait par irriter, répondit sèchement:

– C’est un vieux vagabond français que j’ai trouvé en Amérique l’an dernier, et que j’ai rapatrié. Il a, paraît-il, des parents au Havre, mais il ne veut pas retourner près d’eux parce qu’il leur doit de l’argent. Il s’appelle Jules… Jules Darmanche ou Darvanche, quelque chose comme ça, enfin. Il paraît qu’il a été riche un moment là-bas, mais vous voyez où il en est réduit maintenant.

Mon père, qui devenait livide, articula, la gorge serrée, les yeux hagards:

– Ah! ah! très bien… fort bien… Cela ne m’étonne pas… Je vous remercie beaucoup, capitaine.

Et il s’en alla, tandis que le marin le regardait s’éloigner avec stupeur.

Il revint auprès de ma mère, tellement décomposé qu’elle lui dit:

– Assieds-toi, on va s’apercevoir de quelque chose.

Il tomba sur le banc en bégayant:

– C’est lui, c’est bien lui!

Puis il demanda:

– Qu’allons-nous faire?..

Elle répondit vivement:

– Il faut éloigner les enfants. Puisque Joseph sait tout, il va aller les chercher. Il faut prendre garde surtout que notre gendre ne se doute de rien.

Mon père paraissait atterré. Il murmura:

– Quelle catastrophe!

Ma mère ajouta, devenue tout à coup furieuse:

– Je me suis toujours doutée que ce voleur ne ferait rien, et qu’il nous retomberait sur le dos! Comme si on pouvait attendre quelque chose d’un Davranche!..

Et mon père se passa la main sur le front, comme il faisait sous les reproches de sa femme.

Elle ajouta:

– Donne de l’argent à Joseph pour qu’il aille payer ces huîtres, à présent. Il ne manquerait plus que d’être reconnus par ce mendiant. Cela ferait un joli effet sur le navire. Allons-nous-en à l’autre bout, et fais en sorte que cet homme n’approche pas de nous!

Elle se leva, et ils s’éloignèrent après m’avoir remis une pièce de cent sous.

Mes sœurs, surprises, attendaient leur père. J’affirmai que maman s’était trouvée un peu gênée par la mer, et je demandai à l’ouvreur d’huîtres:

– Combien est-ce que nous vous devons, monsieur?

J’avais envie de dire: mon oncle.

Il répondit:

– Deux francs cinquante.

Je tendis mes cent sous et il me rendit la monnaie.

Je regardais sa main, une pauvre main de matelot toute plissée, et je regardais son visage, un vieux et misérable visage, triste, accablé, en me disant:

– C’est mon oncle, le frère de papa, mon oncle!

Je lui laissai dix sous de pourboire. Il me remercia:

– Dieu vous bénisse, mon jeune monsieur!

Avec l’accent d’un pauvre qui reçoit l’aumône. Je pensai qu’il avait dû mendier, là-bas!

Mes sœurs me contemplaient, stupéfaites de ma générosité.

Quand je remis les deux francs à mon père, ma mère, surprise, demanda:

– Il y en avait pour trois francs?.. Ce n’est pas possible.

Je déclarai d’une voix ferme:

– J’ai donné dix sous de pourboire.

Ma mère eut un sursaut et me regarda dans les yeux:

– Tu es fou! Donner dix sous à cet homme, à ce gueux!..

Elle s’arrêta sous un regard de mon père, qui désignait son gendre.

Puis on se tut.

Devant nous, à l’horizon, une ombre violette semblait sortir de la mer. C’était Jersey.

Lorsqu’on approcha des jetées, un désir violent me vint au cœur de voir encore une fois mon oncle Jules, de m’approcher, de lui dire quelque chose de consolant, de tendre.

Mais, comme personne ne mangeait plus d’huîtres, il avait disparu, descendu sans doute au fond de la cale infecte où logeait ce misérable.

Et nous sommes revenus par le bateau de Saint-Malo, pour ne pas le rencontrer. Ma mère était dévorée d’inquiétude.

Je n’ai jamais revu le frère de mon père!

Voilà pourquoi tu me verras quelquefois donner cent sous aux vagabonds.

Mon oncle Jules a paru dans le Gaulois du mardi 7 août 1883.