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Kitabı oku: «Contes merveilleux, Tome II», sayfa 5

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La petite sirène n'eut pas à le faire, les polypes reculaient effrayés en voyant le philtre lumineux qui brillait dans sa main comme une étoile. Elle traversa rapidement la forêt, le marais et le courant mugissant.

Elle était devant le palais de son père. Les lumières étaient éteintes dans la grande salle de bal, tout le monde dormait sûrement, et elle n'osa pas aller auprès des siens maintenant qu'elle était muette et allait les quitter pour toujours. Il lui sembla que son cœur se brisait de chagrin. Elle se glissa dans le jardin, cueillit une fleur du parterre de chacune de ses sœurs, envoya de ses doigts mille baisers au palais et monta à travers l'eau sombre et bleue de la mer. Le soleil n'était pas encore levé lorsqu'elle vit le palais du prince et gravit les degrés du magnifique escalier de marbre. La lune brillait merveilleusement claire. La petite sirène but l'âpre et brûlante mixture, ce fut comme si une épée à deux tranchants fendait son tendre corps, elle s'évanouit et resta étendue comme morte. Lorsque le soleil resplendit au-dessus des flots, elle revint à elle et ressentit une douleur aiguë. Mais devant elle, debout, se tenait le jeune prince, ses yeux noirs fixés si intensément sur elle qu'elle en baissa les siens et vit qu'à la place de sa queue de poisson disparue, elle avait les plus jolies jambes blanches qu'une jeune fille pût avoir. Et comme elle était tout à fait nue, elle s'enveloppa dans sa longue chevelure.

Le prince demanda qui elle était, comment elle était venue là, et elle leva vers lui doucement, mais tristement, ses grands yeux bleus puis qu'elle ne pouvait parler.

Alors il la prit par la main et la conduisit au palais. À chaque pas, comme la sorcière l'en avait prévenue, il lui semblait marcher sur des aiguilles pointues et des couteaux aiguisés, mais elle supportait son mal. Sa main dans la main du prince, elle montait aussi légère qu'une bulle et lui-même et tous les assistants s'émerveillèrent de sa démarche gracieuse et ondulante.

On lui fit revêtir les plus précieux vêtements de soie et de mousseline, elle était au château la plus belle, mais elle restait muette. Des esclaves ravissantes, parées de soie et d'or, venaient chanter devant le prince et ses royaux parents. L'une d'elles avait une voix plus belle encore que les autres. Le prince l'applaudissait et lui souriait, alors une tristesse envahit la petite sirène, elle savait qu'elle-même aurait chanté encore plus merveilleusement et elle pensait: «Oh! si seulement il savait que pour rester près de lui, j'ai renoncé à ma voix à tout jamais!»

Puis les esclaves commencèrent à exécuter au son d'une musique admirable, des danses légères et gracieuses. Alors la petite sirène, élevant ses beaux bras blancs, se dressa sur la pointe des pieds et dansa avec plus de grâce qu'aucune autre. Chaque mouvement révélait davantage le charme de tout son être et ses yeux s'adressaient au cœur plus profondément que le chant des esclaves.

Tous en étaient enchantés et surtout le prince qui l'appelait sa petite enfant trouvée.

Elle continuait à danser et danser mais chaque fois que son pied touchait le sol. C'était comme si elle avait marché sur des couteaux aiguisés. Le prince voulut l'avoir toujours auprès de lui, il lui permit de dormir devant sa porte sur un coussin de velours.

Il lui fit faire un habit d'homme pour qu'elle pût le suivre à cheval. Ils chevauchaient à travers les bois embaumés où les branches vertes lui battaient les épaules, et les petits oiseaux chantaient dans le frais feuillage. Elle grimpa avec le prince sur les hautes montagnes et quand ses pieds si délicats saignaient et que les autres s'en apercevaient, elle riait et le suivait là-haut d'où ils admiraient les nuages défilant au-dessous d'eux comme un vol d'oiseau migrateur partant vers des cieux lointains.

La nuit, au château du prince, lorsque les autres dormaient, elle sortait sur le large escalier de marbre et, debout dans l'eau froide, elle rafraîchissait ses pieds brûlants. Et puis, elle pensait aux siens, en bas, au fond de la mer.

Une nuit elle vit ses sœurs qui nageaient enlacées, elles chantaient tristement et elle leur fit signe. Ses sœurs la reconnurent et lui dirent combien elle avait fait de peine à tous. Depuis lors, elles lui rendirent visite chaque soir, une fois même la petite sirène aperçut au loin sa vieille grand-mère qui depuis bien des années n'était montée à travers la mer et même le roi, son père, avec sa couronne sur la tête. Tous deux lui tendaient le bras mais n'osaient s'approcher autant que ses sœurs.

De jour en jour, elle devenait plus chère au prince; il l'aimait comme on aime un gentil enfant tendrement chéri, mais en faire une reine! Il n'en avait pas la moindre idée, et c'est sa femme qu'il fallait qu'elle devînt, sinon elle n'aurait jamais une âme immortelle et, au matin qui suivrait le jour de ses noces, elle ne serait plus qu'écume sur la mer.

–Ne m'aimes-tu pas mieux que toutes les autres? semblaient dire les yeux de la petite sirène quand il la prenait dans ses bras et baisait son beau front.

–Oui, tu m'es la plus chère, disait le prince, car ton cœur est le meilleur, tu m'est la plus dévouée et tu ressembles à une jeune fille une fois aperçue, mais que je ne retrouverai sans doute jamais. J'étais sur un vaisseau qui fit naufrage, les vagues me jetèrent sur la côte près d'un temple desservi par quelques jeunes filles; la plus jeune me trouva sur le rivage et me sauva la vie. Je ne l'ai vue que deux fois et elle est la seule que j'eusse pu aimer d'amour en ce monde, mais toi tu lui ressembles, tu effaces presque son image dans mon âme puisqu'elle appartient au temple. C'est ma bonne étoile qui t'a envoyée à moi. Nous ne nous quitterons jamais.

«Hélas! il ne sait pas que c'est moi qui ai sauvé sa vie! pensait la petite sirène. Je l'ai porté sur les flots jusqu'à la forêt près de laquelle s'élève le temple, puis je me cachais derrière l'écume et regardais si personne ne viendrait. J'ai vu la belle jeune fille qu'il aime plus que moi.»

La petite sirène poussa un profond soupir. Pleurer, elle ne le pouvait pas.

–La jeune fille appartient au lieu saint, elle n'en sortira jamais pour retourner dans le monde, ils ne se rencontreront plus, moi, je suis chez lui, je le vois tous les jours, je le soignerai, je l'adorerai, je lui dévouerai ma vie.

Mais voilà qu'on commence à murmurer que le prince va se marier, qu'il épouse la ravissante jeune fille du roi voisin, que c'est pour cela qu'il arme un vaisseau magnifique.... On dit que le prince va voyager pour voir les États du roi voisin, mais c'est plutôt pour voir la fille du roi voisin et une grande suite l'accompagnera.... Mais la petite sirène secoue la tête et rit, elle connaît les pensées du prince bien mieux que tous les autres.

–Je dois partir en voyage, lui avait-il dit. Je dois voir la belle princesse, mes parents l'exigent, mais m'obliger à la ramener ici, en faire mon épouse, cela ils n'y réussiront pas, je ne peux pas l'aimer d'amour, elle ne ressemble pas comme toi à la belle jeune fille du temple. Si je devais un jour choisir une épouse ce serait plutôt toi, mon enfant trouvée qui ne dis rien, mais dont les yeux parlent.

Et il baisait ses lèvres rouges, jouait avec ses longs cheveux et posait sa tête sur son cœur qui se mettait à rêver de bonheur humain et d'une âme immortelle.

–Toi, tu n'as sûrement pas peur de la mer, ma petite muette chérie! lui dit-il lorsqu'ils montèrent à bord du vaisseau qui devait les conduire dans le pays du roi voisin.

Il lui parlait de la mer tempétueuse et de la mer calme, des étranges poissons des grandes profondeurs et de ce que les plongeurs y avaient vu. Elle souriait de ce qu'il racontait, ne connaissait-elle pas mieux que quiconque le fond de l'océan? Dans la nuit, au clair de lune, alors que tous dormaient à bord, sauf le marin au gouvernail, debout près du bastingage elle scrutait l'eau limpide, il lui semblait voir le château de son père et, dans les combles, sa vieille grand-mère, couronne d'argent sur la tête, cherchant des yeux à travers les courants la quille du bateau. Puis ses sœurs arrivèrent à la surface, la regardant tristement et tordant leurs mains blanches. Elle leur fit signe, leur sourit, voulut leur dire que tout allait bien, qu'elle était heureuse, mais un mousse s'approchant, les sœurs replongèrent et le garçon demeura persuadé que cette blancheur aperçue n'était qu'écume sur l'eau.

Le lendemain matin le vaisseau fit son entrée dans le port splendide de la capitale du roi voisin. Les cloches des églises sonnaient, du haut des tours on soufflait dans les trompettes tandis que les soldats sous les drapeaux flottants présentaient les armes.

Chaque jour il y eut fête; bals et réceptions se succédaient mais la princesse ne paraissait pas encore. On disait qu'elle était élevée au loin, dans un couvent où lui étaient enseignées toutes les vertus royales.

Elle vint, enfin!

La petite sirène était fort impatiente de juger de sa beauté. Il lui fallut reconnaître qu'elle n'avait jamais vu fille plus gracieuse. Sa peau était douce et pâle et derrière les longs cils deux yeux fidèles, d'un bleu sombre, souriaient. C'était la jeune fille du temple....

–C'est toi! dit le prince, je te retrouve—toi qui m'as sauvé lorsque je gisais comme mort sur la grève! Et il serra dans ses bras sa fiancée rougissante. Oh! je suis trop heureux, dit-il à la petite sirène. Voilà que se réalise ce que je n'eusse jamais osé espérer. Toi qui m'aimes mieux que tous les autres, tu te réjouiras de mon bonheur.

La petite sirène lui baisait les mains, mais elle sentait son cœur se briser. Ne devait-elle pas mourir au matin qui suivrait les noces? Mourir et n'être plus qu'écume sur la mer!

Des hérauts parcouraient les rues à cheval proclamant les fiançailles. Bientôt toutes les cloches des églises sonnèrent, sur tous les autels des huiles parfumées brûlaient dans de précieux vases d'argent, les prêtres balancèrent les encensoirs et les époux se tendirent la main et reçurent la bénédiction de l'évêque.

La petite sirène, vêtue de soie et d'or, tenait la traîne de la mariée mais elle n'entendait pas la musique sacrée, ses yeux ne voyaient pas la cérémonie sainte, elle pensait à la nuit de sa mort, à tout ce qu'elle avait perdu en ce monde.

Le soir même les époux s'embarquèrent aux salves des canons, sous les drapeaux flottants.

Au milieu du pont, une tente d'or et de pourpre avait été dressée, garnie de coussins moelleux où les époux reposeraient dans le calme et la fraîcheur de la nuit.

Les voiles se gonflèrent au vent et le bateau glissa sans effort et sans presque se balancer sur la mer limpide. La nuit venue on alluma des lumières de toutes les couleurs et les marins se mirent à danser.

La petite sirène pensait au soir où, pour la première fois, elle avait émergé de la mer et avait aperçu le même faste et la même joie. Elle se jeta dans le tourbillon de la danse, ondulant comme ondule un cygne pourchassé et tout le monde l'acclamait et l'admirait: elle n'avait jamais dansé si divinement. Si des lames aiguës transperçaient ses pieds délicats, elle ne les sentait même pas, son cœur était meurtri d'une bien plus grande douleur. Elle savait qu'elle le voyait pour la dernière fois, lui, pour lequel elle avait abandonné les siens et son foyer, perdu sa voix exquise et souffert chaque jour d'indicibles tourments, sans qu'il en eût connaissance. C'était la dernière nuit où elle respirait le même air que lui, la dernière fois qu'elle pouvait admirer cette mer profonde, ce ciel plein d'étoiles.

La nuit éternelle, sans pensée et sans rêve, l'attendait, elle qui n'avait pas d'âme et n'en pouvait espérer.

Sur le navire tout fut plaisir et réjouissance jusque bien avant dans la nuit. Elle dansait et riait mais la pensée de la mort était dans son cœur. Le prince embrassait son exquise épouse qui caressait les cheveux noirs de son époux, puis la tenant à son bras il l'amena se reposer sous la tente splendide.

Alors, tout fut silence et calme sur le navire. Seul veillait l'homme à la barre. La petite sirène appuya ses bras sur le bastingage et chercha à l'orient la première lueur rose de l'aurore, le premier rayon du soleil qui allait la tuer.

Soudain elle vit ses sœurs apparaître au-dessus de la mer. Elles étaient pâles comme elle-même, leurs longs cheveux ne flottaient plus au vent, on les avait coupés.

–Nous les avons sacrifiés chez la sorcière pour qu'elle nous aide, pour que tu ne meures pas cette nuit. Elle nous a donné un couteau. Le voici. Regarde comme il est aiguisé.... Avant que le jour ne se lève, il faut que tu le plonges dans le cœur du prince et lorsque son sang tout chaud tombera sur tes pieds, ils se réuniront en une queue de poisson et tu redeviendras sirène. Tu pourras descendre sous l'eau jusque chez nous et vivre trois cents ans avant de devenir un peu d'écume salée. Hâte-toi! L'un de vous deux doit mourir avant l'aurore. Notre vieille grand-mère a tant de chagrin qu'elle a, comme nous, laissé couper ses cheveux blancs par les ciseaux de la sorcière. Tue le prince, et reviens-nous. Hâte-toi! Ne vois-tu pas déjà cette traînée rose à l'horizon? Dans quelques minutes le soleil se lèvera et il te faudra mourir.

Un soupir étrange monta à leurs lèvres et elles s'enfoncèrent dans les vagues. La petite sirène écarta le rideau de pourpre de la tente, elle vit la douce épousée dormant la tête appuyée sur l'épaule du prince. Alors elle se pencha et posa un baiser sur le beau front du jeune homme. Son regard chercha le ciel de plus en plus envahi par l'aurore, puis le poignard pointu, puis à nouveau le prince, lequel, dans son sommeil, murmurait le nom de son épouse qui occupait seule ses pensées, et le couteau trembla dans sa main. Alors, tout à coup, elle le lança au loin dans les vagues qui rougirent à l'endroit où il toucha les flots comme si des gouttes de sang jaillissaient à la surface. Une dernière fois, les yeux voilés, elle contempla le prince et se jeta dans la mer où elle sentit son corps se dissoudre en écume.

Maintenant le soleil surgissait majestueusement de la mer. Ses rayons tombaient doux et chauds sur l'écume glacée et la petite sirène ne sentait pas la mort. Elle voyait le clair soleil et, au-dessus d'elle, planaient des centaines de charmants êtres transparents. À travers eux, elle apercevait les voiles blanches du navire, les nuages roses du ciel, leurs voix étaient mélodieuses, mais si immatérielles qu'aucune oreille terrestre ne pouvait les capter, pas plus qu'aucun regard humain ne pouvait les voir. Sans ailes, elles flottaient par leur seule légèreté à travers l'espace. La petite sirène sentit qu'elle avait un corps comme le leur, qui s'élevait de plus en plus haut au-dessus de l'écume.

–Où vais-je? demanda-t-elle. Et sa voix, comme celle des autres êtres, était si immatérielle qu'aucune musique humaine ne peut l'exprimer.

–Chez les filles de l'air, répondirent-elles. Une sirène n'a pas d'âme immortelle, ne peut jamais en avoir, à moins de gagner l'amour d'un homme. C'est d'une volonté étrangère que dépend son existence éternelle. Les filles de l'air n'ont pas non plus d'âme immortelle, mais elles peuvent, par leurs bonnes actions, s'en créer une. Nous nous envolons vers les pays chauds où les effluves de la peste tuent les hommes, nous y soufflons la fraîcheur. Nous répandons le parfum des fleurs dans l'atmosphère et leur arôme porte le réconfort et la guérison. Lorsque durant trois cents ans nous nous sommes efforcées de faire le bien, tout le bien que nous pouvons, nous obtenons une âme immortelle et prenons part à l'éternelle félicité des hommes. Toi, pauvre petite sirène, tu as de tout cœur cherché le bien comme nous, tu as souffert et supporté de souffrir, tu t'es haussée jusqu'au monde des esprits de l'air, maintenant tu peux toi-même, par tes bonnes actions, te créer une âme immortelle dans trois cents ans.

Alors, la petite sirène leva ses bras transparents vers le soleil de Dieu et, pour la première fois, des larmes montèrent à ses yeux.

Sur le bateau, la vie et le bruit avaient repris, elle vit le prince et sa belle épouse la chercher de tous côtés, elle les vit fixer tristement leurs regards sur l'écume dansante, comme s'ils avaient deviné qu'elle s'était précipitée dans les vagues. Invisible elle baisa le front de l'époux, lui sourit et avec les autres filles de l'air elle monta vers les nuages roses qui voguaient dans l'air.

–Dans trois cents ans, nous entrerons ainsi au royaume de Dieu.

Nous pouvons même y entrer avant, murmura l'une d'elles. Invisibles nous pénétrons dans les maisons des hommes où il y a des enfants et, chaque fois que nous trouvons un enfant sage, qui donne de la joie à ses parents et mérite leur amour, Dieu raccourcit notre temps d'épreuve.

Lorsque nous voltigeons à travers la chambre et que de bonheur nous sourions, l'enfant ne sait pas qu'un an nous est soustrait sur les trois cents, mais si nous trouvons un enfant cruel et méchant, il nous faut pleurer de chagrin et chaque larme ajoute une journée à notre temps d'épreuve.

La plume et l'encrier

Que de choses dans un encrier! disait quelqu'un qui se trouvait chez un poète; que de belles choses! Quelle sera la première œuvre qui en sortira? Un admirable ouvrage sans doute.

–C'est tout simplement admirable, répondit aussitôt la voix de l'encrier; tout ce qu'il y a de plus admirable! répéta-t-il, en prenant à témoin la plume et les autres objets placés sur le bureau. Que de choses en moi… on a quelque peine à le concevoir.... Il est vrai que je l'ignore moi-même et que je serais fort embarrassé de dire ce qui en sort quand une plume vient de s'y plonger. Une seule de mes gouttes suffit pour une demi-page: que ne contient pas celle-ci! C'est de moi que naissent toutes les œuvres du maître de céans. C'est dans moi qu'il puise ces considérations subtiles, ces héros aimables, ces paysages séduisants qui emplissent tant de livres. Je n'y comprends rien, et la nature me laisse absolument indifférent; mais qu'importe: tout cela n'en a pas moins sa source en moi, et cela me suffit.

–Vous avez parfaitement raison de vous en contenter, répliqua la plume; cela prouve que vous ne réfléchissez pas, car si vous aviez le don de la réflexion, vous comprendriez que votre rôle est tout différent de ce que vous le croyez. Vous fournissez la matière qui me sert à rendre visible ce qui vit en moi; vous ne contenez que de l'encre, l'ami, pas autre chose. C'est moi, la plume, qui écris; il n'est pas un homme qui le conteste et, cependant, beaucoup parmi les hommes s'entendent à la poésie autant qu'un vieil encrier.

–Vous avez le verbe bien haut pour une personne d'aussi peu d'expérience; car, vous ne datez guère que d'une semaine, ma mie, et vous voici déjà dans un lamentable état. Vous imagineriez-vous par hasard que mes œuvres sont les vôtres? Oh! la belle histoire! Plumes d'oie ou plumes d'acier, vous êtes toutes les mêmes et ne valez pas mieux les unes que les autres. À vous le soin machinal de reporter sur le papier ce que je renferme quand l'homme vient me consulter. Que m'empruntera-t-il la prochaine fois? Je serais curieux de le savoir.

–Pataud! conclut la plume.

Cependant, le poète était dans une vive surexcitation d'esprit lorsqu'il rentra, le soir. Il avait assisté à un concert et subi le charme irrésistible d'un incomparable violoniste. Sous le jeu inspiré de l'artiste, l'instrument s'était animé et avait exhalé son âme en débordantes harmonies.

Le poète avait cru entendre chanter son propre cœur, chanter avec une voix divine comme en ont parfois des femmes. On eût dit que tout vibrait dans ce violon, les cordes, la chanterelle, la caisse, pour arriver à une plus grande intensité d'expression. Bien que le jeu du virtuose fût d'une science extrême, l'exécution semblait n'être qu'un enfantillage: à peine voyait-on parfois l'archet effleurer les cordes; c'était à donner à chacun l'envie d'en faire autant avec un violon qui paraissait chanter de lui-même, un archet qui semblait aller tout seul. L'artiste était oublié, lui, qui pourtant les faisait ce qu'ils étaient, en faisant passer en eux une parcelle de son génie. Mais le poète se souvenait et s'asseyant à sa table, il prit sa plume pour écrire ce que lui dictaient ses impressions.

«Combien ce serait folie à l'archet et au violon de s'enorgueillir de leurs mérites! Et cependant nous l'avons cette folie, nous autres poètes, artistes, inventeurs ou savants. Nous chantons nos louanges, nous sommes fiers de nos œuvres, et nous oublions que nous sommes des instruments dont joue le Créateur. Honneur à lui seul! Nous n'avons rien dont nous puissions nous enorgueillir.»

Sur ce thème, le poète développa une parabole, qu'il intitula l'Ouvrier et les instruments.

–À bon entendeur, salut! mon cher, dit la plume à l'encrier, après le départ du maître. Vous avez bien compris ce que j'ai écrit et ce qu'il vient de relire tout haut?

–Naturellement, puisque c'est chez moi que vous êtes venue le chercher, la belle. Je vous conseille de faire votre profit de la leçon, car vous ne péchez pas, d'ordinaire, par excès de modestie. Mais vous n'avez pas même senti qu'on s'amusait à vos dépens!

–Vieille cruche! répliqua la plume.

–Vieux balai! riposta l'encrier.

Et chacun d'eux resta convaincu d'avoir réduit son adversaire au silence par des raisons écrasantes. Avec une conviction semblable, on a la conscience tranquille et l'on dort bien; aussi s'endormirent-ils tous deux du sommeil du juste.

Cependant, le poète ne dormait pas, lui; les idées se pressaient dans sa tête comme les notes sous l'archet du violoniste, tantôt fraîches et cristallines comme les perles égrenées par les cascades, tantôt impétueuses comme les rafales de la tempête dans la forêt. Il vibrait tout entier sous la main du Maître Suprême. Honneur à lui seul!

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
20 temmuz 2018
Hacim:
240 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain