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Kitabı oku: «Les soirées de l'orchestre», sayfa 29

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V. WALLACE

compositeur anglais

SES AVENTURES A LA NOUVELLE-ZÉLANDE

Vincent Wallace naquit en Irlande. Il fut d'abord un violoniste distingué, et obtint comme tel de beaux succès à Londres et dans les colonies des Indes et de l'Australie. Il a ensuite renoncé au violon pour se livrer à l'enseignement du piano, instrument qu'il possède parfaitement, et à la composition. C'est un excellent Excentric man, flegmatique en apparence comme certains Anglais, téméraire et violent au fond comme un Américain. Nous avons passé ensemble, à Londres, bien des demi-nuits autour d'un bol de punch, occupés, lui à me raconter ses bizarres aventures, moi à les écouter avidement. Il a enlevé des femmes, il a compté plusieurs duels malheureux pour ses adversaires, il a été sauvage… Oui, sauvage, ou à peu près, pendant six mois. Et voici en quels termes je l'ai entendu me narrer, avec son flegme habituel, cet étrange épisode de sa vie:

«J'étais à Sydney (Wallace dit: J'étais à Sydney, – ou bien: Je vais à Calcutta, – comme nous disons à Paris: Je pars pour Versailles – ou: Je reviens de Rouen), j'étais à Sydney, en Australie, quand un commandant de frégate anglais, de ma connaissance, m'ayant rencontré sur le port, me proposa, entre deux cigares, de l'accompagner à la Nouvelle-Zélande. – Qu'allez-vous faire là? lui dis-je. – Je vais châtier les habitants d'une baie de Tavaï-Pounamou, les plus féroces des Néo-Zélandais, qui se sont permis, l'an dernier, de piller un de nos baleiniers et de manger son équipage. Venez avec moi, la traversée n'est pas longue et l'expédition sera amusante. – Je vous suivrai volontiers. Quand partons-nous? – Demain. – C'est convenu, je suis des vôtres. – Le lendemain nous mîmes à la voile, en effet, et le voyage se fit rapidement. Arrivés en vue de la Nouvelle-Zélande, notre commandant, qui avait cinglé droit sur sa baie, ordonne de mettre le navire en désarroi, de déchirer quelques voiles, de briser deux ou trois vergues, de fermer les sabords, de masquer soigneusement nos canons, de cacher les soldats et les trois quarts de l'équipage dans l'entrepont, de donner enfin à notre frégate l'air d'un pauvre diable de navire à moitié désemparé par la tempête et ne gouvernant plus.

Dès que les Zélandais nous eurent aperçus, leur méfiance ordinaire les fit se tenir coi. Mais, en ne comptant qu'une dizaine d'hommes sur le pont de la frégate, et croyant reconnaître, à notre apparence misérable et à l'incertitude de nos allures, que nous étions des naufragés suppliants plutôt que des agresseurs, ils saisissent leurs armes, sautent dans leurs pirogues et se dirigent vers nous de tous les coins du rivage. Je n'ai jamais tant vu de pirogues de ma vie. Il en sortait de la terre, de l'eau, des buissons, des rochers, de partout. Et notez que plusieurs de ces embarcations portaient jusqu'à cinquante guerriers. On eût dit d'un banc de poissons énormes nageant de notre côté, en rapprochant leurs rangs. Nous nous sommes ainsi laissé entourer comme des gens incapables de se défendre. Mais quand les pirogues, divisées en deux masses, se sont trouvées à une demi-portée de pistolet et serrées à ne pouvoir virer de bord, un petit coup donné à la barre fait notre frégate présenter ses flancs aux deux flottilles, et le commandant de crier aussitôt: «En bataille sur le pont! ouvrez les sabords! et feu partout sur cette vermine!» – Les canons de babord et de tribord avançant alors hors du navire toutes leurs têtes à la fois, comme des curieux qui se mettent aux fenêtres, ont commencé à cracher sur les guerriers tatoués une pluie de mitraille, de boulets et d'obus des mieux conditionnées. Nos quatre cents soldats accompagnaient ce concert d'une fusillade nourrie et bien dirigée. Tout le monde travaillait; c'était superbe. Du haut d'une vergue du grand mât, où j'étais grimpé avec mes poches pleines de cartouches, mon fusil à deux coups et une douzaine de grenades, que le maître canonnier m'avait données, j'ai, pour ma part, ôté l'appétit à bien des Zélandais, qui avaient déjà peut-être creusé le four où ils comptaient me faire cuire. J'en ai tué je ne pourrais dire combien. Vous le savez, dans ces pays-là, cela ne fait rien de tuer des hommes. On ne se figure pas surtout l'effet de mes grenades. Elles éclataient entre leurs jambes et les faisaient sauter en l'air et retomber à la mer comme des dorades, pendant que les pièces de vingt-quatre et de trente-six, avec leurs gros boulets, vous enfilaient des séries de pirogues et les coupaient par le milieu avec des craquements comparables à ceux du tonnerre quand il tombe sur un arbre. Les blessés hurlaient, les fuyards se noyaient, et notre commandant trépignait en criant dans son porte-voix: «Encore une bordée! à boulets ramés! feu sur ce chef aux plumes rouges! A la mer la chaloupe maintenant! le canot, la yole! Achevez les nageurs à coups d'anspect! allons, raide! mes garçons! God save the queen!»

La mer était couverte de cadavres, de membres, de casse-tête, de pagaies, de débris d'embarcations; et çà et là se dessinaient sur l'eau verte de larges flaques rouges. Nous commencions à être las, quand nos hommes de la chaloupe, moins enragés que le commandant, se contentant d'expédier à coups de pistolet et d'aviron encore une douzaine de nageurs, ont tiré de l'eau deux Zélandais magnifiques, deux chefs qui n'en pouvaient plus. On les a hissés à demi morts sur le pont de la frégate. Au bout d'une heure, les deux Goliath étaient debout et vigoureux comme des panthères. L'interprète que nous avions amené de Sydney s'est approché d'eux pour leur assurer qu'ils n'avaient plus rien à craindre; les blancs n'étant pas dans l'usage de tuer leurs prisonniers. – «Mais, a dit alors l'un des deux dont la taille était énorme et l'aspect effrayant, pourquoi les blancs ont-ils tiré sur nous leurs gros et leurs petits fusils? Nous n'étions pas encore en guerre. – Vous rappelez-vous, a répondu l'interprète, ces pécheurs de baleine que vous avez tués et mangés l'année dernière? ils étaient de notre nation, nous sommes venus les venger. – Ah! s'écrie le grand chef en frappant un violent coup de talon sur le plancher et regardant son compagnon avec un sauvage enthousiasme, très-bon! les blancs sont grands guerriers!» Notre procédé les remplissait évidemment d'admiration. Ils nous jugeaient au point de vue de l'art, en connaisseurs, en nobles rivaux, en grands artistes.

La flotte zélandaise abîmée, la tuerie d'hommes achevée, le commandant nous apprend, un peu tard, qu'il doit aller maintenant en Tasmanie, au lieu de retourner à la Nouvelle-Galles. J'étais fort contrarié de faire forcément ce nouveau voyage, dont la durée devait être assez longue. Mais voilà le chirurgien de la frégate qui exprime le désir de rester à Tavaï-Pounamou, pour y étudier la flore de la Nouvelle-Zélande et enrichir ses herbiers, si le commandant peut venir le reprendre en revenant à Sydney: ce à quoi celui-ci s'engage sans difficulté. Alors l'idée de voir de près ces terribles sauvages me séduit, et j'offre au chirurgien de l'accompagner. On peut rendre la liberté aux deux chefs, à la condition pour eux de garantir notre sûreté. Ceux-ci, à qui l'arrangement convient fort, promettent de nous protéger auprès de leur nation, qui, à les en croire, nous recevra bien. «Tayo! tayo!» (amis) disent-ils en venant selon l'usage frotter leur nez contre le nôtre. «Tayo rangatira!» (amis des chefs).

Le traité est conclu. On nous conduit à terre, le chirurgien, les deux chefs et moi.

J'avais bien un certain serrement de cœur en mettant le pied sur cette plage maintenant déserte, mais couverte d'ennemis en armes quelques heures auparavant, et où nous venions, nous vainqueurs, sans autre sauvegarde contre la fureur des vaincus que la parole et l'autorité douteuse de deux chefs anthropophages.

– Sur l'honneur, dis-je à Wallace en l'interrompant, vous méritiez d'être cuits vivants à petit feu et mangés l'un et l'autre. Conçoit-on une aussi outrecuidante folie! – Eh bien, pourtant il ne nous arriva rien. En rencontrant leur peuplade, nos chefs expliquèrent que la paix était faite et qu'ils nous devaient leur liberté. Après quoi, nous faisant mettre à genoux devant eux, ils nous donnèrent à chacun un petit coup de casse-tête sur la nuque, en faisant des signes et prononçant des paroles qui nous rendaient sacrés.

Hommes, femmes et enfants, criant: Tayo! à leur tour, nous approchèrent aussitôt avec curiosité, mais sans la moindre apparence hostile. Notre confiance paraissait les flatter, et tous y répondirent. Le chirurgien, d'ailleurs, nous fit bien venir d'eux, en pansant le petit nombre de blessés qui avaient survécu à la mitraille, et dont plusieurs avaient des plaies et des fractures affreuses. Au bout de quelques jours il me laissa pour aller, sous la conduite de Koro le grand chef, explorer une forêt de l'intérieur.

J'avais déjà, un an auparavant, appris aux îles Haouaï quelques mots de la langue kanacke, en usage, malgré les énormes distances qui séparent ces divers archipels, à Haouaï, à Taïti et à la Nouvelle-Zélande. Je m'en servis tout d'abord pour séduire deux petites Zélandaises charmantes, vives comme des grisettes parisiennes, avec de grands yeux noirs étincelants et des cils de la longueur de mon doigt. Une fois apprivoisées, elles me suivirent comme deux lamas, Méré portant ma poudre et mon sac à balles, Moïanga, le gibier que j'abattais dans nos excursions; et me servant tour à tour l'une et l'autre d'oreiller, la nuit, quand nous dormions à la belle étoile. Quelles nuits! Quelles étoiles! Quel ciel! C'est le paradis terrestre que ce pays-là.

Croiriez-vous que j'y fus atteint néanmoins par le plus inattendu et le plus infernal des chagrins! Emaï, mon chef protecteur, avait une fille de seize ans, qui ne s'était pas montrée d'abord, et dont la beauté piquante, quand je l'aperçus, me planta au cœur un amour terrible, avec tous les frémissements, tous les étouffements et tous les abominables maux de nerfs qui s'en suivent.

Dispensez-moi de vous faire son portrait… Je crus n'avoir qu'à me présenter à elle pour trouver deux bras ouverts. Méré et Moïanga m'avaient gâté. Je voulus en conséquence, après quelques mots tendres, la conduire dans un champ de phormium (le lin du pays) pour y filer des heures d'or et de soie. Mais point. Résistance, résistance obstinée. Alors, je me résignai à faire une cour en règle et assidue. Le père de Tatéa (c'est son nom) prit mes intérêts avec chaleur; il adressa devant moi maintes fois de vifs reproches à la belle rebelle. J'offris à Tatéa l'un après l'autre et tous ensemble les boutons de cuivre doré de mon gilet, puis mon couteau, ma pipe, mon unique couverture, plus de cent grains de verre bleus et roses; je tuai une douzaine d'albatros, pour lui faire un manteau de duvet blanc; je lui proposai de me couper elle-même le petit doigt. Ceci parut l'ébranler un moment, mais elle refusa encore. Son père indigné voulait lui casser un bras; je l'en détournai à grand'peine. Mes deux autres femmes s'en mêlèrent à leur tour et tentèrent de combattre son obstination.

La jalousie est ridicule dans la Nouvelle-Zélande, et mes femmes n'étaient point ridicules.

Rien n'y fit.

Alors, ma foi, le spleen s'empara de moi. Je cessai de manger, de fumer, de dormir. Je ne chassai plus, je ne disais plus un mot à Moïanga, ni à Méré; les pauvres filles pleuraient, je n'y prenais pas garde; et j'allais me tirer un coup de fusil dans l'oreille, quand j'eus l'idée d'offrir à Tatéa un baril de tabac que je portais toujours attaché sur mon dos.

C'était cela!!! et je ne l'avais pas deviné!!!

Le plus consolant des sourires accueillit ma nouvelle offrande; on me tendit la main, et en la touchant, je crus sentir mon cœur fondre, comme fond un morceau de plomb dans un feu de forge. Le cadeau de noces était accepté. Méré et Moïanga coururent, pleines de joie, annoncer à Emaï la bonne nouvelle; et Tatéa, ravie de posséder le précieux baril qu'elle s'était obstinée par coquetterie à ne pas demander, dénoua enfin sa chevelure et m'entraîna palpitant vers le champ de phormium…

Ah! mon cher, ne me parlez pas de nos Européennes!..

Au coucher du soleil, mes deux petites premières, ma reine Tatéa et moi, nous fîmes au coin d'un bois le plus délirant souper de famille, avec des racines de fougère, des kopanas (pommes de terre), un beau poisson, un guana (grand lézard) et trois canards sauvages, cuits les uns et les autres au four, entre des pierres rougies, selon la méthode des naturels, et arrosés de quelques verres d'eau-de-vie qui me restaient.

On m'eût proposé, ce soir-là, de me transporter en Chine, dans le palais de porcelaine de l'Empereur, et de me donner la céleste princesse, sa fille, pour épouse, avec cent mandarins décorés du bouton de cristal pour me servir, que j'aurais refusé.

Le lendemain de ces noces intimes, le chirurgien revint de son exploration botanique. Il était couvert de végétaux plus ou moins secs; il avait l'air d'une meule de foin ambulante. Son chef et le mien, Koro et Emaï, nos deux cornacs, convinrent de célébrer cette réunion et mon mariage par un festin officiel splendide. Ils avaient justement surpris en flagrant délit de vol dans leur Pâ (village) une jeune esclave, et l'on convint de la punir de mort pour cette solennité. Ce qui fut fait, bien que je protestasse que nous avions déjà un très-beau dîner et que je n'en mangerais pas.

Dans le fait, vous pouvez m'en croire, au risque de désobliger nos chefs qui s'étaient mis en frais pour nous traiter, au risque même d'irriter Tatéa qui trouvait absurdes mes répugnances, on eut beau m'offrir la meilleure épaule de l'esclave, servie sur une fraîche feuille de fougère et entourée de succulentes koranas, il me fut impossible d'y toucher. Notre éducation est vraiment singulière, en Europe! J'en suis honteux. Mais ce sentiment d'horreur pour l'homme, inculqué dès l'enfance, devient une seconde nature et c'est en vain qu'on chercherait à le contrecarrer.

Le chirurgien essaya par bravade de goûter à l'épaule que j'avais refusée; presqu'aussitôt des nausées violentes le punirent de sa tentative, à la grande colère de Kaé, le cuisinier de Koro, qui se trouvait ainsi blessé dans son amour-propre. Mais mes deux petites premières, ma chère Tatéa, Koro et mon beau-père, l'eurent bientôt calmé, en rendant à sa science culinaire un éclatant hommage.

Après le dîner, le chirurgien, possesseur d'une assez respectable bouteille d'eau-de-vie, la présenta d'abord à Emaï qui, après avoir bu, lui dit d'un air grave:

 
«Ko tinga na, hia ou owe.»
(Puisses-tu te bien porter, être content.)
 

Tant est naturel l'usage des toasts qu'on reproche parfois à l'Angleterre. – Koro l'imita, et, s'adressant à moi, répéta le souhait bienveillant d'Emaï. Méré et Moïanga me regardaient d'un air tendre. Alors, pendant que les chefs fumaient quelques pincées de tabac du petit baril, dont la nouvelle mariée les avait gratifiés généreusement, Tatéa se serra contre moi, appuya nonchalamment sa tête contre la mienne et me chanta à l'oreille, comme une confidence, trois couplets dont voici le refrain que je n'oublierai jamais:

 
E takowe e o mo tokou mei rangui
Ka tai Ki reira, akou rangui auraki.
 

(Quand tu seras arrivé au port où tu veux aller, mes affections y seront avec toi).

Honte sur notre froide musique, sur notre mélodie effrontée, sur notre pesante harmonie, sur notre chant de Cyclopes!!! Où trouver en Europe cette mystérieuse voix d'oiseau amoureux, dont le secret murmure faisait frissonner tout mon être d'une volupté effrayante et nouvelle! Quels gazouillements de harpe sauront l'imiter? Quel fin tissu de sons harmoniques en donnera l'idée?.. Et ce refrain si triste dans lequel Tatéa associant, par un caprice étrange, l'expression de son amour à la pensée de notre séparation, me parlait du port lointain… où ses affections me suivraient

Beloved Tatéa! Sweet bird!.. Tout en chantant, comme chante à midi un bengali sous la feuillée, de la main gauche elle enlaçait mon col dans une longue tresse de ses splendides cheveux noirs, et jouait de la droite avec les blancs osselets du pied de l'esclave qu'elle venait de manger… Ravissant mélange d'amour, d'enfantillage et de rêverie!.. Le vieux monde soupçonna-t-il jamais une poésie pareille?.. Shakespeare, Beethoven, Byron, Weber, Moore, Shelley, Tennysson, vous n'êtes que de grossiers prosateurs.

Pendant cette scène, Kaé avait, presque sans interruption, chuchoté de son côté avec la bouteille, qui lui avait dit tant de choses, que Koro et le chirurgien durent le conduire, en le soutenant, jusqu'à sa case, où il tomba ivre mort.

Plus ivre que le cuisinier, mais ivre d'amour, j'emportai, moi, plutôt que je n'emmenai Tatéa; et mes deux petites premières, encore cette nuit-là, dormirent d'un paisible sommeil.

Tatéa avait remarqué que souvent dans mes moments de rêverie, quand nous étions assis ensemble au bord de la mer, je traçais avec la baguette de mon fusil, sur le sable la lettre T.

Elle finit par me demander pourquoi je m'obstinais a dessiner ce signe, et je parvins, non sans peine, à lui faire comprendre qu'il me rappelait son nom. Je l'étonnai beaucoup. Elle doutait probablement encore que cela fût possible, car, ayant elle-même un jour, en mon absence, marqué grossièrement ce T sur un rocher, elle me le montra et battit des mains en m'entendant dire aussitôt: Tatéa!

Vous croyez peut-être que je vais, à propos de ces détails, me moquer de moi-même et dire que je tournais au pastoral, au Daphnisme. Mais non, j'étais heureux et ne suis pas Français.

Bien des jours et des nuits semblables se succédèrent. Ils avaient fait à mon insu des semaines et des mois; j'avais oublié le monde et l'Angleterre, quand la frégate reparut dans la baie et vint me rappeler qu'il y avait un port où je devais aller. Chose étonnante! après le premier froid que sa vue répandit dans mes veines, j'eus presque du courage. Le pavillon anglais flottant au haut du grand mât produisit sur moi l'effet du bouclier de diamant sur Renaud, et il me parut aussitôt possible, sinon facile, de m'arracher aux bras de mes Armides. A l'annonce de mon départ, pourtant, que de pleurs! quel désespoir! quelles convulsions de cœur!.. Tatéa se montra d'abord la plus résignée. Mais quand le canot de la frégate eut abordé, quand elle vit le chirurgien y entrer et m'attendre, quand j'eus fait à Emaï et à Koro mes derniers présents, se précipitant éperdue à mes pieds, elle me conjura de lui accorder encore une preuve d'amour, la dernière; preuve étrange, dont je ne me fusse jamais avisé. «Oui oui, tout, lui dis-je en la relevant et la serrant frénétiquement dans mes bras; que veux-tu? mon fusil? ma poudre? mes balles? prends, prends, tout ce qui me reste n'est-il pas à toi?» Elle fit un mouvement négatif. Saisissant alors le couteau de son père, impassible témoin de nos adieux, elle en approcha la pointe de ma poitrine nue et me fit comprendre, me pouvant plus parler, qu'elle désirait y tracer un signe. J'y consentis. En deux coups, Tatéa me balafra d'une incision cruciale, d'où le sang jaillit à flots. Aussitôt la pauvre enfant de se jeter sur ma poitrine ruisselante, d'y appliquer ses lèvres, ses joues, son col, son sein, sa chevelure, de boire mon sang mêlé à ses larmes, avec des cris et des sanglots… O vieille Angleterre, j'ai prouvé ce jour-là que je t'aimais!

Méré et Moïanga s'étaient élancées à la mer avant le départ du canot; je les retrouvai auprès de l'échelle de la frégate.

Là, autre scène, autres cris déchirants. J'eus beau tenir mes yeux fixés sur le pavillon britannique, un instant la force me manqua. J'avais laissé sur le rivage Tatéa évanouie; à mes pieds les deux autres chères créatures, nageant d'une main, me faisaient de l'autre des signes d'adieux, en répétant, de leur voix gémissante: O Walla! Walla! (C'était leur manière de prononcer mon nom.) Quels efforts je dus faire pour monter! à chacun des derniers échelons que je gravis, il me sembla qu'on me cassait un membre. Parvenu sur le pont, je n'y tins plus, je me retournai: et j'allais sauter à l'eau, gagner la terre à la nage, les embrasser toutes les trois, m'enfuir avec elles dans les bois et laisser partir la frégate chargée de mes malédictions, quand le commandant, devinant ce coup de tête, fit un signe aux musiciens du régiment qui était à bord, le Rule Britannia retentit, une déchirante et suprême révolution se fit en moi, et, aux trois quarts fou, je me précipitai dans la grande chambre, où je restai jusqu'au soir étendu, cadavre vivant, sur le plancher.

Quand je revins à moi, mon premier mouvement fut de remonter à la course sur le pont, comme si j'allais y retrouver… Nous étions déjà loin… plus de terre en vue… rien que le ciel et l'eau… Alors seulement je poussai un long cri de douleur furieuse, qui me soulagea.

Ma poitrine saignait toujours. Voulant rendre la cicatrice ineffaçable, je me procurai de la poudre à canon et du corail, que je pilai ensemble et que j'introduisis ensuite dans la plaie. J'avais appris d'Emaï ce procédé de tatouage. Il réussit parfaitement. Voyez! (dit le narrateur en ouvrant son gilet et sa chemise, et me montrant sur sa poitrine une large croix bleuâtre) cela veut dire pour moi Tatéa en néo-zélandais. Si vous trouvez jamais une Européenne capable d'avoir naïvement une idée pareille, je vous permets de croire à son affection et de lui rester fidèle!».....

Il eût été difficile à Wallace de pousser plus loin ses confidences cette nuit-là. Il ne pleurait pas, mais des filets rouges sillonnaient le blanc de ses yeux, ses lèvres écumaient, il se plaça devant un miroir et resta longtemps à contempler d'un air sombre la signature de Tatéa. Il était trois heures du matin; je sortis en proie à une oppression pénible. Rentré chez moi, je ne m'endormis pas sans faire de longues réflexions sur l'hospitalité des guerriers zélandais, sur le préjugé des Européens contre les esclaves, sur l'influence des petits barils de tabac, sur la polygamie, sur les amours sauvages et le patriotisme effréné des Anglais.

Deux ans plus tard, Wallace vint me voir à Paris. Fréderick Beale, ce roi des éditeurs anglais, cet intelligent et généreux ami des artistes, l'avait chargé de composer un opéra en deux actes pour l'un des théâtres de Londres. Wallace comptait utiliser ses loisirs de Paris en écrivant cette petite partition; mais une ophthalmie aiguë dont il fut atteint presque à son arrivée et qui faillit lui faire perdre la vue, l'en empêcha en le contraignant à une longue et triste inaction.

Enfin rétabli, grâce aux soins du savant docteur Sichel que je lui avais amené, il retourna à Londres avec l'intention, après avoir terminé son opéra, de faire un nouveau tour du monde pour se désennuyer; un peu aussi pour revoir la Nouvelle-Zélande, j'aime à le croire. Il a, en effet, entrepris ce voyage; seulement des motifs que j'ignore l'ont fait s'arrêter à New-York, où sous prétexte qu'il gagne des milliers de dollars par ses compositions de salon dont raffolent les Américains, il oublie ses amis et ses amies, et se résigne à vivre platement avec des gens plongés dans la plus profonde civilisation.

Je donnerais beaucoup pour savoir si le tatouage de sa poitrine est toujours visible.

Pauvre Tatéa, je crains bien que tu n'aies pas enfoncé le couteau assez avant!

Ceci n'empêche que je lui dise à travers l'Atlantique: Bonjour, mon cher Wallace, pensez-vous aussi que j'aie commis un abus de confiance en publiant votre odyssée? Je parie que non.

P. S. Vous êtes un lecteur attentif, Corsino. Oui, il n'est que trop vrai, beaucoup d'erreurs typographiques ont été commises dans la première édition de nos Soirées, et quelques-unes se sont encore reproduites dans la seconde. Cela me cause un véritable tourment. Deux de ces fautes surtout m'exaspèrent. La première a l'air d'une raillerie dirigée contre moi. Elle consiste dans l'omission de la lettre h dans le mot orthographe; omission qui me fait commettre une faute d'orthographe précisément dans le mot orthographe et dans une phrase où je reproche à quelqu'un une faute d'orthographe.

La seconde erreur est dans ces trois mots: boire le Kava. Elle est grammaticale et géographique. Il convenait d'abord d'écrire «boire du Kava.» De plus il faut n'avoir pas fait seulement un demi-tour du globe pour ignorer que Kava est le nom de la boisson en usage aux îles Carolines et à la Nouvelle-Zélande, mais qu'à Taïti, dont il s'agit dans le passage inculpé, cette même boisson se nomme Ava.

Je vais passer pour un canotier d'Asnières11.

Mais qu'est-ce que ces fautes insectes en comparaison des monstres que nous voyons éclore journellement dans les imprimeries. Je ne veux vous en faire connaître qu'un; il vous consolera, je pense, comme il m'a consolé.

Dans une revue littéraire de Paris, l'un de nos prosateurs les plus distingués publiait une Nouvelle. Cette Nouvelle contenait la phrase suivante, amenée je ne sais comment:

«L'on vit reparaître sur la planche le bocal de cornichons.»

La première épreuve portant:

«L'on vit reparaître sur la planche ce bocage de cornichons,» le correcteur fit cette observation judicieuse qu'il était peu exact de dire sur la planche, et mit:

L'on vit reparaître sur les planches ce bocage de cornichons.

Enfin, avant de donner le bon à tirer, il découvrit là encore une autre faute et de plus une inversion forcée incompatible avec l'esprit de la langue française. En conséquence, il fit ce dernier changement, dont les lecteurs de la Revue purent jouir le lendemain:

L'on vit paraître sur les planches ce cornichon de bocage.

Jugez de l'étonnement de l'auteur en se lisant travesti de la sorte, et de la stupéfaction du célèbre tragédien Bocage ainsi traité de cornichon à propos de rien!

J'ose me flatter, Messieurs, que votre opéra touche à sa fin. En tous cas, si ma lettre ne dure pas deux heures et demie, j'en suis désolé, mais je ne saurais l'allonger; elle me semble, à moi, durer dix longues heures.

Adieu donc, Corsino, adieu, Dervinck, adieu, Dimski, adieu tous. We may meet again… Mon Dieu? que je suis triste!

Assez épilogué.

11.Quelle gasconnade! le plus long voyage que j'aie jamais fait sur mer est celui de Marseille à Livourne. (Note de l'auteur.)
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
510 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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