Kitabı oku: «Le feu», sayfa 22
XXIV
L’AUBE
A la place où nous nous sommes laissé tomber, nous attendons le jour. Il vient, peu à peu, glacé et sombre, sinistre, et se diffuse sur l’étendue livide.
La pluie a cessé de couler. Il n’y en a plus au ciel. La plaine plombée, avec ses miroirs d’eau ternis, a l’air de sortir non seulement de la nuit, mais de la mer.
A demi assoupis, à demi dormants, ouvrant parfois les yeux pour les refermer, paralysés, rompus et froids, – nous assistons à l’incroyable recommencement de la lumière.
Où sont les tranchées?
On voit des lacs, et, entre ces lacs, des lignes d’eau laiteuse et stagnante.
Il y a plus d’eau encore qu’on n’avait cru. L’eau a tout pris; elle s’est répandue partout, et la prédiction des hommes de la nuit s’est réalisée: il n’y a plus de tranchées, ces canaux ce sont les tranchées ensevelies. L’inondation est universelle. Le champ de bataille ne dort pas, il est mort. Là-bas, la vie continue peut-être, mais on ne voit pas jusque-là.
Je me soulève à moitié, péniblement, en oscillant, comme un malade, pour regarder cela. Ma capote m’étreint de son fardeau terrible. Il y a trois formes monstrueusement informes à côté de moi. L’une – c’est Paradis avec une extraordinaire carapace de boue, une boursouflure à la ceinture, à la place de ses cartouchières – se lève aussi. Les autres dorment et ne font aucun mouvement.
Et puis, quel est ce silence? Il est prodigieux. Pas un bruit, sinon, de temps en temps, la chute d’une motte de terre dans l’eau, au milieu de cette paralysie fantastique du monde. On ne tire pas… Pas d’obus, parce qu’ils n’éclateraient pas. Pas de balles, parce que les hommes…
Les hommes, où sont les hommes?
Peu à peu, on les voit. Il y en a, non loin de nous, qui dorment affalés, enduits de boue des pieds à la tête, presque changés en choses.
A quelque distance, j’en distingue d’autres, recroquevillés et collés comme des escargots le long d’un talus arrondi et à demi résorbé par l’eau. C’est une rangée immobile de masses grossières, de paquets placés côte à côte, dégoulinant d’eau et de boue, de la couleur de sol auquel ils sont mêlés.
Je fais un effort pour rompre le silence; je parle; je dis à Paradis qui regarde aussi de ce côté:
– Sont-ils morts?
– Tout à l’heure on ira voir, dit-il à voix basse. Restons là encore un peu. Tout à l’heure on aura le courage d’y aller.
Tous les deux on se regarde et on jette les yeux sur ceux qui sont venus s’abattre ici. On a des figures tellement lassées que ce ne sont plus des figures; quelque chose de sale, d’effacé et de meurtri, aux yeux sanglants, en haut de nous. Nous nous sommes vus sous tous les aspects, depuis le commencement – et pourtant, nous ne nous reconnaissons plus.
Paradis détourne la tête, regarde ailleurs.
Tout à coup, je le vois qui est saisi d’un tremblement. Il étend un bras énorme, encroûté de boue:
– Là… là… fait-il.
Sur l’eau qui déborde d’une tranchée au milieu d’un terrain particulièrement hachuré et raviné, flottent des masses, des récifs ronds.
Nous nous traînons jusque-là. Ce sont des noyés.
Leurs têtes et leurs bras plongent dans l’eau. On voit transparaître leurs dos avec les cuirs de l’équipement, vers la surface du liquide plâtreux et leurs cottes de toile bleue sont gonflées, avec les pieds emmanchés de travers sur ces jambes ballonnées, comme les pieds noirs boulus adaptés aux jambes informes des bonshommes en baudruche. Sur un crâne immergé des cheveux se tiennent droit dans l’eau comme des herbes aquatiques. Voici une figure qui affleure: la tête est échouée contre le bord, et le corps disparaît dans la tombe trouble. La face est levée vers le ciel. Les yeux sont deux trous blancs; la bouche est un trou noir. La peau jaune, boursouflée, de ce masque apparaît molle et plissée, comme de la pâte refroidie.
Ce sont les veilleurs qui étaient là. Ils n’ont pas pu se dépêtrer de la boue. Tous leurs efforts pour sortir de cette fosse à l’escarpement gluant qui s’emplissait d’eau, lentement, fatalement, ne faisaient que les attirer davantage au fond. Ils sont morts cramponnés à l’appui fuyant de la terre.
Là sont nos premières lignes, et là les premières lignes allemandes, pareillement silencieuses et refermées dans l’eau.
Nous allons jusqu’à ces molles ruines. On passe au milieu de ce qui était hier encore la zone d’épouvante, dans l’intervalle terrible au seuil duquel a dû s’arrêter l’élan formidable de notre dernière attaque – où les balles et les obus n’avaient pas cessé de sillonner l’espace depuis un an et demi, et où, ces jours-là, leurs averses transversales se sont furieusement croisées au-dessus de la terre, d’un horizon à l’autre.
C’est maintenant un surnaturel champ de repos. Le terrain est partout taché d’êtres qui dorment, ou qui, s’agitant doucement, levant un bras, levant la tête, se mettent à revivre, ou sont en train de mourir.
La tranchée ennemie achève de sombrer en elle-même dans le fond de grands vallonnements et d’entonnoirs marécageux, hérissés de boue, et elle y forme une ligne de flaques et de puits. On en voit, par places, remuer, se morceler et descendre les bords qui surplombaient encore. A un endroit, on peut se pencher sur elle.
Dans ce cycle vertigineux de fange, pas de corps. Mais, là, pire qu’un corps, un bras, seul, nu et pâle comme la pierre, sort d’un trou qui se dessine confusément dans la paroi à travers l’eau. L’homme a été enterré dans son abri et n’a eu que le temps de faire jaillir son bras.
De tout près, on remarque que des amas de terre alignés sur les restes des remparts de ce gouffre étranglé sont des êtres. Sont-ils morts? dorment-ils? On ne sait pas. En tous cas, ils reposent.
Sont-ils Allemands ou Français? On ne sait pas.
L’un d’eux a ouvert les yeux et nous regarde en balançant la tête. On lui dit:
– Français?
Puis:
– Deutsch?
Il ne répond pas, il referme les yeux et retourne à l’anéantissement. On n’a jamais su qui c’était.
On ne peut déterminer l’identité de ces créatures: ni à leur vêtement, couvert d’une épaisseur de fange; ni à la coiffure: ils sont nu-tête ou emmaillotés de laine sous leur cagoule fluide et fétide; ni aux armes: ils n’ont pas leur fusil, ou bien leurs mains glissent sur une chose qu’ils ont traînée, masse informe et gluante, semblable à une espèce de poisson.
Tous ces hommes à face cadavérique, qui sont devant nous et derrière nous, au bout de leurs forces, vides de paroles comme de volonté, tous ces hommes chargés de terre, et qui portent, pourrait-on dire, leur ensevelissement, se ressemblent comme s’ils étaient nus. De cette nuit épouvantable il sort d’un côté ou d’un autre quelques revenants revêtus exactement du même uniforme de misère et d’ordure.
C’est la fin de tout. C’est, pendant un moment, l’arrêt immense, la cessation épique de la guerre.
A une époque, je croyais que le pire enfer de la guerre ce sont les flammes des obus, puis j’ai pensé longtemps que c’était l’étouffement des souterrains qui se rétrécissent éternellement sur nous. Mais non, l’enfer, c’est l’eau.
Le vent s’élève. Il est glacé et son souffle glacé passe au travers de nos chairs. Sur la plaine déliquescente et naufragée, mouchetée de corps entre ses gouffres d’eau vermiculaires, entre ses îlots d’hommes immobiles agglutinés ensemble comme des reptiles, sur ce chaos qui s’aplatit et sombre, de légères ondulations de mouvements se dessinent. On voit se déplacer lentement des bandes, des tronçons de caravanes composées d’êtres qui plient sous le poids de leurs casaques et de leurs tabliers de boue, et se traînent, se dispersent et grouillent au fond du reflet obscurci du ciel. L’aube est si sale qu’on dirait que le jour est déjà fini.
Ces survivants émigrent à travers cette steppe désolée, chassés par un grand malheur indicible qui les exténue et les effare – lamentables, et quelques-uns sont dramatiquement grotesques lorsqu’ils se précisent, à demi déshabillés par l’enlisement dont ils se sauvent encore.
En passant, ils jettent les yeux autour d’eux, nous contemplent, puis retrouvent en nous des hommes, et nous disent dans le vent:
– Là-bas, c’est pire qu’ici. Les bonhommes tombent dans les trous et on n’peut pas les retirer. Tous ceux qui, pendant la nuit, ont mis pied sur le bord d’un trou d’obus, sont morts… Là-bas d’où qu’on vient, tu vois par terre une tête qui r’mue les bras, scellée; il y a un chemin de claies qui, par endroits, ont cédé et se sont trouées, et c’est une souricière d’hommes. Là où il n’y a plus de claies, il y a deux mètres d’eau… Leur fusil! y en a qui n’ont jamais pu l’ déraciner. Regarde ceux-là: on a coupé tout le bas de leur capote – tant pis pour les poches – pour les dégager, et aussi parce qu’ils n’avaient pas la force de tirer un poids pareil… La capote de Dumas, qu’on a pu lui enlever, elle pesait bien quarante kilos: on pouvait tout juste, à deux, la soulever des deux mains… Tiens, lui, qu’a les jambes nues, ça lui a tout arraché, son pantalon, son caleçon, ses souliers – tout ça arraché par la terre. On n’a jamais vu ça, jamais.
Et égrenés, car ces traînards ont des traînards, ils s’enfuient dans une épidémie d’épouvante, leurs pieds extirpant du sol de massives racines de boue. On voit s’effacer ces rafales d’hommes, décroître les blocs qu’ils font, murés dans des vêtements énormes.
Nous nous levons. Debout, le vent glacial nous fait frissonner comme des arbres.
Nous allons à petits pas. On oblique, attirés par une masse formée de deux hommes étrangement mêlés, épaule contre épaule, les bras autour du cou l’un de l’autre. Le corps à corps de deux combattants qui se sont entraînés dans la mort et s’y maintiennent, incapables pour toujours de se lâcher? Non, ce sont deux hommes qui se sont appuyés l’un sur l’autre pour dormir. Comme ils ne pouvaient pas s’étendre sur ce sol qui se dérobait et voulait s’étendre sur eux, ils se sont penchés l’un vers l’autre, se sont empoignés aux épaules, et se sont endormis, enfoncés jusqu’aux genoux dans la plaine.
On respecte leur immobilité, et on s’éloigne de cette double statue de la pauvreté humaine.
Puis nous nous arrêtons bientôt nous-mêmes. Nous avons trop présumé de nos forces. Nous ne pouvons pas encore nous en aller. Ce n’est pas encore fini. On s’écroule à nouveau dans une encoignure pétrie, avec le bruit d’un bloc de gadoue qu’on jette.
On ferme les yeux. De temps en temps, on les ouvre.
Des gens se dirigent en titubant vers nous. Ils se penchent sur nous, et parlent d’une voix basse et lassée. L’un d’eux dit:
– Sie sind todt. Wir bleiben hier.
– L’autre répond: Ia, comme un soupir.
Mais ils nous voient remuer. Alors, aussitôt, ils échouent en face de nous. L’homme à la voix sans accent s’adresse à nous:
– Nous levons les bras, dit-il.
Et ils ne bougent pas.
Puis ils s’affalent complètement – soulagés, et, comme si c’était la fin de leur tourment, l’un d’eux, qui a sur la face des dessins de boue comme un sauvage, esquisse un sourire.
– Reste là, lui dit Paradis sans remuer sa tête qui est appuyée en arrière sur un monticule. Tout à l’heure, tu viendras avec nous, si tu veux.
– Oui, dit l’Allemand. J’en ai assez.
On ne lui répond pas.
Il dit:
– Les autres aussi?
– Oui, dit Paradis, qu’ils restent aussi s’ils veulent.
Ils sont quatre qui se sont étendus par terre.
L’un d’eux se met à râler. C’est comme un chant sanglotant qui s’élève de lui. Alors, les autres se dressent à demi, à genoux, autour de lui et roulent de gros yeux dans leurs figures bigarrées de saleté. Nous nous soulevons et nous regardons cette scène. Mais le râle s’éteint, et la gorge noirâtre qui remuait seule sur ce grand corps comme un petit oiseau, s’immobilise.
– Er ist todt, dit un des hommes.
Il commence à pleurer. Les autres se réinstallent pour dormir. Le pleureur s’endort en pleurant.
Quelques soldats sont venus, en faisant des faux pas, cloués par des arrêts soudains, comme des ivrognes, ou bien en glissant comme des vers, se réfugier jusqu’ici, parmi le creux où nous sommes déjà incrustés, et on s’endort pêle-mêle dans la fosse commune.
*
* *
On se réveille. On se regarde, Paradis et moi, et on se souvient. On rentre dans la vie et dans la clarté du jour comme dans un cauchemar. Devant nous renaît la plaine désastreuse où de vagues mamelons s’estompent, immergés, la plaine d’acier, rouillée par places, et où reluisent les lignes et les plaques de l’eau – et dans l’immensité, semés ça et là comme des immondices, les corps anéantis qui y respirent ou s’y décomposent.
Paradis me dit:
– Voilà la guerre.
– Oui, c’est ça, la guerre, répète-t-il d’une voix lointaine. C’est pa’ aut’ chose.
Il veut dire, et je comprends avec lui:
«Plus que les charges qui ressemblent à des revues, plus que les batailles visibles déployées comme des oriflammes, plus même que les corps à corps où l’on se démène en criant, cette guerre, c’est la fatigue épouvantable, surnaturelle, et l’eau jusqu’au ventre, et la boue et l’ordure et l’infâme saleté. C’est les faces moisies et les chairs en loques et les cadavres qui ne ressemblent même plus à des cadavres, surnageant sur la terre vorace. C’est cela, cette monotonie infinie de misères, interrompue par des drames aigus, c’est cela, et non pas la baïonnette qui étincelle comme de l’argent, ni le chant de coq du clairon au soleil!»
Paradis pensait si bien à cela qu’il remâcha un souvenir, et gronda:
– Tu t’rappelles, la bonne femme de la ville où on a été faire une virée, y a pas si longtemps d’ça, qui parlait des attaques, qui en bavait, et qui disait: «Ça doit être beau à voir!..»
Un chasseur, qui était allongé sur le ventre, aplati comme un manteau, leva la tête hors de l’ombre ignoble où elle plongeait, et s’écria:
– Beau! Ah! merde alors!
«C’est tout à fait comme si une vache disait: «Ça doit être beau à voir, à la Villette, ces multitudes de bœufs qu’on pousse en avant!»
Il cracha de la boue, la bouche barbouillée, la face déterrée comme une bête.
– Qu’on dise: «Il le faut», bredouilla-t-il d’une étrange voix saccadée, déchirée, haillonneuse. Bien. Mais beau! Ah! merde alors!
Il se débattait contre cette idée. Il ajouta tumultueusement:
– C’est avec des choses comme ça qu’on dit, qu’on s’fout d’nous jusqu’au sang!
Il recracha, mais, épuisé par l’effort qu’il avait fait, il retomba dans son bain de vase et il remit là tête dans son crachat.
*
* *
Paradis, hanté, promenait sa main sur la largeur du paysage indicible, l’œil fixe, et répétait sa phrase:
– C’est ça, la guerre… Et c’est ça partout. Qu’est-ce qu’on est, nous autres, et qu’est-ce que c’est, ici? Rien du tout. Tout ça qu’tu vois, c’est un point. Dis-toi bien qu’il y a ce matin dans le monde trois mille kilomètres de malheurs pareils, ou à peu près, ou pires.
– Et puis, dit le camarade qui était à côté de nous – et qu’on ne reconnaissait pas, même à la voix qui sortait de lui – demain ça r’commencera. Ça avait bien r’commencé avant-hier et les autres jours d’avant!
Le chasseur, avec effort, comme s’il déchirait le sol, arracha son corps de la terre où il avait moulé une dépression semblable à un cercueil suintant, et il s’assit dans ce trou. Il cligna des yeux, secoua sa figure frangée de vase, pour la nettoyer, et dit:
– On s’en tirera cette fois-ci encore. Et qui sait, p’têt que demain aussi on s’en tirera! Qui sait?
Paradis, le dos plié sous des tapis de terreau et de glaise, cherchait à rendre l’impression que la guerre est inimaginable, et incommensurable dans le temps et l’espace.
– Quand on parle de toute la guerre, songeait-il tout haut, c’est comme si on n’ disait rien. Ça étouffe les paroles. On est là, à r’garder ça, comme des espèces d’aveugles…
Une voix de basse roula un peu plus loin:
– Non, on n’peut pas s’figurer.
A cette parole un brusque éclat de rire se déchira.
– D’abord, comment, sans y avoir été, s’imaginerait-on ça?
– I’faudrait être fou! dit le chasseur.
Paradis se pencha sur une masse étendue, répandue à côté de lui.
– Tu dors?
– Non, mais j’bouge pas, barbota aussitôt une voix étouffée et terrorisée qui sourdait de la masse, couverte d’une housse limoneuse épaisse et si bossuée qu’elle semblait piétinée. J’vas t’dire: j’crois qu’ j’ai l’ventre crevé. Mais j’en suis pas sûr, et j’ose pas l’ savoir.
– On va voir…
– Non, pas encore, dit l’homme. J’voudrais rester encore un peu comme ça.
Les autres ébauchaient des mouvements en clapotant, se traînant sur les coudes, rejetant l’infernale couverture pâteuse qui les écrasait. La paralysie du froid se dissipait petit à petit parmi cette grappe de suppliciés, bien que la clarté ne progressât plus sur la grande mare irrégulière où descendait la plaine. La désolation continuait, non le jour.
L’un de nous qui parlait tristement, comme une cloche, dit:
– T’auras beau raconter, s’pas, on t’croira pas. Pas par méchanceté ou par amour de s’ficher d’toi, mais pa’ce qu’on n’pourra pas. Quand tu diras plus tard, si t’es encore vivant pour placer ton mot: «On a fait des travaux d’nuit, on a été sonnés, pis on a manqué s’enliser», on répondra: «Ah!»; p’têt’ qu’on dira: «Vous n’avez pas dû rigoler lourd pendant l’affaire.» C’est tout. Personne ne saura. I’ n’y aura qu’toi.
– Non, pas même nous, pas même nous! s’écria quelqu’un.
– J’dis comme toi, moi: nous oublierons, nous… Nous oublions déjà, mon pauv’vieux!
– Nous en avons trop vu!
– Et chaque chose qu’on a vue était trop. On n’est pas fabriqué pour contenir ça. Ça fout l’camp d’tous les côtés; on est trop p’tit.
– Un peu, qu’on oublie! Non seulement la durée de la grande misère qui est, comme tu dis, incalculable, depuis l’temps qu’elle dure: les marches qui labourent et r’labourent les terres, talent les pieds, usent les os, sous le poids de la charge qui a l’air de grandir dans le ciel, l’éreintement jusqu’à ne plus savoir son nom, les piétinements et les immobilités qui vous broient, les travaux qui dépassent les forces, les veilles, sans bornes, à guetter l’ennemi qui est partout dans la nuit, et à lutter contre le sommeil – , et l’oreiller de fumier et de poux. Mais même les sales coups où s’y mettent les marmites et les mitrailleuses, les mines, les gaz asphyxiants, les contre-attaques. On est plein de l’émotion de la réalité au moment, et on a raison. Mais tout ça s’use dans vous et s’en va, on ne sait comment, on ne sait où, et i’n’reste plus qu’les noms, qu’les mots de la chose, comme dans un communiqué.
– C’est vrai, c’qu’i dit, fit un homme sans remuer la tête dans sa cangue. Quand j’sui’ été en permission, j’ai vu qu’j’avais oublié déjà bien des choses de ma vie d’avant. Y a des lettres de moi que j’ai relues comme si c’était un livre que j’ouvrais. Et pourtant malgré ça, j’ai oublié aussi ma souffrance de la guerre. On est des machines à oublier. Les hommes, c’est des choses qui pensent un peu, et qui, surtout, oublient. Voilà ce qu’on est.
– Ni les autres, ni nous, alors! Tant de malheur est perdu!
Cette perspective vint s’ajouter à la déchéance de ces créatures comme la nouvelle d’un désastre plus grand, les abaisser encore sur leur grève de déluge.
– Ah! si on se rappelait! s’écria l’un.
– Si on s’rappelait, dit l’autre, y aurait plus d’guerre!
Un troisième ajouta magnifiquement:
– Oui, si on s’rappelait, la guerre serait moins inutile qu’elle ne l’est.
Mais tout d’un coup, un des survivants couchés se dressa à genoux, secoua ses bras boueux et d’où tombait la boue, et, noir comme une grande chauve-souris engluée, il cria sourdement:
– Il ne faut plus qu’il y ait de guerre après celle-là!
Dans ce coin bourbeux où, faibles encore et impotents, nous étions assaillis par des souffles de vent qui nous empoignaient si brusquement et si fort que la surface du terrain semblait osciller comme une épave, le cri de l’homme qui avait l’air de vouloir s’envoler éveilla d’autres cris pareils:
– Il ne faut plus qu’il y ait de guerre après celle-là!
Les exclamations sombres, furieuses, de ces hommes enchaînés à la terre, incarnés de terre, montaient et passaient dans le vent comme des coups d’aile:
– Plus de guerre, plus de guerre!
– Oui, assez!
– C’est trop bête, aussi… C’est trop bête, mâchonnaient-ils. Qu’est-ce que ça signifie, au fond, tout ça – tout ça qu’on n’peut même pas dire!
Ils bafouillaient, ils grognaient comme des fauves sur leur espèce de banquise disputée par les éléments, avec leurs sombres masques en lambeaux. La protestation qui les soulevait était tellement vaste qu’elle les étouffait.
– On est fait pour vivre, pas pour crever comme ça!
– Les hommes sont faits pour être des maris, des pères – des hommes, quoi! – pas des bêtes qui se traquent, s’égorgent et s’empestent.
– Et tout partout, partout, c’est des bêtes, des bêtes féroces ou des bêtes écrasées. Regarde, regarde!
…Je n’oublierai jamais l’aspect de ces campagnes sans limites sur la face desquelles l’eau sale avait rongé les couleurs, les traits, les reliefs, dont les formes attaquées par la pourriture liquide s’émiettaient et s’écoulaient de toutes parts, à travers les ossatures broyées des piquets, des fils de fer, des charpentes – et, là-dessus, parmi ces sombres immensités de Styx, la vision de ce frissonnement de raison, de logique et de simplicité, qui s’était mis soudain à secouer ces hommes comme de la folie.
On voyait que cette idée les tourmentait: qu’essayer de vivre sa vie sur la terre et d’être heureux, ce n’est pas seulement un droit, mais un devoir – et même un idéal et une vertu; que la vie sociale n’est faite que pour donner plus de facilité à chaque vie intérieure.
– Vivre!..
– Nous!.. Toi… Moi…
– Plus de guerre… Ah! non… C’est trop bête!.. Pire que ça, c’est trop…
Une parole vint en écho à leur vague pensée, à leur murmure morcelé et avorté de foule… J’ai vu se soulever un front couronné de fange et la bouche proférer au niveau de la terre:
– Deux armées qui se battent, c’est comme une grande armée qui se suicide!
*
* *
– Tout de même, qu’est-ce que nous sommes depuis deux ans? De pauvres malheureux incroyables, mais aussi des sauvages, des brutes, des bandits, des salauds.
– Pire que ça! mâcha celui qui ne savait employer que cette expression.
– Oui, je l’avoue!
Dans la trêve désolée de cette matinée, ces hommes qui avaient été tenaillés par la fatigue, fouettés par la pluie, bouleversés par toute une nuit de tonnerre, ces rescapés des volcans et de l’inondation entrevoyaient à quel point la guerre, aussi hideuse au moral qu’au physique, non seulement viole le bon sens, avilit les grandes idées, commande tous les crimes – mais ils se rappelaient combien elle avait développé en eux et autour d’eux tous les mauvais instincts sans en excepter un seul: la méchanceté jusqu’au sadisme, l’égoïsme jusqu’à la férocité, le besoin de jouir jusqu’à la folie.
Ils se figurent tout cela devant leurs yeux comme tout à l’heure ils se sont figuré confusément leur misère. Ils sont bondés d’une malédiction qui essaye de se livrer passage et d’éclore en paroles. Ils en geignent; ils en vagissent. On dirait qu’ils font effort pour sortir de l’erreur et de l’ignorance qui les souillent autant que la boue, et qu’ils veulent enfin savoir pourquoi ils sont châtiés.
– Alors quoi? clame l’un.
– Quoi? répète l’autre, plus grandement encore.
Le vent fait trembler aux yeux l’étendue inondée et, s’acharnant sur ces masses humaines couchées ou à genoux, fixes comme des dalles et des stèles, leur arrache des frissons.
– Il n’y aura plus d’guerre, gronde un soldat, quand il n’y aura plus d’Allemagne.
– C’est pas ça qu’il faut dire! crie un autre. C’est pas assez. Y aura plus de guerre quand l’esprit de la guerre sera vaincu!
Comme le mugissement du vent avait étouffé à moitié ces mots, il érigea sa tête et les répéta.
– L’Allemagne et le militarisme, hacha précipitamment la rage d’un autre, c’est la même chose. Ils ont voulu la guerre et ils l’avaient préméditée. Ils sont le militarisme.
– Le militarisme… reprit un soldat.
– Qu’est-ce que c’est? demanda-t-on.
– C’est… c’est la force brutale préparée qui, tout d’un coup, à un moment, s’abat. C’est être des bandits.
– Oui. Aujourd’hui, le militarisme s’appelle Allemagne.
– Oui; mais demain, comment qu’i’ s’appellera?
*
* *
– J’sais pas, dit une voix grave comme celle d’un prophète.
– Si l’esprit de la guerre n’est pas tué, t’auras des mêlées tout le long des époques.
– Il faut… Il faut…
– Il faut se battre! gargouilla la voix rauque d’un corps qui, depuis notre réveil, se pétrifiait dans la boue dévoratrice. Il le faut! – et le corps se retourna pesamment. – Il faut donner tout ce que nous avons, et nos forces et nos peaux, et nos cœurs, toute not’vie, et les joies qui nous restaient! L’existence de prisonniers qu’on a, il faut l’accepter des deux mains! Il faut tout supporter, même l’injustice, dont le règne est venu, et le scandale et la dégoûtation qu’on voit – pour être tout à la guerre, pour vaincre! Mais, s’il faut faire un sacrifice pareil, ajoute désespérément l’homme informe, en se retournant encore, c’est parce qu’on se bat, pour un progrès non pour un pays; contre une erreur, non contre un pays.
– Faut tuer la guerre, dit le premier parleur, faut tuer la guerre, dans le ventre de l’Allemagne!
– Tout de même, fit un de ceux qui étaient assis là, enraciné comme une espèce de germe, tout de même, on commence à comprendre pourquoi il fallait marcher.
– Tout de même, marmotta à son tour le chasseur, qui s’était accroupi, y en a qui se battent avec une autre idée que ça dans la tête. J’en ai vu, des jeunes, qui s’foutaient pas mal des idées humanitaires. L’important pour eux, c’est la question nationale, pas aut’chose et la guerre une affaire de patries: chacun faire reluire la sienne, voilà tout. I’s s’battaient, ceux-là, et i’s s’battaient bien.
– I’s sont jeunes, ces p’tits gars qu’tu dis. I’s sont jeunes. Faut y pardonner.
– On peut bien faire sans savoir bien c’qu’on fait.
– C’est vrai qu’les hommes sont fous. Ça, on l’dira jamais assez!
– Les chauvins, c’est d’la vermine… ronchonna une ombre.
Ils répétèrent plusieurs fois, comme pour se guider à tâtons:
– Faut tuer la guerre. La guerre, elle!
L’un de nous, celui qui ne bougeait pas la tête dans l’armature de ses épaules, s’entêta dans son idée:
– Tout ça, c’est des boniments. Qu’est-ce que ça fait qu’on pense ça ou ça! Faut être vainqueurs, voilà tout.
Mais les autres avaient commencé à chercher. Ils voulaient savoir et voir plus loin que le temps présent. Ils palpitaient, essayant d’enfanter en eux-mêmes une lumière de sagesse et de volonté. Des convictions éparses tourbillonnaient dans leurs têtes et il leur sortait des lèvres des fragments confus de croyances.
– Bien sûr… Oui… Mais faut voir les choses… Mon vieux, faut toujours voir le résultat.
– L’ résultat! Etre vainqueurs dans cette guerre, se buta l’homme-borne, c’est pas un résultat?
Ils furent deux à la fois qui répondirent:
– Non!
*
* *
A cet instant, il se produisit un bruit sourd. Des cris jaillirent à la ronde et nous frissonnâmes.
Tout un pan de glaise s’était détaché du monticule où nous étions vaguement adossés déterrant complètement, au milieu de nous, un cadavre assis les jambes allongées.
L’éboulement creva une poche d’eau amassée en haut du monticule et l’eau s’épandit en cascade sur le cadavre et le lava pendant que nous le regardions.
On cria.
– Il a la figure toute noire!
– Qu’est-ce que c’est que cette figure? haleta une voix.
Les valides s’approchaient en cercle comme des crapauds. Cette tête qui apparaissait en bas-relief sur la paroi que la chute de terre avait mise à nu, on ne pouvait pas la dévisager.
– Sa figure! C’est pas sa figure!
A la place de la face, on trouvait une chevelure.
Alors on s’aperçut que ce cadavre qui semblait assis était plié et cassé à l’envers.
On contempla dans un silence terrible, ce dos vertical que nous présentait la dépouille disloquée, ces bras pendants et courbés en arrière, et ces deux jambes allongées qui posaient sur la terre fondante par la pointe des pieds.
Alors le débat reprit réveillé par ce dormeur effroyable. On clama furieusement comme s’il écoutait:
– Non! être vainqueurs ce n’est pas le résultat. Ce n’est pas eux qu’il faut avoir, c’est la guerre.
– T’as donc pas compris qu’il faut en finir avec la guerre? Si on doit remettre ça un jour, tout c’ qui a été fait ne sert à rien. Regarde; ça ne sert à rien. C’est deux ans ou trois ans, ou plus, de catastrophes gâchées.
*
* *
– Ah! mon vieux, si tout c’ qu’on a subi n’était pas la fin de c’ grand malheur-là – j’ tiens à la vie: j’ai ma femme, ma famille, avec la maison autour d’eux, j’ai des idées pour ma vie d’après, va… Eh bien, tout de même, j’aimerais mieux mourir.
– J’ vais mourir, fit en ce moment précis, comme un écho, le voisin de Paradis, qui sans doute avait regardé la blessure de son ventre, je l’ regrette à cause de mes enfants.
– Moi, murmura-t-on ailleurs, c’est à cause de mes enfants que je ne le regrette pas. J’ vais mourir, donc j’ sais c’ que j’ dis, et j’ me dis: «I’s auront la paix, eux!»
– Moi, j’ mourrai p’t’êt’ pas, dit un autre avec un frémissement d’espoir qu’il ne put contenir, même à la face des condamnés, mais j’ souffrirai. Eh bien, j’ dis: tant pis, et j’ dis même: tant mieux; et j’ saurai souffrir plus, si je sais que c’est pour quelque chose!
– Alors faudra continuer à s’ battre après la guerre?
– Oui, p’t’êt’…
– T’en veux encore, toi!
– Oui, parce que j’ n’en veux plus! grogna-t-on.
– Et pas contre des étrangers, p’t’êt’, i’ faudra s’ battre?
– P’t’êt’, oui…
Un coup de vent plus violent que les autres nous ferma les yeux et nous étouffa. Quand il fut passé, et qu’on vit la rafale s’enfuir à travers la plaine en saisissant par endroits et en secouant sa dépouille de boue, en creusant l’eau des tranchées qui béaient longues comme la tombe d’une armée, – on reprit:
– Après tout, qu’est-ce qui fait la grandeur et l’horreur de la guerre?
– C’est la grandeur des peuples.
– Mais les peuples, c’est nous!
Celui qui avait dit cela me regardait, m’interrogeait.
– Oui, lui dis-je, oui, mon vieux frère, c’est vrai! C’est avec nous seulement qu’on fait les batailles. C’est nous la matière de la guerre. La guerre n’est composée que de la chair et des âmes des simples soldats. C’est nous qui formons les plaines de morts et les fleuves de sang, nous tous – dont chacun est invisible et silencieux à cause de l’immensité de notre nombre. Les villes vidées, les villages détruits, c’est le désert de nous. Oui, c’est nous tous et c’est nous tout entiers.