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Kitabı oku: «Le feu», sayfa 4

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III
LA DESCENTE

L’aube grisâtre déteint à grand’peine sur l’informe paysage encore noir. Entre le chemin en pente qui, à droite, descend des ténèbres, et le nuage sombre du bois des Alleux, – où l’on entend sans les voir les attelages du Train de combat s’apprêter et démarrer, – s’étend un champ. Nous sommes arrivés là, ceux du 6e Bataillon, à la fin de la nuit. Nous avons formé les faisceaux, et, maintenant, au milieu de ce cirque de vague lueur, les pieds dans la brume et la boue, en groupes sombres à peine bleutés ou en spectres solitaires, nous stationnons, toutes nos têtes tournées vers le chemin qui descend de là-bas. Nous attendons le reste du régiment: le 5e Bataillon, qui était en première ligne et a quitté les tranchées après nous.

Une rumeur…

– Les voilà!

Une longue masse confuse apparaît à l’ouest et dévale comme de la nuit sur le crépuscule du chemin.

Enfin! Elle est finie, cette relève maudite qui a commencé hier à six heures du soir et a duré toute la nuit; et à présent, le dernier homme a mis le pied hors du dernier boyau.

Le séjour aux tranchées a été, cette fois-ci, terrible. La dix-huitième compagnie était en avant. Elle a été décimée: dix-huit tués et une cinquantaine de blessés, un homme sur trois de moins en quatre jours; et cela sans attaque, rien que par le bombardement.

On sait cela et, à mesure que le Bataillon mutilé approche, là-bas, quand nous nous croisons entre nous en piétinant la vase du champ et qu’on s’est reconnu en se penchant l’un vers l’autre:

– Hein, la dix-huitième!..

En se disant cela, on songe: «Si ça continue ainsi, que deviendrons-nous tous? Que deviendrai-je, moi?..»

*
* *

La dix-septième, la dix-neuvième et la vingtième arrivent successivement et forment les faisceaux.

– Voilà la dix-huitième!

Elle vient après toutes les autres: tenant la première tranchée, elle a été relevée en dernier.

Le jour s’est un peu lavé et blêmit les choses. On distingue descendant le chemin, seul en avant de ses hommes, le capitaine de la compagnie. Il marche difficilement, en s’aidant d’une canne, à cause de son ancienne blessure de la Marne, que les rhumatismes ressuscitent et, aussi, d’une autre douleur. Encapuchonné, il baisse la tête; il a l’air de suivre un enterrement; et on voit qu’il pense, et qu’il en suit un, en effet.

Voilà la compagnie.

Elle débouche, très en désordre. Un serrement de cœur nous prend tout de suite. Elle est visiblement plus courte que les trois autres, dans le défilé du bataillon.

Je gagne la route et vais au-devant des hommes de la dix-huitième qui dévalent. Les uniformes de ces rescapés sont uniformément jaunis par la terre; on dirait qu’ils sont habillés de kaki. Le drap est tout raidi par la boue ocreuse qui a séché dessus; les pans des capotes sont comme des bouts de planche qui ballottent sur l’écorce jaune recouvrant les genoux. Les têtes sont hâves, charbonneuses, les yeux grandis et fiévreux. La poussière et la saleté ajoutent des rides aux figure.

Au milieu de ces soldats qui reviennent des bas-fonds épouvantables, c’est un vacarme assourdissant. Ils parlent tous à la fois, très fort, en gesticulant, rient et chantent.

Et l’on croirait, à les voir, que c’est une foule en fête qui se répand sur la route!

Voici la deuxième section, avec son grand sous-lieutenant dont la capote est serrée et sanglée autour du corps raidi comme un parapluie roulé. Je joue des coudes tout en suivant la marche, jusqu’à l’escouade de Marchal, la plus éprouvée: sur onze compagnons qu’ils étaient et qui ne s’étaient jamais quittés depuis un an et demi, il ne reste que trois hommes avec le caporal Marchal.

Celui-ci me voit. Il a une exclamation joyeuse, un sourire épanoui; il lâche sa bretelle de fusil et me tend les mains, à l’une desquelles pend sa canne des tranchées.

– Eh, vieux frère, ça va toujours? Qu’est-ce que tu deviens?

Je détourne la tête et, presque à voix basse:

– Alors, mon pauvre vieux, ça s’est mal passé…

Il s’assombrit subitement, prend un air grave.

– Eh oui, mon pauv’ vieux, que veux-tu, ça a été affreux, cette fois-ci… Barbier a été tué.

On le disait… Barbier!

C’est samedi, à onze heures du soir. Il avait le dessus du dos enlevé par l’obus, dit Marchal, et comme coupé par un rasoir. Besse a eu un morceau d’obus qui lui a traversé le ventre et l’estomac. Barthélemy et Baubex ont été atteints à la tête et au cou. On a passé la nuit à cavaler au galop dans la tranchée, d’un sens à l’autre, pour éviter les rafales. Le petit Godefroy, tu le connais? le milieu du corps emporté; il s’est vidé de sang sur place, en un instant, comme un baquet qu’on renverse: petit comme il était, c’était extraordinaire tout le sang qu’il avait; il a fait un ruisseau d’au moins cinquante mètres dans la tranchée. Gougnard a eu les jambes hachées par des éclats. On l’a ramassé pas tout à fait mort. Ça c’était au poste d’écoute. Moi, j’y étais de garde avec eux. Mais quand c’t’obus est tombé, j’étais allé dans la tranchée demander l’heure. J’ai retrouvé mon fusil, que j’avais laissé à ma place, plié en deux comme avec une main, le canon en tire-bouchon, et la moitié du fût en sciure. Ça sentait le sang frais à vous soulever le cœur.

– Et Mondain, lui aussi, n’est-ce pas?..

– Lui, c’était le lendemain matin – hier par conséquent – dans la guitoune qu’une marmite a fait s’écrouler. Il était couché et sa poitrine a été défoncée. T’a-t-on parlé de Franco, qui était à côté de Mondain? L’éboulement lui a cassé la colonne vertébrale; il a parlé après qu’on l’a eu dégagé et assis par terre; il a dit, en penchant la tête sur le côté: «Je vais mourir», et il est mort. Il y avait aussi Vigile avec eux; lui, son corps n’avait rien, mais sa tête s’est trouvée complètement aplatie, aplatie comme une galette, et énorme: large comme ça. A le voir étendu sur le sol, noir et changé de forme, on aurait dit que c’était son ombre, l’ombre qu’on a quelquefois par terre quand on marche la nuit au falot.

– Vigile qui était de la classe 13, un enfant! Et Mondain et Franco, si bons types malgré leurs galons!.. Des chics vieux amis en moins, mon vieux Marchal!

– Oui, dit Marchal.

Mais il est accaparé par une horde de ses camarades qui l’interpellent et le houspillent. Il se débat, répond à leurs sarcasmes, et tous se bousculent en riant.

Mon regard va de face en face; elles sont gaies et, à travers les crispations de la fatigue et le noir de la terre, elles apparaissent triomphantes.

Quoi donc! s’ils avaient pu, pendant leur séjour en première ligue, boire du vin, je dirais: «Ils sont tous ivres.»

J’avise un des rescapés qui chantonne en cadençant le pas d’un air dégagé, comme les hussards de la chanson: c’est Vanderborn, le tambour.

– Eh bien quoi, Vanderborn, comme tu as l’air content!

Vanderborn, qui est calme d’ordinaire, me crie:

– C’est pas encore pour cette fois, tu vois: me v’là!

Et, avec un grand geste de fou, il m’envoie une bourrade sur l’épaule.

Je comprends…

Si ces hommes sont heureux, malgré tout, au sortir de l’enfer, c’est que, justement, ils en sortent. Ils reviennent, ils sont sauvés. Une fois de plus, la mort, qui était là, les a épargnés. Le tour de service fait que chaque compagnie est en avant toutes les six semaines! Six semaines! Les soldats de la guerre ont, pour les grandes et les petites choses, une philosophie d’enfant: ils ne regardent jamais loin ni autour d’eux, ni devant eux. Ils pensent à peu près au jour le jour. Aujourd’hui, chacun de ceux-là est sûr de vivre encore un bout de temps.

C’est pourquoi, malgré la fatigue qui les écrase, et la boucherie toute fraîche dont ils sont éclaboussés encore, et leurs frères arrachés tout autour de chacun d’eux, malgré tout, malgré eux, ils sont dans la fête de survivre, ils jouissent de la gloire infinie d’être debout.

IV
VOLPATTE ET FOUILLADE

En arrivant au cantonnement, on cria:

– Mais où est Volpatte?

– Et Fouillade, où c’ qu’il est?

Ils avaient été réquisitionnés et emmenés en première ligne par le 5e Bataillon. On devait les retrouver au cantonnement. Rien. Deux hommes de l’escouade perdus!

– Bon sang d’bon sang! Voilà c’ que c’est que d’prêter des hommes, beugla le sergent.

Le capitaine, mis au courant, jura, sacra, et dit:

– I’ m’ faut ces hommes. Qu’on les retrouve à l’instant. Allez!

Farfadet et moi, nous fûmes hélés par le caporal Bertrand dans la grange où, étendus, nous nous immobilisions déjà et nous engourdissions.

– Faut aller chercher Volpatte et Fouillade.

Nous fûmes vite debout, et nous partîmes avec un frisson d’inquiétude. Nos deux camarades, pris par le 5e, ont été emportés dans cette infernale relève. Qui sait où ils sont et ce qu’ils sont maintenant!

…Nous remontons la côte. Nous recommençons à faire, en sens inverse, le long chemin fait depuis l’aube et la nuit. Bien qu’on soit sans bagages, avec, seulement, le fusil et l’équipement, on se sent las, ensommeillé, paralysé, dans la campagne triste, sous le ciel empoussiéré de brume. Bientôt Farfadet souffle. Il a parlé un peu, au début, puis la fatigue le fait taire, de force. Il est courageux mais frêle; et, pendant toute sa vie antérieure, il n’a guère appris à se servir de ses jambes, dans le bureau de mairie où, depuis sa première communion, il griffonnait entre un poêle et de vieux cartonniers grisonnants.

Au moment où l’on sort du bois pour s’engager, en glissant et pataugeant, dans la région des boyaux, deux ombres fines se profilent en avant. Deux soldats qui arrivent: on voit la boule de leur paquetage et la ligne de leur fusil. La double forme balançante se précise.

– Ce sont eux!

L’une des ombres a une grosse tête blanche, emmaillotée.

– Il y en a un blessé! C’est Volpatte!

Nous courons vers les revenants. Nos semelles font un bruit de décollage et d’enfoncement spongieux, et nos cartouches, secouées, sonnent dans nos cartouchières.

Ils s’arrêtent et nous attendent. Quand on est à portée:

– Il n’est qu’temps! crie Volpatte.

– Tu es blessé, vieux?

– Quoi? dit-il.

Les épaisseurs de bandages qui lui encerclent la tête le rendent sourd. Il faut crier pour arriver jusqu’à son ouïe. On s’approche de lui, on crie. Alors, il répond:

– C’est rien d’ça… On r’vient du trou où le 5e Bataillon nous a mis jeudi.

– Vous êtes restés là, depuis? lui hurle Farfadet, dont la voix aiguë et quasi féminine pénètre bien le capitonnage qui défend les oreilles de Volpatte…

– Eh ben oui, on est resté là, dit Fouillade, bagasse, nom de Dieu, macarelle! Tu t’ figures pas qu’on s’serait envolé avec des ailes, et encore moins qu’on s’rait parti sur ses pattes, sans ordre?

Mais tous deux se laissent tomber assis par terre. La tête de Volpatte, enveloppée de toiles, avec un gros nœud au sommet, et qui présente la tache jaunâtre et noirâtre de la figure, semble un ballot de linge sale.

– On vous a oubliés, pauvres vieux!

– Un peu! s’écrie Fouillade, qu’on nous a oubliés! Quatre jours et quatre nuits dans un trou d’obus sur qui les balles pleuvaient d’travers, et qui, en plus, sentait la merde.

– Tu parles, dit Volpatte. C’était pas un trou d’écoute ordinaire où qu’on va t’et vient en service régulier. C’était un trou d’obus qui r’ssemblait à un aut’trou d’obus, ni plus ni moins. On nous avait dit jeudi: «Postez-vous là, et tirez sans arrêt,» qu’on nous avait dit. Y a bien eu l’lendemain un type de liaison du 5e Bataillon qu’est v’nu montrer son naz: «Qu’est-ce que vous foutez là!» «Ben, nous tirons; on nous a dit d’tirer; on tire, qu’on a dit. Pisqu’on nous l’a dit, y doit y avoir une raison d’ssous; nous attendons qu’on nous dise de faire aut’chose que d’tirer.» Le type s’est pisté; il avait l’air pas rassuré et s’en r’ssentait pas pour la marmitée. «C’est 22», qu’i disait.

– On avait, dit Fouillade, à nous deuss, une boule de son et un seau d’vin que nous avait donné la 18e, en nous installant, et toute une caisse de cartouches, mon vieux. On a brûlé les cartouches et bu le fuchsia. On a conservé par prudence quelques cartouches et un quignon du Saint-Honoré; mais on n’a pas conservé d’vin.

– On a z’eu tort, dit Volpatte, vu qu’i fait soif. Dis donc, les gars, vous n’auriez pas rien pour la gorge?

– J’ai encore un petit quart d’vin, répondit Farfadet.

– Donne-z’y, dit Fouillade en désignant Volpatte. Vu que lui a perdu du sang. Moi, j’n’ai qu’soif.

Volpatte grelottait et, dans la gangue énorme de chiffons qui était posée sur ses épaules, ses petits yeux bridés s’embrasaient de fièvre.

– Ça fait bon, dit-il en buvant.

– Ah! Et pis aussi, ajouta-t-il tandis qu’il jetait, comme la politesse l’exige, la goutte de vin qui restait au fond du quart de Farfadet, on a poiré deux Boches. I’s rampaient dans la plaine, sont tombés dans not’ trou, à l’aveugle, comme des taupes dans un piège à mâchoire, ces cons-là. On les a empaquetés. Et puis voilà. Une fois qu’on a eu tiré pendant trente-six heures, on n’avait pus d’munitions. Alors on a rempli d’cartouches les magasins d’nos seringues et on a attendu, d’vant les colis d’Boches. L’type de liaison a oubelié d’dire chez lui qu’on était là. Vous, l’sixième, vous avez oubelié de nous réclamer, la 18e nous a oubeliés aussi, et, comme on n’était pas dans un poste d’écoute fréquenté où la r’lève se fait régulièrement comme à l’administration, j’nous voyais déjà rester là jusqu’au retour du régiment. C’est, finalement, des bras-cassés du 204 venus pour fouiner dans la plaine à la chasse aux amochés, qui nous ont signalés. Alors, on nous a donné l’ordre de nous replier, immédiatement, qu’on a dit. On s’a harnaché, en rigolant, de c’t’ «immédiatement» – là. On a déficelé les jambes des Boches, on les a emmenés, remis au 204, et nous v’là.

«On a même repêché en passant un sergent qui s’tassait dans un trou et qui n’osait pas en sortir, vu qu’il avait été commotionné. On l’a engueulé; ça l’a remis un peu et l’ nous a remerciés: l’ sergent Sacerdote i’ s’app’lait.

– Mais ta blessure, mon vieux frère?

– C’est aux oreilles. Une marmite – et un macavoué, mon ieux – qui a pété comme qui dirait là. Ma tête a passé, j’peux dire, entre les éclats, mais tout juste, rasibus, et les esgourdes ont pris.

– Si tu voyais ça, dit Fouillade, c’est dégueulasse, ces deux oreilles qui pend. On avait nos deux paquets de pansements et les brancos nous en ont encore balancé z’un. Ça fait trois pansements qu’il a enroulés autour de la bouillotte.

– Donnez-nous vos affaires, on va rentrer.

Farfadet et moi nous nous sommes partagé le barda de Volpatte. Fouillade, sombre de soif, travaillé par la sécheresse, grogne et s’entête à garder ses armes et ses paquets.

Et nous déambulons lentement. C’est toujours amusant de ne pas marcher dans le rang; c’est si rare que ça étonne et ça fait du bien. Un souffle de liberté nous égaie bientôt tous les quatre. On va dans la campagne comme pour son plaisir.

– On est des promeneurs! dit fièrement Volpatte.

Quand on arrive au tournant du haut de la côte, il se laisse aller à des idées roses.

– Mon vieux, c’est la bonne blessure, après tout, j’vas être évacué, y a pas d’erreur.

Ses yeux clignent et scintillent dans l’énorme boule blanche, qui oscille sur ses épaules – rougeâtre de chaque côté, à la place des oreilles.

On entend, du fond où se trouve le village, sonner dix heures.

– J’me fous d’l’heure, dit Volpatte. L’temps qui passe, ça n’a pu rien à faire avec moi.

Il devient volubile. Un peu de fièvre amène et presse ses discours au rythme du pas ralenti où déjà il se prélasse.

– On va m’attacher une étiquette rouge à la capote, y a pas d’erreur, et m’ mener à l’arrière. J’ s’rai conduit, à c’ coup, par un type bien poli qui m’dira: «C’est par ici, pis tourne par là… Na!.. mon pauv’ ieux.» Pis l’ambulance, pis l’ train sanitaire avec des chatteries des dames de la Croix-Rouge tout le long du chemin comme elles ont fait à Crapelet Jules, pis l’hôpitau de l’intérieur. Des lits avec des draps blancs, un poêle qui ronfle au milieu des hommes, des gens qui sont faits pour s’occuper de nous et qu’on regarde y faire, des savates réglementaires, mon ieux, et une table de nuit: du meuble! Et dans les grands hôpitals, c’est là qu’on est bien logé comme nourriture! J’y prendrai des bons repas, j’y prendrai des bains; j’y prendrai tout c’que j’trouverai. Et des douceurs sans qu’on soit obligé pour en profiter, de s’battre avec les autres et de s’démerder jusqu’au sang. J’aurai sur le drap mes deux mains qui n’ficheront rien, comme des choses de luxe – comme des joujoux, quoi! – et, d’ssous l’ drap, les pattes chauffées à blanc du haut en bas et les arpions élargis en bouquets de violettes…

Volpatte s’arrête, se fouille, tire de sa poche, en même temps que sa célèbre paire de ciseaux de Soissons, quelque chose qu’il me montre:

– Tiens, t’as vu ça?

C’est la photographie de sa femme et de ses deux garçons. Il me l’a déjà montrée maintes fois. Je regarde, j’approuve.

– J’irai en convalo, dit Volpatte, et pendant qu’ mes oreilles se recolleront, la femme et les p’tits me regarderont, et je les regarderai. Et pendant c’ temps-là qu’elles r’pouss’ront comme des salades, mes amis, la guerre, elle s’avancera… Les Russes… On n’ sait pas, quoi!..

Il se berçait au ronron de ses prévisions heureuses, pensait tout haut, déjà isolé parmi nous dans sa fête particulière.

– Bandit! lui cria Fouillade. T’as trop d’ chance, bou Diou d’ bandit!

Comment ne pas l’envier? Il allait s’en aller pour un, ou deux ou trois mois et pendant cette saison, au lieu d’être exposé et misérable, il serait métamorphosé en rentier!

– Au commencement, dit Farfadet, je trouvais drôle quand j’entendais désirer la «bonne blessure». Mais tout de même, quoi qu’on puisse dire, tout de même, je comprends, maintenant qu’ c’est la seule chose qu’un pauvre soldat puisse espérer qui ne soit pas fou.

*
* *

On approchait du village. On contournait le bois. A la corne du bois, soudain une forme de femme surgit à contre-jour. Le jeu des rayons la délimitait de lumière. Elle se dressait debout à la lisière des arbres, qui formaient un fond de hachures violâtres – svelte, la tête tout allumée de blondeur; et on voyait, dans sa face pâle, les taches nocturnes de deux yeux immenses. Cette créature éclatante nous dévisageait en tremblant sur ses jambes, puis brusquement elle s’enfonça dans le sous-bois comme une torche.

Cette apparition et cette disparition impressionnèrent Volpatte qui en perdit le fil de son discours:

– C’ t’une biche, c’te femme-là!

– Non, dit Fouillade qui avait mal entendu. C’est Eudoxie qu’elle s’appelle. J’la connais pour l’avoir déjà vue. Une réfugiée. J’sais pas d’où qu’elle d’vient, mais elle est à Gamblin, dans une famille.

– Elle est maigre et belle, constata Volpatte. On y f’rait bien une p’tite douceur… C’est du fricot, du véritable poulet… Elle a quequ’chose comme z’yeux!

– Elle est drolle, dit Fouillade. A tient pas en place. Tu la vois ici, là, avec ses cheveux blonds en haut d’elle. Pis, partez! Plus personne n’y est. Et tu sais, elle connaît pas l’danger. Des fois, a bagote presque en première ligne. On l’a vue naviguer sur la plaine en avant des tranchées. Elle est drolle.

– Tiens, la r’voilà, c’t’apparition! A nous perd pas des yeux. Ce s’rait-i’ qu’on l’intéresse?

La silhouette, dessinée en lignes de clarté, embellissait en cette minute l’autre bout de la lisière.

– Moi, les femmes, j’m’en fous, déclara Volpatte, repris totalement par l’idée de son évacuation.

– Y en a un, en tous cas, dans l’escouade, qui s’en r’ssent salement pour elle. Tiens: quand on parle du loup…

– On en voit la queue…

– Pas encore, mais presque… Tiens!

On vit pointer et déboucher d’un taillis, sur notre droite, le museau de Lamuse comme un sanglier roux…

Il suivait la femme à la piste. Il l’aperçut, tomba en arrêt, et, attiré, il prit son élan. Mais, en se jetant vers elle, il tomba sur nous.

En reconnaissant Volpatte et Fouillade, le gros Lamuse poussa des exclamations de joie. Il ne songea plus sur le moment qu’à s’emparer des sacs, des fusils, des musettes.

– Donnez-moi tout ça! J’suis r’posé. Allons, donnez ça!

Il voulut tout porter. Farfadet et moi nous nous débarrassâmes volontiers du fourbi de Volpatte, et Fouillade consentit, à bout de forces, à abandonner ses musettes et son fusil.

Lamuse devint un amoncellement ambulant. Sous le faix énorme et encombrant, il disparaissait, plié, et n’avançait qu’à petits pas.

Mais on le sentait sous l’empire d’une idée fixe et il jetait des regards de côté. Il cherchait la femme vers laquelle il s’était lancé.

Chaque fois qu’il s’arrêtait pour arrimer mieux un bagage, pour souffler et essuyer l’eau grasse de sa transpiration, il examinait furtivement tous les coins de l’horizon et scrutait la lisière du bois. Il ne la revit pas.

Moi, je la revis… Et j’eus bien cette fois l’impression que c’était à l’un de nous qu’elle en avait.

Elle surgissait à demi, là-bas, à gauche, de l’ombre verte du sous-bois. Se retenant d’une main à une branche, elle se penchait et présentait ses yeux de nuit et sa face pâle qui, vivement éclairée par tout un côté, semblait porter un croissant de lune. Je vis qu’elle souriait.

Et suivant la direction de son regard qui se donnait ainsi, j’aperçus, un peu en arrière de nous, Farfadet qui souriait pareillement.

Puis elle se déroba dans l’ombre des feuillages, emportant visiblement ce double sourire…

C’est ainsi que j’eus la révélation de l’entente de cette Bohémienne souple et délicate, qui ne ressemblait à personne, et de Farfadet qui parmi nous tous se distinguait, fin, flexible et frissonnant comme un lilas. Evidemment…

…Lamuse n’a rien vu, aveuglé et encombré par les fardeaux qu’il a pris à Farfadet et à moi, attentif à l’équilibre de sa charge et à la place où il pose ses pieds terriblement alourdis.

Il a pourtant l’air malheureux. Il geint; il étouffe d’une épaisse préoccupation triste. Dans le halètement rauque de sa poitrine, il me semble que je sens battre et gronder son cœur. En considérant Volpatte encapuchonné de pansements, et le gros homme puissant et bondé de sang qui traîne l’éternel élancement profond dont il est seul à mesurer l’acuité, je me dis que le plus blessé n’est pas celui qu’on pense.

On descend enfin au village.

– On va boire, dit Fouillade.

– J’ vas être évacué, dit Volpatte.

Lamuse fait:

– Meuh… Meuh…

Les camarades s’exclament, accourent, s’assemblent sur la petite place où se dresse l’église avec sa double tour, si bien éborgnée par un obus qu’on ne peut plus la regarder en face.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
05 temmuz 2017
Hacim:
410 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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