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Kitabı oku: «Contes bruns»

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ENTRE ONZE HEURES ET MINUIT

Je fréquentais l'hiver dernier une maison, la seule peut-être où maintenant, le soir, la conversation échappe à la politique et aux niaiseries de salon. Là viennent des artistes, des poètes, des hommes d'état, des savans, des jeunes gens occupés de chasse, de chevaux, de femmes, de jeu, ailleurs, de toilette, mais qui, dans cette réunion, prennent sur eux de dépenser leur esprit, comme ils prodiguent ailleurs leur argent ou leurs fatuités.

Ce salon est le dernier asile où se soit réfugié l'esprit français d'autrefois, avec sa profondeur cachée, ses mille détours, sa politesse exquise. Là vous trouverez encore quelque spontanéité dans les coeurs, de l'abandon, de la générosité dans les idées. Nul ne pense à garder sa pensée pour un drame, ne voit des livres dans un récit. Personne ne vous apporte le hideux squelette de la littérature, à propos d'une saillie heureuse ou d'un sujet intéressant.

Pendant la soirée que je vais raconter, le hasard, ou plutôt l'habitude, avait réuni plusieurs personnes auxquelles d'incontestables mérites ont valu des réputations européennes. Ceci n'est point une flatterie adressée à la France; plusieurs étrangers étaient parmi nous; et, par cas fortuit, les hommes qui brillèrent le plus n'étaient pas les plus célèbres. Ingénieuses réparties, observations fines, railleries excellentes, peintures dessinées avec une netteté brillante, pétillèrent et se pressèrent sans apprêt, se prodiguèrent sans dédain comme sans recherche, mais furent délicieusement senties, délicatement savourées. Les gens du monde se firent surtout remarquer par une grâce, par une verve tout artistiques.

Vous trouverez ailleurs, en Europe, d'élégantes manières, de la cordialité, de la bonhomie, de la science; mais à Paris seulement, dans ce salon et dans quelques autres encore, se rencontre l'esprit particulier qui donne à toutes ces qualités sociales un agréable et capricieux ensemble, je ne sais quelle allure fluviale qui fait facilement serpenter cette profusion de pensées, de formules, de contes, de documens historiques. Paris, capitale du goût, connaît seul cette science qui change une conversation en une joute, où chaque nature d'esprit se condense par un trait, où chacun dit sa phrase et jette son expérience dans un mot, où tout le monde s'amuse, se délasse et s'exerce.

Aussi, là seulement, vous échangerez vos idées, là vous ne porterez pas, comme le dauphin de la fable, quelque singe sur vos épaules; là vous serez compris, et vous ne risquerez pas de mettre au jeu des pièces d'or contre du billon; là, des secrets bien trahis; là, des causeries légères et profondes ondoyent, tournent, changent d'aspect et de couleurs à chaque phrase. Les critiques vives, les récits pressés abondent; les yeux écoutent; les gestes interrogent; la physionomie répond; tout est esprit et pensée.

Jamais le phénomène oral qui, bien étudié, bien manié, fait la puissance de l'acteur et du conteur, ne m'avait si complétement ensorcelé; je ne fus pas seul soumis à ces doux prestiges; nous passâmes tous une soirée délicieuse.

Entre onze heures et minuit, la conversation, jusque là brillante, antithétique, devint conteuse, elle entraîna dans son cours précipité de curieuses confidences, plusieurs portraits, mille folies.

Un savant, avec lequel je fis de conserve la route de la rue Saint-Germain-des-Prés à l'Observatoire royal, regarda cette ravissante improvisation comme intraduisible; mais, dans ma témérité de disputeur, je m'engageai presque à reproduire les plaisirs de cette soirée, moins pour soutenir mon opinion que pour donner à mes émotions la vie factice du souvenir, la distance qui se trouve entre la parole et l'écrit. Mais en voulant tâcher de laisser à ces choses leur verdeur, leur abrupte naturel, leurs fallacieuses sinuosités, j'ai pris la conversation à l'heure où chaque récit nous attacha vivement. S'il fallait peindre le moment où tous les esprits luttèrent, où toutes les opinions brûlèrent, où la pensée imita les gerbes éblouissantes d'un feu d'artifice, cette entreprise serait une folie, et une folie ennuyeuse peut-être.

Donc, représentez-vous assises autour d'une cheminée, dans un salon élégant, une douzaine de personnes dont toutes les physionomies, plus ou moins tourmentées, plus ou moins belles, expriment des passions ou des pensées. Trois femmes aimables, bien mises, gracieuses, dont la voix était douce, présidaient cette scène, à laquelle aucune séduction ne manqua, pour moi, du moins. A la lueur des lampes, quelques artistes dessinaient en écoutant, et souvent je vis la sépia se sécher dans leurs pinceaux oisifs. Le salon était déjà par lui-même un tableau tout fait, et plus d'un peintre se trouvait là, capable de le bien exécuter.

Nous fûmes redevables à un vieux militaire de la tournure que prit la conversation. Il venait d'achever une partie dans un salon voisin, et lorsqu'il se planta tout droit devant la cheminée, en relevant les deux pans de son habit bleu, l'une des dames lui dit:

– Eh bien! général, avez-vous gagné?..

– Oh! mon Dieu non… Je ne puis pas toucher une carte…

Même question faite à quelques joueurs qui songeaient sans doute à s'évader, il se trouva, comme toujours, que tout le monde avait à se plaindre du jeu.

Récapitulation savamment faite, il advint qu'un sculpteur qui, à ma connaissance, avait perdu vingt-cinq louis, fut atteint et convaincu d'avoir gagné six cents francs.

– Bah! les plaies d'argent ne sont pas mortelles… dit mon savant, et tant qu'un homme n'a pas perdu ses deux oreilles…

– Un homme peut-il perdre ses deux oreilles? demanda la dame.

– Pour les perdre il faut les jouer… répondit un médecin.

– Mais les joue-t-on?..

– Je le crois bien!.. s'écria le général en levant un de ses pieds pour en présenter la plante au feu.

J'ai connu en Espagne, reprit-il, un nommé Bianchi, capitaine au 6e de ligne, – il a été tué au siége de Tarragone, – qui joua ses oreilles pour mille écus. Il ne les joua pas, pardieu, il les paria bel et bien; mais le pari est un jeu. Son adversaire était un autre capitaine du même régiment, Italien comme lui, comme lui mauvais garnement, deux vrais diables ensemble, mais bons officiers, excellens militaires.

Nous étions donc au bivouac, en Espagne. Bianchi avait besoin de mille écus pour le lendemain matin, et comme il ne possédait que quinze cents francs, il se mit à jouer aux dés sur un tambour avec son camarade, pendant que leurs compagnies préparaient le souper.

Il y avait, ma foi, trois beaux quartiers de chèvre qui cuisaient dans une marmite, près de nous; et nous autres officiers nous regardions alternativement et le jeu et la chèvre qui frissonnait fort agréablement à nos oreilles; car nous n'avions rien mangé depuis le matin. Nos soldats revenaient un à un de la chasse, apportant du vin et des fruits. Nous avions un bon repas en perspective. La marmite était suspendue au-dessus du feu par trois perches arrangées en faisceau, et assez éloignées du foyer pour ne pas brûler; mais d'ailleurs les soldats, avec cet instinct merveilleux qui les caractérise, avaient fait un petit rempart de terre autour du feu – Bianchi perdit tout; il ne dit pas un mot; il resta comme il était, accroupi; mais il se croisa les bras sur la poitrine, regarda le feu, le ciel, et par momens son adversaire. Alors j'avais peur qu'il ne fît quelque mauvais coup; il semblait vouloir lui manger les entrailles. Enfin il se leva brusquement, comme pour fuir une tentation. En se levant, il renversa l'une des trois perches qui soutenaient la marmite, et – voilà la chèvre et notre souper à tous les diables!.. Nous restâmes silencieux; et, quoique ventre affamé ne porte guère de respect aux passions, nous n'osâmes rien lui dire, tant il nous faisait peine à voir… L'autre comptait son argent. Alors Bianchi se mit à rire. Il regarda la marmite vide, et pensa peut-être alors qu'il n'avait pas plus de souper que d'argent. Il se tourna vers son camarade, puis avec un sourire d'Italien:

– Veux-tu parier mille écus, lui dit-il en montrant une sentinelle espagnole postée à cent cinquante pas environ de notre front de bandière, et dont nous apercevions la baïonnette au clair de la lune, veux-tu parier tes mille écus que, sans autre arme que le briquet de ton caporal, – et il prit le sabre d'un nommé Garde-à-Pied, – je vais à cette sentinelle, j'en apporte le coeur, je le fais cuire et le mange…

– Cela va!.. dit l'autre; mais – si tu ne réussis pas…

– Eh bien! corro di Baccho– il jura un peu mieux que cela; mais il faut gazer le mot pour ces dames, – tu me couperas les deux oreilles…

– Convenu!.. dit l'autre.

– Vous êtes témoins du pari!.. s'écria Bianchi d'un air triomphant, en se tournant vers nous…

Et il partit.

Nous n'avions plus envie de manger, nous autres. Cependant, nous nous levâmes tous pour voir comment il s'y prendrait, mais nous ne vîmes rien du tout. En effet, il tourna par un sentier, rampa comme un serpent; bref, nous n'entendîmes pas seulement le bruit que peut faire une feuille en tombant. Nos yeux ne quittaient pas de vue la sentinelle. Tout à coup, un petit gémissement de rien, un —heu!.. profond et sourd nous fit tressaillir. Quelque chose tomba… Paoud! – Et nous ne vîmes plus la sacrée – excusez-moi, mesdames! – baïonnette.

Cinq minutes après, ce farceur de Bianchi galopait dans le lointain comme un cheval, et revint tout pâle, tout haletant. Il tenait à la main le coeur de l'Espagnol, et le montra en riant à son adversaire.

Celui-ci lui dit d'un air sérieux:

– Ce n'est pas tout!..

– Je le sais bien!.. répliqua Bianchi.

Alors, sans laver le sang de ses mains, il releva les perches, rajusta la marmite, attisa le feu, fit cuire le coeur et le mangea sans en être incommodé. Il empocha les mille écus…

– Il avait donc bien besoin de cet argent-là?.. demanda la maîtresse du logis.

Il les avait promis à une petite vivandière parisienne dont il était amoureux…

– Oh! madame, reprit le général, après une petite pause, tous ces Italiens-là étaient de vrais cannibales, et des chiens finis… – Ce Bianchi venait de l'hôpital de Como, où tous les enfans trouvés reçoivent le même nom, ils sont tous des Bianchi: c'est une coutume italienne. L'empereur avait fait déporter à l'île d'Elbe les mauvais sujets de l'Italie, les fils de famille incorrigibles, les malfaiteurs de la bonne société qu'il ne voulait pas tout-à-fait flétrir. Aussi, plus tard, il les enrégimenta, il en fit la légion italienne; puis il les incorpora dans ses armées et en composa le 6e de ligne, auquel il donna pour colonel un Corse, nommé Eugène. C'était un régiment de démons. Il fallait les voir à un assaut, ou dans une mêlée!.. Comme ils étaient presque tous décorés pour des actions d'éclat, ce colonel leur criait naïvement, en les menant au plus fort du feu:

– Avanti, avanti, signori ladroni, cavalieri ladri… En avant, chevaliers voleurs, en avant, seigneurs brigands!..

Pour un coup de main, il n'y avait pas de meilleures troupes dans l'armée; mais c'étaient des chenapans à voler le bon Dieu. Un jour, ils buvaient l'eau-de-vie des pansemens; un autre, ils tiraient, sans scrupule, un coup de fusil à un payeur, et mettaient le vol sur le compte des Espagnols. Et, cependant, ils avaient de bons momens!.. A je ne sais quelle bataille, un de ces hommes-là tua dans la mêlée un capitaine anglais qui, en mourant, lui recommanda sa femme et son enfant. La veuve et l'orphelin se trouvaient dans un village voisin. L'Italien y alla sur-le-champ, à travers la mêlée, et les prit avec lui. La jeune dame était, ma foi, fort jolie. Les mauvaises langues du régiment prétendirent qu'il consola la veuve; mais le fait est qu'il partagea sa solde avec l'enfant jusqu'en 1814. Dans la déroute de Moscou, l'un de ces garnemens, ayant un camarade attaqué de la poitrine, eut pour lui des soins inimaginables depuis Moscou jusqu'à Wilna. Il le mettait à cheval, l'en descendait, lui donnait à manger, le défendait contre les cosaques, l'enveloppait de son mieux avec les haillons qu'il pouvait trouver, le couchait comme une mère couche son enfant, et veillait à tous ses besoins. Un soir, le diable de malade alla, malgré la défense de son ami, se chauffer à un feu de cosaques, et lorsque celui-ci vint pour l'y reprendre, un cosaque croyant qu'on voulait leur chercher chicane tua le pauvre Italien…

– Napoléon avait des idées bien philosophiques! s'écria une dame. Ne faut-il pas avoir réfléchi bien profondément sur la nature humaine, pour oser chercher ce qu'il peut y avoir de héros dans une troupe de malfaiteurs?..

– Oh! Napoléon, Napoléon! répondit un de nos grands poètes en levant les bras vers le plafond, par un mouvement théâtral. Qui pourra jamais expliquer, peindre ou comprendre Napoléon!.. Un homme qu'on représente les bras croisés, et qui a tout fait; qui a été le plus beau pouvoir connu, le pouvoir le plus concentré, le plus mordant, le plus acide de tous les pouvoirs; singulier génie, qui a promené partout la civilisation armée sans la fixer nulle part; un homme qui pouvait tout faire parce qu'il voulait tout; prodigieux phénomène de volonté, domptant une maladie par une bataille, et cependant il devait mourir de maladie dans son lit après avoir vécu au milieu des balles et des boulets; un homme qui avait dans la tête un code et une épée, la parole et l'action; esprit perspicace qui a tout deviné, excepté sa chute; politique bizarre qui jouait les hommes à poignées, par économie, et qui respecta deux têtes, celles de Talleyrand et de Metternich, diplomates dont la mort eût évité la combustion de la France, et qui lui paraissaient peser plus que des milliers de soldats; homme auquel, par un rare privilége, la nature avait laissé un coeur dans son corps de bronze; homme, rieur et bon à minuit entre des femmes, et, le matin, maniant l'Europe comme une jeune fille fouette l'eau de son bain!.. Hypocrite, généreux, aimant le clinquant, sans goût, et malgré cela grand en tout, par instinct ou par organisation; César à vingt-deux ans, Cromwell à trente; puis, comme un épicier du Père La Chaise, bon père et bon époux. Enfin, il a improvisé des monumens, des empires, des rois, des codes, des vers, un roman, et le tout avec plus de portée que de justesse. N'a-t-il pas fait de l'Europe la France? Et, après nous avoir fait peser sur la terre de manière à changer les lois de la gravitation, il nous a laissés plus pauvres que le jour où il avait mis la main sur nous. Et lui, qui avait pris un empire avec son nom, perdit son nom au bord de son empire, dans une mer de sang et de soldats. Homme qui, toute pensée et toute action, comprenait Desaix et Fouché… Tout arbitraire et toute justice! – le vrai roi!..

– J'aurais bien voulu qu'il fut un peu moins roi… dit en riant un de mes amis, je n'aurais point passé six ans dans la forteresse où sa police m'a jeté, comme tant d'autres.

– Mais ne vous êtes-vous pas singulièrement évadé?.. demanda une dame.

– Non, ce n'est pas moi, répondit-il.

– Racontez donc cette aventure-là, dit la maîtresse du logis, il n'y a que nous deux ici qui la connaissions…

– Volontiers, répliqua-t-il, et chacun d'écouter.

Peu de temps après le 18 brumaire, dit le meilleur de nos philologues et le plus aimable des bibliophiles, il y eut une levée de boucliers en Bretagne et dans la Vendée. Le premier consul, empressé de pacifier la France, entama comme vous le savez des négociations avec les principaux chefs, déploya les plus vigoureuses mesures militaires; et, tout en combinant des plans de séduction, mit en jeu les ressorts machiavéliques de la police, alors confiée à Fouché. Rien de tout cela ne fut inutile, et il réussit à étouffer la guerre de l'Ouest.

A cette époque, un jeune homme appartenant à la famille de Maillé fut envoyé par les chouans, de Bretagne à Saumur, afin d'établir des intelligences entre certaines personnes de la ville ou des environs et les chefs de l'insurrection royaliste. Instruite de son voyage, la police de Paris avait dépêché des agens chargés de s'emparer du jeune émissaire à son arrivée à Saumur. Effectivement, il fut arrêté le jour même de son débarquement, car il vint en bateau, sous un déguisement de maître marinier; mais c'était un homme d'exécution!.. Il avait calculé toutes les chances de son entreprise, et son passe-port, ses papiers étaient si bien en règle, que les gens envoyés pour se saisir de lui craignirent de s'être trompés.

Le chevalier de Beauvoir, – je me rappelle maintenant son nom, – avait bien médité son rôle. Il cita sa famille d'emprunt, son faux domicile, et soutint si hardiment son interrogatoire, qu'il aurait été mis en liberté sans l'espèce de croyance aveugle que les espions eurent en leurs instructions; elles étaient trop précises; dans le doute, ils aimèrent mieux commettre un acte arbitraire que de laisser échapper un homme à la capture duquel le premier consul paraissait attacher une grande importance. Dans ces temps de liberté, les agens du pouvoir national se souciaient fort peu de ce que nous nommons aujourd'hui la légalité. Le chevalier fut donc provisoirement emprisonné, jusqu'à ce que les autorités supérieures eussent pris une décision à son égard. Cette sentence bureaucratique ne se fit pas attendre, et la police ordonna de garder très-étroitement le prisonnier, malgré toutes ses dénégations.

Alors le chevalier de Beauvoir fut transféré, suivant de nouveaux ordres, au château de l'Escarpe. Ce nom indique assez la situation de la forteresse: assise sur des rochers d'une grande élévation, elle a pour fossés des précipices; et l'on n'y peut arriver que par une pente rapide et dangereuse, aboutissant, comme dans tous les anciens châteaux, à la porte principale, qui est défendue par un fossé sur lequel s'abaisse un pont-levis.

Le commandant de cette prison, charmé d'avoir un homme de distinction, dont les manières étaient fort agréables, qui s'exprimait à merveille, et paraissait instruit, qualités assez rares à cette époque, accepta le chevalier comme un bienfait de la Providence. Il lui proposa d'être à l'Escarpe sur parole, et de faire cause commune avec lui contre l'ennui. Beauvoir ne demanda pas mieux. C'était un loyal gentilhomme; mais c'était aussi, par malheur, un fort joli garçon. Il avait une figure attrayante, l'air résolu, la parole engageante, une force prodigieuse. C'eût été un excellent chef de parti. Il était surtout leste et bien découplé. Le commandant lui assigna le plus commode des appartemens du château, l'admit à sa table; et, d'abord, n'eut qu'à se louer du Vendéen.

Ce commandant était un officier corse; il était marié, et très-jaloux, parce que sa femme, assez jolie, lui semblait peut-être difficile à garder. Il paraît que Beauvoir plut à la dame, et qu'il la trouva fort à son goût. Ils s'aimèrent sans doute. Commirent-ils quelque imprudence? Le sentiment qu'ils eurent l'un pour l'autre dépassa-t-il les bornes de cette galanterie superficielle qui est presque un de nos devoirs envers les femmes? Beauvoir ne s'est jamais franchement expliqué sur ce point assez obscur de son histoire; mais toujours est-il constant que le commandant se crut en droit d'exercer des rigueurs extraordinaires sur son prisonnier.

Beauvoir, mis au donjon, fut nourri de pain noir, abreuvé d'eau claire, et enchaîné suivant le perpétuel programme des divertissemens prodigués aux captifs. Sa cellule, située sous la plate-forme du donjon, était voûtée en pierre dure; les murailles avaient une épaisseur désespérante; la tour donnait vraisemblablement sur un précipice; il n'y avait pas la moindre chance de salut.

Lorsque le pauvre Beauvoir eut reconnu l'impossibilité d'une évasion, il tomba dans ces rêveries qui sont tout ensemble le désespoir et la consolation des prisonniers. Il s'occupa de ces riens qui deviennent de grandes affaires. Il compta les heures, les jours; il fit l'apprentissage du triste état de prisonnier. Il reçut le baptême des douleurs. Il se replia sur lui-même, et sut ce que c'étaient que l'air et le soleil; puis, après une quinzaine de jours, il eut cette maladie terrible, cette fièvre de liberté qui pousse les prisonniers à ces entreprises sublimes dont nous ne pouvons expliquer les prodigieux résultats que par des forces inconnues, par des concentrations de volonté qui font le désespoir de notre analyse physiologique, mystères dont les savans craignent presque de sonder les profondeurs. Mais il se rongeait le coeur; car il n'y avait que la mort qui pût le rendre libre.

Un matin, le porte-clefs chargé d'apporter la nourriture de Beauvoir, au lieu de s'en aller après lui avoir donné sa maigre pitance, resta devant lui les bras croisés, et le regarda singulièrement. Leur conversation se réduisait de coutume à peu de chose; et jamais son gardien ne l'entamait. Aussi le chevalier fut-il très-étonné lorsque cet homme lui dit:

– Monsieur, vous avez sans doute votre idée en vous faisant toujours appeler M. Lebrun ou citoyen Lebrun. Cela ne me regarde pas; mon affaire n'est point de vérifier votre nom: que vous vous nommiez Pierre ou Paul, cela m'est bien égal; mais je sais, dit-il en clignant de l'oeil, que vous êtes M. Charles-Félix-Théodore, chevalier de Beauvoir et cousin de Mme la duchesse de Maillé…

– Hein?.. ajouta-t-il d'un air de triomphe, après un moment de silence en regardant son prisonnier.

Beauvoir, se voyant incarcéré fort et ferme, ne crut pas que sa position pût s'empirer par l'aveu de son véritable nom; et alors il répondit:

– Eh bien! quand je serais le chevalier de Beauvoir, qu'y gagnerais-tu?..

– Oh! tout est gagné!.. répliqua le porte-clefs à voix basse. Écoutez-moi. J'ai reçu de l'argent pour faciliter votre évasion; mais un instant!.. Comme on me fusillerait tout bellement si j'étais soupçonné de la moindre chose, j'ai dit que je ne tremperais dans cette affaire-là que juste l'histoire de gagner mon argent. Tenez, monsieur, voilà une clef…

Et il sortit de sa poche une petite lime.

– Avec cela, reprit-il, vous scierez un de vos barreaux. Dam! ce ne sera pas commode.

Et il montra l'ouverture étroite par laquelle le jour entrait dans le cachot. C'était une espèce de baie pratiquée entre le cordon qui couronnait extérieurement le donjon et ces grossières saillies en pierre destinées à figurer les supports des créneaux.

– Dam, monsieur, dit le geôlier, il faudra scier le fer assez près pour que vous puissiez passer.

– Oh! sois tranquille! – je passerai…

– Et assez haut pour qu'il vous reste de quoi attacher votre corde…

– Où est-elle?

– La voici, répondit le guichetier en lui jetant une corde à noeuds. Elle a été fabriquée avec du linge, afin de faire supposer que vous l'avez confectionnée vous-même. Elle est de longueur suffisante. Quand vous serez au dernier noeud, laissez-vous couler tout doucement; le reste est votre affaire. Vous trouverez probablement dans les environs une voiture tout attelée et des amis qui vous attendent… De cela, je n'ai rien voulu savoir. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il y a une sentinelle au dret de la tour… Vous saurez ben choisir une nuit noire, et guetter le moment où le soldat de faction dormira. Vous risquera peut-être d'attraper un coup de fusil; mais…

– C'est bon! c'est bon!.. je ne pourrirai pas ici… s'écria le chevalier.

– Ah! ça se pourrait ben tout de même!.. répliqua le geôlier d'un air bête.

Beauvoir prit cela pour une de ces réflexions niaises que font ces gens-là. L'espoir d'être bientôt libre le rendait si joyeux qu'il ne pouvait guère s'arrêter aux discours de cet homme, espèce de paysan renforcé. Il se mit à l'ouvrage aussitôt, et la journée lui suffit pour scier les barreaux.

Craignant une visite du commandant, il cacha son travail, en bouchant les fentes avec de la mie de pain roulée dans de la rouille, afin de lui donner la couleur du fer; puis ayant serré sa corde, il épia quelque nuit favorable, avec cette impatience concentrée et cette profonde agitation d'ame qui font vivre si poétiquement les prisonniers.

Enfin, par une nuit grise, une nuit d'automne, il acheva de scier les barreaux, attacha solidement sa corde, s'accroupit à l'extérieur sur le support de pierre, en se cramponnant d'une main au bout de fer qui restait dans la baie; et, là, il attendit le moment le plus obscur de la nuit et l'heure à laquelle les sentinelles doivent dormir… C'est vers le matin, à peu près…

Connaissant la durée des factions, l'instant des rondes, toutes choses dont s'occupent les prisonniers, même involontairement, il épia le moment où l'une des sentinelles serait aux deux tiers de sa faction et retirée dans sa guérite, à cause du brouillard; puis, certain d'avoir réuni le plus de chances favorables à son évasion, il se mit à descendre, noeud à noeud, suspendu entre le ciel et la terre, mais tenant sa corde avec une force de géant.

Tout alla bien. Il était arrivé à l'avant-dernier noeud, lorsque près de se laisser couler à terre, il s'avisa, par une pensée prudente, de chercher le sol avec ses pieds, et – il ne trouva pas de sol… Diable! c'était un cas assez embarrassant. Il était en sueur, fatigué, perplexe, et dans cette situation où l'on joue sa vie à pair ou non. Il allait s'élancer par une raison frivole; son chapeau venait de tomber. Heureusement il écouta le bruit que la chute devait produire, et n'entendant rien, il conçut de vagues soupçons sur sa situation; et commença à croire qu'on pouvait lui avoir tendu quelque piége; mais dans quel intérêt?..

En proie à ces incertitudes, il songea presque à remettre la partie à une autre nuit; et provisoirement, il résolut d'attendre les clartés indécises du crépuscule, heure qui ne serait peut-être pas tout-à-fait défavorable à sa fuite. Sa force prodigieuse lui permit de grimper vers le donjon; mais il était presque épuisé au moment où il se remit sur le support extérieur, guettant tout comme un chat sur le bord de sa gouttière.

Bientôt, à la faible clarté de l'aurore, il aperçut, en faisant flotter sa corde, une petite distance de cent cinquante pieds entre le dernier noeud et les rochers pointus du précipice.

– Merci, commandant! dit-il avec le sang froid qui le caractérisait.

Puis, après avoir quelque peu réfléchi à cette habile vengeance, il jugea nécessaire de rentrer dans son cachot. Il mit toute sa défroque en évidence sur son lit, laissa la corde en dehors pour faire croire à sa chute; et, tranquillement tapi derrière la porte, il attendit l'arrivée du perfide guichetier, en tenant à la main une des barres de fer qu'il avait sciées.

Le guichetier ne manqua pas de venir, et plus tôt qu'à l'ordinaire, pour recueillir la succession du mort; il ouvrit la porte en sifflant; mais quand il fut à une distance convenable, Beauvoir lui asséna sur le crâne un si furieux coup de barre que le traître tomba comme une masse, sans jeter un cri; la barre lui avait brisé la tête. Le chevalier déshabilla promptement le mort, prit ses habits, imita son allure, et, grâces à l'heure matinale et au peu de défiance des sentinelles de la porte principale, il s'évada.

– Il faut des guerres civiles pour faire éclore des caractères semblables!.. s'écria un avocat célèbre. Ces aventures où l'ame se déploie dans toute sa vigueur ne se rencontrent jamais dans la vie tranquille telle que la constitue notre civilisation actuelle, si pâle, si décrépite.

– Encore la civilisation!.. répliqua un médecin, votre mot est placé!.. Depuis quelque temps, poètes, écrivains, peintres, tout le monde est possédé d'une singulière manie. Notre société, selon ces gens-là, nos moeurs, tout se décompose et rend le dernier soupir. Nous vivons morts; nous nous portons à merveille dans une agonie perpétuelle, et sans nous apercevoir que nous sommes en putréfaction. Enfin, à les entendre, nous n'avons ni lois, ni moeurs, ni physionomie, parce que nous sommes sans croyances. Il me semble cependant que, d'abord, nous avons tous foi en l'argent, et depuis que les hommes se sont attroupés en nations, l'argent a été une religion universelle, un culte éternel; ensuite, le monde actuel ne va pas mal du tout. Pour quelques gens blasés qui regrettent de ne pas avoir tué une femme ou deux, il se rencontre bon nombre de gens passionnés qui aiment sincèrement. Pour n'être pas scandaleux, l'amour se continue assez bien, et ne laisse guère chômer que les vieilles filles… encore!.. Bref! les existences sont tout aussi dramatiques en temps de paix qu'en temps de troubles… Je vous remercie de votre guerre civile. Moi! j'ai précisément assez de rentes sur le grand-livre pour aimer cette vie étroite, l'existence avec les soies, les cachemires, les tilburys, les peintures sur verres, les porcelaines, et toutes ces petites merveilles qui annoncent la dégénérescence d'une civilisation…

– Le docteur a raison… dit une dame. Il y a des situations secrètes de la vie la plus vulgaire en apparence qui peuvent comporter des aventures tout aussi intéressantes que celles de l'évasion.

– Certes, reprit le docteur. Et, si je vous racontais une des premières consultations que…

– Racontez!..

– Racontez!..

Ce fut un cri général, dont le docteur fut très flatté.

– Je n'ai pas la prétention de vous intéresser autant que monsieur…

– Connu!.. dit un peintre.

– Assez… Dites, cria-t-on de toutes parts.

– Un soir, dit-il, après avoir laissé échapper un geste de modestie et un sourire, j'allais me coucher, fatigué de ces courses énormes que nous autres, pauvres médecins, faisons à pied, presque pour l'amour de Dieu, pendant les premiers jours de notre carrière, lorsque ma vieille servante vint me dire qu'une dame désirait me parler. Je répondis par un signe, et sur-le-champ l'inconnue entra dans mon cabinet. Je la fis asseoir au coin de ma cheminée, et restai vis-à-vis d'elle, à l'autre coin, en l'examinant avec cette curiosité physiologique particulière aux gens de notre profession, quand ils prennent la science en amour. Je n'ai pas souvenance d'avoir rencontré dans le cours de ma vie une femme qui m'ait aussi fortement impressionné que je le fus par cette dame. Elle était jeune, simplement mise, médiocrement belle cependant, mais admirablement bien faite. Elle avait une taille très cambrée, un teint à éblouir et des cheveux noirs très-abondans. C'était une figure méridionale, tout empreinte de passions, dont les traits avaient peu de régularité, beaucoup de bizarrerie même, et qui tirait son plus grand charme de la physionomie; néanmoins, ses yeux vifs avaient une expression de tristesse, qui en détruisait l'éclat.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
11 ağustos 2017
Hacim:
230 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain