Kitabı oku: «Contes bruns», sayfa 7
» – Pardon, lui dis-je, madame, vous vous apercevez de mon inquiétude; j'ai des sujets de chagrin profonds, des soupçons cruels à éclaircir; je suis jaloux d'une femme que j'adore, et l'anxiété où je suis doit se peindre dans tous mes discours.
»Je vis que son coeur de femme s'intéressait à mon chagrin et que sa curiosité était excitée.
» – Hélas! repris-je, le lieu même où je suis ne fait qu'accroître mon émotion. S'il faut en croire au scandale qui est venu jusqu'à moi dans un pays étranger, c'est à Bath même que s'est formée l'intrigue qui me désespère.»
»A mesure que je parlais j'examinais à la dérobée les traits de l'aubergiste dont l'émotion et le trouble s'accroissaient pendant mon récit.
» – Je ne connais pas assez la ville de Bath, continuai-je d'un ton assez indifférent, pour trouver sur un sujet qui m'occupe si cruellement des informations exactes. Je sais seulement que l'homme auquel on prétend que je dois mon déshonneur est sir Ormond Mondeville.
»L'hôtesse pâlit; je n'eus pas l'air de m'en apercevoir.
» – Je servais à l'étranger: ma femme et sa mère vinrent passer quelque temps à Bath. Voici, madame, comment on m'a fait le cruel récit de ma honte et de mon malheur: sir Ormond les attendait dans une auberge de Bath ou des environs…
»L'hôtesse, qui tenait une tasse de thé à la main, trembla et en répandit le contenu sur la table. – La jeune femme quelle qu'elle soit, sous prétexte d'une indisposition grave, demanda une chambre séparée. Au milieu de la nuit, l'hôtesse entendant du bruit dans la chambre de cette dernière y entra; sir Ormond Mondeville s'y trouvait: cent livres sterling furent offertes par sir Ormond à cette femme, qui lui promit le silence.
»Je crus que l'hôtesse allait se trouver mal.
»Les renseignemens que m'avait donnés le père Anselme étaient si précis, j'affectais une si complète ignorance du rôle important que l'hôtesse avait joué dans l'aventure, enfin j'étais si bien instruit qu'elle fut obligée de convenir que tout était vrai et que son auberge avait été le théâtre de l'aventure. Je ne voulus pas pousser plus loin mon enquête, et le lendemain je partis pour Londres sans vouloir lui dire mon nom. Il me restait une dernière et faible espérance, la possibilité de quelque méprise qui aurait disculpé Marie, et m'aurait rendu le bonheur. Qu'on imagine avec quelles palpitations de coeur je retrouvai le foyer domestique!
»Marie, en me voyant, se jeta dans mes bras avec une effusion de sensibilité qui me toucha d'abord; puis songeant à sa perfidie, je crus sentir les étreintes d'un serpent, et je fus près de la repousser: je me contraignis. Avec quelle admiration maternelle elle me parla de la beauté de nos enfans, de leurs grâces enfantines et de ses espérances! Comme je souffrais, monsieur, de tout ce qui, sans cette fatale circonstance, m'eût pénétré de bonheur! Chaque battement de mes veines était une douleur; chacune de ses paroles me frappait comme une blessure. Elle pleurait, tout agitée encore de la joie de mon retour, et comme je l'observais d'un air sombre, je crus découvrir dans son regard je ne sais quelle lueur étrange; cet indice excepté, tout en elle respirait la tendresse et la candeur. Pour moi, je n'y voyais que ruse et déception. Elle m'amena ses enfans avec une allégresse et un triomphe de mère: il était impossible de conserver l'ombre d'un soupçon en la regardant; mais elle se détourna, je l'épiai, et je la vis essuyer furtivement des larmes qui coulaient de ses yeux. C'était pour moi la preuve d'un remords qui se trahissait involontairement, le témoignage d'une angoisse secrète infligée par le repentir à cette ame qui n'était point encore entièrement corrompue.
»Je ne sais si ma femme s'aperçut de la contrainte et du tourment que j'éprouvais, il y eut entre nous un moment d'embarras et de silence, puis je pris tout à coup ma résolution.
» – Emmenez les enfans dans la chambre de leur nourrice.
»On les emmena, je restai en silence: Marie les vit partir sans leur adresser un mot, sans leur faire une caresse; sa stupeur acheva de me convaincre. Quand la porte fut fermée je la regardai, elle était pâle; elle arrêtait sur moi un oeil hagard, et restait muette devant moi.
» – Madame, veuillez répondre à quelques questions.
»Elle se tut.
» – Quand avez-vous fait connaissance avec sir Ormond Mondeville?
»Point de réponse.
» – Est-ce dans votre voyage de Londres à Bath?
»Même silence.
» – Répondez-moi, malheureuse femme; je voudrais pour tout au monde vous arracher au coup de l'infamie qui vous flétrit. Répondez!
»A ces mots je me levai; elle se leva aussi, étendit ses bras vers moi, puis laissa échapper un éclat de rire convulsif, mouvement si terrible, si hideux à voir, et accompagné d'un cri si aigu que vous auriez frémi, que je tremble encore d'horreur en me le rappelant. Puis elle me contempla un instant d'un air solennel, et tomba par terre. Je commandai au domestique de la porter dans sa chambre. Un reste de tendresse me parlait pour elle; je pris soin d'elle, et aussitôt qu'elle eut repris l'usage de ses sens, je sortis pour me rendre chez son père. C'est un plus des vénérables vieillards de la pairie anglaise; homme froid, d'une probité à toute épreuve, et d'une rare hauteur de raison. J'étais si douloureusement ému que, lorsque je le vis, les larmes jaillirent de mes yeux.
»Sa froideur m'étonna. Elle contrastait avec mon émotion et semblait me la reprocher. D'un air de réserve et de hauteur cérémoniale, il me demanda ce que je venais faire en Angleterre, depuis combien du temps j'y étais, et si je comptais y rester long-temps. Je me persuadai qu'il savait d'avance les torts de sa fille, et que sa froideur avec moi n'était qu'un moyen d'éloigner les reproches que j'avais à lui faire. Dans tous les temps, il est vrai, je l'avais vu froid, posé, et ses ennemis taxaient de morgue et d'insolence aristocratique la réserve de ses manières. Mais bouleversé comme je l'étais, il me semblait que cette froideur était une insulte à mon émotion. Je m'armai de courage, mes larmes se tarirent, et je lui fis à mon tour, d'un ton calme et concentré, le récit de mon aventure à Messine et de ma visite à Bath. Je ne lui cachai aucune particularité, ni la lecture de ce fatal article de journal, ni les conseils du père Anselme, ni ma conversation avec l'hôtesse.
»Il m'écouta en silence. Sa fille avait paru consternée, lui n'était qu'attentif. Il fit plusieurs tours dans sa galerie d'un air méditatif, passant souvent sa main sur son front, mais sans trahir aucune émotion par ses gestes ou ses paroles.
» – Cela n'est pas impossible, me dit-il ensuite en croisant les bras et s'arrêtant devant moi.
»C'était un caractère profond, parfaitement maître de lui-même dans toutes les circonstances, qui exprimait toujours une pensée par une parole et cachait la plus grande partie de ses pensées. Il continua cependant:
» – Ce que vous me dites est étrange; nous verrons.
»Une larme roulait dans ses yeux, il se hâta de l'essuyer. La douleur de cet homme vénérable, cette double souffrance de l'orgueil et de l'amour paternel, cette larme arrachée à un vieillard toujours calme et maître de lui, m'ébranlèrent jusqu'au fond de l'ame. Je me levai brusquement. Tout semblait confirmer nos soupçons.
» – Je partirai bientôt, lui dis-je; d'ici à mon départ, j'habiterai la maison de ma mère, où je vais faire conduire mes enfans.
» – Vous n'avez pas perdu de temps, monsieur, et vous allez bien vite: au surplus, je passerai chez vous dans la journée.
»Nous nous quittâmes froidement. J'étais déterminé à faire avec la plus grande promptitude les démarches nécessaires pour hâter le divorce, et je ne doutai pas un moment de la justesse de nos soupçons. Si les preuves légales du crime manquaient, toutes les preuves morales concouraient à le prouver: la consternation de Marie, le long silence de son père, le trouble et l'aveu de l'aubergiste, ces fatales initiales employées par le journaliste, ce voyage de Bath qui se trouvait à la fois dans le récit du jeune homme, dans la lettre de ma femme et dans l'article du journal. Ma tête brûlait, mon corps chancelait quand j'arrivai chez ma mère. Les caresses de mes enfans, que j'envoyai chercher, ne me touchèrent pas. Ma mère, à qui l'on avait appris l'état où se trouvait ma femme et mon départ précipité, était sortie. Je sus plus tard qu'elle s'était rendue chez moi; mais dans le premier moment, son absence me surprit. Craint-elle, me dis-je, de retrouver un fils malheureux, et a-t-elle à se reprocher de n'avoir pas prévenu ma douleur par des conseils assez sévères et une surveillance assez attentive? Hélas! j'étais injuste, et j'oubliais que le premier mouvement d'une mère est de s'élancer chez un fils souffrant.
»Je m'étendis sur un sofa, et j'attendis avec angoisses. A l'instant où je me levais pour aller à sa recherche, ma mère entra, et quelques minutes après on annonça lord Barndale, père de Marie. Ma mère n'avait eu que le temps de prononcer ces paroles:
» – Je viens de chez vous: votre femme est partie dans une voiture de louage, sans dire où elle allait.
»Lord Barndale venait aussi de ma maison; il y avait sur sa figure une expression de résolution et de douleur.
– »J'ai pensé, monsieur, me dit-il, à tout ce que vous m'avez appris; ne jouons pas notre bonheur et notre repos. Il peut y avoir erreur dans tout cela. Nous allons monter dans la même chaise de poste, et nous irons à l'instant trouver cette femme qui n'imposera pas à notre crédulité. Nous la paierons, mais pour nous faire des révélations complètes. Venez, monsieur.
»Ses mains se serraient convulsivement. Je pris mon chapeau. Nous partîmes, et pendant toute la route nous ne prononçâmes pas un mot. Nous arrivâmes le soir même de bonne heure à l'auberge. Quel fut mon étonnement ou plutôt mon indignation quand je vis Marie dans le parloir! Elle était donc venue s'assurer de la discrétion de l'hôtesse, et sa présence seule dans ce lieu était une preuve de sa faute.
» – Vous ici, madame, lui dis-je! comment y êtes-vous venue? pourquoi?.. Qui vous a donc appris que je fusse venu ici avant vous?.. N'espérez pas…
»Elle m'interrompit en tirant vivement le cordon de la sonnette; l'hôtesse se présenta. Marie voulut parler, je lui imposai silence, et je dit à la maîtresse de l'hôtel:
» – Lady Osprey n'a-t-elle point passé une nuit dans votre auberge, dans le même lit que sir Ormond Mondeville?
»L'hôtesse pâle hésita un moment.
» – Vous me l'avez dit, repris-je; n'en êtes-vous pas convenue?
» – Oui, monsieur.
» – Quel nom? Répondez. Quel est le nom de cette femme?
» – Vous venez de le prononcer.
» – Lady Osprey?
» – Oui.
» – Je vais parler à madame, disait d'une voix entrecoupée Marie, qui, depuis son enfance sujette à des palpitations violentes, avait appuyé sa main sur son coeur et avait peine à prononcer ce peu de mots. Elle se leva en tremblant, et regardant l'hôtesse, elle lui dit:
» – Suis-je lady Osprey?
»L'hôtesse se tut quelques momens, parut incertaine, et dit enfin:
» – Non, madame.
» – Ces ruses ne me tromperont pas, Marie; c'est une adresse inutile. Combien avez-vous donné à cette femme? Sir Ormond Mondeville lui a donné cent guinées.
»Marie me regarda. Au nom de sir Ormond, l'hôtesse tressaillit, et je me tournai vers lord Barndale.
» – Croyez-vous, lui demandai-je, que l'on puisse trop payer cette femme pour savoir d'elle la vérité?
» – Non certes, dit le père.
»Son énergie était vaincue.
» – Marie, disait-il, vous que j'ai élevée, vous que j'aimais! est-il possible? répondez, vous être livrée à cet homme!
» – Vous n'êtes pas convaincu? dit Marie; eh bien! voici ce que j'exige: allons à Bath. Faites ce que je désire; il faut que cette femme vienne avec nous. Et vous, mon père, prenez-moi sous votre protection.
»Elle avait l'air de souffrir beaucoup en parlant.
» – Faisons ce qu'elle demande, dit lord Barndale, nous déciderons après.
»L'aubergiste se refusait d'abord à nous accompagner mais Marie lui dit d'un ton impératif et avec une énergie qui m'étonna:
» – Il le faut!
«Le changement subit qui venait de s'opérer chez Marie me blessa. Était-ce donc cette femme si délicate et si faible qui prenait tout à coup une attitude arrogante, et un ton auquel la convenance semblait manquer? Nous partîmes.
»Lord Barndale était avec sa fille dans une chaise de poste; je me trouvais avec l'aubergiste dans une autre. Trois fois il fallut s'arrêter pour secourir Marie, dont les évanouissemens nous affligeaient; l'hôtesse paraissait très-émue et à peu près incapable de répondre à mes questions.
»Lorsque nous descendions de voiture, Marie semblait affecter de ne faire aucune attention à moi. Je ne sais quelle résolution violente paraissait l'animer. Arrivée à Bath, elle fit dire au postillon de se diriger vers un hôtel de la rue Pultney qu'elle indiqua très-exactement. Quand nos voitures s'arrêtèrent, Marie descendit la première, frappa, dit au domestique de prier sa maîtresse de descendre un moment, et nous fit signe de la suivre. Nous étions tous debout dans le parloir de cette maison inconnue quand la dame du logis se présenta devant nous; à peine avait-elle mis le pied dans la chambre que l'hôtesse, s'avançant d'un pas et la regardant fixement, s'écria:
» – Voici lady Osprey!
»La dame pâlit, recula vers la porte et eut l'air de reconnaître l'aubergiste.
» – Vous vous trompez, lui dit-elle, je suis lady Heathstone.
» – Non, non, s'écria l'hôtesse avec beaucoup d'émotion et de violence, c'est vous qui m'avez dit votre nom, vous-même, cette nuit où vous êtes venue dans mon auberge avec lord Mondeville, et où je vous ai surprise! Cette jeune dame, ajouta-t-elle en montrant Marie qui se trouvait mal pendant cette explication, logeait aussi chez moi, et elle vous a vue; elle vous a même saluée le matin lorsque vous partîtes avec sir Mondeville.
» – Il y a ici quelque erreur, reprit lady Heathstone; que voulez-vous dire?
»Je m'avançai vers lady Heathstone, en priant lord Barndale d'avoir soin de sa fille.
» – Sir Ormond, que j'ai eu le plaisir de voir à Messine, dis-je à cette dame, avait raison de faire l'éloge de votre politique et de votre adresse, cependant elles échouent aujourd'hui. Rendez son nom et son honneur à lady Osprey, madame.
»Elle se jeta sur le sofa, et couvrant son visage de ses mains, elle s'écria:
» – Quoi! vous l'avez vu à Messine?
» – Quittons cette femme, dit d'une voix sombre lord Barndale, qui ne pouvait parvenir à rendre à sa fille l'usage de ses sens.
»Nous la replaçâmes dans la chaise de poste, mourante, presque inanimée, incapable de ressentir la joie que devait lui causer son innocence, si hautement reconnue. Hélas! monsieur, que puis-je vous dire de plus, pendant deux mois elle languit; elle me pardonna et mourut d'un anévrisme au coeur, déterminé par tant de secousses et d'émotions.
»Le père indigné déclara qu'il ne me reverrait jamais. J'eus le malheur de perdre mes deux enfans. Je n'avais plus rien à faire au monde, monsieur, je revins en Sicile, où j'espérais trouver encore lord Mondeville, à qui je voulais demander vengeance de tous les maux que sa fatuité avait fait tomber sur moi, et de l'indigne supposition de nom qui avait flétri l'honneur de ma femme: il était parti pour les Indes avec une commission du gouvernement. Le père Anselme me facilita l'entrée de ce cloître, où je trouve un asile. Hélas! tous les lieux me sont indifférens! Une seule pensée de haine me reste, au milieu de tant de pensées douloureuses! J'ai de l'aversion pour ces institutions sociales qui me condamnent au malheur. Ah! le mariage, monsieur, le mariage! posséder une femme, l'aimer, la croire à soi et trembler toujours; et ne jamais savoir si un autre ne reçoit pas en pur don ce que la loi nous accorde et ce que le coeur peut nous refuser; n'être jamais certain que les désirs et les voeux d'une épouse sont pour vous, sont à vous; conserver pour un autre et élever pour les menus plaisirs d'un ami ces créatures si frêles, si délicates, que nous pouvons briser en les adorant, et que nous couvrons de nos hommages immérités, après les avoir accablées de nos injustices.»
TOBIAS GUARNERIUS
Par une soirée bien brumeuse d'hiver, mon arrière-grand-père, retenu pour quelques affaires à Brème en Saxe, se promenait dans une petite rue écartée, derrière la cathédrale. Ce qu'il faisait là, vous le comprendrez de reste quand je vous aurai appris qu'il avait alors vingt ans, et qu'il est peu de villes en Allemagne où les grisettes soient plus gracieuses et plus agaçantes. Ceci soit dit sans altérer en rien la bonne opinion que par avance vous auriez pu prendre de son mérite. Mais depuis plus de vingt minutes l'heure du rendez-vous était sonnée à toutes les horloges, sans que celle qui l'avait donné eût songé à s'y rendre, et mon arrière-grand-père attendait toujours.
Le gouvernement représentatif nous a trop bien guéris, hélas! de ces merveilleuses patiences d'amour: bien admirable pour moi serait l'homme qui s'en rencontrerait encore capable aujourd'hui.
Pendant les longs tours et retours de sa faction, mon arrière-grand-père avait remarqué une petite boutique placée à l'angle de la rue qu'il arpentait. Aux deux côtés de la devanture, deux planchettes peintes en rouge et taillées en forme de violons indiquaient le commerce qui s'y faisait, ou, pour parler plus juste, le commerce qui ne s'y faisait point; car, à moins que l'on ne compte pour quelque chose un mauvais basson pendu au mur, une contre-basse sans cordes, quelques archets et une quinte que le propriétaire du lieu était occupé à raccommoder, sa boutique était complétement dégarnie, et, nonobstant l'inscription placée au-dessus de la porte, ressemblait plutôt à un corps de garde de milice bourgeoise qu'à un magasin d'instrumens à cordes et à vent.
Une mauvaise chandelle, haletant sous une mèche effroyablement longue, qui lui faisait jeter des lueurs sinistres, éclairait à peine l'homme qui travaillait dans cette misérable échoppe. Il ne paraissait pas d'ailleurs tenir autrement à la perfection de l'ouvrage dont il s'occupait, car, de trois minutes en trois minutes, il se levait, laissait là sa quinte, et se promenait à grands pas, avec un regard fixe et des gestes brusques et précipités, indiquant un homme qu'une pensée profonde était venue visiter.
Moitié curiosité, moitié pour échapper à une neige abondante qui était venue compliquer son rendez-vous, mon arrière-grand-père, qui n'avait pu encore se décider à quitter la place, entre dans la boutique du luthier, et bien que de sa vie il n'eût su une note de musique, il le prie de lui montrer des violons à acheter.
«Des violons! répondit brusquement le luthier, vous voyez bien que je n'en ai pas et que je n'en vends pas, à moins que tous ne vouliez vous arranger de cette contre-basse, que j'ai été forcé de prendre en paiement pour les raccommodages que j'ai faits pendant plus d'un trimestre aux instrumens de l'orchestre des Chiens savans, qui ont eu dans cette ville un si grand succès, et qui ont travaillé devant MM. les membres du grand-conseil. La voulez-vous, ma contre-basse? je vous la laisse pour dix écus; pour cinquante livres, tenez, sans plus marchander.»
Mon arrière-grand-père eût été un million de fois plus musicien qu'il n'était réellement, il eût eu encore une peine infinie à se prêter à l'arrangement qu'on lui proposait, lequel consistait à s'accommoder d'une contre-basse lorsqu'il était censé avoir besoin d'un violon.
S'étant permis de faire, avec une grande force de logique, cette observation à l'honnête luthier, il en reçut je ne sais quelle répartie si étrange qu'il lui vint aussitôt à l'esprit qu'il avait affaire à une manière de monomane. La chose lui fut prouvée quand en sa présence ce singulier personnage recommença à se promener et à gesticuler, et quand une vieille femme, ouvrant la porte de l'arrière-boutique, lui fit signe en haussant les épaules que la tête du pauvre homme n'y était plus.
Mon arrière-grand-père sortit alors de chez le luthier, et le lendemain il partit de la ville, sans s'être autrement occupé de lui.
Trois ans après, durant un nouveau séjour qu'il fit à Brème, ayant eu occasion de repasser dans la même rue, il remarqua que la boutique du luthier était fermée; sur les volets, qui en plus d'un endroit portaient des traces d'effraction, de grandes croix rouges avaient été tracées. Cette circonstance ayant attiré son attention, le soir, à souper, il en parla à son hôte, qui était l'un des magistrats de haute police de la ville, et lui raconta, sans dire toutefois son rendez-vous manqué, l'étrange accueil qu'il avait reçu dans cette même boutique, trois ans auparavant. A son tour, le magistrat lui conta l'histoire que l'on va lire.
L'homme auquel vous avez eu affaire, lui dit-il, s'appelait Tobias Guarnerius; à grande peine il faisait vivre de son travail la vieille femme que vous avez vue: c'était sa mère, avec laquelle il vivait depuis la mort de sa femme.
Comme il était dans la ville le seul ouvrier de son état, et qu'elle contient un nombre assez considérable d'artistes et d'amateurs, qui sans cesse lui donnaient des instrumens à réparer, il aurait pu, ce semble, vivre passablement à l'aise. Mais dix ans environ avant l'époque dont nous parlons, une insigne calamité était venue le visiter. Un beau matin il s'était trouvé en proie à une idée fixe, et depuis ce temps il n'avait cessé de la poursuivre, quelque sacrifice qu'elle lui eût coûté.
Sa femme, qui était morte en partie du chagrin qu'elle avait eu à le voir dissiper ainsi tout le fruit de son travail, avait eu beau lui représenter la folie de sa persévérance, le conjurer de ne pas la réduire à la misère, il n'en avait tenu compte. D'abord ses économies, plus tard l'argent de quelques emprunts qu'il avait faits, ensuite ses meubles, ses marchandises, une partie de sa garde-robe, étaient venus se perdre dans ce gouffre qui s'était ouvert à côté de lui, sans que tant d'inutiles essais fussent parvenus à l'éclairer. A l'époque où, faute d'argent, il avait été forcé de mettre un terme à ses expériences, il n'en avait pas moins conservé l'espérance de réaliser sa pensée, qui tôt ou tard devait, selon lui, le mener à une grande gloire, et le récompenser largement de toutes ses avances.
Il est, au reste, vrai de dire que s'il fût arrivé au but qu'il se proposait, il eût réellement mis la main sur une excellente spéculation. Ayant en sa possession un violon de Stradivarius, dont quelques amateurs, à plusieurs reprises, lui avaient offert un haut prix, l'idée lui était venue d'imiter le faire de cet auteur. Il avait pensé qu'en reproduisant avec une rigueur mathématique les formes et les dimensions de ses instrumens, en employant un bois semblable à celui qui avait servi à les établir, en arrivant à imiter rigoureusement le vernis et la couleur dont ils avaient été primitivement enduits, il parviendrait à se procurer une qualité de son exactement pareil. Malgré tous les soins qu'il mettait à ses contre-façons, toujours il s'y rencontrait une légère différence avec le modèle; or des nuances infiniment subtiles constituant, selon toute apparence, la supériorité qui faisait son désespoir, il pensait pouvoir logiquement expliquer l'infériorité de ses copies par les imperfections presque insaisissables qu'il y découvrait, en sorte que l'oeuvre était toujours à reprendre; c'était une manière de cercle vicieux tournant à l'infini, dans lequel une fortune de prince se fût elle-même engouffrée.
Après bien des essais, cependant, une modification s'était faite dans son idée primitive; il était un jour arrivé si près d'une imitation irréprochable, et ce jour-là précisément l'instrument sorti de ses mains s'était trouvé si loin au-dessous de son stradivarius, qu'il avait fini par soupçonner dans la création de ce chef-d'oeuvre un élément d'une nature supérieure et non encore sollicité par lui. « – Qui sait, disait-il fort gravement à un physicien qui prétendait le faire arriver à la solution de son problème instrumental par des applications nouvelles de la théorie du son, qui sait plutôt si ce n'est pas hors du monde matériel que je dois chercher. Les mots représentent des idées, n'est-il pas vrai? eh bien! quand je dis l'ame de mon violon, peut-être, sans y songer, frappé-je à la porte que je cherche depuis si long-temps. Que vous en semble, monsieur?» Et le physicien de se mettre à rire, et le pauvre Tobias Guarnerius de s'enfoncer plus profondément dans l'abîme de ses recherches.
Un jour une de ses pratiques venant lui apporter un archet à réparer laissa chez lui un livre que pendant plusieurs jours elle oublia de venir reprendre. A ses heures de loisir, lesquelles étaient rares, car lorsqu'il ne travaillait pas de ses mains il travaillait de sa pauvre tête, qui ne reposait guère, Tobias Guarnerius parcourut ce livre: c'était un de ces respectables monumens de la patience et de l'érudition germaniques, où l'auteur vous annonce, sans y mettre d'ailleurs autrement de prétentions, qu'il traitera de omni re scibili et de quelques autres sujets. En effet on y voyait, à côté d'un chapitre sur la meilleure forme de gouvernement, un chapitre sur la manière de gratter le dos de sa femme quand il la démange; une recette pour faire du vin de Chypre était suivie d'une dissertation sur la virginité des onze mille vierges, et d'un discours sur les avantages de la calvitie; un ton de bonhomie singulière avait présidé à la rédaction de cet ouvrage informe, et donnait à sa lecture un charme particulier, qui avait fini par dominer notre monomane jusqu'à détourner de lui pendant une demi-journée l'obsession de sa pensée ordinaire.
Tout-à-coup, au détour d'une page, un chapitre se présente à lui avec ce titre: De la Transfusion des ames. A la lecture de ces mots, comme s'il eût soudain entrevu que la révélation du grand secret qu'il cherchait depuis si long-temps allait lui être faite, il sauta d'un bond prodigieux, appela sa mère, qu'il chargea de garder la boutique, et de dire, si on venait le demander, qu'il était sorti; puis courant s'enfermer dans sa chambre, pour ne pas être interrompu, il commença la lecture du chapitre qui, dans sa pensée, ne pouvait manquer d'être le plus merveilleux que jamais plume de philosophe eût enfanté.
Ce n'est pas seulement dans les livres, c'est dans toutes les choses de la vie, dans ses amitiés, dans ses espérances dans les prospectus, dans les amours de femme surtout qu'il faut craindre des désappointemens semblables à celui qui attendait Tobias Guarnerius. Le chapitre, dont un instant avant il eût payé la lecture au prix d'une livre de sa chair, était une misérable rapsodie, lardée de citations des Pères de l'église, d'Aristote, de Platon et de l'Écriture. Après force divagations, abstractions et conversations, l'auteur se résumait à cette découverte toute nouvelle, que l'ame était immortelle: sans contredit les vingt pages les plus pauvres de cet immense in-folio étaient comprises sous le titre si magnifique que je vous ai dit.
Mais l'heure de Tobias Guarnerius n'en était pas moins venue; étreignant avec une singulière puissance les trois mots qui tout à coup lui étaient apparus, pour en faire jaillir un sens logique aux entrevisions qu'il avait eues précédemment, il commença à se représenter l'ame humaine comme une substance locomobile, transportable, avec sa puissance d'animation, d'un lieu dans un autre. En Allemagne, où il y a de la philosophie dans l'air, un artisan, tout aussi bien qu'en France un prix d'honneur de rhétorique, avait entendu parler de la métempsycose; et ce système, pour peu que l'on pesât dessus, pouvait bien s'élargir jusqu'à admettre la donnée du philosophe luthier. Trois heures de réflexions passant par-dessus cette illumination achevèrent de lui donner dans l'esprit de Tobias une créance indélébile, et désormais il ne s'occupa plus que du procédé matériel à l'aide duquel il appliquerait à son art le bénéfice de sa découverte psycologique.
A trois mois de là, c'était durant la nuit, la veille de la Saint-Joseph, depuis long-temps une heure était sonnée à toutes les horloges, et la ville de Brème tout entière reposait dans le sommeil; l'atelier de Tobias Guarnerius était soigneusement fermé; et de peur qu'en passant on ne pût voir par les fentes des volets la lumière qui brillait dans son arrière-boutique, il avait eu soin d'étendre devant la porte vitrée qui communiquait de cette pièce à son magasin un épais rideau de serge verte replié deux fois sur lui-même.
Certes, ces précautions n'étaient point inutiles, car c'était une oeuvre étrange que celle à laquelle le luthier s'occupait.
Dans le grand lit de damas rouge sur lequel, il y avait bientôt quarante ans, elle l'avait mis au monde, sa vieille mère Brigitta Guarnerius, en proie aux angoisses de l'agonie, achevait de mourir d'un cancer qui la minait depuis long-temps. Penché sur sa poitrine, qui râlait d'une manière horrible, sans qu'une larme brillât dans ses yeux, sans qu'un seul des muscles de son visage exprimât la moindre sympathie pour les atroces souffrances dont il était témoin, Tobias paraissait plongé dans le pressentiment d'un moment solennel et fatal, dont l'attente absorbait toutes ses facultés. Sans doute, en vue de quelque produit étrange à recueillir, un appareil bizarre, que n'avait ni décrit ni prévu aucune science humaine, mettait en rapport le lit de l'agonisante et une table sur laquelle reposait un instrument inachevé. Un tube, qui paraissait formé de l'alliage de plusieurs métaux, s'évasant par le bout en forme d'entonnoir, avait été placé au-devant de la bouche de la vieille femme, et recevait le souffle de son haleine qui, à chaque expiration, s'y engouffrait avec un bruit lugubre. A l'autre extrémité, ce tube s'emboîtait à une cheville de bois, pareille à celle qui se place debout entre le fond et la table de tous les instrumens à chevalet; seulement celle-ci était d'un diamètre un peu supérieur au diamètre ordinaire, et au lieu d'être en bois plein, elle était creuse et devait se fermer hermétiquement, au moyen d'un petit couvercle à vis merveilleusement travaillé, lorsque l'embouchure du tube viendrait à en être retirée. Précisément au-dessus du point de jonction provisoire du bois et du métal, et comme pour empêcher l'évaporation au moment où se ferait leur séparation, avait été disposée une manière de boîte ou de guérite en bois de sapin; les planches, humides et vermoulues, exhalaient une odeur terreuse et nauséabonde, et un grand clou rouillé, pendant encore après, indiquait qu'elles avaient du antérieurement faire partie d'un objet de plus grande dimension.