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Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 01», sayfa 10

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Le jour du bal arriva. Clara Longueville et son frère, que les valets s'obstinaient à décorer de la noble particule, en furent les héros. Pour la première fois de sa vie, mademoiselle de Fontaine vit le triomphe d'une jeune fille avec plaisir. Elle prodigua sincèrement à Clara ces caresses gracieuses et ces petits soins que les femmes ne se rendent ordinairement entre elles que pour exciter la jalousie des hommes. Mais Émilie avait un but, elle voulait surprendre des secrets. La réserve de mademoiselle Longueville fut au moins égale à celle de son frère; mais, en sa qualité de fille, peut-être montra-t-elle plus de finesse et d'esprit que lui, car elle n'eut pas même l'air d'être discrète et sut tenir la conversation sur des sujets étrangers aux intérêts matériels, tout en y jetant un si grand charme que mademoiselle de Fontaine en conçut une sorte d'envie, et surnomma Clara la sirène. Quoique Émilie eût formé le dessein de faire causer Clara, ce fut Clara qui interrogea Émilie; elle voulait la juger, et fut jugée par elle. Elle se dépita souvent d'avoir laissé percer son caractère dans quelques réponses que lui arracha malicieusement Clara dont l'air modeste et candide éloignait tout soupçon de perfidie. Il y eut un moment où mademoiselle de Fontaine parut fâchée d'avoir fait contre les roturiers une imprudente sortie provoquée par Clara.

— Mademoiselle, lui dit cette charmante créature, j'ai tant entendu parler de vous par Maximilien, que j'avais le plus vif désir de vous connaître par attachement pour lui; mais vouloir vous connaître, n'est-ce pas vouloir vous aimer?

— Ma chère Clara, j'avais peur de vous déplaire en parlant ainsi de ceux qui ne sont pas nobles.

— Oh! rassurez-vous. Aujourd'hui, ces sortes de discussions sont sans objet. Quant à moi, elles ne m'atteignent pas: je suis en dehors de la question.

Quelque ambitieuse que fût cette réponse, mademoiselle de Fontaine en ressentit une joie profonde; car, semblable à tous les gens passionnés, elle s'expliqua comme s'expliquent les oracles, dans le sens qui s'accordait avec ses désirs, et revint à la danse plus joyeuse que jamais en regardant Longueville dont les formes, dont l'élégance surpassaient peut-être celles de son type imaginaire. Elle ressentit une satisfaction de plus en songeant qu'il était noble, ses yeux noirs scintillèrent, elle dansa avec tout le plaisir qu'on y trouve en présence de celui qu'on aime. Jamais les deux amants ne s'entendirent mieux qu'en ce moment; et plus d'une fois ils sentirent le bout de leurs doigts frémir et trembler lorsque les lois de la contredanse les mariaient.

Ce joli couple atteignit le commencement de l'automne au milieu des fêtes et des plaisirs de la campagne, en se laissant doucement abandonner au courant du sentiment le plus doux de la vie, en le fortifiant par mille petits accidents que chacun peut imaginer: les amours se ressemblent toujours en quelques points. L'un et l'autre, ils s'étudiaient, autant que l'on peut s'étudier quand on aime.

— Enfin, jamais amourette n'a si promptement tourné en mariage d'inclination, disait le vieil oncle qui suivait les deux jeunes gens de l'œil comme un naturaliste examine un insecte au microscope.

Ce mot effraya monsieur et madame de Fontaine. Le vieux Vendéen cessa d'être aussi indifférent au mariage de sa fille qu'il avait naguère promis de l'être. Il alla chercher à Paris des renseignements et n'en trouva pas. Inquiet de ce mystère, et ne sachant pas encore quel serait le résultat de l'enquête qu'il avait prié un administrateur parisien de lui faire sur la famille Longueville, il crut devoir avertir sa fille de se conduire prudemment. L'observation paternelle fut reçue avec une feinte obéissance pleine d'ironie.

— Au moins ma chère Émilie, si vous l'aimez, ne le lui avouez pas!

— Mon père, il est vrai que je l'aime, mais j'attendrai pour le lui dire que vous me le permettiez.

— Cependant, Émilie, songez que vous ignorez encore quelle est sa famille, son état.

— Si je l'ignore, je le veux bien. Mais, mon père, vous avez souhaité me voir mariée, vous m'avez donné la liberté de faire un choix, le mien est fait irrévocablement, que faut-il de plus?

— Il faut savoir, ma chère enfant, si celui que tu as choisi est fils d'un pair de France, répondit ironiquement le vénérable gentilhomme.

Émilie resta un moment silencieuse. Elle releva bientôt la tête, regarda son père, et lui dit avec une sorte d'inquiétude: — Est-ce que les Longueville?..

— Sont éteints en la personne du vieux duc de Rostein-Limbourg, qui a péri sur l'échafaud en 1793. Il était le dernier rejeton de la dernière branche cadette.

— Mais, mon père, il y a de fort bonnes maisons issues de bâtards. L'histoire de France fourmille de princes qui mettaient des barres à leur écu.

— Tes idées ont bien changé, dit le vieux gentilhomme en souriant.

Le lendemain était le dernier jour que la famille Fontaine dût passer au pavillon Planat. Émilie, que l'avis de son père avait fortement inquiétée, attendit avec une vive impatience l'heure à laquelle le jeune Longueville avait l'habitude de venir, afin d'obtenir de lui une explication. Elle sortit après le dîner et alla se promener seule dans le parc en se dirigeant vers le bosquet aux confidences où elle savait que l'empressé jeune homme la chercherait; et tout en courant, elle songeait à la meilleure manière de surprendre, sans se compromettre, un secret si important: chose assez difficile! Jusqu'à présent, aucun aveu direct n'avait sanctionné le sentiment qui l'unissait à cet inconnu. Elle avait secrètement joui, comme Maximilien, de la douceur d'un premier amour, mais aussi fiers l'un que l'autre, il semblait que chacun d'eux craignît d'avouer qu'il aimât.

Maximilien Longueville, à qui Clara avait inspiré sur le caractère d'Émilie des soupçons assez fondés, se trouvait tour à tour emporté par la violence d'une passion de jeune homme, et retenu par le désir de connaître et d'éprouver la femme à laquelle il devait confier son bonheur. Son amour ne l'avait pas empêché de reconnaître en Émilie les préjugés qui gâtaient ce jeune caractère; mais il désirait savoir s'il était aimé d'elle avant de les combattre, car il ne voulait pas plus hasarder le sort de son amour que celui de sa vie. Il s'était donc constamment tenu dans un silence que ses regards, son attitude et ses moindres actions démentaient. De l'autre côté, la fierté naturelle à une jeune fille, encore augmentée chez mademoiselle de Fontaine par la sotte vanité que lui donnaient sa naissance et sa beauté, l'empêchait d'aller au-devant d'une déclaration qu'une passion croissante lui persuadait quelquefois de solliciter. Aussi les deux amants avaient-ils instinctivement compris leur situation sans s'expliquer leurs secrets motifs. Il est des moments de la vie où le vague plaît à de jeunes âmes. Par cela même que l'un et l'autre avaient trop tardé de parler, ils semblaient tous deux se faire un jeu cruel de leur attente. L'un cherchait à découvrir s'il était aimé par l'effort que coûterait un aveu à son orgueilleuse maîtresse, l'autre espérait voir rompre à tout moment un trop respectueux silence.

Assise sur un banc rustique, Émilie songeait aux événements qui venaient de se passer pendant ces trois mois pleins d'enchantements. Les soupçons de son père étaient les dernières craintes qui pouvaient l'atteindre, elle en fit même justice par deux ou trois de ces réflexions de jeune fille inexpérimentée qui lui semblèrent victorieuses. Avant tout, elle convint avec elle-même qu'il était impossible qu'elle se trompât. Durant toute la saison, elle n'avait pu apercevoir en Maximilien, ni un seul geste, ni une seule parole qui indiquassent une origine ou des occupations communes; bien mieux, sa manière de discuter décelait un homme occupé des hauts intérêts du pays. — D'ailleurs, se dit-elle, un homme de bureau, un financier ou un commerçant n'aurait pas eu le loisir de rester une saison entière à me faire la cour au milieu des champs et des bois, en dispensant son temps aussi libéralement qu'un noble qui a devant lui toute une vie libre de soins. Elle s'abandonnait au cours d'une méditation beaucoup plus intéressante pour elle que ces pensées préliminaires, quand un léger bruissement du feuillage lui annonça que depuis un moment Maximilien la contemplait sans doute avec admiration.

— Savez-vous que cela est fort mal de surprendre ainsi les jeunes filles? lui dit-elle en souriant.

— Surtout lorsqu'elles sont occupées de leurs secrets, répondit finement Maximilien.

— Pourquoi n'aurais-je pas les miens? vous avez bien les vôtres!

— Vous pensiez donc réellement à vos secrets? reprit-il en riant.

— Non, je songeais aux vôtres. Les miens, je les connais.

— Mais, s'écria doucement le jeune homme en saisissant le bras de mademoiselle de Fontaine et le mettant sous le sien, peut-être mes secrets sont-ils les vôtres, et vos secrets les miens.

Après avoir fait quelques pas, ils se trouvèrent sous un massif d'arbres que les couleurs du couchant enveloppaient comme d'un nuage rouge et brun. Cette magie naturelle imprima une sorte de solennité à ce moment. L'action vive et libre du jeune homme, et surtout l'agitation de son cœur bouillant dont les pulsations précipitées parlaient au bras d'Émilie, la jetèrent dans une exaltation d'autant plus pénétrante qu'elle ne fut excitée que par les accidents les plus simples et les plus innocents. La réserve dans laquelle vivent les jeunes filles du grand monde donne une force incroyable aux explosions de leurs sentiments, et c'est un des plus grands dangers qui puissent les atteindre quand elles rencontrent un amant passionné. Jamais les yeux d'Émilie et de Maximilien n'avaient dit tant de ces choses qu'on n'ose pas dire. En proie à cette ivresse, ils oublièrent aisément les petites stipulations de l'orgueil et les froides considérations de la défiance. Ils ne purent même s'exprimer d'abord que par un serrement de mains qui servit d'interprète à leurs joyeuses pensées.

— Monsieur, j'ai une question à vous faire, dit en tremblant et d'une voix émue mademoiselle de Fontaine après un long silence et après avoir fait quelques pas avec une certaine lenteur. Mais songez, de grâce, qu'elle m'est en quelque sorte commandée par la situation assez étrange où je me trouve vis-à-vis de ma famille.

Une pause effrayante pour Émilie succéda à ces phrases qu'elle avait presque bégayées. Pendant le moment que dura le silence, cette jeune fille si fière n'osa soutenir le regard éclatant de celui qu'elle aimait, car elle avait un secret sentiment de la bassesse des mots suivants qu'elle ajouta: — Êtes-vous noble?

Quand ces dernières paroles furent prononcées, elle aurait voulu être au fond d'un lac.

— Mademoiselle, reprit gravement Longueville dont la figure altérée contracta une sorte de dignité sévère, je vous promets de répondre sans détour à cette demande quand vous aurez répondu avec sincérité à celle que je vais vous faire. Il quitta le bras de la jeune fille, qui tout à coup se crut seule dans la vie et lui dit: — Dans quelle intention me questionnez-vous sur ma naissance? Elle demeura immobile, froide et muette. — Mademoiselle, reprit Maximilien, n'allons pas plus loin si nous ne nous comprenons pas. — Je vous aime, ajouta-t-il d'un son de voix profond et attendri. Eh bien! reprit-il d'un air joyeux après avoir entendu l'exclamation de bonheur que ne put retenir la jeune fille, pourquoi me demander si je suis noble?

— Parlerait-il ainsi s'il ne l'était pas? s'écria une voix intérieure qu'Émilie crut sortie du fond de son cœur. Elle releva gracieusement la tête, sembla puiser une nouvelle vie dans le regard du jeune homme et lui tendit le bras comme pour faire une nouvelle alliance.

— Vous avez cru que je tenais beaucoup à des dignités, demanda-t-elle avec une finesse malicieuse.

— Je n'ai pas de titres à offrir à ma femme, répondit-il d'un air moitié gai, moitié sérieux. Mais si je la prends dans un haut rang et parmi celles que la fortune paternelle habitue au luxe et aux plaisirs de l'opulence, je sais à quoi ce choix m'oblige. L'amour donne tout, ajouta-t-il avec gaieté, mais aux amants seulement. Quant aux époux, il leur faut un peu plus que le dôme du ciel et le tapis des prairies.

— Il est riche, pensa-t-elle. Quant aux titres, peut-être veut-il m'éprouver! On lui aura dit que j'étais entichée de noblesse, et que je ne voulais épouser qu'un pair de France. Mes bégueules de sœurs m'auront joué ce tour-là. — Je vous assure, monsieur, dit-elle à haute voix, que j'ai eu des idées bien exagérées sur la vie et le monde; mais aujourd'hui, reprit-elle avec intention en le regardant d'une manière à le rendre fou, je sais où sont pour une femme les véritables richesses.

— J'ai besoin de croire que vous parlez à cœur ouvert, répondit-il avec une gravité douce. Mais cet hiver, ma chère Émilie, dans moins de deux mois peut-être, je serai fier de ce que je pourrai vous offrir, si vous tenez aux jouissances de la fortune. Ce sera le seul secret que je garderai là, dit-il en montrant son cœur; car de sa réussite dépend mon bonheur, je n'ose dire le nôtre...

— Oh dites, dites!

Ce fut au milieu des plus doux propos qu'ils revinrent à pas lents rejoindre la compagnie au salon. Jamais mademoiselle de Fontaine ne trouva son prétendu plus aimable, ni plus spirituel: ses formes sveltes, ses manières engageantes lui semblèrent plus charmantes encore depuis une conversation qui venait en quelque sorte de lui confirmer la possession d'un cœur digne d'être envié par toutes les femmes. Ils chantèrent un duo italien avec tant d'expression, que l'assemblée les applaudit avec enthousiasme. Leur adieu prit un accent de convention sous lequel ils cachèrent leur bonheur. Enfin, cette journée devint pour la jeune fille comme une chaîne qui la lia plus étroitement encore à la destinée de l'inconnu. La force et la dignité qu'il venait de déployer dans la scène où ils s'étaient révélé leurs sentiments avaient peut-être imposé à mademoiselle de Fontaine ce respect sans lequel il n'existe pas de véritable amour. Lorsqu'elle resta seule avec son père dans le salon, le vénérable Vendéen s'avança vers elle, lui prit affectueusement les mains, et lui demanda si elle avait acquis quelque lumière sur la fortune et sur la famille de monsieur Longueville.

— Oui, mon cher père, répondit-elle, je suis plus heureuse que je ne pouvais le désirer. Enfin monsieur de Longueville est le seul homme que je veuille épouser.

— C'est bien, Émilie, reprit le comte, je sais ce qu'il me reste à faire.

— Connaîtriez-vous quelque obstacle? demanda-t-elle avec une véritable anxiété.

— Ma chère enfant, ce jeune homme est absolument inconnu; mais, à moins que ce ne soit un malhonnête homme, du moment où tu l'aimes, il m'est aussi cher qu'un fils.

— Un malhonnête homme? reprit Émilie, je suis bien tranquille. Mon oncle, qui nous l'a présenté, peut vous répondre de lui. Dites, cher oncle, a-t-il été flibustier, forban, corsaire?

— Je savais bien que j'allais me trouver là, s'écria le vieux marin en se réveillant.

Il regarda dans le salon, mais sa nièce avait disparu comme un feu Saint-Elme, pour se servir de son expression habituelle.

— Eh bien mon oncle! reprit monsieur de Fontaine, comment avez-vous pu nous cacher tout ce que vous saviez sur ce jeune homme? Vous avez cependant dû vous apercevoir de nos inquiétudes. Monsieur de Longueville est-il de bonne famille?

— Je ne le connais ni d'Ève ni d'Adam, s'écria le comte de Kergarouët. Me fiant au tact de cette petite folle, je lui ai amené son Saint-Preux par un moyen à moi connu. Je sais que ce garçon tire le pistolet admirablement, chasse très-bien, joue merveilleusement au billard, aux échecs et au trictrac; il fait des armes et monte à cheval comme feu le chevalier de Saint-Georges. Il a une érudition corsée relativement à nos vignobles. Il calcule comme Barême, dessine, danse et chante bien. Eh! diantre, qu'avez-vous donc, vous autres? Si ce n'est pas là un gentilhomme parfait, montrez-moi un bourgeois qui sache tout cela, trouvez-moi un homme qui vive aussi noblement que lui? Fait-il quelque chose? Compromet-il sa dignité à aller dans des bureaux, à se courber devant des parvenus que vous appelez des directeurs-généraux? Il marche droit. C'est un homme. Mais, au surplus, je viens de retrouver dans la poche de mon gilet la carte qu'il m'a donnée quand il croyait que je voulais lui couper la gorge, pauvre innocent! La jeunesse d'aujourd'hui n'est guère rusée. Tenez, voici.

— Rue du Sentier, no 5, dit monsieur de Fontaine en cherchant à se rappeler parmi tous les renseignements qu'il avait obtenus celui qui pouvait concerner le jeune inconnu. Que diable cela signifie-t-il? Messieurs Palma, Werbrust et compagnie, dont le principal commerce est celui des mousselines, calicots et toiles peintes en gros, demeurent là. Bon, j'y suis! Longueville, le député, a un intérêt dans leur maison. Oui; mais je ne connais à Longueville qu'un fils de trente-deux ans, qui ne ressemble pas du tout au nôtre et auquel il donne cinquante mille livres de rente en mariage afin de lui faire épouser la fille d'un ministre; il a envie d'être fait pair tout comme un autre. Jamais je ne lui ai entendu parler de ce Maximilien. A-t-il une fille? Qu'est-ce que cette Clara? Au surplus, permis à plus d'un intrigant de s'appeler Longueville. Mais la maison Palma, Werbrust et compagnie n'est-elle pas à moitié ruinée par une spéculation au Mexique ou aux Indes? J'éclaircirai tout cela.

— Tu parles tout seul comme si tu étais sur un théâtre, et tu parais me compter pour zéro, dit tout à coup le vieux marin. Tu ne sais donc pas que s'il est gentilhomme, j'ai plus d'un sac dans ces écoutilles pour parer à son défaut de fortune?

— Quant à cela, s'il est fils de Longueville, il n'a besoin de rien; mais, dit monsieur de Fontaine en agitant la tête de droite à gauche, son père n'a pas même acheté de savonnette à vilain. Avant la révolution, il était procureur; et le de qu'il a pris depuis la restauration lui appartient tout autant que la moitié de sa fortune.

— Bah! bah! heureux ceux dont les pères ont été pendus, s'écria gaiement le marin.

Trois ou quatre jours après cette mémorable journée, et dans une de ces belles matinées du mois de novembre qui font voir aux Parisiens leurs boulevards nettoyés soudain par le froid piquant d'une première gelée, mademoiselle de Fontaine, parée d'une fourrure nouvelle qu'elle voulait mettre à la mode, était sortie avec deux de ses belles-sœurs sur lesquelles elle avait jadis décoché le plus d'épigrammes. Ces trois femmes étaient bien moins invitées à cette promenade parisienne par l'envie d'essayer une voiture très-élégante et des robes qui devaient donner le ton aux modes de l'hiver que par le désir de voir une pèlerine qu'une de leurs amies avait remarquée dans un riche magasin de lingerie situé au coin de la rue de la Paix. Quand les trois dames furent entrées dans la boutique, madame la baronne de Fontaine tira Émilie par la manche et lui montra Maximilien Longueville assis dans le comptoir et occupé à rendre avec une grâce mercantile la monnaie d'une pièce d'or à la lingère avec laquelle il semblait en conférence. Le bel inconnu tenait à la main quelques échantillons qui ne laissaient aucun doute sur son honorable profession. Sans qu'on pût s'en apercevoir, Émilie fut saisie d'un frisson glacial. Cependant, grâce au savoir-vivre de la bonne compagnie, elle dissimula parfaitement la rage qu'elle avait dans le cœur, et répondit à sa sœur un: — Je le savais! dont la richesse d'intonation et l'accent inimitable eussent fait envie à la plus célèbre actrice de ce temps. Elle s'avança vers le comptoir. Longueville leva la tête, mit les échantillons dans sa poche avec grâce et avec un sang-froid désespérant, salua mademoiselle de Fontaine et s'approcha d'elle en lui jetant un regard pénétrant.

— Mademoiselle, dit-il à la lingère qui l'avait suivi d'un air très-inquiet, j'enverrai régler ce compte; ma maison le veut ainsi. Mais, tenez, ajouta-t-il à l'oreille de la jeune femme en lui remettant un billet de mille francs, prenez: ce sera une affaire entre nous. — Vous me pardonnerez, j'espère, mademoiselle, dit-il en se retournant vers Émilie. Vous aurez la bonté d'excuser la tyrannie qu'exercent les affaires.

— Mais il me semble, monsieur, que cela m'est fort indifférent, répondit mademoiselle de Fontaine en le regardant avec une assurance et un air d'insouciance moqueuse qui pouvaient faire croire qu'elle le voyait pour la première fois.

— Parlez-vous sérieusement? demanda Maximilien d'une voix entrecoupée.

Émilie lui avait tourné le dos avec une incroyable impertinence. Ce peu de mots, prononcés à voix basse, avaient échappé à la curiosité des deux belles-sœurs. Quand, après avoir pris la pèlerine, les trois dames furent remontées en voiture, Émilie, qui se trouvait assise sur le devant, ne put s'empêcher d'embrasser par son dernier regard la profondeur de cette odieuse boutique où elle vit Maximilien debout et les bras croisés, dans l'attitude d'un homme supérieur au malheur qui l'atteignait si subitement. Leurs yeux se rencontrèrent et se lancèrent deux regards implacables. Chacun d'eux espéra qu'il blessait cruellement le cœur qu'il aimait. En un moment tous deux se trouvèrent aussi loin l'un de l'autre que s'ils eussent été, l'un à la Chine et l'autre au Groënland. La vanité n'a-t-elle pas un souffle qui dessèche tout? En proie au plus violent combat qui puisse agiter le cœur d'une jeune fille, mademoiselle de Fontaine recueillit la plus ample moisson de douleurs que jamais les préjugés et les petitesses aient semée dans une âme humaine. Son visage, frais et velouté naguère, était sillonné de tons jaunes, de taches rouges, et parfois les teintes blanches de ses joues verdissaient soudain. Dans l'espoir de dérober son trouble à ses sœurs, elle leur montrait en riant ou un passant ou une toilette ridicule; mais ce rire était convulsif. Elle se sentait plus vivement blessée de la compassion silencieuse de ses sœurs que des épigrammes par lesquelles elles auraient pu se venger. Elle employa tout son esprit à les entraîner dans une conversation où elle essaya d'exhaler sa colère par des paradoxes insensés, en accablant les négociants des injures les plus piquantes et d'épigrammes de mauvais ton. En rentrant, elle fut saisie d'une fièvre dont le caractère eut d'abord quelque chose de dangereux. Au bout d'un mois, les soins des parents, ceux du médecin, la rendirent aux vœux de sa famille. Chacun espéra que cette leçon pourrait servir à dompter le caractère d'Émilie, qui reprit insensiblement ses anciennes habitudes et s'élança de nouveau dans le monde. Elle prétendit qu'il n'y avait pas de honte à se tromper. Si, comme son père, elle avait quelque influence à la chambre, disait-elle, elle provoquerait une loi pour obtenir que les commerçants, surtout les marchands de calicot, fussent marqués au front comme les moutons du Berri, jusqu'à la troisième génération. Elle voulait que les nobles eussent seuls le droit de porter ces anciens habits français qui allaient si bien aux courtisans de Louis XV. C'était peut-être, à l'entendre, un malheur pour la monarchie qu'il n'y eût aucune différence entre un marchand et un pair de France. Mille autres plaisanteries, faciles à deviner, se succédaient rapidement quand un accident imprévu la mettait sur ce sujet. Mais ceux qui aimaient Émilie remarquaient à travers ses railleries une teinte de mélancolie qui leur fit croire que Maximilien Longueville régnait toujours au fond de ce cœur inexplicable. Parfois elle devenait douce comme pendant la saison fugitive qui vit naître son amour, et parfois aussi elle se montrait plus insupportable qu'elle ne l'avait jamais été. Chacun excusait en silence les inégalités d'une humeur qui prenait sa source dans une souffrance à la fois secrète et connue. Le comte de Kergarouët obtint un peu d'empire sur elle, grâce à un surcroît de prodigalités, genre de consolation qui manque rarement son effet sur les jeunes Parisiennes. La première fois que mademoiselle de Fontaine alla au bal, ce fut chez l'ambassadeur de Naples. Au moment où elle prit place au plus brillant des quadrilles, elle aperçut à quelques pas d'elle Longueville qui fit un léger signe de tête à son danseur.

— Ce jeune homme est un de vos amis? demanda-t-elle à son cavalier d'un air de dédain.

— C'est mon frère, répondit-il.

Émilie ne put s'empêcher de tressaillir.

— Ah! reprit-il d'un ton d'enthousiasme, c'est bien la plus belle âme qui soit au monde...

— Savez-vous mon nom? lui demanda Émilie en l'interrompant avec vivacité.

— Non, mademoiselle. C'est un crime, je l'avoue, de ne pas avoir retenu un nom qui est sur toutes les lèvres, je devrais dire dans tous les cœurs; mais j'ai une excuse valable: j'arrive d'Allemagne. Mon ambassadeur, qui est à Paris en congé, m'a envoyé ce soir ici pour servir de chaperon à son aimable femme, que vous pouvez voir là-bas dans un coin.

— Un vrai masque tragique, dit Émilie après avoir examiné l'ambassadrice.

— Voilà cependant sa figure de bal, reprit en riant le jeune homme. Il faudra bien que je la fasse danser! Aussi ai-je voulu avoir une compensation.

Mademoiselle de Fontaine s'inclina.

— J'ai été bien surpris, dit le babillard secrétaire d'ambassade en continuant, de trouver mon frère ici. En arrivant de Vienne, j'ai appris que le pauvre garçon était malade et au lit. Je comptais bien le voir avant d'aller au bal; mais la politique ne nous laisse pas toujours le loisir d'avoir des affections de famille. La padrona della casa ne m'a pas permis de monter chez mon pauvre Maximilien.

— Monsieur votre frère n'est pas comme vous dans la diplomatie? dit Émilie.

— Non, dit le secrétaire en soupirant, le pauvre garçon s'est sacrifié pour moi! Lui et ma sœur Clara ont renoncé à la fortune de mon père, afin qu'il pût réunir sur ma tête un majorat. Mon père rêve la pairie comme tous ceux qui votent pour le ministère. Il a la promesse d'être nommé, ajouta-t-il à voix basse. Après avoir réuni quelques capitaux, mon frère s'est alors associé à une maison de banque; et je sais qu'il vient de faire avec le Brésil une spéculation qui peut le rendre millionnaire. Vous me voyez tout joyeux d'avoir contribué par mes relations diplomatiques au succès. J'attends même avec impatience une dépêche de la légation brésilienne qui sera de nature à lui dérider le front. Comment le trouvez-vous?

— Mais la figure de monsieur votre frère ne me semble pas être celle d'un homme occupé d'argent.

Le jeune diplomate scruta par un seul regard la figure en apparence calme de sa danseuse.

— Comment! dit-il en souriant, les demoiselles devinent donc aussi les pensées d'amour à travers les fronts muets?

— Monsieur votre frère est amoureux? demanda-t-elle en laissant échapper un geste de curiosité.

— Oui. Ma sœur Clara, pour laquelle il a des soins maternels, m'a écrit qu'il s'était amouraché, cet été, d'une fort jolie personne, mais depuis je n'ai pas eu de nouvelles de ses amours. Croiriez-vous que le pauvre garçon se levait à cinq heures du matin, et allait expédier ses affaires afin de pouvoir se trouver à quatre heures à la campagne de la belle? Aussi a-t-il abîmé un charmant cheval de race que je lui avais envoyé. Pardonnez-moi mon babil, mademoiselle: j'arrive d'Allemagne. Depuis un an je n'ai pas entendu parler correctement le français, je suis sevré de visages français et rassasié d'allemands, si bien que dans ma rage patriotique je parlerais, je crois, aux chimères d'un candélabre parisien. Puis, si je cause avec un abandon peu convenable chez un diplomate, la faute en est à vous, mademoiselle. N'est-ce pas vous qui m'avez montré mon frère? Quand il est question de lui, je suis intarissable. Je voudrais pouvoir dire à la terre tout entière combien il est bon et généreux. Il ne s'agissait de rien moins que de cent mille livres de rente que rapporte la terre de Longueville.

Si mademoiselle de Fontaine obtint ces révélations importantes, elle les dut en partie à l'adresse avec laquelle elle sut interroger son confiant cavalier, du moment où elle apprit qu'il était le frère de son amant dédaigné.

— Est-ce que vous avez pu, sans quelque peine, voir monsieur votre frère vendant des mousselines et des calicots? demanda Émilie après avoir accompli la troisième figure de la contredanse.

— D'où savez-vous cela? lui demanda le diplomate. Dieu merci! tout en débitant un flux de paroles, j'ai déjà l'art de ne dire que ce que je veux, ainsi que tous les apprentis-diplomates de ma connaissance.

— Vous me l'avez dit, je vous assure.

Monsieur de Longueville regarda mademoiselle de Fontaine avec un étonnement plein de perspicacité. Un soupçon entra dans son âme. Il interrogea successivement les yeux de son frère et de sa danseuse, il devina tout, pressa ses mains l'une contre l'autre, leva les yeux au plafond, se mit à rire et dit: — Je ne suis qu'un sot! Vous êtes la plus belle personne du bal, mon frère vous regarde à la dérobée, il danse malgré la fièvre, et vous feignez de ne pas le voir. Faites son bonheur, dit-il en la reconduisant auprès de son vieil oncle, je n'en serai pas jaloux; mais je tressaillerai toujours un peu en vous nommant ma sœur...

Cependant les deux amants devaient être aussi inexorables l'un que l'autre pour eux-mêmes. Vers les deux heures du matin, l'on servit un ambigu dans une immense galerie où, pour laisser les personnes d'une même coterie libres de se réunir, les tables avaient été disposées comme elles le sont chez les restaurateurs. Par un de ces hasards qui arrivent toujours aux amants, mademoiselle de Fontaine se trouva placée à une table voisine de celle autour de laquelle se mirent les personnes les plus distinguées. Maximilien faisait partie de ce groupe. Émilie, qui prêta une oreille attentive aux discours tenus par ses voisins, put entendre une de ces conversations qui s'établissent si facilement entre les jeunes femmes et les jeunes gens qui ont les grâces et la tournure de Maximilien Longueville. L'interlocutrice du jeune banquier était une duchesse napolitaine dont les yeux lançaient des éclairs, dont la peau blanche avait l'éclat du satin. L'intimité que le jeune Longueville affectait d'avoir avec elle blessa d'autant plus mademoiselle de Fontaine qu'elle venait de rendre à son amant vingt fois plus de tendresse qu'elle ne lui en portait jadis.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
740 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain