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Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 01», sayfa 12

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— Ma fille, dit la vieille dame à la jeune personne, j'ai froid, faites-nous un peu de feu, et donnez-moi mon châle.

Adélaïde alla dans une chambre contiguë au salon où sans doute elle couchait, et revint en apportant à sa mère un châle de cachemire qui neuf dut avoir un grand prix, les dessins étaient indiens; mais vieux, sans fraîcheur et plein de reprises, il s'harmoniait avec les meubles. Madame Leseigneur s'en enveloppa très-artistement et avec l'adresse d'une vieille femme qui voulait faire croire à la vérité de ses paroles. La jeune fille courut lestement au capharnaüm; et reparut avec une poignée de menu bois qu'elle jeta bravement dans le feu pour le rallumer.

Il serait assez difficile de traduire la conversation qui eut lieu entre ces trois personnes. Guidé par le tact que donnent presque toujours les malheurs éprouvés dès l'enfance, Hippolyte n'osait se permettre la moindre observation relative à la position de ses voisines, en voyant autour de lui les symptômes d'une gêne si mal déguisée. La plus simple question eût été indiscrète et ne devait être faite que par une amitié déjà vieille. Néanmoins le peintre était profondément préoccupé de cette misère cachée, son âme généreuse en souffrait; mais sachant ce que toute espèce de pitié, même la plus amie, peut avoir d'offensif, il se trouvait mal à l'aise du désaccord qui existait entre ses pensées et ses paroles. Les deux dames parlèrent d'abord de peinture, car les femmes devinent très-bien les secrets embarras que cause une première visite; elles les éprouvent peut-être, et la nature de leur esprit leur fournit mille ressources pour les faire cesser. En interrogeant le jeune homme sur les procédés matériels de son art, sur ses études, Adélaïde et sa mère surent l'enhardir à causer. Les riens indéfinissables de leur conversation animée de bienveillance amenèrent tout naturellement Hippolyte à lancer des remarques ou des réflexions qui peignirent la nature de ses mœurs et de son âme. Les chagrins avaient prématurément flétri le visage de la vieille dame, sans doute belle autrefois; mais il ne lui restait plus que les traits saillants, les contours, en un mot le squelette d'une physionomie dont l'ensemble indiquait une grande finesse, beaucoup de grâce dans le jeu des yeux où se retrouvait l'expression particulière aux femmes de l'ancienne cour et que rien ne saurait définir. Ces traits si fins, si déliés pouvaient tout aussi bien dénoter des sentiments mauvais, faire supposer l'astuce et la ruse féminines à un haut degré de perversité que révéler les délicatesses d'une belle âme. En effet, le visage de la femme a cela d'embarrassant pour les observateurs vulgaires, que la différence entre la franchise et la duplicité, entre le génie de l'intrigue et le génie du cœur, y est imperceptible. L'homme doué d'une vue pénétrante devine ces nuances insaisissables que produisent une ligne plus ou moins courbe, une fossette plus ou moins creuse, une saillie plus ou moins bombée ou proéminente. L'appréciation de ces diagnostics est tout entière dans le domaine de l'intuition, qui peut seule faire découvrir ce que chacun est intéressé à cacher. Il en était du visage de cette vieille dame comme de l'appartement qu'elle habitait: il semblait aussi difficile de savoir si cette misère couvrait des vices ou une haute probité, que de reconnaître si la mère d'Adélaïde était une ancienne coquette habituée à tout peser, à tout calculer, à tout vendre, ou une femme aimante, pleine de noblesse et d'aimables qualités. Mais à l'âge de Schinner, le premier mouvement du cœur est de croire au bien. Aussi en contemplant le front noble et presque dédaigneux d'Adélaïde, en regardant ses yeux pleins d'âme et de pensées, respira-t-il, pour ainsi dire, les suaves et modestes parfums de la vertu. Au milieu de la conversation, il saisit l'occasion de parler des portraits en général, pour avoir le droit d'examiner l'effroyable pastel dont toutes les teintes avaient pâli, et dont la poussière était en grande partie tombée.

— Vous tenez sans doute à cette peinture en faveur de la ressemblance, mesdames, car le dessin en est horrible? dit-il en regardant Adélaïde.

— Elle a été faite à Calcutta, en grande hâte, répondit la mère d'une voix émue.

Elle contempla l'esquisse informe avec cet abandon profond que donnent les souvenirs de bonheur quand ils se réveillent et tombent sur le cœur, comme une bienfaisante rosée aux fraîches impressions de laquelle on aime à s'abandonner; mais il y eut aussi dans l'expression du visage de la vieille dame les vestiges d'un deuil éternel. Le peintre voulut du moins interpréter ainsi l'attitude et la physionomie de sa voisine, près de laquelle il vint alors s'asseoir.

— Madame, dit-il, encore un peu de temps, et les couleurs de ce pastel auront disparu. Le portrait n'existera plus que dans votre mémoire. Là où vous verrez une figure qui vous est chère, les autres ne pourront plus rien apercevoir. Voulez-vous me permettre de transporter cette ressemblance sur la toile? elle y sera plus solidement fixée qu'elle ne l'est sur ce papier. Accordez-moi, en faveur de notre voisinage, le plaisir de vous rendre ce service. Il se rencontre des heures pendant lesquelles un artiste aime à se délasser de ses grandes compositions par des travaux d'une portée moins élevée, ce sera donc pour moi une distraction que de refaire cette tête.

La vieille dame tressaillit en entendant ces paroles, et Adélaïde jeta sur le peintre un de ces regards recueillis qui semblent être un jet de l'âme. Hippolyte voulait appartenir à ses deux voisines par quelque lien, et conquérir le droit de se mêler à leur vie. Son offre, en s'adressant aux plus vives affections du cœur, était la seule qu'il lui fût possible de faire: elle contentait sa fierté d'artiste, et n'avait rien de blessant pour les deux dames. Madame Leseigneur accepta sans empressement ni regret, mais avec cette conscience des grandes âmes qui savent l'étendue des liens que nouent de semblables obligations et qui en font un magnifique éloge, une preuve d'estime.

— Il me semble, dit le peintre, que cet uniforme est celui d'un officier de marine?

— Oui, dit-elle, c'est celui des capitaines de vaisseau. Monsieur de Rouville, mon mari, est mort à Batavia des suites d'une blessure reçue dans un combat contre un vaisseau anglais qui le rencontra sur les côtes d'Asie. Il montait une frégate de cinquante-six canons, et le Revenge était un vaisseau de quatre-vingt-seize. La lutte fut très-inégale; mais il se défendit si courageusement qu'il la maintint jusqu'à la nuit et put échapper. Quand je revins en France, Bonaparte n'avait pas encore le pouvoir, et l'on me refusa une pension. Lorsque, dernièrement, je la sollicitai de nouveau, le ministre me dit avec dureté que si le baron de Rouville eût émigré, je l'aurais conservé; qu'il serait sans doute aujourd'hui contre-amiral; enfin, son excellence finit par m'opposer je ne sais quelle loi sur les déchéances. Je n'ai fait cette démarche à laquelle des amis m'avaient poussée, que pour ma pauvre Adélaïde. J'ai toujours eu de la répugnance à tendre la main au nom d'une douleur qui ôte à une femme sa voix et ses forces. Je n'aime pas cette évaluation pécuniaire d'un sang irréparablement versé...

— Ma mère, ce sujet de conversation vous fait toujours mal.

Sur ce mot d'Adélaïde, la baronne Leseigneur de Rouville inclina la tête et garda le silence.

— Monsieur, dit la jeune fille à Hippolyte, je croyais que les travaux des peintres étaient en général peu bruyants!

A cette question, Schinner se prit à rougir en se souvenant du tapage qu'il avait fait. Adélaïde n'acheva pas et lui sauva quelque mensonge en se levant tout à coup au bruit d'une voiture qui s'arrêtait à la porte, elle alla dans sa chambre d'où elle revint aussitôt en tenant deux flambeaux dorés garnis de bougies entamées qu'elle alluma promptement; et sans attendre le tintement de la sonnette, elle ouvrit la porte de la première pièce où elle laissa la lampe. Le bruit d'un baiser reçu et donné retentit jusque dans le cœur d'Hippolyte. L'impatience que le jeune homme eut de voir celui qui traitait si familièrement Adélaïde ne fut pas promptement satisfaite. Les arrivants eurent avec la jeune fille une conversation à voix basse qu'il trouva bien longue. Enfin, mademoiselle de Rouville reparut suivie de deux hommes dont le costume, la physionomie et l'aspect étaient toute une histoire. Agé d'environ soixante ans, le premier portait un de ces habits inventés, je crois, pour Louis XVIII alors régnant, et dans lesquels le problème vestimental le plus difficile avait été résolu par un tailleur qui devrait être immortel. Cet artiste connaissait, à coup sûr, l'art des transitions qui fut tout le génie de ce temps si politiquement mobile. N'est-ce pas un bien rare mérite que de savoir juger son époque? Cet habit, que les jeunes gens d'aujourd'hui peuvent prendre pour une fable, n'était ni civil ni militaire et pouvait passer tour à tour pour militaire et pour civil. Des fleurs de lis brodées ornaient les retroussis des deux pans de derrière. Les boutons dorés étaient également fleurdelisés. Sur les épaules, deux attentes vides demandaient des épaulettes inutiles. Ces deux symptômes de milice étaient là comme une pétition sans apostille. Chez le vieillard, la boutonnière de cet habit en drap bleu de roi était fleurie de plusieurs rubans. Il tenait sans doute toujours à la main son tricorne garni d'une ganse d'or, car les ailes neigeuses de ses cheveux poudrés n'offraient pas trace de la pression du chapeau. Il semblait ne pas avoir plus de cinquante ans, et paraissait jouir d'une santé robuste. Tout en accusant le caractère loyal et franc des vieux émigrés, sa physionomie dénotait aussi les mœurs libertines et faciles, les passions gaies et l'insouciance de ces mousquetaires, jadis si célèbres dans les fastes de la galanterie. Ses gestes, son allure, ses manières annonçaient qu'il ne voulait se corriger ni de son royalisme, ni de sa religion, ni de ses amours.

Une figure vraiment fantastique suivait ce prétentieux voltigeur de Louis XIV (tel fut le sobriquet donné par les bonapartistes à ces nobles restes de la monarchie); mais pour la bien peindre il faudrait en faire l'objet principal du tableau où elle n'est qu'un accessoire. Figurez-vous un personnage sec et maigre, vêtu comme l'était le premier, mais n'en étant pour ainsi dire que le reflet, ou l'ombre, si vous voulez? L'habit, neuf chez l'un, se trouvait vieux et flétri chez l'autre. La poudre des cheveux semblait moins blanche chez le second, l'or des fleurs de lis moins éclatant, les attentes de l'épaulette plus désespérées et plus recroquevillées, l'intelligence plus faible, la vie plus avancée vers le terme fatal que chez le premier. Enfin, il réalisait ce mot de Rivarol sur Champcenetz: «C'est mon clair de lune.» Il n'était que le double de l'autre, le double pâle et pauvre, car il se trouvait entre eux toute la différence qui existe entre la première et la dernière épreuve d'une lithographie. Ce vieillard muet fut un mystère pour le peintre, et resta constamment un mystère. Le chevalier, il était chevalier, ne parla pas, et personne ne lui parla. Était-ce un ami, un parent pauvre, un homme qui restait près du vieux galant comme une demoiselle de compagnie près d'une vieille femme? Tenait-il le milieu entre le chien, le perroquet et l'ami? Avait-il sauvé la fortune ou seulement la vie de son bienfaiteur? Était-ce le Trim d'un autre capitaine Tobie? Ailleurs, comme chez la baronne de Rouville, il excitait toujours la curiosité sans jamais la satisfaire. Qui pouvait, sous la Restauration, se rappeler l'attachement qui liait avant la Révolution ce chevalier à la femme de son ami, morte depuis vingt ans?

Le personnage qui paraissait être le plus neuf de ces deux débris s'avança galamment vers la baronne de Rouville, lui baisa la main, et s'assit auprès d'elle. L'autre salua et se mit près de son type, à une distance représentée par deux chaises. Adélaïde vint appuyer ses coudes sur le dossier du fauteuil occupé par le vieux gentilhomme en imitant, sans le savoir, la pose que Guérin a donnée à la sœur de Didon dans son célèbre tableau. Quoique la familiarité du gentilhomme fût celle d'un père, pour le moment ses libertés parurent déplaire à la jeune fille.

— Eh bien! tu me boudes? dit-il en jetant sur Schinner de ces regards obliques pleins de finesse et de ruse, regards diplomatiques dont l'expression trahissait la prudente inquiétude, la curiosité polie des gens bien élevés qui semblent demander en voyant un inconnu: — Est-il des nôtres?

— Vous voyez notre voisin, lui dit la vieille dame en lui montrant Hippolyte, Monsieur est un peintre célèbre dont le nom doit être connu de vous malgré votre insouciance pour les arts.

Le gentilhomme reconnut la malice de sa vieille amie dans l'omission qu'elle faisait du nom, et salua le jeune homme.

— Certes, dit-il, j'ai beaucoup entendu parler de ses tableaux au dernier Salon. Le talent a de beaux priviléges, monsieur, ajouta-t-il en regardant le ruban rouge de l'artiste. Cette distinction, qu'il nous faut acquérir au prix de notre sang et de longs services, vous l'obtenez jeunes; mais toutes les gloires sont frères, ajouta-t-il en portant les mains à sa croix de Saint-Louis.

Hippolyte balbutia quelques paroles de remercîment, et rentra dans son silence, se contentant d'admirer avec un enthousiasme croissant la belle tête de jeune fille par laquelle il était charmé. Bientôt il s'oublia dans cette contemplation, sans plus songer à la misère profonde du logis. Pour lui, le visage d'Adélaïde se détachait sur une atmosphère lumineuse. Il répondit brièvement aux questions qui lui furent adressées et qu'il entendit heureusement, grâce à une singulière faculté de notre âme dont la pensée peut en quelque sorte se dédoubler parfois. A qui n'est-il pas arrivé de rester plongé dans une méditation voluptueuse ou triste, d'en écouter la voix en soi-même, et d'assister à une conversation ou à une lecture? Admirable dualisme qui souvent aide à prendre les ennuyeux en patience! Féconde et riante, l'espérance lui versa mille pensées de bonheur, et il ne voulut plus rien observer autour de lui. Enfant plein de confiance, il lui parut honteux d'analyser un plaisir. Après un certain laps de temps, il s'aperçut que la vieille dame et sa fille jouaient avec le vieux gentilhomme. Quant au satellite de celui-ci, fidèle à son état d'ombre, il se tenait debout derrière son ami dont le jeu le préoccupait, répondant aux muettes questions que lui faisait le joueur par de petites grimaces approbatives qui répétaient les mouvements interrogateurs de l'autre physionomie.

— Du Halga, je perds toujours, disait le gentilhomme.

— Vous écartez mal, répondait la baronne de Rouville.

— Voilà trois mois que je n'ai pas pu vous gagner une seule partie, reprit-il.

— Monsieur le comte a-t-il les as? demanda la vieille dame.

— Oui. Encore un marqué, dit-il.

— Voulez-vous que je vous conseille? disait Adélaïde.

— Non, non, reste devant moi. Ventre-de-biche! ce serait trop perdre que de ne pas t'avoir en face.

Enfin la partie finit. Le gentilhomme tira sa bourse, et jetant deux louis sur le tapis, non sans humeur: — Quarante francs, juste comme de l'or, dit-il. Et diantre! il est onze heures.

— Il est onze heures, répéta le personnage muet en regardant le peintre.

Le jeune homme, entendant cette parole un peu plus distinctement que toutes les autres, pensa qu'il était temps de se retirer. Rentrant alors dans le monde des idées vulgaires, il trouva quelques lieux communs pour prendre la parole, salua la baronne, sa fille, les deux inconnus, et sortit en proie aux premières félicités de l'amour vrai, sans chercher à s'analyser les petits événements de cette soirée.

Le lendemain, le jeune peintre éprouva le désir le plus violent de revoir Adélaïde. S'il avait écouté sa passion, il serait entré chez ses voisines dès six heures du matin, en arrivant à son atelier. Il eut cependant encore assez de raison pour attendre jusqu'à l'après-midi. Mais, aussitôt qu'il crut pouvoir se présenter chez madame de Rouville, il descendit, sonna, non sans quelques larges battements de cœur; et, rougissant comme une jeune fille, il demanda timidement le portrait du baron de Rouville à mademoiselle Leseigneur qui était venue lui ouvrir.

— Mais entrez, lui dit Adélaïde qui l'avait sans doute entendu descendre de son atelier.

Le peintre la suivit, honteux, décontenancé, ne sachant rien dire, tant le bonheur le rendait stupide. Voir Adélaïde, écouter le frissonnement de sa robe, après avoir désiré pendant toute une matinée d'être près d'elle, après s'être levé cent fois en disant: — Je descends! et n'être pas descendu; c'était, pour lui, vivre si richement que de telles sensations trop prolongées lui auraient usé l'âme. Le cœur a la singulière puissance de donner un prix extraordinaire à des riens. Quelle joie n'est-ce pas pour un voyageur de recueillir un brin d'herbe, une feuille inconnue, s'il a risqué sa vie dans cette recherche! Les riens de l'amour sont ainsi. La vieille dame n'était pas dans le salon. Quand la jeune fille s'y trouva seule avec le peintre, elle apporta une chaise pour avoir le portrait; mais, en s'apercevant qu'elle ne pouvait pas le décrocher sans mettre le pied sur la commode, elle se tourna vers Hippolyte et lui dit en rougissant: — Je ne suis pas assez grande. Voulez-vous le prendre?

Un sentiment de pudeur, dont témoignaient l'expression de sa physionomie et l'accent de sa voix, était le véritable motif de sa demande; et le jeune homme, la comprenant ainsi, lui jeta un de ces regards intelligents qui sont le plus doux langage de l'amour. Adélaïde, voyant que le peintre l'avait devinée, baissa les yeux par un mouvement de fierté dont le secret appartient aux vierges. Ne trouvant pas un mot à dire, et presque intimidé, le peintre prit alors le tableau, l'examina gravement en le mettant au jour près de la fenêtre, et s'en alla sans dire autre chose à mademoiselle Leseigneur que: «Je vous le rendrai bientôt.» Tous deux avaient, pendant ce rapide instant, ressenti une de ces commotions vives dont les effets dans l'âme peuvent se comparer à ceux que produit une pierre jetée au fond d'un lac. Les réflexions les plus douces naissent et se succèdent, indéfinissables, multipliées, sans but, agitant le cœur comme les rides circulaires qui plissent longtemps l'onde en partant du point où la pierre est tombée. Hippolyte revint dans son atelier armé de ce portrait. Déjà son chevalet avait été garni d'une toile, une palette chargée de couleurs; les pinceaux étaient nettoyés, la place et le jour choisi. Aussi, jusqu'à l'heure du dîner, travailla-t-il au portrait avec cette ardeur que les artistes mettent à leurs caprices. Il revint le soir même chez la baronne de Rouville, et y resta depuis neuf heures jusqu'à onze. Hormis les différents sujets de conversation, cette soirée ressembla fort exactement à la précédente. Les deux vieillards arrivèrent à la même heure, la même partie de piquet eut lieu, les mêmes phrases furent dites par les joueurs, la somme perdue par l'ami d'Adélaïde fut aussi considérable que celle perdue la veille; seulement Hippolyte, un peu plus hardi, osa causer avec la jeune fille.

Huit jours se passèrent ainsi, pendant lesquels les sentiments du peintre et ceux d'Adélaïde subirent ces délicieuses et lentes transformations qui amènent les âmes à une parfaite entente. Aussi, de jour en jour, le regard par lequel Adélaïde accueillait son ami était-il devenu plus intime, plus confiant, plus gai, plus franc; sa voix, ses manières eurent quelque chose de plus onctueux, de plus familier. Tous deux riaient, causaient, se communiquaient leurs pensées, parlaient d'eux-mêmes avec la naïveté de deux enfants qui, dans l'espace d'une journée, ont fait connaissance, comme s'ils s'étaient vus depuis trois ans. Schinner jouait au piquet. Ignorant et novice, il faisait naturellement école sur école; et, comme le vieillard, il perdait presque toutes les parties. Sans s'être encore confié leur amour, les deux amants savaient qu'ils s'appartenaient l'un à l'autre. Hippolyte avait exercé son pouvoir avec bonheur sur sa timide amie. Bien des concessions lui avaient été faites par Adélaïde qui, craintive et dévouée, était la dupe de ces fausses bouderies que l'amant le moins habile ou la jeune fille la plus naïve inventent et dont ils se servent sans cesse, comme les enfants gâtés abusent de la puissance que leur donne l'amour de leur mère. Toute familiarité avait cessé entre le vieux comte et Adélaïde. La jeune fille avait naturellement compris les tristesses du peintre et les pensées cachées dans les plis de son front, dans l'accent brusque du peu de mots qu'il prononçait lorsque le vieillard baisait sans façon les mains ou le cou d'Adélaïde. De son côté, mademoiselle Leseigneur demandait à son amant un compte sévère de ses moindres actions. Elle était si malheureuse, si inquiète quand Hippolyte ne venait pas; elle savait si bien le gronder de ses absences que le peintre cessa de voir ses amis et d'aller dans le monde. Adélaïde laissa percer la jalousie naturelle aux femmes en apprenant que parfois, en sortant de chez madame de Rouville, à onze heures, le peintre faisait encore des visites et parcourait les salons les plus brillants de Paris. D'abord elle prétendit que ce genre de vie était mauvais pour la santé; puis elle trouva moyen de lui dire, avec cette conviction profonde à laquelle l'accent, le geste et le regard d'une personne aimée donnent tant de pouvoir: «qu'un homme obligé de prodiguer à plusieurs femmes à la fois son temps et les grâces de son esprit ne pouvait pas être l'objet d'une affection bien vive.» Le peintre fut donc amené, autant par le despotisme de la passion que par les exigences d'une jeune fille aimante, à ne vivre que dans ce petit appartement où tout lui plaisait. Enfin, jamais amour ne fut ni plus pur ni plus ardent. De part et d'autre, la même foi, la même délicatesse firent croître cette passion sans le secours de ces sacrifices par lesquels beaucoup de gens cherchent à se prouver leur amour. Entre eux il existait un échange continuel de sensations douces, et ils ne savaient qui donnait et qui recevait le plus. Un penchant involontaire rendait l'union de leurs âmes toujours étroite. Le progrès de ce sentiment vrai fut si rapide que, deux mois après l'accident auquel le peintre avait dû le bonheur de connaître Adélaïde, leur vie était devenue une même vie. Dès le matin, la jeune fille, entendant le pas de son amant, pouvait se dire: — Il est là! Quand Hippolyte retournait chez sa mère à l'heure du dîner, il ne manquait jamais de venir saluer ses voisines; et le soir il accourait, à l'heure accoutumée, avec une ponctualité d'amoureux. Ainsi, la femme la plus tyrannique et la plus ambitieuse en amour n'aurait pu faire le plus léger reproche au jeune peintre. Aussi Adélaïde savourait-elle un bonheur sans mélange et sans bornes en voyant se réaliser dans toute son étendue l'idéal qu'il est si naturel de rêver à son âge. Le vieux gentilhomme venait moins souvent, le jaloux Hippolyte l'avait remplacé le soir, au tapis vert, dans son malheur constant au jeu. Cependant, au milieu de son bonheur, en songeant à la désastreuse situation de madame de Rouville, car il avait acquis plus d'une preuve de sa détresse, il ne pouvait chasser une pensée importune. Déjà plusieurs fois il s'était dit en rentrant chez lui: — Comment! vingt francs tous les soirs? Et il n'osait s'avouer à lui-même d'odieux soupçons. Il employa deux mois à faire le portrait, et quand il fut fini, verni, encadré, il le regarda comme un de ses meilleurs ouvrages. Madame la baronne de Rouville ne lui en avait plus parlé. Était-ce insouciance ou fierté? Le peintre ne voulut pas s'expliquer ce silence.

Il complota joyeusement avec Adélaïde de mettre le portrait en place pendant une absence de madame de Rouville. Un jour donc, durant la promenade que sa mère faisait ordinairement aux Tuileries, Adélaïde monta seule, pour la première fois, à l'atelier d'Hippolyte, sous prétexte de voir le portrait dans le jour favorable sous lequel il avait été peint. Elle demeura muette et immobile en proie à une contemplation délicieuse où se fondaient en un seul tous les sentiments de la femme. Ne se résument-ils pas tous dans une juste admiration pour l'homme aimé? Lorsque le peintre, inquiet de ce silence, se pencha pour voir la jeune fille, elle lui tendit la main, sans pouvoir dire un mot; mais deux larmes étaient tombées de ses yeux. Hippolyte prit cette main, la couvrit de baisers, et, pendant un moment, ils se regardèrent en silence, voulant tous deux s'avouer leur amour, et ne l'osant pas. Le peintre, ayant gardé la main d'Adélaïde dans les siennes, une même chaleur et un même mouvement leur apprirent que leurs cœurs battaient aussi fort l'un que l'autre. Trop émue, la jeune fille s'éloigna doucement d'Hippolyte, et dit, en lui jetant un regard plein de naïveté: — Vous allez rendre ma mère bien heureuse!

— Quoi! votre mère seulement? demanda-t-il.

— Oh! moi, je le suis trop.

Le peintre baissa la tête et resta silencieux, effrayé de la violence des sentiments que l'accent de cette phrase réveilla dans son cœur. Comprenant alors tous deux le danger de cette situation, ils descendirent et mirent le portrait à sa place. Hippolyte dîna pour la première fois avec la baronne et sa fille. Il fut fêté, complimenté par madame de Rouville avec une bonhomie rare. Dans son attendrissement et tout en pleurs, la vieille dame voulut l'embrasser. Le soir, le vieil émigré, ancien camarade du baron de Rouville, avec lequel il avait vécu fraternellement, fit à ses deux amies une visite pour leur apprendre qu'il venait d'être nommé vice-amiral. Ses navigations terrestres à travers l'Allemagne et la Russie lui avaient été comptées comme des campagnes navales. A l'aspect du portrait, il serra cordialement la main du peintre, et s'écria: — Ma foi! quoique ma vieille carcasse ne vaille pas la peine d'être conservée, je donnerais bien cinq cents pistoles pour me voir aussi ressemblant que l'est mon vieux Rouville.

A cette proposition, la baronne regarda son ami, et sourit en laissant éclater sur son visage les marques d'une soudaine reconnaissance. Hippolyte crut deviner que le vieil amiral voulait lui offrir le prix des deux portraits en payant le sien. Sa fierté d'artiste, tout autant que sa jalousie peut-être, s'offensa de cette pensée, et il répondit: — Monsieur, si je peignais le portrait, je n'aurais pas fait celui-ci.

L'amiral se mordit les lèvres et se mit à jouer. Le peintre resta près d'Adélaïde qui lui proposa de faire une partie, il accepta. Tout en jouant, il observa chez madame de Rouville une ardeur pour le jeu qui le surprit. Jamais cette vieille baronne n'avait encore manifesté un désir si ardent pour le gain, ni un plaisir si vif en palpant les pièces d'or du gentilhomme. Pendant la soirée, de mauvais soupçons vinrent troubler le bonheur d'Hippolyte, et lui donnèrent de la défiance. Madame de Rouville vivrait-elle donc du jeu? Ne jouait-elle pas en ce moment pour acquitter quelque dette, ou poussée par quelque nécessité? Peut-être n'avait-elle pas payé son loyer. Ce vieillard paraissait être assez fin pour ne pas se laisser impunément prendre son argent. Quel pouvait donc être l'intérêt qui l'attirait dans cette maison pauvre, lui riche? Pourquoi jadis était-il si familier près d'Adélaïde, et pourquoi soudain avait-il renoncé à des privautés acquises et dues peut-être? Ces réflexions lui vinrent involontairement, et l'excitèrent à examiner avec une nouvelle attention le vieillard et la baronne. Il fut mécontent de leurs airs d'intelligence et des regards obliques qu'ils jetaient sur Adélaïde et sur lui. «Me tromperait-on?» fut pour Hippolyte une dernière idée, horrible, flétrissante, et à laquelle il crut précisément assez pour en être torturé. Il voulut rester après le départ des deux vieillards pour confirmer ses soupçons ou pour les dissiper. Il avait tiré sa bourse afin de payer Adélaïde; mais emporté par ses pensées poignantes, il mit sa bourse sur la table, tomba dans une rêverie qui dura peu; puis, honteux de son silence, il se leva, répondit à une interrogation banale que lui faisait madame de Rouville, et vint près d'elle pour, tout en causant, mieux scruter ce vieux visage. Il sortit en proie à mille incertitudes. A peine avait-il descendu quelques marches, il se souvint d'avoir oublié son argent sur la table, et rentra.

— Je vous ai laissé ma bourse, dit-il à la jeune fille.

— Non, répondit-elle en rougissant.

— Je la croyais là, reprit-il en montrant la table de jeu; mais, tout honteux pour Adélaïde et pour la baronne de ne pas l'y voir, il les regarda d'un air hébété qui les fit rire, pâlit et reprit en tâtant son gilet: «Je me suis trompé, je l'ai sans doute.» Il salua, et sortit. Dans l'un des côtés de cette bourse, il y avait quinze louis et, de l'autre, quelque menue monnaie. Le vol était si flagrant, si effrontément nié, qu'Hippolyte ne pouvait plus conserver de doute sur la moralité de ses voisines. Il s'arrêta dans l'escalier, le descendit avec peine: ses jambes tremblaient, il avait des vertiges, il suait, il grelottait, et se trouvait hors d'état de marcher, aux prises avec l'atroce commotion causée par le renversement de toutes ses espérances. Dès ce moment, il retrouve dans sa mémoire une foule d'observations légères en apparence, mais qui corroboraient les affreux soupçons auxquels il avait été en proie, et qui, en lui prouvant la réalité du dernier fait, lui ouvraient les yeux sur le caractère et la vie de ces deux femmes. Avaient-elles donc attendu que le portrait fût donné, pour voler cette bourse? Combiné, le vol était encore plus odieux. Le peintre se souvint, pour son malheur, que, depuis deux ou trois soirées, Adélaïde, en paraissant examiner avec une curiosité de jeune fille le travail particulier du réseau de soie usé, vérifiait probablement l'argent contenu dans la bourse en faisant des plaisanteries innocentes en apparence, mais qui sans doute avaient pour but d'épier le moment où la somme serait assez forte pour être dérobée. — Le vieil amiral a peut-être d'excellentes raisons pour ne pas épouser Adélaïde, et alors la baronne aura tâché de me... A cette supposition, il s'arrêta, n'achevant pas même sa pensée qui fut détruite par une réflexion bien juste: — Si la baronne, pensa-t-il, espère me marier avec sa fille, elles ne m'auraient pas volé. Puis il essaya, pour ne point renoncer à ses illusions, à son amour déjà si fortement enraciné, de chercher quelque justification dans le hasard. — Ma bourse sera tombée à terre, se dit-il, elle sera restée sur mon fauteuil. Je l'ai peut-être, je suis si distrait! Il se fouilla par des mouvements rapides et ne retrouva pas la maudite bourse. Sa mémoire cruelle lui retraçait par instants la fatale vérité. Il voyait distinctement sa bourse étalée sur le tapis; mais ne doutant plus du vol, il excusait alors Adélaïde en se disant que l'on ne devait pas juger si promptement les malheureux. Il y avait sans doute un secret dans cette action en apparence si dégradante. Il ne voulait pas que cette fière et noble figure fût un mensonge. Cependant cet appartement si misérable lui apparut dénué des poésies de l'amour qui embellit tout: il le vit sale et flétri, le considéra comme la représentation d'une vie intérieure sans noblesse, inoccupée, vicieuse. Nos sentiments ne sont-ils pas, pour ainsi dire, écrits sur les choses qui nous entourent? Le lendemain matin, il se leva sans avoir dormi. La douleur du cœur, cette grave maladie morale, avait fait en lui d'énormes progrès. Perdre un bonheur rêvé, renoncer à tout un avenir, est une souffrance plus aiguë que celle causée par la ruine d'une félicité ressentie, quelque complète qu'elle ait été: l'espérance n'est-elle pas meilleure que le souvenir? Les méditations dans lesquelles tombe tout à coup notre âme sont alors comme une mer sans rivage au sein de laquelle nous pouvons nager pendant un moment, mais où il faut que notre amour se noie et périsse. Et c'est une affreuse mort. Les sentiments ne sont-ils pas la partie la plus brillante de votre vie? De cette mort partielle viennent, chez certaines organisations délicates ou fortes, les grands ravages produits par les désenchantements, par les espérances et les passions trompées. Il en fut ainsi du jeune peintre. Il sortit de grand matin, alla se promener sous les frais ombrages des Tuileries, absorbé par ses idées, oubliant tout dans le monde. Là, par un hasard qui n'avait rien d'extraordinaire, il rencontra un de ses amis les plus intimes, un camarade de collége et d'atelier, avec lequel il avait vécu mieux qu'on ne vit avec un frère.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
25 haziran 2017
Hacim:
740 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain