Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 02», sayfa 19
LV
LA COMTESSE DE L'ESTORADE A MADAME GASTON
16 juillet.
Ma chère Louise, je t'envoie cette lettre par un exprès avant de courir au Chalet moi-même. Calme-toi. Ton dernier mot m'a paru si insensé que j'ai cru pouvoir, en de pareilles circonstances, tout confier à Louis: il s'agissait de te sauver de toi-même. Si, comme toi, nous avons employé d'horribles moyens, le résultat est si heureux que je suis certaine de ton approbation. Je suis descendue jusqu'à faire marcher la police; mais c'est un secret entre le préfet, nous et toi. Gaston est un ange! Voici les faits: son frère Louis Gaston est mort à Calcutta, au service d'une compagnie marchande, au moment où il allait revenir en France riche, heureux et marié. La veuve d'un négociant anglais lui avait donné la plus brillante fortune. Après dix ans de travaux entrepris pour envoyer de quoi vivre à son frère, qu'il adorait et à qui jamais il ne parlait de ses mécomptes dans ses lettres pour ne pas l'affliger, il a été surpris par la faillite du fameux Halmer. La veuve a été ruinée. Le coup fut si violent que Louis Gaston en a eu la tête perdue. Le moral, en faiblissant, a laissé la maladie maîtresse du corps, et il a succombé dans le Bengale, où il était allé réaliser les restes de la fortune de sa pauvre femme. Ce cher capitaine avait remis chez un banquier une première somme de trois cent mille francs pour l'envoyer à son frère; mais ce banquier, entraîné par la maison Halmer, leur a enlevé cette dernière ressource. La veuve de Louis Gaston, cette belle femme que tu prends pour ta rivale, est arrivée à Paris avec deux enfants qui sont tes neveux, et sans un sou. Les bijoux de la mère ont à peine suffi à payer le passage de sa famille. Les renseignements que Louis Gaston avait donnés au banquier pour envoyer l'argent à Marie Gaston ont servi à la veuve pour trouver l'ancien domicile de ton mari. Comme ton Gaston a disparu sans dire où il allait, on a envoyé madame Louis Gaston chez d'Arthez, la seule personne qui pût donner des renseignements sur Marie Gaston. D'Arthez a d'autant plus généreusement pourvu aux premiers besoins de cette jeune femme que Louis Gaston s'était, il y a quatre ans, au moment de son mariage, enquis de son frère auprès de notre célèbre écrivain, en le sachant l'ami de Marie. Le capitaine avait demandé à d'Arthez le moyen de faire parvenir sûrement cette somme à Marie Gaston. D'Arthez avait répondu que Marie Gaston était devenu riche par son mariage avec la baronne de Macumer. La beauté, ce magnifique présent de leur mère, avait sauvé dans les Indes comme à Paris, les deux frères de tout malheur. N'est-ce pas une touchante histoire? D'Arthez a naturellement fini par écrire à ton mari l'état où se trouvaient sa belle-sœur et ses neveux, en l'instruisant des généreuses intentions que le hasard avait fait avorter, mais que le Gaston des Indes avait eues pour le Gaston de Paris. Ton cher Gaston, comme tu dois l'imaginer, est accouru précipitamment à Paris. Voilà l'histoire de sa première course. Depuis cinq ans, il a mis de côté cinquante mille francs sur le revenu que tu l'as forcé de prendre, et il les a employés à deux inscriptions de chacune douze cents francs de rente au nom de ses neveux; puis il a fait meubler cet appartement où demeure ta belle-sœur, en lui promettant trois mille francs tous les trois mois. Voilà l'histoire de ses travaux au théâtre et du plaisir que lui a causé le succès de sa première pièce. Ainsi madame Gaston n'est point ta rivale, et porte ton nom très légitimement. Un homme noble et délicat comme Gaston a dû te cacher cette aventure en redoutant ta générosité. Ton mari ne regarde point comme à lui ce que tu lui as donné. D'Arthez m'a lu la lettre qu'il lui a écrite pour le prier d'être un des témoins de votre mariage: Marie Gaston y dit que son bonheur serait entier s'il n'avait pas eu de dettes à te laisser payer et s'il eût été riche. Une âme vierge n'est pas maîtresse de ne pas avoir de tels sentiments: ils sont ou ne sont pas; et quand ils sont, leur délicatesse, leurs exigences se conçoivent. Il est tout simple que Gaston ait voulu lui-même en secret donner une existence convenable à la veuve de son frère, quand cette femme lui envoyait cent mille écus de sa propre fortune. Elle est belle, elle a du cœur, des manières distinguées, mais pas d'esprit. Cette femme est mère; n'est-ce pas dire que je m'y suis attachée aussitôt que je l'ai vue, en la trouvant un enfant au bras et l'autre habillé comme le baby d'un lord. Tout pour les enfants! est écrit chez elle dans les moindres choses. Ainsi, loin d'en vouloir à ton adoré Gaston, tu n'as que de nouvelles raisons de l'aimer! Je l'ai entrevu, il est le plus charmant jeune homme de Paris. Oh! oui, chère enfant, j'ai bien compris en l'apercevant qu'une femme pouvait en être folle: il a la physionomie de son âme. A ta place, je prendrais au Chalet la veuve et les deux enfants, en leur faisant construire quelque délicieux cottage, et j'en ferais mes enfants. Calme-toi donc, et prépare à ton tour cette surprise à Gaston.
LVI
DE MADAME GASTON A LA COMTESSE DE L'ESTORADE
Ah! ma bien-aimée, entends le terrible, le fatal, l'insolent mot de l'imbécile La Fayette à son maître, à son roi: Il est trop tard! O! ma vie, ma belle vie! quel médecin me la rendra? Je me suis frappée à mort. Hélas! n'étais-je pas un feu follet de femme destiné à s'éteindre après avoir brillé? Mes yeux sont deux torrents de larmes, et... je ne peux pleurer que loin de lui... Je le fuis et il me cherche. Mon désespoir est tout intérieur. Dante a oublié mon supplice dans son Enfer. Viens me voir mourir?
LVII
DE LA COMTESSE DE L'ESTORADE AU COMTE DE L'ESTORADE
Au Chalet, 7 août.
Mon ami, emmène les enfants et fais le voyage de Provence sans moi; je reste auprès de Louise qui n'a plus que quelques jours à vivre: je me dois à elle et à son mari, qui deviendra fou, je crois.
Depuis le petit mot que tu connais et qui m'a fait voler, accompagnée de médecins, à Ville-d'Avray, je n'ai pas quitté cette charmante femme et n'ai pu t'écrire, car voici la quinzième nuit que je passe.
En arrivant, je l'ai trouvée avec Gaston, belle et parée, le visage riant, heureuse. Quel sublime mensonge! Ces deux beaux enfants s'étaient expliqués. Pendant un moment j'ai, comme Gaston, été la dupe de cette audace; mais Louise m'a serré la main et m'a dit à l'oreille: — Il faut le tromper, je suis mourante. Un froid glacial m'a enveloppée en lui trouvant la main brûlante et du rouge aux joues. Je me suis applaudie de ma prudence. J'avais eu l'idée, pour n'effrayer personne, de dire aux médecins de se promener dans le bois en attendant que je les fisse demander.
— Laisse-nous, dit-elle à Gaston. Deux femmes qui se revoient après cinq ans de séparation ont bien des secrets à se confier, et Renée a sans doute quelque confidence à me faire.
Une fois seule, elle s'est jetée dans mes bras sans pouvoir contenir ses larmes.
— Qu'y-a-t-il donc? lui ai-je dit. Je t'amène, en tout cas, le premier chirurgien et le premier médecin de l'Hôtel-Dieu, avec Bianchon; enfin ils sont quatre.
— Oh! s'ils peuvent me sauver, s'il est temps, qu'ils viennent! s'est-elle écriée. Le même sentiment qui me portait à mourir me porte à vivre.
— Mais qu'as-tu fait?
— Je me suis rendue poitrinaire au plus haut degré en quelques jours.
— Et comment?
— Je me mettais en sueur la nuit et courais me placer au bord de l'étang, dans la rosée. Gaston me croit enrhumée, et je meurs.
— Envoie-le donc à Paris, je vais chercher moi-même les médecins, ai-je dit en courant comme une insensée à l'endroit où je les avais laissés.
Hélas! mon ami, la consultation faite, aucun de ces savants ne m'a donné le moindre espoir, ils pensent tous qu'à la chute des feuilles, Louise mourra. La constitution de cette chère créature a singulièrement servi son dessein; elle avait des dispositions à la maladie qu'elle a développée; elle aurait pu vivre long-temps; mais en quelques jours elle a rendu tout irréparable. Je ne te dirai pas mes impressions en entendant cet arrêt parfaitement motivé. Tu sais que j'ai tout autant vécu par Louise que par moi. Je suis restée anéantie, et n'ai point reconduit ces cruels docteurs. Le visage baigné de larmes, j'ai passé je ne sais combien de temps dans une douloureuse méditation. Une céleste voix m'a tirée de mon engourdissement par ces mots: — Eh! bien, je suis condamnée, que Louise m'a dit en posant sa main sur mon épaule. Elle m'a fait lever et m'a emmenée dans son petit salon. — Ne me quitte plus, m'a-t-elle demandé par un regard suppliant, je ne veux pas voir de désespoir autour de moi; je veux surtout le tromper, j'en aurai la force. Je suis pleine d'énergie, de jeunesse, et je saurai mourir debout. Quant à moi, je ne me plains pas, je meurs comme je l'ai souhaité souvent: à trente ans, jeune, belle, tout entière. Quant à lui, je l'aurais rendu malheureux, je le vois. Je me suis prise dans les lacs de mes amours, comme une biche qui s'étrangle en s'impatientant d'être prise; de nous deux, je suis la biche... et bien sauvage. Mes jalousies à faux frappaient déjà sur son cœur de manière à le faire souffrir. Le jour où mes soupçons auraient rencontré l'indifférence, le loyer qui attend la jalousie, eh! bien... je serais morte. J'ai mon compte de la vie. Il y a des êtres qui ont soixante ans de service sur les contrôles du monde et qui, en effet, n'ont pas vécu deux ans; au rebours, je parais n'avoir que trente ans, mais, en réalité, j'ai eu soixante années d'amours. Ainsi, pour moi, pour lui, ce dénouement est heureux. Quant à nous deux, c'est autre chose: tu perds une sœur qui t'aime, et cette perte est irréparable. Toi seule, ici, tu dois pleurer ma mort. Ma mort, reprit-elle après une longue pause pendant laquelle je ne l'ai vue qu'à travers le voile de mes larmes, porte avec elle un cruel enseignement. Mon cher docteur en corset a raison: le mariage ne saurait avoir pour base la passion, ni même l'amour. Ta vie est une belle et noble vie, tu as marché dans ta voie, aimant toujours de plus en plus ton Louis; tandis qu'en commençant la vie conjugale par une ardeur extrême, elle ne peut que décroître. J'ai eu deux fois tort, et deux fois la Mort sera venue souffleter mon bonheur de sa main décharnée. Elle m'a enlevé le plus noble et le plus dévoué des hommes; aujourd'hui, la camarde m'enlève au plus beau, au plus charmant, au plus poétique époux du monde. Mais j'aurai tour à tour connu le beau idéal de l'âme et celui de la forme. Chez Felipe, l'âme domptait le corps et le transformait; chez Gaston, le cœur, l'esprit et la beauté rivalisent. Je meurs adorée, que puis-je vouloir de plus?.. me réconcilier avec Dieu que j'ai négligé peut-être, et vers qui je m'élancerai pleine d'amour en lui demandant de me rendre un jour ces deux anges dans le ciel. Sans eux, le paradis serait désert pour moi. Mon exemple serait fatal: je suis une exception. Comme il est impossible de rencontrer des Felipe ou des Gaston, la loi sociale est en ceci d'accord avec la loi naturelle. Oui, la femme est un être faible qui doit, en se mariant, faire un entier sacrifice de sa volonté à l'homme, qui lui doit en retour le sacrifice de son égoïsme. Les révoltes et les pleurs que notre sexe a élevés et jetés dans ces derniers temps avec tant d'éclat sont des niaiseries qui nous méritent le nom d'enfants que tant de philosophes nous ont donné.
Elle a continué de parler ainsi de sa voix douce que tu connais, en disant les choses les plus sensées de la manière la plus élégante, jusqu'à ce que Gaston entrât, amenant de Paris sa belle-sœur, les deux enfants et la bonne anglaise que Louise l'avait prié d'aller chercher.
— Voilà mes jolis bourreaux, a-t-elle dit en voyant ses deux neveux. Ne pouvais-je pas m'y tromper? Comme ils ressemblent à leur oncle!
Elle a été charmante pour madame Gaston l'aînée, qu'elle a priée de se regarder au Chalet comme chez elle, et elle lui en a fait les honneurs avec ces façons à la Chaulieu qu'elle possède au plus haut degré.
J'ai sur-le-champ écrit à la duchesse et au duc de Chaulieu, au duc de Rhétoré et au duc de Lenoncourt-Chaulieu, ainsi qu'à Madeleine. J'ai bien fait. Le lendemain, fatiguée de tant d'efforts, Louise n'a pu se promener; elle ne s'est même levée que pour assister au dîner. Madeleine de Lenoncourt, ses deux frères et sa mère sont venus dans la soirée. Le froid que le mariage de Louise avait mis entre elle et sa famille s'est dissipé. Depuis cette soirée, les deux frères et le père de Louise sont venus à cheval tous les matins, et les deux duchesses passent au Chalet toutes leurs soirées. La mort rapproche autant qu'elle sépare, elle fait taire les passions mesquines. Louise est sublime de grâce, de raison, de charme, d'esprit et de sensibilité. Jusqu'au dernier moment elle montre ce goût qui l'a rendue si célèbre, et nous dispense les trésors de cet esprit qui faisait d'elle une des reines de Paris.
— Je veux être jolie jusque dans mon cercueil, m'a-t-elle dit avec ce sourire qui n'est qu'à elle, en se mettant au lit pour y languir ces quinze jours-ci.
Dans sa chambre il n'y a pas trace de maladie: les boissons, les gommes, tout l'appareil médical est caché.
— N'est-ce pas que je fais une belle mort? disait-elle hier au curé de Sèvres, à qui elle a donné sa confiance.
Nous jouissons tous d'elle en avares. Gaston, que tant d'inquiétudes, tant de clartés affreuses ont préparé, ne manque pas de courage, mais il est atteint: je ne m'étonnerais pas de le voir suivre naturellement sa femme. Hier il m'a dit en tournant autour de la pièce d'eau: — Je dois être le père de ces deux enfants... Et il me montrait sa belle-sœur qui promenait ses neveux. Mais, quoique je ne veuille rien faire pour m'en aller de ce monde, promettez-moi d'être une seconde mère pour eux et de laisser votre mari accepter la tutelle officieuse que je lui confierai conjointement avec ma belle-sœur. Il a dit cela sans la moindre emphase et comme un homme qui se sent perdu. Sa figure répond par des sourires aux sourires de Louise, et il n'y a que moi qui ne m'y trompe pas. Il déploie un courage égal au sien. Louise a désiré voir son filleul; mais je ne suis pas fâchée qu'il soit en Provence, elle aurait pu lui faire quelques libéralités qui m'auraient fort embarrassée.
25 août (le jour de sa fête).
Hier au soir Louise a eu pendant quelques moments le délire; mais ce fut un délire vraiment élégant, qui prouve que les gens d'esprit ne deviennent pas fous comme les bourgeois ou comme les sots. Elle a chanté d'une voix éteinte quelques airs italiens des Puritani, de la Sonnambula et de Mosé. Nous étions tous silencieux autour du lit, et nous avons tous eu, même son frère Rhétoré, des larmes dans les yeux, tant il était clair que son âme s'échappait ainsi. Elle ne nous voyait plus! Il y avait encore toute sa grâce dans les agréments de ce chant faible et d'une douceur divine. L'agonie a commencé dans la nuit. Je viens, à sept heures du matin, de la lever moi-même; elle a retrouvé quelque force, elle a voulu s'asseoir à sa croisée, elle a demandé la main de Gaston... Puis, mon ami, l'ange le plus charmant que nous pourrons voir jamais sur cette terre ne nous a plus laissé que sa dépouille. Administrée la veille à l'insu de Gaston, qui, pendant la terrible cérémonie, a pris un peu de sommeil, elle avait exigé de moi que je lui lusse en français le De profundis, pendant qu'elle serait ainsi face à face avec la belle nature qu'elle s'était créée. Elle répétait mentalement les paroles et serrait les mains de son mari, agenouillé de l'autre côté de la bergère.
26 août.
J'ai le cœur brisé. Je viens d'aller la voir dans son linceul, elle y est devenue pâle avec des teintes violettes. Oh! je veux voir mes enfants! mes enfants! Amène mes enfants au-devant de moi!
Paris, 1841.
FIN
UNE FILLE D'ÈVE
A MADAME LA COMTESSE BOLOGNINI,
NÉE VIMERCATI
Si vous vous souvenez, Madame, du plaisir que votre conversation procurait à un voyageur en lui rappelant Paris à Milan, vous ne vous étonnerez pas de le voir vous témoignant sa reconnaissance pour tant de bonnes soirées passées auprès de vous, en apportant une de ses œuvres à vos pieds, et vous priant de la protéger de votre nom, comme autrefois ce nom protégea plusieurs contes d'un de vos vieux auteurs, cher aux Milanais. Vous avez une Eugénie, déjà belle, dont le spirituel sourire annonce qu'elle tiendra de vous les dons les plus précieux de la femme, et qui, certes, aura dans son enfance tous les bonheurs qu'une triste mère refusait à l'Eugénie mise en scène dans cette œuvre. Vous voyez que si les Français sont taxés de légèreté, d'oubli, je suis Italien par la constance et par le souvenir. En écrivant le nom d'Eugénie, ma pensée m'a souvent reporté dans ce frais salon en stuc et dans ce petit jardin, au Vicolo dei Capuccini, témoin des rires de cette chère enfant, de nos querelles, de nos récits. Vous avez quitté le Corso pour les Tre Monasteri, je ne sais point comment vous y êtes, et suis obligé de vous voir, non plus au milieu des jolies choses qui sans doute vous y entourent, mais comme une de ces belles figures dues à Carlo Dolci, Raphaël, Titien, Allori, et qui semblent abstraites, tant elles sont loin de nous.
Si ce livre peut sauter par-dessus les Alpes, il vous prouvera donc la vive reconnaissance et l'amitié respectueuse
De votre humble serviteur,de Balzac.
Dans un des plus beaux hôtels de la rue Neuve-des-Mathurins, à onze heures et demie du soir, deux femmes étaient assises devant la cheminée d'un boudoir tendu de ce velours bleu à reflets tendres et chatoyants que l'industrie française n'a su fabriquer que dans ces dernières années. Aux portes, aux croisées, un artiste avait drapé de moelleux rideaux en cachemire d'un bleu pareil à celui de la tenture. Une lampe d'argent ornée de turquoises et suspendue par trois chaînes d'un beau travail, descend d'une jolie rosace placée au milieu du plafond. Le système de la décoration est poursuivi dans les plus petits détails et jusque dans ce plafond en soie bleue, étoilé de cachemire blanc dont les longues bandes plissées retombent à d'égales distances sur la tenture, agrafées par des nœuds de perles. Les pieds rencontrent le chaud tissu d'un tapis belge, épais comme un gazon et à fond gris de lin semé de bouquets bleus.
Le mobilier, sculpté en plein bois de palissandre sur les plus beaux modèles du vieux temps, rehausse par ses tons riches la fadeur de cet ensemble, un peu trop flou, dirait un peintre. Le dos des chaises et des fauteuils offre à l'œil des pages menues en belle étoffe de soie blanche, brochée de fleurs bleues et largement encadrées par des feuillages finement découpés dans le bois.
De chaque côté de la croisée, deux étagères montrent leurs mille bagatelles précieuses, les fleurs des arts mécaniques écloses au feu de la pensée. Sur la cheminée en marbre turquin, les porcelaines les plus folles du vieux Saxe, ces bergers qui vont à des noces éternelles en tenant de délicats bouquets à la main, espèces de chinoiseries allemandes, entourent une pendule en platine, niellée d'arabesques. Au-dessus, brillent les tailles côtelées d'une glace de Venise encadrée d'un ébène plein de figures en relief, et venue de quelque vieille résidence royale. Deux jardinières étalaient alors le luxe malade des serres, de pâles et divines fleurs, les perles de la botanique.
Dans ce boudoir froid, rangé, propre comme s'il eût été à vendre, vous n'eussiez pas trouvé ce malin et capricieux désordre qui révèle le bonheur. Là tout était alors en harmonie, car les deux femmes y pleuraient. Tout y paraissait souffrant.
Le nom du propriétaire, Ferdinand du Tillet, un des plus riches banquiers de Paris, justifie le luxe effréné qui orne l'hôtel, et auquel ce boudoir peut servir de programme. Quoique sans famille, quoique parvenu, Dieu sait comment! du Tillet avait épousé en 1831 la dernière fille du comte de Granville, l'un des plus célèbres noms de la magistrature française, et devenu pair de France après la révolution de Juillet. Ce mariage d'ambition fut acheté par la quittance au contrat d'une dot non touchée, aussi considérable que celle de sa sœur aînée mariée au comte Félix de Vandenesse. De leur côté, les Granville avaient jadis obtenu cette alliance avec les Vandenesse par l'énormité de la dot. Ainsi, la Banque avait réparé la brèche faite à la Magistrature par la Noblesse. Si le comte de Vandenesse s'était pu voir, à trois ans de distance, beau-frère d'un sieur Ferdinand dit du Tillet, il n'eût peut-être pas épousé sa femme; mais quel homme aurait, vers la fin de 1828, prévu les étranges bouleversements que 1830 devait apporter dans l'état politique, dans les fortunes et dans la morale de la France? Il eût passé pour fou, celui qui aurait dit au comte Félix de Vandenesse que, dans ce chassez-croisez, il perdrait sa couronne de pair et qu'elle se retrouverait sur la tête de son beau-père.
Ramassée sur une de ces chaises basses appelées chauffeuses, dans la pose d'une femme attentive, madame du Tillet pressait sur sa poitrine avec une tendresse maternelle et baisait parfois la main de sa sœur, madame Félix de Vandenesse. Dans le monde, on joignait au nom de famille le nom de baptême, pour distinguer la comtesse de sa belle-sœur, la marquise, femme de l'ancien ambassadeur Charles de Vandenesse, qui avait épousé la riche veuve du comte de Kergarouët, une demoiselle de Fontaine. A demi renversée sur une causeuse, un mouchoir dans l'autre main, la respiration embarrassée par des sanglots réprimés, les yeux mouillés, la comtesse venait de faire de ces confidences qui ne se font que de sœur à sœur, quand deux sœurs s'aiment; et ces deux sœurs s'aimaient tendrement. Nous vivons dans un temps où deux sœurs si bizarrement mariées peuvent si bien ne pas s'aimer qu'un historien est tenu de rapporter les causes de cette tendresse, conservée sans accrocs ni taches au milieu des dédains de leurs maris l'un pour l'autre et des désunions sociales. Un rapide aperçu de leur enfance expliquera leur situation respective.
Élevées dans un sombre hôtel du Marais par une femme dévote et d'une intelligence étroite qui, pénétrée de ses devoirs, la phrase classique, avait accompli la première tâche d'une mère envers ses filles, Marie-Angélique et Marie-Eugénie atteignirent le moment de leur mariage, la première à vingt ans, la seconde à dix-sept, sans jamais être sorties de la zone domestique où planait le regard maternel. Jusqu'alors elles n'étaient allées à aucun spectacle, les églises de Paris furent leurs théâtres. Enfin leur éducation avait été aussi rigoureuse à l'hôtel de leur mère qu'elle aurait pu l'être dans un cloître. Depuis l'âge de raison, elles avaient toujours couché dans une chambre contiguë à celle de la comtesse de Granville, et dont la porte restait ouverte pendant la nuit. Le temps que ne prenaient pas les devoirs religieux ou les études indispensables à des filles bien nées et les soins de leur personne, se passait en travaux à l'aiguille faits pour les pauvres, en promenades accomplies dans le genre de celles que se permettent les Anglais le dimanche, en disant: «N'allons pas si vite, nous aurions l'air de nous amuser.» Leur instruction ne dépassa point les limites imposées par des confesseurs élus parmi les ecclésiastiques les moins tolérants et les plus jansénistes. Jamais filles ne furent livrées à des maris ni plus pures ni plus vierges: leur mère semblait avoir vu dans ce point, assez essentiel d'ailleurs, l'accomplissement de tous ses devoirs envers le ciel et les hommes. Ces deux pauvres créatures n'avaient, avant leur mariage, ni lu de romans ni dessiné autre chose que des figures dont l'anatomie eût paru le chef-d'œuvre de l'impossible à Cuvier, et gravées de manière à féminiser l'Hercule Farnèse lui-même. Une vieille fille leur apprit le dessin. Un respectable prêtre leur enseigna la grammaire, la langue française, l'histoire, la géographie et le peu d'arithmétique nécessaire aux femmes. Leurs lectures, choisies dans les livres autorisés, comme les Lettres édifiantes et les Leçons de Littérature de Noël, se faisaient le soir à haute voix, mais en compagnie du directeur de leur mère, car il pouvait s'y rencontrer des passages qui, sans de sages commentaires, eussent éveillé leur imagination. Le Télémaque de Fénélon parut dangereux. La comtesse de Granville aimait assez ses filles pour en vouloir faire des anges à la façon de Marie Alacoque, mais ses filles auraient préféré une mère moins vertueuse et plus aimable. Cette éducation porta ses fruits. Imposée comme un joug et présentée sous des formes austères, la Religion lassa de ses pratiques ces jeunes cœurs innocents, traités comme s'ils eussent été criminels; elle y comprima les sentiments, et tout en y jetant de profondes racines, elle ne fut pas aimée. Les deux Marie devaient ou devenir imbéciles ou souhaiter leur indépendance: elles souhaitèrent de se marier dès qu'elles purent entrevoir le monde et comparer quelques idées; mais leurs grâces touchantes et leur valeur, elles l'ignorèrent. Elles ignoraient leur propre candeur, comment auraient-elles su la vie? Elles étaient sans armes contre le malheur, comme sans expérience pour apprécier le bonheur. Elles ne tirèrent d'autre consolation que d'elles-mêmes au fond de cette geôle maternelle. Leurs douces confidences, le soir, à voix basse, ou les quelques phrases échangées quand leur mère les quittait pour un moment, continrent parfois plus d'idées que les mots n'en pouvaient exprimer. Souvent un regard dérobé à tous les yeux et par lequel elles se communiquaient leurs émotions fut comme un poème d'amère mélancolie. La vue du ciel sans nuages, le parfum des fleurs, le tour du jardin fait bras dessus bras dessous, leur offrirent des plaisirs inouïs. L'achèvement d'un ouvrage de broderie leur causait d'innocentes joies. La société de leur mère, loin de présenter quelques ressources à leur cœur ou de stimuler leur esprit, ne pouvait qu'assombrir leurs idées et contrister leurs sentiments; car elle se composait de vieilles femmes droites, sèches, sans grâce, dont la conversation roulait sur les différences qui distinguaient les prédicateurs ou les directeurs de conscience, sur leurs petites indispositions et sur les événements religieux les plus imperceptibles pour la Quotidienne ou pour l'Ami de la Religion. Quant aux hommes, ils eussent éteint les flambeaux de l'amour, tant leurs figures étaient froides et tristement résignées; ils avaient tous cet âge où l'homme est maussade et chagrin, où sa sensibilité ne s'exerce plus qu'à table et ne s'attache qu'aux choses qui concernent le bien-être. L'égoïsme religieux avait desséché ces cœurs voués au devoir et retranchés derrière la pratique. De silencieuses séances de jeu les occupaient presque toute la soirée. Les deux petites, mises comme au ban de ce sanhédrin qui maintenait la sévérité maternelle, se surprenaient à haïr ces désolants personnages aux yeux creux, aux figures refrognées.
Sur les ténèbres de cette vie se dessina vigoureusement une seule figure d'homme, celle d'un maître de musique. Les confesseurs avaient décidé que la musique était un art chrétien, né dans l'Église catholique et développé par elle. On permit donc aux deux petites filles d'apprendre la musique. Une demoiselle à lunettes, qui montrait le solfége et le piano dans un couvent voisin, les fatigua d'exercices. Mais quand l'aînée de ses filles atteignit dix ans, le comte de Granville démontra la nécessité de prendre un maître. Madame de Granville donna toute la valeur d'une conjugale obéissance à cette concession nécessaire: il est dans l'esprit des dévotes de se faire un mérite des devoirs accomplis. Le maître fut un Allemand catholique, un de ces hommes nés vieux, qui auront toujours cinquante ans, même à quatre-vingts. Sa figure creusée, ridée, brune, conservait quelque chose d'enfantin et de naïf dans ses fonds noirs. Le bleu de l'innocence animait ses yeux et le gai sourire du printemps habitait ses lèvres. Ses vieux cheveux gris, arrangés naturellement comme ceux de Jésus-Christ, ajoutaient à son air extatique je ne sais quoi de solennel qui trompait sur son caractère: il eût fait une sottise avec la plus exemplaire gravité. Ses habits étaient une enveloppe nécessaire à laquelle il ne prêtait aucune attention, car ses yeux allaient trop haut dans les nues pour jamais se commettre avec les matérialités. Aussi ce grand artiste inconnu tenait-il à la classe aimable des oublieurs, qui donnent leur temps et leur âme à autrui comme ils laissent leurs gants sur toutes les tables et leur parapluie à toutes les portes. Ses mains étaient de celles qui sont sales après avoir été lavées. Enfin, son vieux corps, mal assis sur ses vieilles jambes nouées et qui démontrait jusqu'à quel point l'homme peut en faire l'accessoire de son âme, appartenait à ces étranges créations qui n'ont été bien dépeintes que par un Allemand, par Hoffmann, le poète de ce qui n'a pas l'air d'exister et qui néanmoins a vie. Tel était Schmuke, ancien maître de chapelle du margrave d'Anspach, savant qui passa par un conseil de dévotion et à qui l'on demanda s'il faisait maigre. Le maître eut envie de répondre: «Regardez-moi?» mais comment badiner avec des dévotes et des directeurs jansénistes? Ce vieillard apocryphe tint tant de place dans la vie des deux Marie, elles prirent tant d'amitié pour ce candide et grand artiste qui se contentait de comprendre l'art, qu'après leur mariage, chacune lui constitua trois cents francs de rente viagère, somme qui suffisait pour son logement, sa bière, sa pipe et ses vêtements. Six cents francs de rente et ses leçons lui firent un Éden. Schmuke ne s'était senti le courage de confier sa misère et ses vœux qu'à ces deux adorables jeunes filles, à ces cœurs fleuris sous la neige des rigueurs maternelles, et sous la glace de la dévotion. Ce fait explique tout Schmuke et l'enfance des deux Marie. Personne ne sut, plus tard, quel abbé, quelle vieille dévote avait découvert cet Allemand égaré dans Paris. Dès que les mères de famille apprirent que la comtesse de Granville avait trouvé pour ses filles un maître de musique, toutes demandèrent son nom et son adresse. Schmuke eut trente maisons dans le Marais. Son succès tardif se manifesta par des souliers à boucles d'acier bronzé, fourrés de semelles en crin, et par du linge plus souvent renouvelé. Sa gaieté d'ingénu, long-temps comprimée par une noble et décente misère, reparut. Il laissa échapper de petites phrases spirituelles comme: «Mesdemoiselles, les chats ont mangé la crotte dans Paris cette nuit,» quand pendant la nuit la gelée avait séché les rues, boueuses la veille; mais il les disait en patois germanico-gallique: Montemisselle, lé chas honte manché lâ grôttenne tan Bâri sti nouitte! Satisfait d'apporter à ces deux anges cette espèce de vergiss mein nicht choisi parmi les fleurs de son esprit, il prenait, en l'offrant, un air fin et spirituel qui désarmait la raillerie. Il était si heureux de faire éclore le rire sur les lèvres de ses deux écolières, dont la malheureuse vie avait été pénétrée par lui, qu'il se fût rendu ridicule exprès, s'il ne l'eût pas été naturellement; mais son cœur eût renouvelé les vulgarités les plus populaires; il eût, suivant une belle expression de feu Saint-Martin, doré de la boue avec son céleste sourire. D'après une des plus nobles idées de l'éducation religieuse, les deux Marie reconduisaient leur maître avec respect jusqu'à la porte de l'appartement. Là, les deux pauvres filles lui disaient quelques douces phrases, heureuses de rendre cet homme heureux: elles ne pouvaient se montrer femmes que pour lui! Jusqu'à leur mariage, la musique devint donc pour elles une autre vie dans la vie, de même que le paysan russe prend, dit-on, ses rêves pour la réalité, sa vie pour un mauvais sommeil. Dans leur désir de se défendre contre les petitesses qui menaçaient de les envahir, contre les dévorantes idées ascétiques, elles se jetèrent dans les difficultés de l'art musical à s'y briser. La Mélodie, l'Harmonie, la Composition, ces trois filles du ciel dont le chœur fut mené par ce vieux Faune catholique ivre de musique, les récompensèrent de leurs travaux et leur firent un rempart de leurs danses aériennes. Mozart, Beethoven, Haydn, Paësiello, Cimarosa, Hummel et les génies secondaires développèrent en elles mille sentiments qui ne dépassèrent pas la chaste enceinte de leurs cœurs voilés, mais qui pénétrèrent dans la Création où elles volèrent à toutes ailes. Quand elles avaient exécuté quelques morceaux en atteignant à la perfection, elles se serraient les mains et s'embrassaient en proie à une vive extase. Leur vieux maître les appelait ses saintes Céciles.