Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 02», sayfa 21
En 1833, l'édifice de bonheur cimenté par Félix fut près de crouler, miné dans ses bases sans qu'il s'en doutât. Le cœur d'une femme de vingt-cinq ans n'est pas plus celui de la jeune fille de dix-huit, que celui de la femme de quarante n'est celui de la femme de trente ans. Il y a quatre âges dans la vie des femmes. Chaque âge crée une nouvelle femme. Vandenesse connaissait sans doute les lois de ces transformations dues à nos mœurs modernes; mais il les oublia pour son propre compte, comme le plus fort grammairien peut oublier les règles en composant un livre; comme sur le champ de bataille, au milieu du feu, pris par les accidents d'un site, le plus grand général oublie une règle absolue de l'art militaire. L'homme qui peut empreindre perpétuellement la pensée dans le fait est un homme de génie; mais l'homme qui a le plus de génie ne le déploie pas à tous les instants, il ressemblerait trop à Dieu. Après quatre ans de cette vie sans un choc d'âme, sans une parole qui produisît la moindre discordance dans ce suave concert de sentiment, en se sentant parfaitement développée comme une belle plante dans un bon sol, sous les caresses d'un beau soleil qui rayonnait au milieu d'un éther constamment azuré, la comtesse eut comme un retour sur elle-même. Cette crise de sa vie, l'objet de cette scène, serait incompréhensible sans des explications qui peut-être atténueront, aux yeux des femmes, les torts de cette jeune comtesse, aussi heureuse femme qu'heureuse mère, et qui doit, au premier abord, paraître sans excuse.
La vie résulte du jeu de deux principes opposés: quand l'un manque, l'être souffre. Vandenesse, en satisfaisant à tout, avait supprimé le Désir, ce roi de la création, qui emploie une somme énorme des forces morales. L'extrême chaleur, l'extrême malheur, le bonheur complet, tous les principes absolus trônent sur des espaces dénués de productions: ils veulent être seuls, ils étouffent tout ce qui n'est pas eux. Vandenesse n'était pas femme, et les femmes seules connaissent l'art de varier la félicité: de là procèdent leur coquetterie, leurs refus, leurs craintes, leurs querelles, et les savantes, les spirituelles niaiseries par lesquelles elles mettent le lendemain en question ce qui n'offrait aucune difficulté la veille. Les hommes peuvent fatiguer de leur constance, les femmes jamais. Vandenesse était une nature trop complétement bonne pour tourmenter par parti pris une femme aimée, il la jeta dans l'infini le plus bleu, le moins nuageux de l'amour. Le problème de la béatitude éternelle est un de ceux dont la solution n'est connue que de Dieu dans l'autre vie. Ici-bas, des poètes sublimes ont éternellement ennuyé leurs lecteurs en abordant la peinture du paradis. L'écueil de Dante fut aussi l'écueil de Vandenesse: honneur au courage malheureux! Sa femme finit par trouver quelque monotonie dans un Éden si bien arrangé, le parfait bonheur que la première femme éprouva dans le Paradis terrestre lui donna les nausées que donne à la longue l'emploi des choses douces, et fit souhaiter à la comtesse, comme à Rivarol lisant Florian, de rencontrer quelque loup dans la bergerie. Ceci, de tout temps, a semblé le sens du serpent emblématique auquel Ève s'adressa probablement par ennui. Cette morale paraîtra peut-être hasardée aux yeux des protestants qui prennent la Genèse plus au sérieux que ne la prennent les juifs eux-mêmes. Mais la situation de madame de Vandenesse peut s'expliquer sans figures bibliques: elle se sentait dans l'âme une force immense sans emploi, son bonheur ne la faisait pas souffrir, il allait sans soins ni inquiétudes, elle ne tremblait point de le perdre, il se produisait tous les matins avec le même bleu, le même sourire, la même parole charmante. Ce lac pur n'était ridé par aucun souffle, pas même par le zéphyr: elle aurait voulu voir onduler cette glace. Son désir comportait je ne sais quoi d'enfantin qui devrait la faire excuser; mais la société n'est pas plus indulgente que ne le fut le dieu de la Genèse. Devenue spirituelle, la comtesse comprenait admirablement combien ce sentiment devait être offensant, et trouvait horrible de le confier à son cher petit mari. Dans sa simplicité, elle n'avait pas inventé d'autre mot d'amour, car on ne forge pas à froid la délicieuse langue d'exagération que l'amour apprend à ses victimes au milieu des flammes. Vandenesse, heureux de cette adorable réserve, maintenait par ses savants calculs sa femme dans les régions tempérées de l'amour conjugal. Ce mari-modèle trouvait, d'ailleurs, indignes d'une âme noble les ressources du charlatanisme qui l'eussent grandi, qui lui eussent valu des récompenses de cœur; il voulait plaire par lui-même, et ne rien devoir aux artifices de la fortune. La comtesse Marie souriait en voyant au bois un équipage incomplet ou mal attelé; ses yeux se reportaient alors complaisamment sur le sien, dont les chevaux avaient une tenue anglaise, étaient libres dans leurs harnais, chacun à sa distance. Félix ne descendait pas jusqu'à ramasser les bénéfices des peines qu'il se donnait; sa femme trouvait son luxe et son bon goût naturels; elle ne lui savait aucun gré de ce qu'elle n'éprouvait aucune souffrance d'amour-propre. Il en était de tout ainsi. La bonté n'est pas sans écueils: on l'attribue au caractère, on veut rarement y reconnaître les efforts secrets d'une belle âme, tandis qu'on récompense les gens méchants du mal qu'ils ne font pas. Vers cette époque, madame Félix de Vandenesse était arrivée à un degré d'instruction mondaine qui lui permit de quitter le rôle assez insignifiant de comparse timide, observatrice, écouteuse, que joua, dit-on, pendant quelque temps, Giulia Grisi dans les chœurs au théâtre de la Scala. La jeune comtesse se sentait capable d'aborder l'emploi de prima donna, elle s'y hasarda plusieurs fois. Au grand contentement de Félix, elle se mêla aux conversations. D'ingénieuses reparties et de fines observations semées dans son esprit par son commerce avec son mari la firent remarquer, et le succès l'enhardit. Vandenesse, à qui on avait accordé que sa femme était jolie, fut enchanté quand elle parut spirituelle. Au retour du bal, du concert, du rout, où Marie avait brillé, quand elle quittait ses atours, elle prenait un petit air joyeux et délibéré pour dire à Félix: — Avez-vous été content de moi ce soir? La comtesse excita quelques jalousies, entre autres celle de la sœur de son mari, la marquise de Listomère, qui jusqu'alors l'avait patronnée, en croyant protéger une ombre destinée à la faire ressortir. Une comtesse, du nom de Marie, belle, spirituelle et vertueuse, musicienne et peu coquette, quelle proie pour le monde! Félix de Vandenesse comptait dans la société plusieurs femmes avec lesquelles il avait rompu ou qui avaient rompu avec lui, mais qui ne furent pas indifférentes à son mariage. Quand ces femmes virent dans madame de Vandenesse une petite femme à mains rouges, assez embarrassée d'elle, parlant peu, n'ayant pas l'air de penser beaucoup, elles se crurent suffisamment vengées. Les désastres de juillet 1830 vinrent, la société fut dissoute pendant deux ans, les gens riches allèrent durant la tourmente dans leurs terres ou voyagèrent en Europe, et les salons ne s'ouvrirent guère qu'en 1833. Le faubourg Saint-Germain bouda, mais il considéra quelques maisons, celle entre autres de l'ambassadeur d'Autriche, comme des terrains neutres: la société légitimiste et la société nouvelle s'y rencontrèrent représentées par leurs sommités les plus élégantes. Attaché par mille liens de cœur et de reconnaissance à la famille exilée, mais fort de ses convictions, Vandenesse ne se crut pas obligé d'imiter les niaises exagérations de son parti: dans le danger, il avait fait son devoir au péril de ses jours en traversant les flots populaires pour proposer des transactions; il mena donc sa femme dans le monde où sa fidélité ne pouvait jamais être compromise. Les anciennes amies de Vandenesse retrouvèrent difficilement la nouvelle mariée dans l'élégante, la spirituelle, la douce comtesse, qui se produisit elle-même avec les manières les plus exquises de l'aristocratie féminine. Mesdames d'Espard, de Manerville, lady Dudley, quelques autres moins connues, sentirent au fond de leur cœur des serpents se réveiller; elles entendirent les sifflements flûtés de l'orgueil en colère, elles furent jalouses du bonheur de Félix; elles auraient volontiers donné leurs plus jolies pantoufles pour qu'il lui arrivât malheur. Au lieu d'être hostiles à la comtesse, ces bonnes mauvaises femmes l'entourèrent, lui témoignèrent une excessive amitié, la vantèrent aux hommes. Suffisamment édifié sur leurs intentions, Félix surveilla leurs rapports avec Marie en lui disant de se défier d'elles. Toutes devinèrent les inquiétudes que leur commerce causait au comte, elles ne lui pardonnèrent point sa défiance et redoublèrent de soins et de prévenances pour leur rivale, à laquelle elles firent un succès énorme au grand déplaisir de la marquise de Listomère qui n'y comprenait rien. On citait la comtesse Félix de Vandenesse comme la plus charmante, la plus spirituelle femme de Paris. L'autre belle-sœur de Marie, la marquise Charles de Vandenesse, éprouvait mille désappointements à cause de la confusion que le même nom produisait parfois et des comparaisons qu'il occasionnait. Quoique la marquise fût aussi très belle femme et très spirituelle, ses rivales lui opposaient d'autant mieux sa belle-sœur que la comtesse était de douze ans moins âgée. Ces femmes savaient combien d'aigreur le succès de la comtesse devrait mettre dans son commerce avec ses deux belles-sœurs, qui devinrent froides et désobligeantes pour la triomphante Marie-Angélique. Ce fut de dangereuses parentes, d'intimes ennemies. Chacun sait que la littérature se défendait alors contre l'insouciance générale engendrée par le drame politique, en produisant des œuvres plus ou moins byroniennes où il n'était question que des délits conjugaux. En ce temps, les infractions aux contrats de mariage défrayaient les revues, les livres et le théâtre. Cet éternel sujet fut plus que jamais à la mode. L'amant, ce cauchemar des maris, était partout, excepté peut-être dans les ménages, où, par cette bourgeoise époque, il donnait moins qu'en aucun temps. Est-ce quand tout le monde court à ses fenêtres, crie: A la garde! éclaire les rues, que les voleurs s'y promènent? Si durant ces années fertiles en agitations urbaines, politiques et morales, il y eut des catastrophes matrimoniales, elles constituèrent des exceptions qui ne furent pas autant remarquées que sous la Restauration. Néanmoins, les femmes causaient beaucoup entre elles de ce qui occupait alors les deux formes de la poésie: le Livre et le Théâtre. Il était souvent question de l'amant, cet être si rare et si souhaité. Les aventures connues donnaient matière à des discussions, et ces discussions étaient, comme toujours, soutenues par des femmes irréprochables. Un fait digne de remarque est l'éloignement que manifestent pour ces sortes de conversations les femmes qui jouissent d'un bonheur illégal, elles gardent dans le monde une contenance prude, réservée et presque timide; elles ont l'air de demander le silence à chacun, ou pardon de leur plaisir à tout le monde. Quand au contraire une femme se plaît à entendre parler de catastrophes, se laisse expliquer les voluptés qui justifient les coupables, croyez qu'elle est dans le carrefour de l'indécision, et ne sait quel chemin prendre. Pendant cet hiver la comtesse de Vandenesse entendit mugir à ses oreilles la grande voix du monde, le vent des orages siffla autour d'elle. Ses prétendues amies, qui dominaient leur réputation de toute la hauteur de leurs noms et de leurs positions, lui dessinèrent à plusieurs reprises la séduisante figure de l'amant, et lui jetèrent dans l'âme des paroles ardentes sur l'amour, le mot de l'énigme que la vie offre aux femmes, la grande passion, suivant madame de Staël qui prêcha d'exemple. Quand la comtesse demandait naïvement en petit comité quelle différence il y avait entre un amant et un mari, jamais une des femmes qui souhaitaient quelque malheur à Vandenesse ne faillait à lui répondre de manière à piquer sa curiosité, à solliciter son imagination, à frapper son cœur, à intéresser son âme.
— On vivote avec son mari, ma chère, on ne vit qu'avec son amant, lui disait sa belle-sœur, la marquise de Vandenesse.
— Le mariage, mon enfant, est notre purgatoire; l'amour est le paradis, disait lady Dudley.
— Ne la croyez pas, s'écriait la duchesse de Grandlieu, c'est l'enfer.
— Mais c'est un enfer où l'on aime, faisait observer la marquise de Rochegude. On a souvent plus de plaisir dans la souffrance que dans le bonheur: voyez les martyrs.
— Avec un mari, petite niaise, nous vivons pour ainsi dire de notre vie; mais aimer, c'est vivre de la vie d'un autre, lui disait la marquise d'Espard.
— Un amant, c'est le fruit défendu, mot qui pour moi résume tout, disait en riant la jolie Moïna de Saint-Héreen.
Quand elle n'allait pas à des routs diplomatiques ou au bal chez quelques riches étrangers, comme lady Dudley ou la princesse Galathionne, la comtesse allait presque tous les soirs dans le monde, après les Italiens ou l'Opéra, soit chez la marquise d'Espard, soit chez madame de Listomère, mademoiselle des Touches, la comtesse de Montcornet ou la vicomtesse de Grandlieu, les seules maisons aristocratiques ouvertes; et jamais elle n'en sortait sans que de mauvaises graines eussent été semées dans son cœur. On lui parlait de compléter sa vie, un mot à la mode dans ce temps-là; d'être comprise, autre mot auquel les femmes donnent d'étranges significations. Elle revenait chez elle inquiète, émue, curieuse, pensive. Elle trouvait je ne sais quoi de moins dans sa vie, mais elle n'allait pas jusqu'à la voir déserte.
La société la plus amusante, mais la plus mêlée, des salons où allait madame Félix de Vandenesse, se trouvait chez la comtesse de Montcornet, charmante petite femme qui recevait les artistes illustres, les sommités de la finance, les écrivains distingués, mais après les avoir soumis à un si sévère examen, que les plus difficiles en fait de bonne compagnie n'avaient pas à craindre d'y rencontrer qui que ce soit de la société secondaire. Les plus grandes prétentions y étaient en sûreté. Pendant l'hiver, où la société s'était ralliée, quelques salons, au nombre desquels étaient ceux de mesdames d'Espard et de Listomère, de mademoiselle des Touches et de la duchesse de Grandlieu, avaient recruté parmi les célébrités nouvelles de l'art, de la science, de la littérature et de la politique. La société ne perd jamais ses droits, elle veut toujours être amusée. A un concert donné par la comtesse vers la fin de l'hiver apparut chez elle une des illustrations contemporaines de la littérature et de la politique, Raoul Nathan, présenté par un des écrivains les plus spirituels mais les plus paresseux de l'époque, Émile Blondet, autre homme célèbre, mais à huis clos; vanté par les journalistes, mais inconnu au delà des barrières: Blondet le savait; d'ailleurs, il ne se faisait aucune illusion, et entre autres paroles de mépris, il a dit que la gloire est un poison bon à prendre par petites doses. Depuis le moment où il s'était fait jour après avoir longtemps lutté, Raoul Nathan avait profité du subit engouement que manifestèrent pour la forme ces élégants sectaires du moyen âge, si plaisamment nommés Jeune-France. Il s'était donné les singularités d'un homme de génie en s'enrôlant parmi ces adorateurs de l'art dont les intentions furent d'ailleurs excellentes; car rien de plus ridicule que le costume des Français au dix-neuvième siècle, il y avait du courage à le renouveler.
Raoul, rendons-lui cette justice, offre dans sa personne je ne sais quoi de grand, de fantasque et d'extraordinaire qui veut un cadre. Ses ennemis ou ses amis, les uns valent les autres, conviennent que rien au monde ne concorde mieux avec son esprit que sa forme. Raoul Nathan serait peut-être plus singulier au naturel qu'il ne l'est avec ses accompagnements. Sa figure ravagée, détruite, lui donne l'air de s'être battu avec les anges ou les démons; elle ressemble à celle que les peintres allemands attribuent au Christ mort: il y paraît mille signes d'une lutte constante entre la faible nature humaine et les puissances d'en haut. Mais les rides creuses de ses joues, les redans de son crâne tortueux et sillonné, les salières qui marquent ses yeux et ses tempes, n'indiquent rien de débile dans sa constitution. Ses membranes dures, ses os apparents, ont une solidité remarquable; et quoique sa peau, tannée par des excès, s'y colle comme si des feux intérieurs l'avaient desséchée, elle n'en couvre pas moins une formidable charpente. Il est maigre et grand. Sa chevelure longue et toujours en désordre vise à l'effet. Ce Byron mal peigné, mal construit, a des jambes de héron, des genoux engorgés, une cambrure exagérée, des mains cordées de muscles, fermes comme les pattes d'un crabe, à doigts maigres et nerveux. Raoul a des yeux napoléoniens, des yeux bleus dont le regard traverse l'âme; un nez tourmenté, plein de finesse; une charmante bouche, embellie par les dents les plus blanches que puisse souhaiter une femme. Il y a du mouvement et du feu dans cette tête, et du génie sur ce front. Raoul appartient au petit nombre d'hommes qui vous frappent au passage, qui dans un salon forment aussitôt un point lumineux où vont tous les regards. Il se fait remarquer par son négligé, s'il est permis d'emprunter à Molière le mot employé par Eliante pour peindre le malpropre sur soi. Ses vêtements semblent toujours avoir été tordus, fripés, recroquevillés exprès pour s'harmonier à sa physionomie. Il tient habituellement l'une de ses mains dans son gilet ouvert, dans une pose que le portrait de monsieur de Chateaubriand par Girodet a rendue célèbre; mais il la prend moins pour lui ressembler, il ne veut ressembler à personne, que pour déflorer les plis réguliers de sa chemise. Sa cravate est en un moment roulée sous les convulsions de ses mouvements de tête, qu'il a remarquablement brusques et vifs, comme ceux des chevaux de race qui s'impatientent dans leurs harnais et relèvent constamment la tête pour se débarrasser de leur mors ou de leurs gourmettes. Sa barbe longue et pointue n'est ni peignée, ni parfumée, ni brossée, ni lissée comme le sont celles des élégants qui portent la barbe en éventail ou en pointe; il la laisse comme elle est. Ses cheveux, mêlés entre le collet de son habit et sa cravate, luxuriants sur les épaules, graissent les places qu'ils caressent. Ses mains sèches et filandreuses ignorent les soins de la brosse à ongles et le luxe du citron. Plusieurs feuilletonistes prétendent que les eaux lustrales ne rafraîchissent pas souvent leur peau calcinée. Enfin le terrible Raoul est grotesque. Ses mouvements sont saccadés comme s'ils étaient produits par une mécanique imparfaite. Sa démarche froisse toute idée d'ordre par des zigzags enthousiastes, par des suspensions inattendues qui lui font heurter les bourgeois pacifiques en promenade sur les boulevards de Paris. Sa conversation, pleine d'humeur caustique, d'épigrammes âpres, imite l'allure de son corps: elle quitte subitement le ton de la vengeance et devient suave, poétique, consolante, douce, hors de propos; elle a des silences inexplicables, des soubresauts d'esprit qui fatiguent parfois. Il apporte dans le monde une gaucherie hardie, un dédain des conventions, un air de critique pour tout ce qu'on y respecte qui le met mal avec les petits esprits comme avec ceux qui s'efforcent de conserver les doctrines de l'ancienne politesse; mais c'est quelque chose d'original comme les créations chinoises et que les femmes ne haïssent pas. D'ailleurs, pour elles, il se montre souvent d'une amabilité recherchée, il semble se complaire à faire oublier ses formes bizarres, à remporter sur les antipathies une victoire qui flatte sa vanité, son amour-propre ou son orgueil. — Pourquoi êtes-vous comme cela? lui dit un jour la marquise de Vandenesse. — Les perles ne sont-elles pas dans des écailles? répondit-il fastueusement. A un autre qui lui adressait la même question, il répondit: — Si j'étais bien pour tout le monde, comment pourrais-je paraître mieux à une personne choisie entre toutes? Raoul Nathan porte dans sa vie intellectuelle le désordre qu'il prend pour enseigne. Son annonce n'est pas menteuse: son talent ressemble à celui de ces pauvres filles qui se présentent dans les maisons bourgeoises pour tout faire: il fut d'abord critique, et grand critique; mais il trouva de la duperie à ce métier. Ses articles valaient des livres, disait-il. Les revenus du théâtre l'avaient séduit; mais incapable du travail lent et soutenu que veut la mise en scène, il avait été obligé de s'associer à un vaudevilliste, à du Bruel, qui mettait en œuvre ses idées et les avait toujours réduites en petites pièces productives, pleines d'esprit, toujours faites pour des acteurs ou pour des actrices. A eux deux, ils avaient inventé Florine, une actrice à recette. Humilié de cette association semblable à celle des frères siamois, Nathan avait produit à lui seul au Théâtre-Français un grand drame tombé avec tous les honneurs de la guerre, aux salves d'articles foudroyants. Dans sa jeunesse, il avait déjà tenté le grand, le noble Théâtre-Français, par une magnifique pièce romantique dans le genre de Pinto, à une époque où le classique régnait en maître: l'Odéon avait été si rudement agité pendant trois soirées que la pièce fut défendue. Aux yeux de beaucoup de gens, cette seconde pièce passait comme la première pour un chef-d'œuvre, et lui valait plus de réputation que toutes les pièces si productives faites avec ses collaborateurs, mais dans un monde peu écouté, celui des connaisseurs et des vrais gens de goût. — Encore une chute semblable, lui dit Émile Blondet, et tu deviens immortel. Mais, au lieu de marcher dans cette voie difficile, Nathan était retombé par nécessité dans la poudre et les mouches du vaudeville dix-huitième siècle, dans la pièce à costumes, et la réimpression scénique des livres à succès. Néanmoins, il passait pour un grand esprit qui n'avait pas donné son dernier mot. Il avait d'ailleurs abordé la haute littérature et publié trois romans, sans compter ceux qu'il entretenait sous presse comme des poissons dans un vivier. L'un de ces trois livres, le premier, comme chez plusieurs écrivains qui n'ont pu faire qu'un premier ouvrage, avait obtenu le plus brillant succès. Cet ouvrage, imprudemment mis alors en première ligne, cette œuvre d'artiste, il la faisait appeler à tout propos le plus beau livre de l'époque, l'unique roman du siècle. Il se plaignait d'ailleurs beaucoup des exigences de l'art; il était un de ceux qui contribuèrent le plus à faire ranger toutes les œuvres, le tableau, la statue, le livre, l'édifice, sous la bannière unique de l'Art. Il avait commencé par commettre un livre de poésies qui lui méritait une place dans la pléiade des poètes actuels, et parmi lesquelles se trouvait un poème nébuleux assez admiré. Tenu de produire par son manque de fortune, il allait du théâtre à la presse, et de la presse au théâtre, se dissipant, s'éparpillant et croyant toujours en sa veine. Sa gloire n'était donc pas inédite comme celle de plusieurs célébrités à l'agonie, soutenues par les titres d'ouvrages à faire, lesquels n'auront pas autant d'éditions qu'ils ont nécessité de marchés. Nathan ressemblait à un homme de génie; et s'il eût marché à l'échafaud, comme l'envie lui en prit, il aurait pu se frapper le front à la manière d'André de Chénier. Saisi d'une ambition politique en voyant l'irruption au pouvoir d'une douzaine d'auteurs, de professeurs, de métaphysiciens et d'historiens qui s'incrustèrent dans la machine pendant les tourmentes de 1830 à 1833, il regretta de ne pas avoir fait des articles politiques au lieu d'articles littéraires. Il se croyait supérieur à ces parvenus dont la fortune lui inspirait alors une dévorante jalousie. Il appartenait à ces esprits jaloux de tout, capables de tout, à qui l'on vole tous les succès, et qui vont se heurtant à mille endroits lumineux sans se fixer à un seul, épuisant toujours la volonté du voisin. En ce moment, il allait du saint-simonisme au républicanisme, pour revenir peut-être au ministérialisme. Il guettait son os à ronger dans tous les coins, et cherchait une place sûre d'où il pût aboyer à l'abri des coups et se rendre redoutable; mais il avait la honte de ne pas se voir prendre au sérieux par l'illustre de Marsay, qui dirigeait alors le gouvernement et qui n'avait aucune considération pour les auteurs chez lesquels il ne trouvait pas ce que Richelieu nommait l'esprit de suite, ou mieux, de la suite dans les idées. D'ailleurs tout ministère eût compté sur le dérangement continuel des affaires de Raoul. Tôt ou tard la nécessité devait l'amener à subir des conditions au lieu d'en imposer.
Le caractère réel et soigneusement caché de Raoul concorde à son caractère public. Il est comédien de bonne foi, personnel comme si l'État était lui, et très-habile déclamateur. Nul ne sait mieux jouer les sentiments, se targuer de grandeurs fausses, se parer de beautés morales, se respecter en paroles, et se poser comme un Alceste en agissant comme Philinte. Son égoïsme trotte à couvert de cette armure en carton peint, et touche souvent au but caché qu'il se propose. Paresseux au superlatif, il n'a rien fait que piqué par les hallebardes de la nécessité. La continuité du travail appliquée à la création d'un monument, il l'ignore; mais dans le paroxysme de rage que lui ont causé ses vanités blessées, ou dans un moment de crise amené par le créancier, il saute l'Eurotas, il triomphe des plus difficiles escomptes de l'esprit. Puis, fatigué, surpris d'avoir créé quelque chose, il retombe dans le marasme des jouissances parisiennes. Le besoin se représente formidable: il est sans force, il descend alors et se compromet. Mû par une fausse idée de sa grandeur et de son avenir, dont il prend mesure sur la haute fortune d'un de ses anciens camarades, un des rares talents ministériels mis en lumière par la révolution de juillet, pour sortir d'embarras il se permet avec les personnes qui l'aiment des barbarismes de conscience enterrés dans les mystères de la vie privée, mais dont personne ne parle ni ne se plaint. La banalité de son cœur, l'impudeur de sa poignée de main qui serre tous les vices, tous les malheurs, toutes les trahisons, toutes les opinions, l'ont rendu inviolable comme un roi constitutionnel. Le péché véniel, qui exciterait clameur de haro sur un homme d'un grand caractère, de lui n'est rien; un acte peu délicat est à peine quelque chose, tout le monde s'excuse en l'excusant. Celui même qui serait tenté de le mépriser lui tend la main en ayant peur d'avoir besoin de lui. Il a tant d'amis qu'il souhaite des ennemis. Cette bonhomie apparente qui séduit les nouveaux venus et n'empêche aucune trahison, qui se permet et justifie tout, qui jette les hauts cris à une blessure et la pardonne, est un des caractères distinctifs du journaliste. Cette camaraderie, mot créé par un homme d'esprit, corrode les plus belles âmes: elle rouille leur fierté, tue le principe des grandes œuvres, et consacre la lâcheté de l'esprit. En exigeant cette mollesse de conscience chez tout le monde, certaines gens se ménagent l'absolution de leurs traîtrises, de leurs changements de parti. Voilà comment la portion la plus éclairée d'une nation devient la moins estimable.
Jugé du point de vue littéraire, il manque à Nathan le style et l'instruction. Comme la plupart des jeunes ambitieux de la littérature, il dégorge aujourd'hui son instruction d'hier. Il n'a ni le temps ni la patience d'écrire; il n'a pas observé; mais il écoute. Incapable de construire un plan vigoureusement charpenté, peut-être se sauve-t-il par la fougue de son dessin. Il faisait de la passion, selon un mot de l'argot littéraire, parce qu'en fait de passion tout est vrai; tandis que le génie a pour mission de chercher, à travers les hasards du vrai, ce qui doit sembler probable à tout le monde. Au lieu de réveiller des idées, ses héros sont des individualités agrandies qui n'excitent que des sympathies fugitives; ils ne se relient pas aux grands intérêts de la vie, et dès lors ne représentent rien; mais il se soutient par la rapidité de son esprit, par ces bonheurs de rencontre que les joueurs de billard nomment des raccrocs. Il est le plus habile tireur au vol des idées qui s'abattent sur Paris, ou que Paris fait lever. Sa fécondité n'est pas à lui, mais à l'époque: il vit sur la circonstance, et, pour la dominer, il en outre la portée. Enfin, il n'est pas vrai, sa phrase est menteuse; il y a chez lui, comme le disait le comte Félix, du joueur de gobelets. Cette plume prend son encre dans le cabinet d'une actrice, on le sent. Nathan offre une image de la jeunesse littéraire d'aujourd'hui, de ses fausses grandeurs et de ses misères réelles; il la représente avec ses beautés incorrectes et ses chutes profondes, sa vie à cascades bouillonnantes, à revers soudains, à triomphes inespérés. C'est bien l'enfant de ce siècle dévoré de jalousie, où mille rivalités à couvert sous des systèmes nourrissent à leur profit l'hydre de l'anarchie de tous leurs mécomptes, qui veut la fortune sans le travail, la gloire sans le talent et le succès sans peine; mais qu'après bien des rébellions, bien des escarmouches, ses vices amènent à émarger le Budget sous le bon plaisir du Pouvoir. Quand tant de jeunes ambitions sont parties à pied et se sont toutes donné rendez-vous au même point, il y a concurrence de volontés, misères inouïes, luttes acharnées. Dans cette bataille horrible, l'égoïsme le plus violent ou le plus adroit gagne la victoire. L'exemple est envié, justifié malgré les criailleries, dirait Molière: on le suit. Quand, en sa qualité d'ennemi de la nouvelle dynastie, Raoul fut introduit dans le salon de madame de Montcornet, ses apparentes grandeurs florissaient. Il était accepté comme le critique politique des de Marsay, des Rastignac, des La Roche-Hugon, arrivés au pouvoir. Victime de ses fatales hésitations, de sa répugnance pour l'action qui ne concernait que lui-même, Émile Blondet, l'introducteur de Nathan, continuait son métier de moqueur, ne prenait parti pour personne et tenait à tout le monde. Il était l'ami de Raoul, l'ami de Rastignac, l'ami de Montcornet.