Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 02», sayfa 9
XXI
LOUISE DE CHAULIEU A RENÉE DE L'ESTORADE
Juin.
Chère biche mariée, ta lettre est venue à propos pour me justifier à moi-même une hardiesse à laquelle je pensais nuit et jour. Il y a je ne sais quel appétit en moi pour les choses inconnues ou, si tu veux, défendues, qui m'inquiète et m'annonce au dedans de moi-même un combat entre les lois du monde et celles de la nature. Je ne sais pas si la nature est chez moi plus forte que la société, mais je me surprends à conclure des transactions entre ces puissances. Enfin, pour parler clairement, je voulais causer avec Felipe, seule avec lui, pendant une heure de nuit, sous les tilleuls, au bout de notre jardin. Assurément, ce vouloir est d'une fille qui mérite le nom de commère éveillée que me donne la duchesse en riant et que mon père me confirme. Néanmoins, je trouve cette faute prudente et sage. Tout en récompensant tant de nuits passées au pied de mon mur, je veux savoir ce que pensera mons Felipe de mon escapade, et le juger dans un pareil moment; en faire mon cher époux, s'il divinise ma faute; ou ne le revoir jamais, s'il n'est pas plus respectueux et plus tremblant que quand il me salue en passant à cheval aux Champs-Élysées. Quant au monde, je risque moins à voir ainsi mon amoureux qu'à lui sourire chez madame de Maufrigneuse ou chez la vieille marquise de Beauséant, où nous sommes maintenant enveloppés d'espions, car Dieu sait de quels regards on poursuit une fille soupçonnée de faire attention à un monstre comme Macumer. Oh! si tu savais combien je me suis agitée en moi-même à rêver ce projet, combien je me suis occupée à voir par avance comment il pouvait se réaliser. Je t'ai regrettée, nous aurions bavardé pendant quelques bonnes petites heures, perdues dans les labyrinthes de l'incertitude et jouissant par avance de toutes les bonnes ou mauvaises choses d'un premier rendez-vous à la nuit, dans l'ombre et le silence, sous les beaux tilleuls de l'hôtel de Chaulieu, criblés par les mille lueurs de la lune. J'ai palpité toute seule en me disant: — Ah! Renée, où es-tu? Donc, ta lettre a mis le feu aux poudres, et mes derniers scrupules ont sauté. J'ai jeté par ma fenêtre à mon adorateur stupéfait le dessin exact de la clef de la petite porte au bout du jardin avec ce billet:
«On veut vous empêcher de faire des folies. En vous cassant le cou, vous raviriez l'honneur à la personne que vous dites aimer. Êtes-vous digne d'une nouvelle preuve d'estime et méritez-vous que l'on vous parle à l'heure où la lune laisse dans l'ombre les tilleuls au bout du jardin?»
Hier, à une heure, au moment où Griffith allait se coucher, je lui ai dit: — Prenez votre châle et accompagnez-moi, ma chère, je veux aller au fond du jardin sans que personne le sache! Elle ne m'a pas dit un mot et m'a suivie. Quelles sensations, ma Renée! car, après l'avoir attendu en proie à une charmante petite angoisse, je l'avais vu se glissant comme une ombre. Arrivée au jardin sans encombre, je dis à Griffith: — Ne soyez pas étonnée, il y a là le baron de Macumer, et c'est bien à cause de lui que je vous ai emmenée. Elle n'a rien dit.
— Que voulez-vous de moi? m'a dit Felipe d'une voix dont l'émotion annonçait que le bruit de nos robes dans le silence de la nuit et celui de nos pas sur le sable, quelque léger qu'il fût, l'avaient mis hors de lui.
— Je veux vous dire ce que je ne saurais écrire, lui ai-je répondu.
Griffith est allée à six pas de nous. La nuit était une de ces nuits tièdes, embaumées par les fleurs; j'ai ressenti dans ce moment un plaisir enivrant à me trouver presque seule avec lui dans la douce obscurité des tilleuls, au delà desquels le jardin brillait d'autant plus que la façade de l'hôtel reflétait en blanc la lueur de la lune. Ce contraste offrait une vague image du mystère de notre amour qui doit finir par l'éclatante publicité du mariage. Après un moment donné de part et d'autre au plaisir de cette situation neuve pour nous deux, et où nous étions aussi étonnés l'un que l'autre, j'ai retrouvé la parole.
— Quoique je ne craigne pas la calomnie, je ne veux plus que vous montiez sur cet arbre, lui dis-je en lui montrant l'orme, ni sur ce mur. Nous avons assez fait, vous l'écolier, et moi la pensionnaire: élevons nos sentiments à la hauteur de nos destinées. Si vous étiez mort dans votre chute, je mourais déshonorée... Je l'ai regardé, il était blême. — Et si vous étiez surpris ainsi, ma mère ou moi nous serions soupçonnées...
— Pardon, a-t-il dit d'une voix faible.
— Passez sur le boulevard, j'entendrai votre pas, et quand je voudrai vous voir, j'ouvrirai ma fenêtre; mais je ne vous ferai courir et je ne courrai ce danger que dans une circonstance grave. Pourquoi m'avoir forcée, par votre imprudence, à en commettre une autre et à vous donner une mauvaise opinion de moi? J'ai vu dans ses yeux des larmes qui m'ont paru la plus belle réponse du monde. — Vous devez croire, lui dis-je en souriant, que ma démarche est excessivement hasardée...
Après un ou deux tours faits en silence sous les arbres, il a trouvé la parole. — Vous devez me croire stupide; et je suis tellement ivre de bonheur, que je suis sans force et sans esprit; mais sachez du moins qu'à mes yeux vous sanctifiez vos actions par cela seulement que vous vous les permettez. Le respect que j'ai pour vous ne peut se comparer qu'à celui que j'ai pour Dieu. D'ailleurs, miss Griffith est là.
— Elle est là pour les autres et non pas pour nous, Felipe, lui ai-je dit vivement. Cet homme, ma chère, m'a comprise.
— Je sais bien, reprit-il en me jetant le plus humble regard, qu'elle n'y serait pas, tout se passerait entre nous comme si elle nous voyait: si nous ne sommes pas devant les hommes, nous sommes toujours devant Dieu, et nous avons autant besoin de notre propre estime que de celle du monde.
— Merci, Felipe, lui ai-je dit en lui tendant la main par un geste que tu dois voir. Une femme, et prenez-moi pour une femme, est bien disposée à aimer un homme qui la comprend. Oh! seulement disposée, repris-je en levant un doigt sur mes lèvres. Je ne veux pas que vous ayez plus d'espoir que je n'en veux donner. Mon cœur n'appartiendra qu'à celui qui saura y lire et le bien connaître. Nos sentiments, sans être absolument semblables, doivent avoir la même étendue, être à la même élévation. Je ne cherche point à me grandir, car ce que je crois être des qualités comporte sans doute des défauts; mais si je ne les avais point, je serais bien désolée.
— Après m'avoir accepté pour serviteur, vous m'avez permis de vous aimer, dit-il en tremblant et me regardant à chaque mot; j'ai plus que je n'ai primitivement désiré.
— Mais, lui ai-je vivement répliqué, je trouve votre lot meilleur que le mien; je ne me plaindrais pas d'en changer, et ce changement vous regarde.
— A moi maintenant de vous dire merci, m'a-t-il répondu, je sais les devoirs d'un loyal amant. Je dois vous prouver que je suis digne de vous, et vous avez le droit de m'éprouver aussi longtemps qu'il vous plaira. Vous pouvez, mon Dieu! me rejeter si je trahissais votre espoir.
— Je sais que vous m'aimez, lui ai-je répondu. Jusqu'à présent (j'ai cruellement appuyé sur le mot) vous êtes le préféré, voilà pourquoi vous êtes ici.
Nous avons alors recommencé quelques tours en causant, et je dois t'avouer que, mis à l'aise, mon Espagnol a déployé la véritable éloquence du cœur en m'exprimant, non pas sa passion, mais sa tendresse; car il a su m'expliquer ses sentiments par une adorable comparaison avec l'amour divin. Sa voix pénétrante, qui prêtait une valeur particulière à ses idées déjà si délicates, ressemblait aux accents du rossignol. Il parlait bas, dans le médium plein de son délicieux organe, et ses phrases se suivaient avec la précipitation d'un bouillonnement: son cœur y débordait. — Cessez, lui dis-je, je resterais là plus longtemps que je ne le dois. Et, par un geste, je l'ai congédié. — Vous voilà engagée, mademoiselle, m'a dit Griffith. — Peut-être en Angleterre, mais non en France, ai-je répondu négligemment. Je veux faire un mariage d'amour et ne pas être trompée: voilà tout. Tu le vois, ma chère, l'amour ne venait pas à moi, j'ai agi comme Mahomet avec sa montagne.
Vendredi.
J'ai revu mon esclave: il est devenu craintif, il a pris un air mystérieux et dévot qui me plaît; il me paraît pénétré de ma gloire et de ma puissance. Mais rien, ni dans ses regards, ni dans ses manières, ne peut permettre aux devineresses du monde de soupçonner en lui cet amour infini que je vois. Cependant, ma chère, je ne suis pas emportée, dominée, domptée; au contraire, je dompte, je domine et j'emporte... Enfin je raisonne. Ah! je voudrais bien retrouver cette peur que me causait la fascination du maître, du bourgeois à qui je me refusais. Il y a deux amours: celui qui commande et celui qui obéit; ils sont distincts et donnent naissance à deux passions, et l'une n'est pas l'autre; pour avoir son compte de la vie, peut-être une femme doit-elle connaître l'une et l'autre. Ces deux passions peuvent-elles se confondre? Un homme à qui nous inspirons de l'amour nous en inspirera-t-il? Felipe sera-t-il un jour mon maître? tremblerai-je comme il tremble? Ces questions me font frémir. Il est bien aveugle! A sa place, j'aurais trouvé mademoiselle de Chaulieu sous ces tilleuls bien coquettement froide, compassée, calculatrice. Non, ce n'est pas aimer, cela, c'est badiner avec le feu. Felipe me plaît toujours, mais je me trouve maintenant calme et à mon aise. Plus d'obstacles! quel terrible mot. En moi tout s'affaisse, se rasseoit, et j'ai peur de m'interroger. Il a eu tort de me cacher la violence de son amour, il m'a laissée maîtresse de moi. Enfin, je n'ai pas les bénéfices de cette espèce de faute. Oui, chère, quelque douceur que m'apporte le souvenir de cette demi-heure passée sous les arbres, je trouve le plaisir qu'elle m'a donné bien au-dessous des émotions que j'avais en disant: Y viendrai-je? n'y viendrai-je pas? lui écrirai-je? ne lui écrirai-je point? En serait-il donc ainsi pour tous nos plaisirs? Serait-il meilleur de les différer que d'en jouir? L'espérance vaudrait-elle mieux que la possession? Les riches sont-ils les pauvres? Avons-nous toutes deux trop étendu les sentiments en développant outre mesure les forces de notre imagination? Il y a des instants où cette idée me glace. Sais-tu pourquoi? Je songe à revenir sans Griffith au bout du jardin. Jusqu'où irais-je ainsi? L'imagination n'a pas de bornes, et les plaisirs en ont. Dis-moi, cher docteur en corset, comment concilier ces deux termes de l'existence des femmes?
XXII
LOUISE A FELIPE
Je ne suis pas contente de vous. Si vous n'avez pas pleuré en lisant Bérénice de Racine, si vous n'y avez pas trouvé la plus horrible des tragédies, vous ne me comprendrez point, nous ne nous entendrons jamais: brisons, ne nous voyons plus, oubliez-moi; car si vous ne me répondez pas d'une manière satisfaisante, je vous oublierai, vous deviendrez monsieur le baron de Macumer pour moi, ou plutôt vous ne deviendrez rien, vous serez pour moi comme si vous n'aviez jamais existé. Hier, chez madame d'Espard, vous avez eu je ne sais quel air content qui m'a souverainement déplu. Vous paraissiez sûr d'être aimé. Enfin, la liberté de votre esprit m'a épouvantée, et je n'ai point reconnu en vous, dans ce moment, le serviteur que vous disiez être dans votre première lettre. Loin d'être absorbé comme doit l'être un homme qui aime, vous trouviez des mots spirituels. Ainsi ne se comporte pas un vrai croyant: il est toujours abattu devant la divinité. Si je ne suis pas un être supérieur aux autres femmes, si vous ne voyez point en moi la source de votre vie, je suis moins qu'une femme, parce qu'alors je suis simplement une femme. Vous avez éveillé ma défiance, Felipe: elle a grondé de manière à couvrir la voix de la tendresse, et quand j'envisage notre passé, je me trouve le droit d'être défiante. Sachez-le, monsieur le ministre constitutionnel de toutes les Espagnes, j'ai profondément réfléchi à la pauvre condition de mon sexe. Mon innocence a tenu des flambeaux dans ses mains sans se brûler. Écoutez bien ce que ma jeune expérience m'a dit et ce que je vous répète. En toute autre chose, la duplicité, le manque de foi, les promesses inexécutées rencontrent des juges, et les juges infligent des châtiments; mais il n'en est pas ainsi pour l'amour, qui doit être à la fois la victime, l'accusateur, l'avocat, le tribunal et le bourreau; car les plus atroces perfidies, les plus horribles crimes demeurent inconnus, se commettent d'âme à âme sans témoins, et il est dans l'intérêt bien entendu de l'assassiné de se taire. L'amour a donc son code à lui, sa vengeance à lui: le monde n'a rien à y voir. Or, j'ai résolu, moi, de ne jamais pardonner un crime, et il n'y a rien de léger dans les choses du cœur. Hier, vous ressembliez à un homme certain d'être aimé. Vous auriez tort de ne pas avoir cette certitude, mais vous seriez criminel à mes yeux si elle vous ôtait la grâce ingénue que les anxiétés de l'espérance vous donnaient auparavant. Je ne veux vous voir ni timide ni fat, je ne veux pas que vous trembliez de perdre mon affection, parce que ce serait une insulte; mais je ne veux pas non plus que la sécurité vous permette de porter légèrement votre amour. Vous ne devez jamais être plus libre que je ne le suis moi-même. Si vous ne connaissez pas le supplice qu'une seule pensée de doute impose à l'âme, tremblez que je ne vous l'apprenne. Par un seul regard je vous ai livré mon âme, et vous y avez lu. Vous avez à vous les sentiments les plus purs qui jamais se soient élevés dans une âme de jeune fille. La réflexion, les méditations dont je vous ai parlé n'ont enrichi que la tête; mais quand le cœur froissé demandera conseil à l'intelligence, croyez-moi, la jeune fille tiendra de l'ange qui sait et peut tout. Je vous le jure, Felipe, si vous m'aimez comme je le crois, et si vous devez me laisser soupçonner le moindre affaiblissement dans les sentiments de crainte, d'obéissance, de respectueuse attente, de désir soumis que vous annonciez; si j'aperçois un jour la moindre diminution dans ce premier et bel amour qui de votre âme est venu dans la mienne, je ne vous dirai rien, je ne vous ennuierai point par une lettre plus ou moins digne, plus ou moins fière ou courroucée, ou seulement grondeuse comme celle-ci; je ne dirais rien, Felipe: vous me verriez triste à la manière des gens qui sentent venir la mort; mais je ne mourrais pas sans vous avoir imprimé la plus horrible flétrissure, sans avoir déshonoré de la manière la plus honteuse celle que vous aimiez, et vous avoir planté dans le cœur d'éternels regrets, car vous me verriez perdue ici-bas aux yeux des hommes et à jamais maudite en l'autre vie.
Ainsi, ne me rendez pas jalouse d'une autre Louise heureuse, d'une Louise saintement aimée, d'une Louise dont l'âme s'épanouissait dans un amour sans ombre, et qui possédait, selon la sublime expression de Dante,
Senza brama, sicura ricchezza! 1
Sachez que j'ai fouillé son Enfer pour en rapporter la plus douloureuse des tortures, un terrible châtiment moral auquel j'associerai l'éternelle vengeance de Dieu.
Vous avez donc glissé dans mon cœur, hier, par votre conduite, la lame froide et cruelle du soupçon. Comprenez-vous? j'ai douté de vous, et j'en ai tant souffert que je ne veux plus douter. Si vous trouvez mon servage trop dur, quittez-le, je ne vous en voudrai point. Ne sais-je donc pas que vous êtes un homme d'esprit? réservez toutes les fleurs de votre âme pour moi, ayez les yeux ternes devant le monde, ne vous mettez jamais dans le cas de recevoir une flatterie, un éloge, un compliment de qui que ce soit. Venez me voir chargé de haine, excitant mille calomnies ou accablé de mépris, venez me dire que les femmes ne vous comprennent point, marchent auprès de vous sans vous voir, et qu'aucune d'elles ne saurait vous aimer; vous apprendrez alors ce qu'il y a pour vous dans le cœur et dans l'amour de Louise. Nos trésors doivent être si bien enterrés, que le monde entier les foule aux pieds sans les soupçonner. Si vous étiez beau, je n'eusse sans doute jamais fait la moindre attention à vous et n'aurais pas découvert en vous le monde de raisons qui fait éclore l'amour; et, quoique nous ne les connaissions pas plus que nous ne savons comment le soleil fait éclore les fleurs ou mûrir les fruits, néanmoins, parmi ces raisons, il en est une que je sais et qui me charme. Votre sublime visage n'a son caractère, son langage, sa physionomie que pour moi. Moi seule, j'ai le pouvoir de vous transformer, de vous rendre le plus adorable de tous les hommes; je ne veux donc point que votre esprit échappe à ma possession: il ne doit pas plus se révéler aux autres que vos yeux, votre charmante bouche et vos traits ne leur parlent. A moi seule d'allumer les clartés de votre intelligence comme j'enflamme vos regards. Restez ce sombre et froid, ce maussade et dédaigneux grand d'Espagne que vous étiez auparavant. Vous étiez une sauvage domination détruite dans les ruines de laquelle personne ne s'aventurait, vous étiez contemplé de loin, et voilà que vous frayez des chemins complaisants pour que tout le monde y entre, et vous allez devenir un aimable Parisien. Ne vous souvenez-vous plus de mon programme? Votre joie disait un peu trop que vous aimiez. Il a fallu mon regard pour vous empêcher de faire savoir au salon le plus perspicace, le plus railleur, le plus spirituel de Paris, qu'Armande-Louise-Marie de Chaulieu vous donnait de l'esprit. Je vous crois trop grand pour faire entrer la moindre ruse de la politique dans votre amour; mais si vous n'aviez pas avec moi la simplicité d'un enfant, je vous plaindrais; et, malgré cette première faute, vous êtes encore l'objet d'une admiration profonde pour
Louise de Chaulieu.
XXIII
FELIPE A LOUISE
Quand Dieu voit nos fautes, il voit aussi nos repentirs: vous avez raison, ma chère maîtresse. J'ai senti que je vous avais déplu sans pouvoir pénétrer la cause de votre souci; mais vous me l'avez expliquée, et vous m'avez donné de nouvelles raisons de vous adorer. Votre jalousie à la manière de celle du Dieu d'Israël m'a rempli de bonheur. Rien n'est plus saint ni plus sacré que la jalousie. O mon bel ange gardien, la jalousie est la sentinelle qui ne dort jamais; elle est à l'amour ce que le mal est à l'homme, un véridique avertissement. Soyez jalouse de votre serviteur, Louise: plus vous le frapperez, plus il léchera, soumis, humble et malheureux, le bâton qui lui dit en frappant combien vous tenez à lui. Mais, hélas! chère, si vous ne les avez pas aperçus, est-ce donc Dieu qui me tiendra compte de tant d'efforts pour vaincre ma timidité, pour surmonter les sentiments que vous avez crus faibles chez moi? Oui, j'ai bien pris sur moi pour me montrer à vous comme j'étais avant d'aimer. On goûtait quelque plaisir dans ma conversation à Madrid, et j'ai voulu vous faire connaître à vous-même ce que je valais. Est-ce une vanité? vous l'avez bien punie. Votre dernier regard m'a laissé dans un tremblement que je n'ai jamais éprouvé, même quand j'ai vu les forces de la France devant Cadix, et ma vie mise en question dans une hypocrite phrase de mon maître. Je cherchais la cause de votre déplaisir sans pouvoir la trouver, et je me désespérais de ce désaccord de notre âme, car je dois agir par votre volonté, penser par votre pensée, voir par vos yeux, jouir de votre plaisir et ressentir votre peine, comme je sens le froid et le chaud. Pour moi, le crime et l'angoisse étaient ce défaut de simultanéité dans la vie de notre cœur que vous avez faite si belle. Lui déplaire!.. ai-je répété mille fois depuis comme un fou. Ma noble et belle Louise, si quelque chose pouvait accroître mon dévouement absolu pour vous et ma croyance inébranlable en votre sainte conscience, ce serait votre doctrine qui m'est entrée au cœur comme une lumière nouvelle. Vous m'avez dit à moi-même mes propres sentiments, vous m'avez expliqué des choses qui se trouvaient confuses dans mon esprit Oh! si vous pensez punir ainsi, quelles sont donc les récompenses? Mais m'avoir accepté pour serviteur suffisait à tout ce que je veux. Je tiens de vous une vie inespérée; je suis voué, mon souffle n'est pas inutile, ma force a son emploi, ne fût-ce qu'à souffrir pour vous. Je vous l'ai dit, je vous le répète, vous me trouverez toujours semblable à ce que j'étais quand je me suis offert comme un humble et modeste serviteur! Oui, fussiez-vous déshonorée et perdue comme vous dites que vous pourriez l'être, ma tendresse s'augmenterait de vos malheurs volontaires! j'essuierais les plaies, je les cicatriserais, je convaincrais Dieu par mes prières que vous n'êtes pas coupable et que vos fautes sont le crime d'autrui... Ne vous ai-je pas dit que je vous porte en mon cœur les sentiments si divers qui doivent être chez un père, une mère, une sœur et un frère? que je suis avant toute chose une famille pour vous, tout et rien, selon vos vouloirs? Mais n'est-ce pas vous qui avez emprisonné tant de cœurs dans le cœur d'un amant? Pardonnez-moi donc d'être de temps en temps plus amant que père et frère en apprenant qu'il y a toujours un frère, un père derrière l'amant. Si vous pouviez lire dans mon cœur, quand je vous vois belle et rayonnante, calme et admirée au fond de votre voiture aux Champs-Élysées ou dans votre loge au théâtre?.. Ah! si vous saviez combien mon orgueil est peu personnel en entendant un éloge arraché par votre beauté, par votre maintien, et combien j'aime les inconnus qui vous admirent? Quand par hasard vous avez fleuri mon âme par un salut, je suis à la fois humble et fier, je m'en vais comme si Dieu m'avait béni, je reviens joyeux, et ma joie laisse en moi-même une longue trace lumineuse: elle brille dans les nuages de la fumée de ma cigarette, et j'en sais mieux que le sang qui bouillonne dans mes veines est tout à vous. Ne savez-vous donc pas combien vous êtes aimée? Après vous avoir vue, je reviens dans le cabinet où brille la magnificence sarrazine, mais où votre portrait éclipse tout, lorsque je fais jouer le ressort qui doit le rendre invisible à tous les regards; et je me lance alors dans l'infini de cette contemplation: je fais là des poèmes de bonheur. Du haut des cieux je découvre le cours de toute une vie que j'ose espérer! Avez-vous quelquefois entendu dans le silence des nuits, ou, malgré le bruit du monde, une voix résonner dans votre chère petite oreille adorée? Ignorez-vous les mille prières qui vous sont adressées? A force de vous contempler silencieusement, j'ai fini par découvrir la raison de tous vos traits, leur correspondance avec les perfections de votre âme; je vous fais alors en espagnol, sur cet accord de vos deux belles natures, des sonnets que vous ne connaissez pas, car ma poésie est trop au-dessous du sujet, et je n'ose vous les envoyer. Mon cœur est si parfaitement absorbé dans le vôtre, que je ne suis pas un moment sans penser à vous; et si vous cessiez d'animer ainsi ma vie, il y aurait souffrance en moi. Comprenez-vous maintenant, Louise, quel tourment pour moi d'être, bien involontairement, la cause d'un déplaisir pour vous et de n'en pas deviner la raison? Cette belle double vie était arrêtée, et mon cœur sentait un froid glacial. Enfin, dans l'impossibilité de m'expliquer ce désaccord, je pensais n'être plus aimé; je revenais bien tristement, mais heureux encore, à ma condition de serviteur, quand votre lettre est arrivée et m'a rempli de joie. Oh! grondez-moi toujours ainsi.
Un enfant, qui s'était laissé tomber, dit à sa mère: — Pardon! en se relevant et lui déguisant son mal. Oui, pardon de lui avoir causé une douleur. Eh! bien, cet enfant, c'est moi: je n'ai pas changé, je vous livre la clef de mon caractère avec une soumission d'esclave; mais, chère Louise, je ne ferai plus de faux pas. Tâchez que la chaîne qui m'attache à vous, et que vous tenez, soit toujours assez tendue pour qu'un seul mouvement dise vos moindres souhaits à celui qui sera toujours
Votre esclave,Felipe.
Posséder, sans crainte, des richesses qui ne peuvent être perdues!
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