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Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01», sayfa 3

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Cette petite société se fit une oasis dans le salon de Minoret. Le médecin de Nemours, qui ne manquait ni d'instruction ni de savoir-vivre, et qui honorait en Minoret une des illustrations de la médecine, y eut ses entrées; mais ses occupations, ses fatigues, qui l'obligeaient à se coucher tôt pour se lever de bonne heure, l'empêchèrent d'être aussi assidu que le furent les trois amis du docteur. La réunion de ces cinq personnes supérieures, les seules qui dans Nemours eussent des connaissances assez universelles pour se comprendre, explique la répulsion du vieux Minoret pour ses héritiers: s'il devait leur laisser sa fortune, il ne pouvait guère les admettre dans sa société. Soit que le maître de poste, le greffier et le percepteur eussent compris cette nuance, soit qu'ils fussent rassurés par la loyauté, par les bienfaits de leur oncle, ils cessèrent, à son grand contentement, de le voir. Ainsi les quatre vieux joueurs de whist et de trictrac, sept ou huit mois après l'installation du docteur à Nemours, formèrent une société compacte, exclusive, et qui fut pour chacun d'eux comme une fraternité d'arrière-saison, inespérée, et dont les douceurs n'en furent que mieux savourées. Cette famille d'esprits choisis eut dans Ursule une enfant adoptée par chacun d'eux selon ses goûts: le curé pensait à l'âme, le juge de paix se faisait le curateur, le militaire se promettait de devenir le précepteur; et, quant à Minoret, il était à la fois le père, la mère et le médecin.

Après s'être acclimaté, le vieillard prit ses habitudes et régla sa vie comme elle se règle au fond de toutes les provinces. A cause d'Ursule il ne recevait personne le matin, il ne donnait jamais à dîner; ses amis pouvaient arriver chez lui vers six heures du soir et y rester jusqu'à minuit. Les premiers venus trouvaient les journaux sur la table du salon et les lisaient en attendant les autres, ou quelquefois ils allaient à la rencontre du docteur s'il était à la promenade. Ces habitudes tranquilles ne furent pas seulement une nécessité de la vieillesse, elles furent aussi chez l'homme du monde un sage et profond calcul pour ne pas laisser troubler son bonheur par l'inquiète curiosité de ses héritiers ni par le caquetage des petites villes. Il ne voulait rien concéder à cette changeante déesse, l'opinion publique, dont la tyrannie, un des malheurs de la France, allait s'établir et faire de notre pays une même province. Aussi, dès que l'enfant fut sevrée et marcha, renvoya-t-il la cuisinière que sa nièce, madame Minoret-Levrault, lui avait donnée, en découvrant qu'elle instruisait la maîtresse de poste de tout ce qui se passait chez lui.

La nourrice de la petite Ursule, veuve d'un pauvre ouvrier sans autre nom qu'un nom de baptême et qui venait de Bougival, avait perdu son dernier enfant à six mois, au moment où le docteur, qui la connaissait pour une honnête et bonne créature, la prit pour nourrice, touché de sa détresse. Sans fortune, venue de la Bresse où sa famille était dans la misère, Antoinette Patris, veuve de Pierre dit de Bougival, s'attacha naturellement à Ursule comme s'attachent les mères de lait à leurs nourrissons quand elles les gardent. Cette aveugle affection maternelle s'augmenta du dévouement domestique. Prévenue des intentions du docteur, la Bougival apprit sournoisement à faire la cuisine, devint propre, adroite et se plia aux habitudes du vieillard. Elle eut des soins minutieux pour les meubles et les appartements, enfin elle fut infatigable. Non-seulement le docteur voulait que sa vie privée fût murée, mais encore il avait des raisons pour dérober la connaissance de ses affaires à ses héritiers. Dès la deuxième année de son établissement, il n'eut donc plus au logis que la Bougival, sur la discrétion de laquelle il pouvait compter absolument, et il déguisa ses véritables motifs sous la toute-puissante raison de l'économie. Au grand contentement de ses héritiers, il se fit avare. Sans patelinage et par la seule influence de sa sollicitude et de son dévouement, la Bougival, âgée de quarante-trois ans au moment où ce drame commence, était la gouvernante du docteur et de sa protégée, le pivot sur lequel tout roulait au logis, enfin la femme de confiance. On l'avait appelée la Bougival par l'impossibilité reconnue d'appliquer à sa personne son prénom d'Antoinette, car les noms et les figures obéissent aux lois de l'harmonie.

L'avarice du docteur ne fut pas un vain mot, mais elle eut un but. A compter de 1817, il retrancha deux journaux et cessa ses abonnements à ses recueils périodiques. Sa dépense annuelle, que tout Nemours put estimer, ne dépassa point dix-huit cents francs par an. Comme tous les vieillards, ses besoins en linge, chaussure ou vêtements étaient presque nuls. Tous les six mois il faisait un voyage à Paris, sans doute pour toucher et placer lui-même ses revenus. En quinze ans il ne dit pas un mot qui eût trait à ses affaires. Sa confiance en Bongrand vint fort tard; il ne s'ouvrit à lui sur ses projets qu'après la révolution de 1830. Telles étaient dans la vie du docteur les seules choses alors connues de la bourgeoisie et de ses héritiers. Quant à ses opinions politiques, comme sa maison ne payait que cent francs d'impôts, il ne se mêlait de rien, et repoussait aussi bien les souscriptions royalistes que les souscriptions libérales. Son horreur connue pour la prêtraille et son déisme aimaient si peu les manifestations qu'il mit à la porte un commis-voyageur envoyé par son petit-neveu Désiré Minoret-Levrault pour lui proposer un Curé Meslier et les discours du général Foy. La tolérance ainsi entendue parut inexplicable aux libéraux de Nemours.

Les trois héritiers collatéraux du docteur, Minoret-Levrault et sa femme, monsieur et madame Massin-Levrault junior, monsieur et madame Crémière-Crémière, que nous appellerons simplement Crémière, Massin et Minoret, puisque ces distinctions entre homonymes ne sont nécessaires que dans le Gâtinais; ces trois familles, trop occupées pour créer un autre centre, se voyaient comme on se voit dans les petites villes. Le maître de poste donnait un grand dîner le jour de la naissance de son fils, un bal au carnaval, un autre au jour anniversaire de son mariage, et il invitait alors toute la bourgeoisie de Nemours. Le percepteur réunissait aussi deux fois par an ses parents et ses amis. Le greffier de la Justice de Paix, trop pauvre, disait-il, pour se jeter en de telles profusions, vivait petitement dans une maison située au milieu de la Grand'rue, et dont une portion, le rez-de-chaussée, était louée à sa sœur, directrice de la poste aux lettres, autre bienfait du docteur. Néanmoins, pendant l'année, ces trois héritiers ou leurs femmes se rencontraient en ville, à la promenade, au marché le matin, sur les pas de leurs portes ou le dimanche après la messe, sur la place, comme en ce moment; en sorte qu'ils se voyaient tous les jours. Or, depuis trois ans surtout, l'âge du docteur, son avarice et sa fortune autorisaient des allusions ou des propos directs relatifs à la succession qui finirent par gagner de proche en proche et par rendre également célèbres et le docteur et ses héritiers. Depuis six mois, il ne se passait pas de semaine que les amis ou les voisins des héritiers Minoret ne leur parlassent avec une sourde envie du jour où, les deux yeux du bonhomme se fermant, ses coffres s'ouvriraient.

— Le docteur Minoret a beau être médecin et s'entendre avec la mort, il n'y a que Dieu d'éternel, disait l'un.

— Bah! il nous enterrera tous; il se porte mieux que nous, répondait hypocritement l'héritier.

— Enfin, si ce n'est pas vous, vos enfants hériteront toujours, à moins que cette petite Ursule...

— Il ne lui laissera pas tout.

Ursule, selon les prévisions de madame Massin, était la bête noire des héritiers, leur épée de Damoclès, et ce mot: — Bah! qui vivra verra! conclusion favorite de madame Crémière, disait assez qu'ils lui souhaitaient plus de mal que de bien.

Le percepteur et le greffier, pauvres en comparaison du maître de poste, avaient souvent évalué, par forme de conversation, l'héritage du docteur. En se promenant le long du canal ou sur la route, s'ils voyaient venir leur oncle, ils se regardaient d'un air piteux.

— Il a sans doute gardé pour lui quelque élixir de longue vie, disait l'un.

— Il a fait un pacte avec le diable, répondait l'autre.

— Il devrait nous avantager nous deux, car ce gros Minoret n'a besoin de rien.

— Ah! Minoret a un fils qui lui mangera bien de l'argent!

— A quoi estimez-vous la fortune du docteur? disait le greffier au financier.

— Au bout de douze ans, douze mille francs économisés chaque année donnent cent quarante-quatre mille francs, et les intérêts composés produisent au moins cent mille francs; mais, comme il a dû, conseillé par son notaire à Paris, faire quelques bonnes affaires, et que jusqu'en 1822 il a dû placer à huit et à sept et demi sur l'État, le bonhomme remue maintenant environ quatre cent mille francs, sans compter ses quatorze mille livres de rente en cinq pour cent, à cent seize aujourd'hui. S'il mourait demain sans avantager Ursule, il nous laisserait donc sept à huit cent mille francs, outre sa maison et son mobilier.

— Eh! bien, cent mille à Minoret, cent mille à la petite, et à chacun de nous trois cents: voilà ce qui serait juste.

— Ah! cela nous chausserait proprement.

— S'il faisait cela, s'écriait Massin, je vendrais mon greffe, j'achèterais une belle propriété, je tâcherais de devenir juge à Fontainebleau, et je serais député.

— Moi, j'achèterais une charge d'agent de change, disait le percepteur.

— Malheureusement cette petite fille qu'il a sous le bras et le curé l'ont si bien cerné que nous ne pouvons rien sur lui.

— Après tout, nous sommes toujours bien certains qu'il ne laissera rien à l'Église.

Chacun peut maintenant concevoir en quelles transes étaient les héritiers en voyant leur oncle allant à la messe. On a toujours assez d'esprit pour concevoir une lésion d'intérêts. L'intérêt constitue l'esprit du paysan aussi bien que celui du diplomate, et sur ce terrain le plus niais en apparence serait peut-être le plus fort. Aussi ce terrible raisonnement: «Si la petite Ursule a le pouvoir de jeter son protecteur dans le giron de l'Église, elle aura bien celui de se faire donner sa succession,» éclatait-il en lettres de feu dans l'intelligence du plus obtus des héritiers. Le maître de poste avait oublié l'énigme contenue dans la lettre de son fils pour accourir sur la place; car, si le docteur était dans l'église à lire l'ordinaire de la messe, il s'agissait de deux cent cinquante mille francs à perdre. Avouons-le, la crainte des héritiers tenait aux plus forts et aux plus légitimes des sentiments sociaux, les intérêts de famille.

— Eh! bien, monsieur Minoret, dit le maire (ancien meunier devenu royaliste, un Levrault-Crémière), quand le diable devint vieux, il se fit ermite. Votre oncle est, dit-on, des nôtres.

— Vaut mieux tard que jamais, mon cousin, répondit le maître de poste en essayant de dissimuler sa contrariété.

— Celui-là rirait-il si nous étions frustrés! il serait capable de marier son fils à cette damnée fille que le diable puisse entortiller de sa queue! s'écria Crémière en serrant les poings et montrant le maire sous le porche.

— A qui donc en a-t-il le père Crémière? dit le boucher de Nemours, un Levrault-Levrault fils aîné. N'est-il pas content de voir son oncle prendre le chemin du paradis?

— Qui aurait jamais cru cela? dit le greffier.

— Ah! il ne faut jamais dire: «Fontaine je ne boirai pas de ton eau,» répondit le notaire qui, voyant de loin le groupe, se détacha de sa femme en la laissant aller seule à l'église.

— Voyons, monsieur Dionis, dit Crémière en prenant le notaire par le bras, que nous conseillez-vous de faire dans cette circonstance?

— Je vous conseille, dit le notaire en s'adressant aux héritiers, de vous coucher et de vous lever à vos heures habituelles, de manger votre soupe sans la laisser refroidir, de mettre vos pieds dans vos souliers, vos chapeaux sur vos têtes, enfin de continuer votre genre de vie absolument comme si de rien n'était.

— Vous n'êtes pas consolant, lui dit Massin en lui jetant un regard de compère.

Malgré sa petite taille et son embonpoint, malgré son visage épais et ramassé, Crémière-Dionis était délié comme une soie. Pour faire fortune, il s'était associé secrètement avec Massin, à qui sans doute il indiquait les paysans gênés et les pièces de terre à dévorer. Ces deux hommes choisissaient ainsi les affaires, n'en laissaient point échapper de bonnes, et se partageaient les bénéfices de cette usure hypothécaire qui retarde, sans l'empêcher, l'action des paysans sur le sol. Aussi, moins pour Minoret le maître de poste, et Crémière le receveur, que pour son ami le greffier, Dionis portait-il un vif intérêt à la succession du docteur. La part de Massin devait tôt ou tard grossir les capitaux avec lesquels les deux associés opéraient dans le canton.

— Nous tâcherons de savoir par monsieur Bongrand d'où part ce coup, répondit le notaire à voix basse en avertissant Massin de se tenir coi.

— Mais que fais-tu donc là, Minoret? cria tout à coup une petite femme qui fondit sur le groupe au milieu duquel le maître de poste se voyait comme une tour. Tu ne sais pas où est Désiré, et tu restes planté sur tes jambes à bavarder quand je te croyais à cheval! Bonjour, mesdames et messieurs.

Cette petite femme maigre, pâle et blonde, vêtue d'une robe d'indienne blanche à grandes fleurs couleur chocolat, coiffée d'un bonnet brodé garni de dentelle, et portant un petit châle vert sur ses plates épaules, était la maîtresse de poste qui faisait trembler les plus rudes postillons, les domestiques et les charretiers; qui tenait la caisse, les livres, et menait la maison au doigt et à l'œil, selon l'expression populaire des voisins. Comme les vraies ménagères, elle n'avait aucun joyau sur elle. Elle ne donnait point, selon son expression, dans le clinquant et les colifichets; elle s'attachait au solide, et gardait, malgré la fête, son tablier noir dans les poches duquel sonnait un trousseau de clefs. Sa voix glapissante déchirait le tympan des oreilles. En dépit du bleu tendre de ses yeux, son regard rigide offrait une visible harmonie avec les lèvres minces d'une bouche serrée, avec un front haut, bombé, très impérieux. Vif était le coup d'œil, plus vifs étaient le geste et la parole. Zélie, obligée d'avoir de la volonté pour deux, en avait toujours eu pour trois, disait Goupil qui fit remarquer les règnes successifs de trois jeunes postillons à tenue soignée établis par Zélie, chacun après sept ans de service. Aussi, le malicieux clerc les nommait-il: Postillon Ier, Postillon II et Postillon III. Mais le peu d'influence de ces jeunes gens dans la maison et leur parfaite obéissance prouvaient que Zélie s'était purement et simplement intéressée à de bons sujets.

— Eh! bien, Zélie aime le zèle, répondait le clerc à ceux qui lui faisaient ces observations.

Cette médisance était peu vraisemblable. Depuis la naissance de son fils nourri par elle sans qu'on pût apercevoir par où, la maîtresse de poste ne pensa qu'à grossir sa fortune, et s'adonna sans trêve à la direction de son immense établissement. Dérober une botte de paille ou quelques boisseaux d'avoine, surprendre Zélie dans les comptes les plus compliqués était la chose impossible, quoiqu'elle écrivît comme un chat et ne connût que l'addition et la soustraction pour toute arithmétique. Elle ne se promenait que pour aller toiser ses foins, ses regains et ses avoines; puis elle envoyait son homme à la récolte et ses postillons au bottelage en leur disant, à cent livres près, la quantité que tel ou tel pré devait donner. Quoiqu'elle fût l'âme de ce grand gros corps appelé Minoret-Levrault, et qu'elle le menât par le bout de ce nez si bêtement relevé, elle éprouvait les transes qui, plus ou moins, agitent toujours les dompteurs de bêtes féroces. Aussi se mettait-elle constamment en colère avant lui, et les postillons savaient, aux querelles que leur faisait Minoret, quand il avait été querellé par sa femme, car la colère ricochait sur eux. La Minoret était d'ailleurs aussi habile qu'intéressée. Par toute la ville ce mot: Où en serait Minoret sans sa femme? se disait dans plus d'un ménage.

— Quand tu sauras ce qui nous arrive, répondit le maître de Nemours, tu seras toi-même hors des gonds.

— Eh! bien, quoi?

— Ursule a amené le docteur Minoret à la messe.

Les prunelles de Zélie Levrault se dilatèrent, elle resta pendant un moment jaune de colère, dit: — Je veux le voir pour le croire! et se précipita dans l'église. La messe en était à l'élévation. Favorisée par le recueillement général, la Minoret put donc regarder dans chaque rangée de chaises et de bancs, en remontant le long des chapelles jusqu'à la place d'Ursule, auprès de qui elle aperçut le vieillard la tête nue.

En vous souvenant des figures de Barbé-Marbois, de Boissy-d'Anglas, de Morellet, d'Helvétius, de Frédéric-le-Grand, vous aurez aussitôt une image exacte de la tête du docteur Minoret, dont la verte vieillesse ressemblait à celle de ces personnages célèbres. Ces têtes, comme frappées au même coin, car elles se prêtent à la médaille, offrent un profil sévère et quasi puritain, une coloration froide, une raison mathématique, une certaine étroitesse dans le visage quasi pressé, des yeux fins, des bouches sérieuses, quelque chose d'aristocratique, moins dans le sentiment que dans l'habitude, plus dans les idées que dans le caractère. Tous ont des fronts hauts, mais fuyant à leur sommet, ce qui trahit une pente au matérialisme. Vous retrouverez ces principaux caractères de tête et ces airs de visage dans les portraits de tous les encyclopédistes, des orateurs de la Gironde, et des hommes de ce temps dont les croyances religieuses furent à peu près nulles, qui se disaient déistes et qui étaient athées. Le déiste est un athée sous bénéfice d'inventaire. Le vieux Minoret montrait donc un front de ce genre, mais sillonné de rides, et qui reprenait une sorte de naïveté par la manière dont ses cheveux d'argent, ramenés en arrière comme ceux d'une femme à sa toilette, se bouclaient en légers flocons sur son habit noir, car il était obstinément vêtu, comme dans sa jeunesse, en bas de soie noirs, en souliers à boucles d'or, en culotte de pou de soie, en gilet blanc traversé par le cordon noir, et en habit noir orné de la rosette rouge. Cette tête si caractérisée, et dont la froide blancheur était adoucie par des tons jaunes dus à la vieillesse, recevait en plein le jour d'une croisée. Au moment où la maîtresse de poste arriva, le docteur avait ses yeux bleus aux paupières rosées, aux contours attendris, levés vers l'autel: une nouvelle conviction leur donnait une expression nouvelle. Ses lunettes marquaient dans son paroissien l'endroit où il avait quitté ses prières. Les bras croisés sur sa poitrine, ce grand vieillard sec, debout dans une attitude qui annonçait la toute-puissance de ses facultés et quelque chose d'inébranlable dans sa foi, ne cessa de contempler l'autel par un regard humble, et que rajeunissait l'espérance, sans vouloir regarder la femme de son neveu, plantée presque en face de lui comme pour lui reprocher ce retour à Dieu.

En voyant toutes les têtes se tourner vers elle, Zélie se hâta de sortir, et revint sur la place moins précipitamment qu'elle n'était allée à l'église; elle comptait sur cette succession, et la succession devenait problématique. Elle trouva le greffier, le percepteur et leurs femmes encore plus consternés qu'auparavant: Goupil avait pris plaisir à les tourmenter.

— Ce n'est pas sur la place et devant toute la ville que nous pouvons parler de nos affaires, dit la maîtresse de poste, venez chez moi. Vous ne serez pas de trop, monsieur Dionis, dit-elle au notaire.

Ainsi, l'exhérédation probable des Massin, des Crémière et du maître de poste allait être la nouvelle du pays.

Au moment où les héritiers et le notaire allaient traverser la place pour se rendre à la poste, le bruit de la diligence arrivant à fond de train au bureau qui se trouve à quelques pas de l'église, en haut de la Grand'rue, fit un fracas énorme.

— Tiens! je suis comme toi, Minoret, j'oublie Désiré, dit Zélie. Allons à son débarquer: il est presque avocat, et c'est un peu de ses affaires qu'il s'agit.

L'arrivée d'une diligence est toujours une distraction; mais quand elle est en retard, on s'attend à des événements: aussi la foule se porta-t-elle devant la Ducler.

— Voilà Désiré! fut un cri général.

A la fois le tyran et le boute-en-train de Nemours, Désiré mettait toujours la ville en émoi par ses apparitions. Aimé de la jeunesse avec laquelle il se montrait généreux, il la stimulait par sa présence; mais ses amusements étaient si redoutés, que plus d'une famille fut très heureuse de lui voir faire ses études et son Droit à Paris. Désiré Minoret, jeune homme mince, fluet et blond comme sa mère, de laquelle il avait les yeux bleus et le teint pâle, sourit par la portière à la foule, et descendit lestement pour embrasser sa mère. Une légère esquisse de ce garçon prouvera combien Zélie fut flattée en le voyant.

L'étudiant portait des bottes fines, un pantalon blanc d'étoffe anglaise à sous-pieds en cuir verni, une riche cravate bien mise, plus richement attachée, un joli gilet de fantaisie, et, dans la poche de ce gilet, une montre plate dont la chaîne pendait, enfin une redingote courte en drap bleu et un chapeau gris; mais le parvenu se trahissait dans les boutons d'or de son gilet et dans la bague portée par dessus des gants de chevreau d'une couleur violâtre. Il avait une canne à pomme d'or ciselé.

— Tu vas perdre ta montre, lui dit sa mère en l'embrassant.

— C'est fait exprès, répondit-il, en se laissant embrasser par son père.

— Hé! bien, cousin, vous voilà bientôt avocat? dit Massin.

— Je prêterai serment à la rentrée, dit-il en répondant aux saluts amicaux qui partaient de la foule.

— Nous allons donc rire, dit Goupil en lui prenant la main.

— Ah! te voilà, vieux singe, répondit Désiré.

— Tu prends encore la licence pour thèse après ta thèse pour la licence, répliqua le clerc humilié d'être traité si familièrement en présence de tant de monde.

— Comment! il lui dit qu'il se taise? demanda madame Crémière à son mari.

— Vous savez tout ce que j'ai, Cabirolle! cria-t-il au vieux conducteur à face violacée et bourgeonnée. Vous ferez porter tout chez nous.

— La sueur ruisselle sur tes chevaux, dit la rude Zélie à Cabirolle, tu n'as donc pas de bon sens pour les mener ainsi? tu es plus bête qu'eux!

— Mais, monsieur Désiré voulait arriver à toute force pour vous tirer d'inquiétude...

— Mais puisqu'il n'y avait point eu d'accident, pourquoi risquer de perdre tes chevaux? reprit-elle.

Les reconnaissances d'amis, les bonjours, les élans de la jeunesse autour de Désiré, tous les incidents de cette arrivée et les récits de l'accident auquel était dû le retard, prirent assez de temps pour que le troupeau des héritiers augmenté de leurs amis arrivât sur la place à la sortie de la messe. Par un effet du hasard, qui se permet tout, Désiré vit Ursule sous le porche de la paroisse au moment où il passait, et resta stupéfait de sa beauté. Le mouvement du jeune avocat arrêta nécessairement la marche de ses parents.

Obligée en donnant le bras à son parrain de tenir de la main droite son paroissien et de l'autre son ombrelle, Ursule déployait alors la grâce innée que les femmes gracieuses mettent à s'acquitter des choses difficiles de leur joli métier de femme. Si la pensée se révèle en tout, il est permis de dire que ce maintien exprimait une divine simplesse. Ursule était vêtue d'une robe de mousseline blanche en façon de peignoir, ornée de distance en distance de nœuds bleus. La pèlerine bordée d'un ruban pareil, passé dans un large ourlet et attachée par des nœuds semblables à ceux de la robe, laissait apercevoir la beauté de son corsage. Son cou, d'une blancheur mate, était d'un ton charmant mis en relief par tout ce bleu, le fard des blondes. Sa ceinture bleue à longs bouts flottants dessinait une taille plate, qui paraissait flexible, une des plus séduisantes grâces de la femme. Elle portait un chapeau de paille de riz, modestement garni de rubans pareils à ceux de la robe et dont les brides étaient nouées sous le menton, ce qui, tout en relevant l'excessive blancheur du chapeau, ne nuisait point à celle de son beau teint de blonde. De chaque côté de la figure d'Ursule, qui se coiffait naturellement elle-même à la Berthe, ses cheveux fins et blonds abondaient en grosses nattes aplaties dont les petites tresses saisissaient le regard par leurs mille bosses brillantes. Ses yeux gris, à la fois doux et fiers, étaient en harmonie avec un front bien modelé. Une teinte rose répandue sur ses joues comme un nuage animait sa figure régulière sans fadeur, car la nature lui avait à la fois donné, par un rare privilége, la pureté des lignes et la physionomie. La noblesse de sa vie se trahissait dans un admirable accord entre ses traits, ses mouvements et l'expression générale de sa personne qui pouvait servir de modèle à la Confiance ou à la Modestie. Sa santé, quoique brillante, n'éclatait point grossièrement, en sorte qu'elle avait l'air distingué. Sous ses gants de couleur claire, on devinait de jolies mains. Ses pieds cambrés et minces étaient mignonnement chaussés de brodequins en peau bronzée ornés d'une frange en soie brune. Sa ceinture bleue, gonflée par une petite montre plate et par sa bourse bleue à glands d'or, attira les regards de toutes les femmes.

— Il lui a donné une nouvelle montre! dit madame Crémière en serrant le bras de son mari.

— Comment, c'est là Ursule? s'écria Désiré. Je ne la reconnaissais pas.

— Eh! bien, mon cher oncle, vous faites événement, dit le maître de poste en montrant toute la ville en deux haies sur le passage du vieillard, chacun veut vous voir.

— Est-ce l'abbé Chaperon ou mademoiselle Ursule qui vous a converti, mon oncle? dit Massin avec une obséquiosité jésuitique en saluant le docteur et sa protégée.

— C'est Ursule, dit sèchement le vieillard en marchant toujours comme un homme importuné.

Quand même la veille en finissant son whist avec Ursule, avec le médecin de Nemours et Bongrand, à ce mot: «J'irai demain à la messe!» dit par le vieillard, le juge de paix n'aurait pas répondu: «Vos héritiers ne dormiront plus!» il devait suffire au sagace et clairvoyant docteur d'un seul coup d'œil pour pénétrer les dispositions de ses héritiers à l'aspect de leurs figures. L'irruption de Zélie dans l'église, son regard que le docteur avait saisi, cette réunion de tous les intéressés sur la place, et l'expression de leurs yeux en apercevant Ursule, tout démontrait une haine fraîchement ravivée et des craintes sordides.

— C'est un fer à vous (affaire à vous), mademoiselle, reprit madame Crémière en intervenant aussi par une humble révérence. Un miracle ne vous coûte guère.

— Il appartient à Dieu, madame, répondit Ursule.

— Oh! Dieu, s'écria Minoret-Levrault, mon beau-père disait qu'il servait de couverture à bien des chevaux.

— Il avait des opinions de maquignon, dit sévèrement le docteur.

— Eh! bien, dit Minoret à sa femme et à son fils, vous ne venez pas saluer mon oncle?

— Je ne serais pas maîtresse de moi devant cette sainte nitouche, s'écria Zélie en emmenant son fils.

— Vous feriez bien, mon oncle, disait madame Massin, de ne pas aller à l'église sans avoir un petit bonnet de velours noir, la paroisse est bien humide.

— Bah! ma nièce, dit le bonhomme en regardant ceux qui l'accompagnaient, plus tôt je serai couché, plus tôt vous danserez.

Il continuait toujours à marcher en entraînant Ursule, et se montrait si pressé qu'on les laissa seuls.

— Pourquoi leur dites-vous des paroles si dures? ce n'est pas bien, lui dit Ursule en lui remuant le bras d'une façon mutine.

— Avant comme après mon entrée en religion, ma haine sera la même contre les hypocrites. Je leur ai fait du bien à tous, je ne leur ai pas demandé de reconnaissance; mais aucun de ces gens-là ne t'a envoyé une fleur le jour de ta fête, la seule que je célèbre.

A une assez grande distance du docteur et d'Ursule, madame de Portenduère se traînait en paraissant accablée de douleurs. Elle appartenait à ce genre de vieilles femmes dans le costume desquelles se retrouve l'esprit du dernier siècle, qui portent des robes couleur pensée, à manches plates et d'une coupe dont le modèle ne se voit que dans les portraits de madame Lebrun; elles ont des mantelets en dentelles noires, et des chapeaux de formes passées en harmonie avec leur démarche lente et solennelle: on dirait qu'elles marchent toujours avec leurs paniers, et qu'elles les sentent encore autour d'elles, comme ceux à qui l'on a coupé un bras agitent parfois la main qu'ils n'ont plus; leurs figures longues, blêmes, à grands yeux meurtris, au front fané, ne manquent pas d'une certaine grâce triste, malgré des tours de cheveux dont les boucles restent aplaties; elles s'enveloppent le visage de vieilles dentelles qui ne veulent plus badiner le long des joues; mais toutes ces ruines sont dominées par une incroyable dignité dans les manières et dans le regard. Les yeux ridés et rouges de cette vieille dame disaient assez qu'elle avait pleuré pendant la messe. Elle allait comme une personne troublée, et semblait attendre quelqu'un, car elle se retourna. Or madame de Portenduère se retournant était un fait aussi grave que celui de la conversion du docteur Minoret.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
01 kasım 2017
Hacim:
730 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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