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Kitabı oku: «La Comédie humaine - Volume 05. Scènes de la vie de Province - Tome 01», sayfa 38

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Sylvie, plus morte que vive, avoua sa jalousie, et, ce qui fut plus cruel à dire, combien ses soupçons se trouvaient erronés.

— Quel procès! dit Vinet. Vous et votre frère vous pouvez y périr, vous serez abandonnés par bien des gens, même en le gagnant. Si vous ne triomphez pas, il faudra quitter Provins.

— Oh! mon cher monsieur Vinet, vous qui êtes un si grand avocat, dit Rogron épouvanté, conseillez-nous, sauvez-nous!

L'adroit Vinet porta la terreur de ces deux imbéciles au comble, et déclara positivement que madame et mademoiselle de Chargebœuf hésiteraient à revenir chez eux. Être abandonnés par ces dames serait une terrible condamnation. Enfin, après une heure de magnifiques manœuvres, il fut reconnu que, pour déterminer Vinet à sauver les Rogron, il devait avoir aux yeux de tout Provins un intérêt majeur à les défendre. Dans la soirée, le mariage de Rogron avec mademoiselle de Chargebœuf serait donc annoncé. Les bans seraient publiés dimanche. Le contrat se ferait immédiatement chez Cournant, et mademoiselle Rogron y paraîtrait pour, en considération de cette alliance, abandonner par une donation entre-vifs la nue propriété de ses biens à son frère. Vinet avait fait comprendre à Rogron et à sa sœur la nécessité d'avoir un contrat de mariage minuté deux ou trois jours avant cet événement, afin de compromettre madame et mademoiselle de Chargebœuf aux yeux du public et leur donner un motif de persister à venir dans la maison Rogron.

— Signez ce contrat, et je prends sur moi l'engagement de vous tirer d'affaire, dit l'avocat. Ce sera sans doute une terrible lutte, mais je m'y mettrai tout entier, et vous me devrez encore un fameux cierge!

— Ah! oui, dit Rogron.

A onze heures et demie, l'avocat eut plein pouvoir et pour le contrat et pour la conduite du procès. A midi, le Président fut saisi d'un référé intenté par Vinet contre Brigaut et madame veuve Lorrain, pour avoir détourné la mineure Lorrain du domicile de son tuteur. Ainsi le hardi Vinet se posait comme agresseur et mettait Rogron dans la position d'un homme irréprochable. Aussi en parla-t-il dans ce sens au Palais. Le Président remit à quatre heures à entendre les parties. Il est inutile de dire à quel point la petite ville de Provins était soulevée par ces événements. Le Président savait qu'à trois heures la consultation des médecins serait terminée; il voulait que le subrogé-tuteur, parlant pour l'aïeule, se présentât armé de cette pièce. L'annonce du mariage de Rogron avec la belle Bathilde de Chargebœuf et des avantages que Sylvie faisait au contrat aliéna soudain deux personnes aux Rogron: mademoiselle Habert et le colonel, qui tous deux virent leurs espérances anéanties. Céleste Habert et le colonel restèrent ostensiblement attachés aux Rogron, mais pour leur nuire plus sûrement. Ainsi, dès que monsieur Martener révéla l'existence d'un dépôt à la tête de la pauvre victime des deux merciers, Céleste et le colonel parlèrent du coup que Pierrette s'était donné pendant la soirée où Sylvie l'avait contrainte à quitter le salon, et rappelèrent les cruelles et barbares exclamations de mademoiselle Rogron. Ils racontèrent les preuves d'insensibilité données par cette vieille fille envers sa pupille souffrante. Ainsi les amis de la maison admirent des torts graves en paraissant défendre Sylvie et son frère. Vinet avait prévu cet orage; mais la fortune des Rogron allait être acquise à mademoiselle de Chargebœuf, et il se promettait dans quelques semaines de lui voir habiter la jolie maison de la place et de régner avec elle sur Provins, car il méditait déjà des fusions avec les Bréautey dans l'intérêt de ses ambitions. Depuis midi jusqu'à quatre heures, toutes les femmes du parti Tiphaine, les Garceland, les Guépin, les Julliard, Galardon, Guénée, la sous-préfète, envoyèrent savoir des nouvelles de mademoiselle Lorrain. Pierrette ignorait entièrement le tapage fait en ville à son sujet. Elle éprouvait, au milieu de ses vives souffrances, un ineffable bonheur à se trouver entre sa grand'mère et Brigaut, les objets de ses affections. Brigaut avait constamment les yeux pleins de larmes, et la grand'mère cajolait sa chère petite fille. Dieu sait si l'aïeule fit grâce aux trois hommes de science d'aucun des détails qu'elle avait obtenus de Pierrette sur sa vie dans la maison Rogron. Horace Bianchon exprima son indignation en termes véhéments. Épouvanté d'une semblable barbarie, il exigea que les autres médecins de la ville fussent mandés, en sorte que monsieur Néraud fut présent et invité, comme ami de Rogron, à contredire, s'il y avait lieu, les terribles conclusions de la consultation, qui, malheureusement pour les Rogron, fut rédigée à l'unanimité. Néraud, qui déjà passait pour avoir fait mourir de chagrin la grand'mère de Pierrette, était dans une fausse position de laquelle profita l'adroit Martener, enchanté d'accabler les Rogron et de compromettre en ceci monsieur Néraud, son antagoniste. Il est inutile de donner le texte de cette consultation, qui fut encore une des pièces du procès. Si les termes de la médecine de Molière étaient barbares, ceux de la médecine moderne ont l'avantage d'être si clairs que l'explication de la maladie de Pierrette, quoique naturelle et malheureusement commune, effraierait les oreilles. Cette consultation était d'ailleurs péremptoire, appuyée par un nom aussi célèbre que celui d'Horace Bianchon. Après l'audience, le Président resta sur son siége en voyant la grand'mère de Pierrette accompagnée de monsieur Auffray, de Brigaut et d'une foule nombreuse. Vinet était seul. Ce contraste frappa l'audience, qui fut grossie d'un grand nombre de curieux. Vinet, qui avait gardé sa robe, leva vers le Président sa face froide en assurant ses besicles sur ses yeux verts, puis, de sa voix grêle et persistante, il exposa que des étrangers s'étaient introduits nuitamment chez monsieur et mademoiselle Rogron, et y avaient enlevé la mineure Lorrain. Force devait rester au tuteur, qui réclamait sa pupille. Monsieur Auffray se leva, comme subrogé-tuteur, et demanda la parole.

— Si monsieur le Président, dit-il, veut prendre communication de cette consultation émanée d'un des plus savants médecins de Paris et de tous les médecins et chirurgiens de Provins, il comprendra combien la réclamation du sieur Rogron est insensée, et quels motifs graves portaient l'aïeule de la mineure à l'enlever immédiatement à ses bourreaux. Voici le Fait: une consultation délibérée à l'unanimité par un illustre médecin de Paris mandé en toute hâte, et par tous les médecins de cette ville, attribue l'état presque mortel où se trouve la mineure aux mauvais traitements qu'elle a reçus des sieur et demoiselle Rogron. En Droit, le Conseil de Famille sera convoqué dans le plus bref délai, et consulté sur la question de savoir si le tuteur doit être destitué de sa tutelle. Nous demandons que la mineure ne rentre pas au domicile de son tuteur et soit confiée au membre de la famille qu'il plaira à monsieur le Président de désigner.

Vinet voulut répliquer en disant que la consultation devait lui être communiquée, afin de la contredire.

— Non pas à la partie de Vinet, dit sévèrement le Président, mais peut-être à monsieur le Procureur du Roi. La cause est entendue.

Le Président écrivit au bas de la requête l'ordonnance suivante:

«Attendu que, d'une consultation délibérée à l'unanimité par les médecins de cette ville et par le docteur Bianchon, docteur de la Faculté de médecine de Paris, il résulte que la mineure Lorrain, réclamée par Rogron, son tuteur, est dans un état de maladie extrêmement grave, amené par de mauvais traitements et des sévices exercés sur elle au domicile du tuteur et par sa sœur,

»Nous, Président du Tribunal de Première Instance de Provins,

»Statuant sur la requête, ordonnons que, jusqu'à la délibération du Conseil de Famille, qui, suivant la déclaration du subrogé-tuteur, sera convoqué, la mineure ne réintégrera pas le domicile pupillaire et sera transférée dans la maison du subrogé-tuteur;

»Subsidiairement, attendu l'état où se trouve la mineure et les traces de violence qui, d'après la consultation des médecins, existent sur sa personne, commettons le médecin en chef et le chirurgien en chef de l'hôpital de Provins pour la visiter; et, dans le cas où les sévices seraient constants, faisons toute réserve de l'action du Ministère Public, et ce, sans préjudice de la voie civile prise par Auffray, subrogé-tuteur.»

Cette terrible ordonnance fut prononcée par le Président Tiphaine à haute et intelligible voix.

— Pourquoi pas les galères tout de suite? dit Vinet. Et tout ce bruit pour une petite fille qui entretenait une intrigue avec un garçon menuisier! Si l'affaire marche ainsi, s'écria-t-il insolemment, nous demanderons d'autres juges pour cause de suspicion légitime.

Vinet quitta le Palais et alla chez les principaux organes de son parti expliquer la situation de Rogron, qui n'avait jamais donné une chiquenaude à sa cousine, et dans qui le Tribunal voyait, dit-il, moins le tuteur de Pierrette que le grand électeur de Provins.

A l'entendre, les Tiphaine faisaient grand bruit de rien. La montagne accoucherait d'une souris. Sylvie, fille éminemment sage et religieuse, avait découvert une intrigue entre la pupille de son frère et un petit ouvrier menuisier, un Breton nommé Brigaut. Ce drôle savait très bien que la petite fille allait avoir une fortune de sa grand'mère, il voulait la suborner. (Vinet osait parler de subornation!) Mademoiselle Rogron, qui tenait des lettres où éclatait la perversité de cette petite fille, n'était pas aussi blâmable que les Tiphaine voulaient le faire croire. Au cas où elle se serait permis une violence pour obtenir une lettre, ce qu'il expliquait d'ailleurs par l'irritation que l'entêtement breton avait causée à Sylvie, en quoi Rogron était-il répréhensible?

L'avocat fit alors de ce procès une affaire de parti et sut lui donner une couleur politique. Aussi, dès cette soirée, y eut-il des divergences dans l'opinion publique.

— Qui n'entend qu'une cloche n'a qu'un son, disaient les gens sages. Avez-vous écouté Vinet? Vinet explique très-bien les choses.

La maison de Frappier avait été jugée inhabitable pour Pierrette, à cause des douleurs que le bruit y causerait à la tête. Le transport de là chez le subrogé-tuteur était aussi nécessaire médicalement que judiciairement. Ce transport se fit avec des précautions inouïes et calculées pour produire un grand effet. Pierrette fut mise sur un brancard avec force matelas, portée par deux hommes, accompagnée d'une Sœur Grise qui avait à la main un flacon d'éther, suivie de sa grand'mère, de Brigaut, de madame Auffray et de sa femme de chambre. Il y eut du monde aux fenêtres et sur les portes pour voir passer ce cortége. Certes l'état dans lequel était Pierrette, sa blancheur de mourante, tout donnait d'immenses avantages au parti contraire aux Rogron. Les Auffray tinrent à prouver à toute la ville combien le président avait eu raison de rendre son ordonnance. Pierrette et sa grand'mère furent installées au second étage de la maison de monsieur Auffray. Le notaire et sa femme leur prodiguèrent les soins de l'hospitalité la plus large; ils y mirent du faste. Pierrette eut sa grand'mère pour garde-malade, et monsieur Martener vint la visiter avec le chirurgien le soir même.

Dès cette soirée, les exagérations commencèrent donc de part et d'autre. Le salon des Rogron fut plein. Vinet avait travaillé le parti libéral à ce sujet. Les deux dames de Chargebœuf dînèrent chez les Rogron, car le contrat devait y être signé le soir. Dans la matinée, Vinet avait fait afficher les bans à la mairie. Il traita de misère l'affaire relative à Pierrette. Si le tribunal de Provins y portait de la passion, la Cour Royale saurait apprécier les faits, disait-il, et les Auffray regarderaient à deux fois avant de se jeter dans un pareil procès. L'alliance de Rogron avec les Chargebœuf fut une considération énorme aux yeux d'un certain monde. Chez eux, les Rogron étaient blancs comme neige, et Pierrette était une petite fille excessivement perverse, un serpent réchauffé dans leur sein. Dans le salon de madame Tiphaine, on se vengeait des horribles médisances que le parti Vinet avait dites depuis deux ans: les Rogron étaient des monstres, et le tuteur irait en Cour d'Assises. Sur la place, Pierrette se portait à merveille; dans la haute ville, elle mourrait infailliblement; chez Rogron, elle avait des égratignures au poignet; chez madame Tiphaine, elle avait les doigts brisés, on allait lui en couper un. Le lendemain, le Courrier de Provins contenait un article extrêmement adroit, bien écrit, un chef-d'œuvre d'insinuations mêlées de considérations judiciaires, et qui mettait déjà Rogron hors de cause. La Ruche, qui d'abord paraissait deux jours après, ne pouvait répondre sans tomber dans la diffamation; mais on y répliqua que, dans une affaire semblable, le mieux était de laisser son cours à la justice.

Le Conseil de Famille fut composé par le Juge de Paix du canton de Provins, président légal; premièrement de Rogron et des deux messieurs Auffray, les plus proches parents; puis de monsieur Ciprey, neveu de la grand'mère maternelle de Pierrette. Il leur adjoignit monsieur Habert, le confesseur de Pierrette, et le colonel Gouraud, qui s'était toujours donné pour un camarade du colonel Lorrain. On applaudit beaucoup à l'impartialité du Juge de Paix, qui comprenait dans le Conseil de Famille monsieur Habert et le colonel Gouraud, que tout Provins croyait très-amis des Rogron. Dans la circonstance grave où se trouvait Rogron, il demanda l'assistance de maître Vinet au Conseil de Famille. Par cette manœuvre, évidemment conseillée par Vinet, Rogron obtint que le Conseil de Famille ne s'assemblerait que vers la fin du mois de décembre. A cette époque, le président et sa femme furent établis à Paris chez madame Roguin, à cause de la convocation des Chambres. Ainsi le parti ministériel se trouva sans son chef. Vinet avait déjà sourdement pratiqué le bonhomme Desfondrilles, le juge d'instruction, au cas où l'affaire prendrait le caractère correctionnel ou criminel que le président avait essayé de lui donner. Vinet plaida l'affaire pendant trois heures devant le Conseil de Famille: il y établit une intrigue entre Brigaut et Pierrette, afin de justifier les sévérités de mademoiselle Rogron; il démontra combien le tuteur avait agi naturellement en laissant sa pupille sous le gouvernement d'une femme; il appuya sur la non-participation de son client à la manière dont l'éducation de Pierrette était entendue par Sylvie. Malgré les efforts de Vinet, le Conseil fut à l'unanimité d'avis de retirer la tutelle à Rogron. On désigna pour tuteur monsieur Auffray, et monsieur Ciprey pour subrogé-tuteur. Le Conseil de Famille entendit Adèle, la servante, qui chargea ses anciens maîtres; mademoiselle Habert, qui raconta les propos cruels tenus par mademoiselle Rogron dans la soirée où Pierrette s'était donné le furieux coup entendu par tout le monde, et l'observation faite sur la santé de Pierrette par madame de Chargebœuf. Brigaut produisit la lettre qu'il avait reçue de Pierrette et qui prouvait leur mutuelle innocence. Il fut démontré que l'état déplorable dans lequel se trouvait la mineure venait d'un défaut de soin du tuteur, responsable de tout ce qui concernait sa pupille. La maladie de Pierrette avait frappé tout le monde, et même les personnes de la ville étrangères à la famille. L'accusation de sévices fut donc maintenue contre Rogron. L'affaire allait devenir publique.

Conseillé par Vinet, Rogron se rendit opposant à l'homologation de la délibération du Conseil de Famille par le Tribunal. Le Ministère Public intervint, attendu la gravité croissante de l'état pathologique où se trouvait Pierrette Lorrain. Ce procès curieux, quoique promptement mis au rôle, ne vint en ordre utile que vers le mois de mars 1828.

Le mariage de Rogron avec mademoiselle de Chargebœuf s'était alors célébré. Sylvie habitait le deuxième étage de sa maison, où des dispositions avaient été faites pour la loger ainsi que madame de Chargebœuf, car le premier étage fut entièrement affecté à madame Rogron. La belle madame Rogron succéda dès lors à la belle madame Tiphaine. L'influence de ce mariage fut énorme. On ne vint plus dans le salon de mademoiselle Sylvie, mais chez la belle madame Rogron.

Soutenu par sa belle-mère et appuyé par les banquiers royalistes du Tillet et Nucingen, le Président Tiphaine eut occasion de rendre service au Ministère, il fut un des orateurs du Centre les plus estimés, devint Juge au Tribunal de Première Instance de la Seine, et fit nommer son neveu, Lesourd, Président du tribunal de Provins. Cette nomination froissa beaucoup le juge Desfondrilles, toujours archéologue et plus que jamais suppléant. Le Garde des Sceaux envoya l'un de ses protégés à la place de Lesourd. L'avancement de monsieur Tiphaine n'en produisit donc aucun dans le Tribunal de Provins. Vinet exploita très-habilement ces circonstances. Il avait toujours dit aux gens de Provins qu'ils servaient de marchepied aux grandeurs de la rusée madame Tiphaine. Le Président se jouait de ses amis. Madame Tiphaine méprisait in petto la ville de Provins, et n'y reviendrait jamais. Monsieur Tiphaine père mourut, son fils hérita de la terre du Fay, et vendit sa belle maison de la ville haute à monsieur Julliard. Cette vente prouva combien il comptait peu revenir à Provins. Vinet eut raison, Vinet avait été prophète. Ces faits eurent une grande influence sur le procès relatif à la tutelle de Rogron.

Ainsi l'épouvantable martyre exercé brutalement sur Pierrette par deux imbéciles tyrans, et qui, dans ses conséquences médicales, mettait monsieur Martener, approuvé par le docteur Bianchon, dans le cas d'ordonner la terrible opération du trépan; ce drame horrible, réduit aux proportions judiciaires, tombait dans le gâchis immonde qui s'appelle au Palais la forme. Ce procès traînait dans les délais, dans le lacis inextricable de la procédure, arrêté par les ambages d'un odieux avocat; tandis que Pierrette calomniée languissait et souffrait les plus épouvantables douleurs connues en médecine. Ne fallait-il pas expliquer ces singuliers revirements de l'opinion publique et la marche lente de la Justice, avant de revenir dans la chambre où elle vivait, où elle mourait?

Monsieur Martener, de même que la famille Auffray, fut en peu de jours séduit par l'adorable caractère de Pierrette et par la vieille Bretonne dont les sentiments, les idées, les façons étaient empreintes d'une antique couleur romaine. Cette matrone du Marais ressemblait à une femme de Plutarque. Le médecin voulut disputer cette proie à la mort, car dès le premier jour le médecin de Paris et le médecin de province regardèrent Pierrette comme perdue. Il y eut entre le mal et le médecin, soutenu par la jeunesse de Pierrette, un de ces combats que les médecins seuls connaissent et dont la récompense, en cas de succès, n'est jamais ni dans le prix vénal des soins ni chez le malade; elle se trouve dans la douce satisfaction de la conscience et dans je ne sais quelle palme idéale et invisible recueillie par les vrais artistes après le contentement que leur cause la certitude d'avoir fait une belle œuvre. Le médecin tend au bien comme l'artiste tend au beau, poussé par un admirable sentiment que nous nommons la vertu. Ce combat de tous les jours avait éteint chez cet homme de province les mesquines irritations de la lutte engagée entre le parti Vinet et le parti des Tiphaine, ainsi qu'il arrive aux hommes qui se trouvent tête à tête avec une grande misère à vaincre.

Monsieur Martener avait commencé par vouloir exercer son état à Paris; mais l'atroce activité de cette ville, l'insensibilité que finissent par donner au médecin le nombre effrayant de malades et la multiplicité des cas graves, avaient épouvanté son âme douce et faite pour la vie de province. Il était d'ailleurs sous le joug de sa jolie patrie. Aussi revint-il à Provins s'y marier, s'y établir et y soigner presque affectueusement une population qu'il pouvait considérer comme une grande famille. Il affecta, pendant tout le temps que dura la maladie de Pierrette, de ne point parler de sa malade. La répugnance à répondre quand chacun lui demandait des nouvelles de la pauvre petite était si visible, qu'on cessa de le questionner à ce sujet. Pierrette fut pour lui ce qu'elle devait être, un de ces poèmes mystérieux et profonds, vastes en douleurs, comme il s'en trouve dans la terrible existence des médecins. Il éprouvait pour cette délicate jeune fille une admiration dans le secret de laquelle il ne voulut mettre personne.

Ce sentiment du médecin pour sa malade s'était, comme tous les sentiments vrais, communiqué à monsieur et madame Auffray, dont la maison devint, tant que Pierrette y fut, douce et silencieuse. Les enfants, qui jadis avaient fait de si bonnes parties de jeu avec Pierrette, s'entendirent avec la grâce de l'enfance pour n'être ni bruyants ni importuns. Ils mirent leur honneur à être bien sages, parce que Pierrette était malade. La maison de monsieur Auffray se trouve dans la ville haute, au-dessous des ruines du château, où elle est bâtie dans une des marges de terrain produites par le bouleversement des anciens remparts. De là, les habitants ont la vue de la vallée en se promenant dans un petit jardin fruitier enclos de gros murs, d'où l'on plonge sur la ville. Les toits des autres maisons arrivent au cordon extérieur du mur qui soutient ce jardin. Le long de cette terrasse est une allée qui aboutit à la porte-fenêtre du cabinet de monsieur Auffray. Au bout s'élèvent un berceau de vigne et un figuier, sous lesquels il y a une table ronde, un banc et des chaises peints en vert. On avait donné à Pierrette une chambre au-dessus du cabinet de son nouveau tuteur. Madame Lorrain y couchait sur un lit de sangle auprès de sa petite-fille. De sa fenêtre, Pierrette pouvait donc voir la magnifique vallée de Provins qu'elle connaissait à peine, elle était sortie si rarement de la fatale maison des Rogron! Quand il faisait beau temps, elle aimait à se traîner au bras de sa grand'mère jusqu'à ce berceau. Brigaut, qui ne faisait plus rien, venait voir sa petite amie trois fois par jour, il était dévoré par une douleur qui le rendait sourd à la vie; il guettait avec la finesse d'un chien de chasse monsieur Martener, il l'accompagnait toujours et sortait avec lui. Vous imagineriez difficilement les folies que chacun faisait pour la chère petite malade. Ivre de désespoir, la grand'mère cachait son désespoir, elle montrait à sa petite-fille le visage riant qu'elle avait à Pen-Hoël. Dans son désir de se faire illusion, elle lui arrangeait et lui mettait le bonnet national avec lequel Pierrette était arrivée à Provins. La jeune malade lui paraissait ainsi se mieux ressembler à elle-même: elle était délicieuse à voir, le visage entouré de cette auréole de batiste bordée de dentelles empesées. Sa tête, blanche de la blancheur du biscuit, son front auquel la souffrance imprimait un semblant de pensée profonde, la pureté des lignes amaigries par la maladie, la lenteur du regard et la fixité des yeux par instants, tout faisait de Pierrette un admirable chef-d'œuvre de mélancolie. Aussi l'enfant était-elle servie avec une sorte de fanatisme. On la voyait si douce, si tendre et si aimante! Madame Martener avait envoyé son piano chez sa sœur, madame Auffray, dans la pensée d'amuser Pierrette, à qui la musique causa des ravissements. C'était un poème que de la regarder écoutant un morceau de Weber, de Beethoven ou d'Hérold, les yeux levés, silencieuse, et regrettant sans doute la vie qu'elle sentait lui échapper. Le curé Péroux et monsieur Habert, ses deux consolateurs religieux, admiraient sa pieuse résignation. N'est-ce pas un fait remarquable et digne également et de l'attention des philosophes et des indifférents, que la perfection séraphique des jeunes filles et des jeunes gens marqués en rouge par la Mort dans la foule, comme de jeunes arbres dans une forêt? Qui a vu l'une de ces morts sublimes ne saurait rester ou devenir incrédule. Ces êtres exhalent comme un parfum céleste, leurs regards parlent de Dieu, leur voix est éloquente dans les plus indifférents discours, et souvent elle sonne comme un instrument divin, exprimant les secrets de l'avenir! Quand monsieur Martener félicitait Pierrette d'avoir accompli quelque difficile prescription, cet ange disait, en présence de tous, et avec quels regards! — Je désire vivre, cher monsieur Martener, moins pour moi que pour ma grand'mère, pour mon Brigaut, et pour vous tous, que ma mort affligerait.

La première fois qu'elle se promena dans le mois de novembre, par le beau soleil de la Saint-Martin, accompagnée de toute la maison, et que madame Auffray lui demanda si elle était fatiguée: — Maintenant que je n'ai plus à supporter d'autres souffrances que celles envoyées par Dieu, je puis y suffire. Je trouve dans le bonheur d'être aimée la force de souffrir.

Ce fut la seule fois que d'une manière détournée elle rappela son horrible martyre chez les Rogron, desquels elle ne parlait point, et leur souvenir devait lui être si pénible, que personne ne parlait d'eux.

— Chère madame Auffray, lui dit-elle un jour, à midi, sur la terrasse en contemplant la vallée éclairée par un beau soleil et parée des belles teintes rousses de l'automne, mon agonie chez vous m'aura donné plus de bonheur que ces trois dernières années.

Madame Auffray regarda sa sœur, madame Martener, et lui dit à l'oreille: — Comme elle aurait aimé! En effet, l'accent, le regard de Pierrette donnaient à sa phrase une indicible valeur.

Monsieur Martener entretenait une correspondance avec le docteur Bianchon, et ne tentait rien de grave sans ses approbations. Il espérait d'abord établir le cours voulu par la nature, puis faire dériver le dépôt à la tête par l'oreille. Plus vives étaient les douleurs de Pierrette, plus il concevait d'espérances. Il obtint de légers succès sur le premier point, et ce fut un grand triomphe. Pendant quelques jours l'appétit de Pierrette revint et se satisfit de mets substantiels pour lesquels sa maladie lui donnait jusqu'alors une répugnance caractéristique; la couleur de son teint changea, mais l'état de la tête était horrible. Aussi le docteur supplia-t-il le grand médecin, son conseil, de venir. Bianchon vint, resta deux jours à Provins, et décida une opération, il épousa toutes les sollicitudes du pauvre Martener, et alla chercher lui-même le célèbre Desplein. Ainsi l'opération fut faite par le plus grand chirurgien des temps anciens et modernes; mais ce terrible aruspice dit à Martener en s'en allant avec Bianchon, son élève le plus aimé: — Vous ne la sauverez que par un miracle. Comme vous l'a dit Horace, la carie des os est commencée. A cet âge, les os sont encore si tendres!

L'opération avait eu lieu dans le commencement du mois de mars 1828. Pendant tout le mois, effrayé des douleurs épouvantables que souffrait Pierrette, monsieur Martener fit plusieurs voyages à Paris; il y consultait Desplein et Bianchon, auxquels il alla jusqu'à proposer une opération dans le genre de celle de la lithotritie, et qui consistait à introduire dans la tête un instrument creux à l'aide duquel on essaierait l'application d'un remède héroïque pour arrêter les progrès de la carie. L'audacieux Desplein n'osa pas tenter ce coup de main chirurgical que le désespoir avait inspiré à Martener. Aussi quand le médecin revint de son dernier voyage à Paris parut-il à ses amis chagrin et morose. Il dut annoncer par une fatale soirée à la famille Auffray, à madame Lorrain, au confesseur et à Brigaut réunis, que la science ne pouvait plus rien pour Pierrette, dont le salut était seulement dans la main de Dieu. Ce fut une horrible consternation. La grand'mère fit un vœu et pria le curé de dire tous les matins, au jour, avant le lever de Pierrette, une messe à laquelle elle et Brigaut assistèrent.

Le procès se plaidait. Pendant que la victime des Rogron se mourait, Vinet la calomniait au tribunal. Le Tribunal homologua la délibération du Conseil de Famille, et l'avocat interjeta sur-le-champ appel. Le nouveau Procureur du Roi fit un réquisitoire qui détermina une instruction. Rogron et sa sœur furent obligés de donner caution pour ne pas aller en prison. L'Instruction exigeait l'interrogatoire de Pierrette. Quand monsieur Desfondrilles vint chez Auffray, Pierrette était à l'agonie, elle avait son confesseur à son chevet, elle allait être administrée. Elle suppliait en ce moment même la famille assemblée de pardonner à son cousin et à sa cousine, ainsi qu'elle le faisait elle-même en disant avec un admirable bon sens que le jugement de ces choses appartenait à Dieu seul.

— Grand'mère, dit-elle, laisse tout ton bien à Brigaut (Brigaut fondait en larmes). — Et, dit Pierrette en continuant, donne mille francs à cette bonne Adèle qui me bassinait mon lit en cachette. Si elle était restée chez mes cousins, je vivrais...

Ce fut à trois heures, le mardi de Pâques, par une belle journée, que ce petit ange cessa de souffrir. Son héroïque grand'mère voulut la garder pendant la nuit avec les prêtres, et la coudre de ses vieilles mains roides dans le linceul. Vers le soir, Brigaut quitta la maison Auffray, descendit chez Frappier.

— Je n'ai pas besoin, mon pauvre garçon, de te demander des nouvelles, lui dit le menuisier.

— Père Frappier, oui, c'est fini pour elle, et non pas pour moi.

L'ouvrier jeta sur tout le bois de la boutique des regards à la fois sombres et perspicaces.

— Je te comprends, Brigaut, dit le bonhomme Frappier. Tiens, voilà ce qu'il te faut.

Et il lui montra des planches en chêne de deux pouces.

— Ne m'aidez pas, monsieur Frappier, dit le Breton; je veux tout faire moi-même.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
01 kasım 2017
Hacim:
730 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain

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