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Kitabı oku: «La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04», sayfa 40

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L'avoué fit adopter cette idée, en vue de corroborer ainsi sa double position vis-à-vis de Cointet et de Séchard, et il jeta naturellement les yeux sur un drôle de l'encolure de Cérizet pour en faire l'homme dévoué du parti.

– Si tu peux découvrir ton ancien bourgeois et le mettre entre mes mains, dit-il à l'ancien prote de Séchard, on te prêtera vingt mille francs pour acheter son imprimerie, et probablement tu seras à la tête d'un journal. Ainsi, marche.

Plus sûr de l'activité d'un homme comme Cérizet que de celle de tous les Doublon du monde, Petit-Claud avait alors promis au grand Cointet l'arrestation de Séchard. Mais depuis que Petit-Claud caressait l'espérance d'entrer dans la magistrature, il prévoyait la nécessité de tourner le dos aux libéraux, et il avait si bien monté les esprits à l'Houmeau que les fonds nécessaires à l'acquisition de l'imprimerie étaient réalisés. Petit-Claud résolut de laisser aller les choses à leur cours naturel.

– Bah! se dit-il, Cérizet commettra quelque délit de presse, et j'en profiterai pour montrer mes talents…

Il alla vers la porte de l'imprimerie et dit à Kolb qui faisait sentinelle: – Monte avertir David de profiter de l'heure pour s'en aller, et prenez bien vos précautions; je m'en vais, il est une heure…

Lorsque Kolb quitta le pas de la porte, Marion vint prendre sa place. Lucien et David descendirent, Kolb les précéda de cent pas en avant et Marion les suivit de cent pas en arrière. Quand les deux frères passèrent le long des planches, Lucien parlait avec chaleur à David.

– Mon ami, lui dit-il, mon plan est d'une excessive simplicité; mais comment en parler devant Ève, qui n'en comprendrait jamais les moyens? Je suis sûr que Louise a dans le fond du cœur un désir que je saurai réveiller, je la veux uniquement pour me venger de cet imbécile de préfet. Si nous nous aimons, ne fût-ce qu'une semaine, je lui ferai demander au ministère un encouragement de vingt mille francs pour toi. Demain je reverrai cette créature dans ce petit boudoir où nos amours ont commencé, et où, selon Petit-Claud, il n'y a rien de changé: j'y jouerai la comédie. Aussi, après demain matin, te ferai-je remettre par Basine un petit mot pour te dire si j'ai été sifflé… Qui sait, peut-être seras-tu libre… Comprends-tu maintenant pourquoi j'ai voulu des habits de Paris? Ce n'est pas en haillons qu'on peut jouer l'amour.

A six heures du matin, Cérizet vint voir Petit-Claud.

– Demain, à midi, Doublon peut préparer son coup; il prendra notre homme, j'en réponds, lui dit le Parisien: je dispose de l'une des ouvrières de mademoiselle Clerget, comprenez-vous?..

Après avoir écouté le plan de Cérizet, Petit-Claud courut chez Cointet.

– Faites en sorte que ce soir monsieur du Hautoy se soit décidé à donner à Françoise la nue propriété de ses biens, vous signerez dans deux jours un acte de Société avec Séchard. Je ne me marierai que huit jours après le contrat; ainsi nous serons bien dans les termes de nos petites conventions: donnant donnant. Mais épions bien ce soir ce qui se passera chez madame de Sénonches entre Lucien et madame la comtesse du Châtelet, car tout est là… Si Lucien espère réussir par la préfète, je tiens David.

– Vous serez, je crois, garde des sceaux, dit Cointet.

– Et pourquoi pas? monsieur de Peyronnet l'est bien! dit Petit-Claud qui n'avait pas encore tout à fait dépouillé la peau du libéral.

L'état douteux de mademoiselle de La Haye lui valut la présence de la plupart des nobles d'Angoulême à la signature de son contrat. La pauvreté de ce futur ménage marié sans corbeille avivait l'intérêt que le monde aime à témoigner; car il en est de la bienfaisance comme des triomphes: on aime une charité qui satisfait l'amour-propre. Aussi la marquise de Pimentel, la comtesse du Châtelet, monsieur de Sénonches et deux ou trois habitués de la maison firent-ils à Françoise quelques cadeaux dont on parlait beaucoup en ville. Ces jolies bagatelles réunies au trousseau préparé depuis un an par Zéphirine, aux bijoux du parrain et aux présents d'usage du marié, consolèrent Françoise et piquèrent la curiosité de plusieurs mères qui amenèrent leurs filles. Petit-Claud et Cointet avaient déjà remarqué que les nobles d'Angoulême les toléraient l'un et l'autre dans leur Olympe comme une nécessité: l'un était le régisseur de la fortune, le subrogé-tuteur de Françoise; l'autre était indispensable à la signature du contrat comme le pendu à une exécution; mais le lendemain de son mariage, si madame Petit-Claud conservait le droit de venir chez sa marraine, le mari s'y voyait difficilement admis, et il se promettait bien de s'imposer à ce monde orgueilleux. Rougissant de ses obscurs parents, l'avoué fit rester sa mère à Mansle où elle s'était retirée, il la pria de se dire malade et de lui donner son consentement par écrit. Assez humilié de se voir sans parents, sans protecteurs, sans signature de son côté, Petit-Claud se trouvait donc très-heureux de présenter dans l'homme célèbre un ami acceptable, et que la comtesse désirait revoir. Aussi vint-il prendre Lucien en voiture. Pour cette mémorable soirée, le poète avait fait une toilette qui devait lui donner, sans contestation, une supériorité sur tous les hommes. Madame de Sénonches avait d'ailleurs annoncé le héros du moment, et l'entrevue de deux amants brouillés était une de ces scènes dont on est particulièrement friand en province. Lucien était passé à l'état de Lion: on le disait si beau, si changé, si merveilleux, que les femmes de l'Angoulême noble avaient toutes une velléité de le revoir. Suivant la mode de cette époque à laquelle on doit la transition de l'ancienne culotte de bal aux ignobles pantalons actuels, il avait mis un pantalon noir collant. Les hommes dessinaient encore leurs formes au grand désespoir des gens maigres ou mal faits; et celles de Lucien étaient apolloniennes. Ses bas de soie gris à jour, ses petits souliers, son gilet de satin noir, sa cravate, tout fut scrupuleusement tiré, collé pour ainsi dire sur lui. Sa blonde et abondante chevelure frisée faisait valoir son front blanc, autour duquel les boucles se relevaient avec une grâce cherchée. Ses yeux, pleins d'orgueil, étincelaient. Ses petites mains de femme, belles sous le gant, ne devaient pas se laisser voir dégantées. Il copia son maintien sur celui de de Marsay, le fameux dandy parisien, en tenant d'une main sa canne et son chapeau qu'il ne quitta pas, et il se servit de l'autre pour faire des gestes rares à l'aide desquels il commenta ses phrases.

Lucien aurait bien voulu se glisser dans le salon, à la manière de ces gens célèbres qui, par une fausse modestie, se baisseraient sous la porte Saint-Denis. Mais Petit-Claud, qui n'avait qu'un ami, en abusa. Ce fut presque pompeusement qu'il amena Lucien jusqu'à madame de Sénonches au milieu de la soirée. A son passage, le poète entendit des murmures qui jadis lui eussent fait perdre la tête, et qui le trouvèrent froid; il était sûr de valoir, à lui seul, tout l'Olympe d'Angoulême.

– Madame, dit-il à madame de Sénonches, j'ai déjà félicité mon ami Petit-Claud, qui est de l'étoffe dont on fait les gardes des sceaux, d'avoir le bonheur de vous appartenir, quelque faibles que soient les liens entre une marraine et sa filleule (ce fut dit d'un air épigrammatique très-bien senti par toutes les femmes qui écoutaient sans en avoir l'air). Mais, pour mon compte, je bénis une circonstance qui me permet de vous offrir mes hommages.

Ce fut dit sans embarras et dans une pose de grand seigneur en visite chez de petites gens. Lucien écouta la réponse entortillée que lui fit Zéphirine, en jetant un regard de circumnavigation dans le salon, afin d'y préparer ses effets. Aussi put-il saluer avec grâce et en nuançant ses sourires Francis du Hautoy et le préfet qui le saluèrent; puis il vint enfin à madame du Châtelet en feignant de l'apercevoir. Cette rencontre était si bien l'événement de la soirée, que le contrat de mariage où les gens marquants allaient mettre leur signature, conduits dans la chambre à coucher, soit par le notaire, soit par Françoise, fut oublié. Lucien fit quelques pas vers Louise de Nègrepelisse; et, avec cette grâce parisienne, pour elle à l'état de souvenir depuis son arrivée, il lui dit assez haut:

– Est-ce à vous, madame, que je dois l'invitation qui me procure le plaisir de dîner après-demain à la préfecture?..

– Vous ne la devez, monsieur, qu'à votre gloire, répliqua sèchement Louise un peu choquée de la tournure agressive de la phrase méditée par Lucien pour blesser l'orgueil de son ancienne protectrice.

– Ah! madame la comtesse, dit Lucien d'un air à la fois fin et fat, il m'est impossible de vous amener l'homme s'il est dans votre disgrâce.

Et, sans attendre de réponse, il tourna sur lui-même en apercevant l'évêque, qu'il salua très-noblement.

– Votre Grandeur a été presque prophète, dit-il d'une voix charmante, et je tâcherai qu'elle le soit tout à fait. Je m'estime heureux d'être venu ce soir ici, puisque je puis vous présenter mes respects.

Lucien entraîna Monseigneur dans une conversation qui dura dix minutes. Toutes les femmes regardaient Lucien comme un phénomène. Son impertinence inattendue avait laissé madame du Châtelet sans voix ni réponse. En voyant Lucien l'objet de l'admiration de toutes les femmes; en suivant, de groupe en groupe, le récit que chacune se faisait à l'oreille des phrases échangées où Lucien l'avait comme aplatie en ayant l'air de la dédaigner, elle fut pincée au cœur par une contraction d'amour-propre.

– S'il ne venait pas demain, après cette phrase, quel scandale? pensa-t-elle. D'où lui vient cette fierté? Mademoiselle des Touches serait-elle éprise de lui?..

– Il est si beau! – On dit qu'elle a couru chez lui, à Paris, le lendemain de la mort de l'actrice!.. Peut-être est-il venu sauver son beau-frère, et s'est-il trouvé derrière notre calèche à Mansle, par un accident de voyage. Ce matin-là, Lucien nous a singulièrement toisés, Sixte et moi. Ce fut une myriade de pensées, et, malheureusement pour Louise, elle s'y laissait aller en regardant Lucien qui causait avec l'évêque comme s'il eût été le roi du salon: il ne saluait personne et attendait qu'on vînt à lui, promenant son regard avec une variété d'expression, avec une aisance digne de de Marsay, son modèle. Il ne quitta pas le prélat pour aller saluer monsieur de Sénonches, qui se fit voir à peu de distance.

Au bout de dix minutes, Louise n'y tint plus. Elle se leva, marcha jusqu'à l'évêque et lui dit: – Que vous dit-on donc, Monseigneur, pour vous faire si souvent sourire?

Lucien se recula de quelques pas pour laisser discrètement madame de Châtelet avec le prélat.

– Ah! madame la comtesse, ce jeune homme a bien de l'esprit!.. il m'expliquait comment il vous devait toute sa force…

– Je ne suis pas ingrat, moi, madame!.. dit Lucien en lançant un regard de reproche qui charma la comtesse.

– Entendons-nous, dit-elle en ramenant à elle Lucien par un geste d'éventail, venez avec Monseigneur, par ici!.. Sa Grandeur sera notre juge.

Et elle montra le boudoir en y entraînant l'évêque.

– Elle fait faire un drôle de métier à Monseigneur, dit une femme du camp Chandour assez haut pour être entendue.

– Notre juge!.. dit Lucien en regardant tour à tour le prélat et la préfète, il y aura donc un coupable?

Louise de Nègrepelisse s'assit sur le canapé de son ancien boudoir. Après y avoir fait asseoir Lucien à côté d'elle et Monseigneur de l'autre côté, elle se mit à parler.

Lucien fit à son ancienne amie l'honneur, la surprise et le bonheur de ne pas écouter. Il eut l'attitude, les gestes de la Pasta dans Tancredi quand elle va dire: O patria!… Il chanta sur sa physionomie le fameuse cavatine del Rizzo. Enfin, l'élève de Coralie trouva moyen de se faire venir un peu de larmes dans les yeux.

– Ah! Louise, comme je t'aimais! lui dit-il à l'oreille sans se soucier du prélat ni de la conversation au moment où il vit que ses larmes avaient été vues par la comtesse.

– Essuyez vos yeux, ou vous me perdriez, ici, encore une fois, dit-elle en se retournant vers lui par un aparté qui choqua l'évêque.

– Et c'est assez d'une, reprit vivement Lucien. Ce mot de la cousine de madame d'Espard sécherait toutes les larmes d'une Madeleine. Mon Dieu!.. j'ai retrouvé pour un moment mes souvenirs, mes illusions, mes vingt ans, et vous me les…

Monseigneur rentra brusquement au salon, en comprenant que sa dignité pouvait être compromise entre ces deux anciens amants. Chacun affecta de laisser la préfète et Lucien seuls dans le boudoir. Mais un quart d'heure après, Sixte, à qui les discours, les rires et les promenades au seuil du boudoir déplurent, y vint d'un air plus que soucieux et trouva Lucien et Louise très-animés.

– Madame, dit Sixte à l'oreille de sa femme, vous qui connaissez mieux que moi Angoulême, ne devriez-vous pas songer à madame la préfète et au gouvernement.

– Mon cher, dit Louise en toisant son éditeur responsable d'un air de hauteur qui le fit trembler, je cause avec monsieur de Rubembré de choses importantes pour vous. Il s'agit de sauver un inventeur sur le point d'être victime des manœuvres les plus basses, et vous nous y aiderez… Quant à ce que ces dames peuvent penser de moi, vous allez voir comment je vais me conduire pour glacer le venin sur leurs langues.

Elle sortit du boudoir appuyée sur le bras de Lucien, et le mena signer le contrat en s'affichant avec une audace de grande dame.

– Signons ensemble?.. dit-elle en tendant la plume à Lucien.

Lucien se laissa montrer par elle la place où elle venait de signer, afin que leurs signatures fussent l'une auprès de l'autre.

– Monsieur de Sénonches, auriez-vous reconnu monsieur de Rubempré? dit la comtesse en forçant l'impertinent chasseur à saluer Lucien.

Elle ramena Lucien au salon, elle le mit entre elle et Zéphirine sur le redoutable canapé du milieu. Puis, comme une reine sur son trône, elle commença, d'abord à voix basse, une conversation évidemment épigrammatique à laquelle se joignirent quelques-uns de ses anciens amis et plusieurs femmes qui lui faisaient la cour. Bientôt Lucien, devenu le héros d'un cercle, fut mis par la comtesse sur la vie de Paris dont la satire fut improvisée avec une verve incroyable et semée d'anecdotes sur les gens célèbres, véritables friandises de conversation dont sont excessivement avides les provinciaux. On admira l'esprit comme on avait admiré l'homme. Madame la comtesse Sixte triomphait si patiemment de Lucien, elle en jouait si bien en femme enchantée de son choix, elle lui fournissait la réplique avec tant d'à-propos, elle quêtait pour lui des approbations par des regards si compromettants, que plusieurs femmes commencèrent à voir dans la coïncidence du retour de Louise et de Lucien un profond amour victime de quelque double méprise. Un dépit avait peut-être amené le malencontreux mariage de Châtelet, contre lequel il se faisait alors une réaction.

– Eh! bien, dit Louise à une heure du matin et à voix basse à Lucien avant de se lever: après-demain, faites-moi le plaisir d'être exact…

La préfète laissa Lucien en lui mimant une petite inclination de tête excessivement amicale, et alla dire quelques mots au comte Sixte, qui chercha son chapeau.

– Si ce que madame du Châtelet vient de me dire est vrai, mon cher Lucien, comptez sur moi, dit le préfet en se mettant à la poursuite de sa femme qui partait sans lui, comme à Paris. Dès ce soir, votre beau-frère peut se regarder comme hors d'affaire.

– Monsieur le comte me doit bien cela, répondit Lucien en souriant.

– Eh! bien, nous sommes fumés… dit Cointet à l'oreille de Petit-Claud, témoin de cet adieu.

Petit-Claud, foudroyé par le succès de Lucien, stupéfait par les éclats de son esprit et par le jeu de sa grâce, regardait Françoise de La Haye dont la physionomie, pleine d'admiration pour Lucien, semblait dire à son prétendu: Soyez comme votre ami.

Un éclair de joie passa sur la figure de Petit-Claud.

– Le dîner du préfet n'est que pour après-demain, nous avons encore une journée à nous, dit-il, je réponds de tout.

– Eh! bien, mon cher, dit Lucien à Petit-Claud à deux heures du matin en revenant à pied: je suis venu, j'ai vu, j'ai vaincu! Dans quelques heures, Séchard sera bien heureux.

– Voilà tout ce que je voulais savoir, pensa Petit-Claud. – Je ne te croyais que poète et tu es aussi Lauzun, c'est être deux fois poète, répondit-il en lui donnant une poignée de main qui devait être la dernière.

– Ma chère Ève, dit Lucien en réveillant sa sœur, une bonne nouvelle! Dans un mois, David n'aura plus de dettes!..

– Et comment?

– Eh! bien, madame du Châtelet cachait sous sa jupe mon ancienne Louise; et elle m'aime plus que jamais, et va faire faire un rapport au ministère de l'Intérieur par son mari, en faveur de notre découverte!.. Ainsi, nous n'avons pas plus d'un mois à souffrir, le temps de me venger du préfet et de le rendre le plus heureux des époux.

Ève crut continuer un rêve en écoutant son frère.

– En revoyant le petit salon gris où je tremblais comme un enfant, il y a deux ans; en examinant ces meubles, les peintures et les figures, il me tombait une taie des yeux! Comme Paris vous change les idées!

– Est-ce un bonheur?.. dit Ève en comprenant enfin son frère.

– Allons, tu dors, à demain, nous causerons après déjeuner, dit Lucien.

Le plan de Cérizet était d'une excessive simplicité. Quoi qu'il appartienne aux ruses dont se servent les huissiers de province pour arrêter leurs débiteurs, et dont le succès est hypothétique, il devait réussir; car il reposait autant sur la connaissance des caractères de Lucien et de David que sur leurs espérances. Parmi les petites ouvrières dont il était le Don Juan et qu'il gouvernait en les opposant les unes aux autres, le prote des Cointet, pour le moment en service extraordinaire, avait distingué l'une des repasseuses de Basine Clerget, une fille presque aussi belle que madame Séchard, appelée Henriette Mignon, et dont les parents étaient de petits vignerons vivant dans leur bien à deux lieues d'Angoulême, sur la route de Saintes. Les Mignon, comme tous les gens de la campagne, ne se trouvaient pas assez riches pour garder leur unique enfant avec eux, et ils l'avaient destinée à entrer en maison, c'est-à-dire à devenir femme de chambre. En province, une femme de chambre doit savoir blanchir et repasser le linge fin. La réputation de madame Prieur, à qui Basine succédait, était telle, que les Mignon y mirent leur fille en apprentissage en y payant pension pour la nourriture et le logement. Madame Prieur appartenait à cette race de vieilles maîtresses qui, dans les provinces, se croient substituées aux parents. Elle vivait en famille avec ses apprenties, elle les menait à l'église et les surveillait consciencieusement. Henriette Mignon, belle brune bien découplée, à l'œil hardi, à la chevelure forte et longue, était blanche comme sont blanches les filles du Midi, de la blancheur d'une fleur de magnolia. Aussi Henriette fut-elle une des premières grisettes que visa Cérizet; mais comme elle appartenait à d'honnêtes cultivateurs, elle ne céda que vaincue par la jalousie, par le mauvais exemple et par cette phrase séduisante: – Je t'épouserai! que lui dit Cérizet, une fois qu'il se vit second prote chez messieurs Cointet. En apprenant que les Mignon possédaient pour quelque dix ou douze mille francs de vignes et une petite maison assez logeable, le Parisien se hâta de mettre Henriette dans l'impossibilité d'être la femme d'un autre. Les amours de la belle Henriette et du petit Cérizet en étaient là quand Petit-Claud lui parla de le rendre propriétaire de l'imprimerie Séchard, en lui montrant une espèce de commandite de vingt mille francs qui devait être un licou. Cet avenir éblouit le prote, la tête lui tourna, mademoiselle Mignon lui parut un obstacle à ses ambitions, et il négligea la pauvre fille. Henriette, au désespoir, s'attacha d'autant plus au petit prote des Cointet qu'il semblait la vouloir quitter. En découvrant que David se cachait chez mademoiselle Clerget, le Parisien changea d'idées à l'égard d'Henriette, mais sans changer de conduite; car il se proposait de faire servir à sa fortune l'espèce de folie qui travaille une fille quand, pour cacher son déshonneur, elle doit épouser son séducteur. Pendant la matinée du jour où Lucien devait reconquérir sa Louise, Cérizet apprit à Henriette le secret de Basine, et lui dit que leur fortune et leur mariage dépendaient de la découverte de l'endroit où se cachait David. Une fois instruite, Henriette n'eut pas de peine à reconnaître que l'imprimeur ne pouvait être que dans le cabinet de toilette de mademoiselle Clerget, elle ne crut pas avoir fait le moindre mal en se livrant à cet espionnage; mais Cérizet l'avait engagée déjà dans sa trahison par ce commencement de participation.

Lucien dormait encore lorsque Cérizet, qui vint savoir le résultat de la soirée, écoutait dans le cabinet de Petit-Claud le récit des grands petits événements qui devaient soulever Angoulême.

– Lucien vous a bien écrit un petit mot depuis son retour? demanda le Parisien après avoir hoché la tête en signe de satisfaction quand Petit-Claud eut fini.

– Voilà le seul que j'aie, dit l'avoué, qui tendit une lettre où Lucien avait écrit quelques lignes sur le papier à lettre dont se servait sa sœur.

– Eh! bien, dit Cérizet, dix minutes avant le coucher du soleil, que Doublon s'embusque à la Porte-Palet, qu'il cache ses gendarmes et dispose son monde, vous aurez notre homme.

– Es-tu sûr de ton affaire? dit Petit-Claud en examinant Cérizet.

– Je m'adresse au hasard, dit l'ex-gamin de Paris, mais c'est un fier drôle, il n'aime pas les honnêtes gens.

– Il faut réussir, dit l'avoué d'un ton sec.

– Je réussirai, dit Cérizet. C'est vous qui m'avez poussé dans ce tas de boue, vous pouvez bien me donner quelques billets de banque pour m'essuyer… Mais, monsieur, dit le Parisien en surprenant une expression qui lui déplut sur la figure de l'avoué, si vous m'aviez trompé, si vous ne m'achetez pas l'imprimerie sous huit jours… Eh! bien, vous laisserez une jeune veuve, dit tout bas le gamin de Paris en lançant la mort dans son regard.

– Si nous écrouons David à six heures, sois à neuf heures chez monsieur Gannerac, et nous y ferons ton affaire, répondit péremptoirement l'avoué.

– C'est entendu: vous serez servi, bourgeois! dit Cérizet.

Cérizet connaissait déjà l'industrie qui consiste à laver le papier et qui met aujourd'hui les intérêts du fisc en péril. Il lava les quatre lignes écrites par Lucien, et les remplaça par celles-ci, en imitant l'écriture avec une perfection désolante pour l'avenir social du prote.

«Mon cher David, tu peux venir sans crainte chez le Préfet, ton affaire est faite; et d'ailleurs, à cette heure-ci, tu peux sortir, je viens au-devant de toi, pour t'expliquer comment tu dois te conduire avec le Préfet.

«Ton frère,
«Lucien.»

A midi, Lucien écrivit une lettre à David, où il lui apprenait le succès de la soirée, il lui donnait l'assurance de la protection du préfet qui, dit-il, faisait aujourd'hui même un rapport au ministre sur la découverte dont il était enthousiaste.

Au moment où Marion apporta cette lettre à mademoiselle Basine, sous prétexte de lui donner à blanchir les chemises de Lucien, Cérizet, instruit par Petit-Claud de la probabilité de cette lettre, emmena mademoiselle Mignon et alla se promener avec elle sur le bord de la Charente. Il y eut sans doute un combat où l'honnêteté d'Henriette se défendit pendant longtemps, car la promenade dura deux heures. Non-seulement l'intérêt d'un enfant était en jeu, mais encore tout un avenir de bonheur, une fortune; et ce que demandait Cérizet était une bagatelle, il se garda bien d'ailleurs d'en dire les conséquences. Seulement le prix exorbitant de ces bagatelles effrayait Henriette. Néanmoins, Cérizet finit par obtenir de sa maîtresse de se prêter à son stratagème. A cinq heures, Henriette dut sortir et rentrer en disant à mademoiselle Clerget que madame Séchard la demandait sur-le-champ. Puis, un quart d'heure après la sortie de Basine, elle monterait, cognerait au cabinet et remettrait à David la fausse lettre de Lucien. Après, Cérizet attendait tout du hasard.

Pour la première fois depuis plus d'un an, Ève sentit se desserrer l'étreinte de fer par laquelle la Nécessité la tenait. Elle eut de l'espoir enfin. Elle aussi! elle voulut jouir de son frère, se montrer au bras de l'homme fêté dans sa patrie, adoré des femmes, aimé de la fière comtesse du Châtelet. Elle se fit belle et se proposa de se promener à Beaulieu, après le dîner, au bras de son frère. A cette heure, tout Angoulême, au mois de septembre, se trouve à prendre le frais.

– Oh! c'est la belle madame Séchard, dirent quelques voix en voyant Ève.

– Je n'aurais jamais cru cela d'elle, dit une femme.

– Le mari se cache, la femme se montre, dit madame Postel assez haut pour que la pauvre femme l'entendît.

– Oh! rentrons, j'ai eu tort, dit Ève à son frère.

Quelques minutes avant le coucher du soleil, la rumeur que cause un rassemblement s'éleva de la rampe qui descend à l'Houmeau. Lucien et sa sœur, pris de curiosité, se dirigèrent de ce côté, car ils entendirent quelques personnes qui venaient de l'Houmeau parlant entre elles, comme si quelque crime venait d'être commis.

– C'est probablement un voleur qu'on vient d'arrêter… Il est pâle comme un mort, dit un passant au frère et à la sœur en les voyant courir au-devant de ce monde grossissant.

Ni Lucien ni sa sœur n'eurent la moindre appréhension. Ils regardèrent les trente et quelques enfants ou vieilles femmes, les ouvriers revenant de leur ouvrage qui précédaient les gendarmes dont les chapeaux bordés brillaient au milieu du principal groupe. Ce groupe, suivi d'une foule d'environ cent personnes, marchait comme un nuage d'orage.

– Ah! dit Ève, c'est mon mari!

– David! cria Lucien.

– C'est sa femme! dit la foule en s'écartant.

– Qui donc t'a pu faire sortir? demanda Lucien.

– C'est ta lettre, répondit David pâle et blême.

– J'en étais sûre, dit Ève qui tomba roide évanouie.

Lucien releva sa sœur, que deux personnes l'aidèrent à transporter chez elle, où Marion la coucha. Kolb s'élança pour aller chercher un médecin. A l'arrivée du docteur, Ève n'avait pas encore repris connaissance. Lucien fut alors forcé d'avouer à sa mère qu'il était la cause de l'arrestation de David, car il ne pouvait pas s'expliquer le quiproquo produit par la lettre fausse. Lucien, foudroyé par un regard de sa mère qui y mit sa malédiction, monta dans sa chambre et s'y enferma. En lisant cette lettre écrite au milieu de la nuit et interrompue de moments en moments, chacun devinera par les phrases, jetées comme une à une, toutes les agitations de Lucien.

«Ma sœur bien-aimée, nous nous sommes vus tout à l'heure pour la dernière fois. Ma résolution est sans appel. Voici pourquoi: Dans beaucoup de familles, il se rencontre un être fatal qui, pour la famille, est une sorte de maladie. Je suis cet être-là pour vous. Cette observation n'est pas de moi, mais d'un homme qui a beaucoup vu le monde. Nous soupions un soir entre amis, au Rocher de Cancale. Entre les mille plaisanteries qui s'échangent alors, ce diplomate nous dit que telle jeune personne qu'on voyait avec étonnement rester fille était malade de son père. Et alors, il nous développa sa théorie sur les maladies de famille. Il nous expliqua comment, sans telle mère, telle maison eût prospéré, comment tel fils avait ruiné son père, comment tel père avait détruit l'avenir et la considération de ses enfants. Quoique soutenue en riant, cette thèse sociale fut en dix minutes appuyée de tant d'exemples que j'en restai frappé. Cette vérité payait tous les paradoxes insensés, mais spirituellement démontrés, par lesquels les journalistes s'amusent entre eux, quand il ne se trouve là personne à mystifier. Eh! bien, je suis l'être fatal de notre famille. Le cœur plein de tendresse, j'agis comme un ennemi. A tous vos dévouements, j'ai répondu par des maux. Quoique involontairement porté, le dernier coup est de tous le plus cruel. Pendant que je menais à Paris une vie sans dignité, pleine de plaisirs et de misères, prenant la camaraderie pour l'amitié, laissant de véritables amis pour des gens qui voulaient et devaient m'exploiter, vous oubliant et ne me souvenant de vous que pour vous causer du mal, vous suiviez l'humble sentier du travail, allant péniblement mais sûrement à cette fortune que je tentais si follement de surprendre. Pendant que vous deveniez meilleurs, moi je mettais dans ma vie un élément funeste. Oui, j'ai des ambitions démesurées, qui m'empêchent d'accepter une vie humble. J'ai des goûts, des plaisirs dont la souvenance empoisonne les jouissances qui sont à ma portée et qui m'eussent jadis satisfait. O ma chère Ève, je me juge plus sévèrement que qui que ce soit, car je me condamne absolument et sans pitié pour moi-même. La lutte à Paris exige une force constante, et mon vouloir ne va que par excès: ma cervelle est intermittente. L'avenir m'effraye tant, que je ne veux pas de l'avenir, et le présent m'est insupportable. J'ai voulu vous revoir, j'aurai mieux fait de m'expatrier à jamais. Mais l'expatriation, sans moyens d'existence, serait une folie, et je ne l'ajouterai pas à toutes les autres. La mort me semble préférable à une vie incomplète; et, dans quelque position que je me suppose, mon excessive vanité me ferait commettre des sottises. Certains êtres sont comme des zéros, il leur faut un chiffre qui les précède, et leur néant acquiert alors une valeur décuple. Je ne puis acquérir de valeur que par un mariage avec une volonté forte, impitoyable. Madame de Bargeton était bien ma femme, j'ai manqué ma vie en n'abandonnant pas Coralie pour elle. David et toi vous pourriez être d'excellents pilotes pour moi; mais vous n'êtes pas assez forts pour dompter ma faiblesse qui se dérobe en quelque sorte à la domination. J'aime une vie facile, sans ennuis; et, pour me débarrasser d'une contrariété, je suis d'une lâcheté qui peut me mener très-loin. Je suis né prince. J'ai plus de dextérité d'esprit qu'il n'en faut pour parvenir, mais je n'en ai que pendant un moment, et le prix dans une carrière parcourue par tant d'ambitieux est à celui qui n'en déploie que le nécessaire et qui s'en trouve encore assez au bout de la journée. Je ferais le mal comme je viens de le faire ici, avec les meilleures intentions du monde. Il y a des hommes-chênes, je ne suis peut-être qu'un arbuste élégant, et j'ai la prétention d'être un cèdre. Voilà mon bilan écrit. Ce désaccord entre mes moyens et mes désirs, ce défaut d'équilibre annulera toujours mes efforts. Il y a beaucoup de ces caractères dans la classe lettrée à cause des disproportions continuelles entre l'intelligence et le caractère, entre le vouloir et le désir. Quel serait mon destin? je puis le voir par avance en me souvenant de quelques vieilles gloires parisiennes que j'ai vues oubliées. Au seuil de la vieillesse, je serai plus vieux que mon âge, sans fortune et sans considération. Tout mon être actuel repousse une pareille vieillesse: je ne veux pas être un haillon social. Chère sœur, adorée autant pour tes dernières rigueurs que pour tes premières tendresses, si nous avons payé cher le plaisir que j'ai eu à te revoir, toi et David, plus tard vous penserez peut-être que nul prix n'était trop élevé pour les dernières félicités d'un pauvre être qui vous aimait!.. Ne faites aucune recherche ni de moi, ni de ma destinée: au moins mon esprit m'aura-t-il servi dans l'exécution de mes volontés. La résignation, mon ange, est un suicide quotidien, moi je n'ai de résignation que pour un jour, je vais en profiter aujourd'hui…»

«Deux heures.

»Oui, je l'ai bien résolu. Adieu donc pour toujours, ma chère Ève. J'éprouve quelque douceur à penser que je ne vivrai plus que dans vos cœurs. Là sera ma tombe… je n'en veux pas d'autre. Encore adieu!.. C'est le dernier de ton frère

»Lucien.»

Après avoir écrit cette lettre, Lucien descendit sans faire aucun bruit, il la posa sur le berceau de son neveu, déposa sur le front de sa sœur endormie un dernier baiser trempé de larmes, et sortit. Il éteignit son bougeoir au crépuscule, et, après avoir regardé cette vieille maison une dernière fois, il ouvrit tout doucement la porte de l'allée; mais, malgré ses précautions, il éveilla Kolb qui couchait sur un matelas à terre dans l'atelier.