Kitabı oku: «La Comédie humaine – Volume 08. Scènes de la vie de Province – Tome 04», sayfa 43
– Voilà donc où peut mener le désir de la gloire!.. s'écria-t-elle. O! mon ange, abandonne cette carrière… Allons ensemble le long de la route battue, et ne cherchons pas une fortune rapide… Il me faut peu de chose pour être heureuse, surtout après avoir tant souffert!.. Et si tu savais!.. cette déshonorante arrestation n'est pas notre grand malheur!.. tiens?
Elle tendit la lettre de Lucien que David eut bientôt lue; et, pour le consoler, elle lui dit l'affreux mot de Petit-Claud sur Lucien.
– Si Lucien s'est tué, c'est fait en ce moment, dit David; et si ce n'est pas fait en ce moment, il ne se tuera pas: il ne peut pas, comme il le dit, avoir du courage plus d'une matinée…
– Mais rester dans cette anxiété?.. s'écria la sœur qui pardonnait presque tout à l'idée de la mort.
Elle redit à son mari les propositions que Petit-Claud avait soi-disant obtenues des Cointet, et qui furent aussitôt acceptées par David avec un visible plaisir.
– Nous aurons de quoi vivre dans un village auprès de l'Houmeau où la fabrique des Cointet est située, et je ne veux plus que la tranquillité! s'écria l'inventeur. Si Lucien s'est puni par la mort, nous aurons assez de fortune pour attendre celle de mon père; et, s'il existe, le pauvre garçon saura se conformer à notre médiocrité… Les Cointet profiteront certainement de ma découverte; mais, après tout, que suis-je relativement à mon pays?.. Un homme. Si mon secret profite à tous, eh! bien, je suis content! Tiens, ma chère Ève, nous ne sommes faits ni l'un ni l'autre pour être des commerçants. Nous n'avons ni l'amour du gain, ni cette difficulté de lâcher toute espèce d'argent, même le plus légitimement dû, qui sont peut-être les vertus du négociant, car on nomme ces deux avarices: Prudence et Génie commercial!
Enchantée de cette conformité de vues, l'une des plus douces fleurs de l'amour, car les intérêts et l'esprit peuvent ne pas s'accorder chez deux êtres qui s'aiment, Ève pria le geôlier d'envoyer chez Petit-Claud un mot par lequel elle lui disait de délivrer David, en lui annonçant leur mutuel consentement aux bases de l'arrangement projeté. Dix minutes après, Petit-Claud entrait dans l'horrible chambre de David, et disait à Ève: – Retournez chez vous, madame, nous vous y suivrons…
– Eh! bien, mon cher ami, dit Petit-Claud, tu t'es donc laissé prendre! Et comment as-tu pu commettre la faute de sortir?
– Eh! comment ne serais-je pas sorti? voici ce que Lucien m'écrivait.
David remit à Petit-Claud la lettre de Cérizet; Petit-Claud la prit, la lut, la regarda, tâta le papier, et causa d'affaires en pliant la lettre comme par distraction, et il la mit dans sa poche. Puis l'avoué prit David par le bras, et sortit avec lui, car la décharge de l'huissier avait été apportée au geôlier pendant cette conversation. En rentrant chez lui, David se crut dans le ciel, il pleura comme un enfant en embrassant son petit Lucien, et se retrouvant dans sa chambre à coucher après vingt jours de détention dont les dernières heures étaient, selon les mœurs de la province, déshonorantes. Kolb et Marion étaient revenus. Marion apprit à l'Houmeau que Lucien avait été vu marchant sur la route de Paris, au delà de Marsac. La mise du dandy fut remarquée par les gens de la campagne qui apportaient des denrées à la ville. Après s'être lancé à cheval sur le grand chemin, Kolb avait fini par savoir à Mansle que Lucien, reconnu par monsieur Marron, voyageait dans une calèche en poste.
– Que vous disais-je? s'écria Petit-Claud. Ce n'est pas un poète, ce garçon-là, c'est un roman continuel.
– En poste, disait Ève, et où va-t-il encore, cette fois?
– Maintenant, dit Petit-Claud à David, venez chez messieurs Cointet, ils vous attendent.
– Ah! monsieur, s'écria la belle madame Séchard, je vous en prie, défendez bien nos intérêts, vous avez tout notre avenir entre les mains.
– Voulez-vous, madame, dit Petit-Claud, que la conférence ait lieu chez vous? je vous laisse David. Ces messieurs viendront ici ce soir, et vous verrez si je sais défendre vos intérêts.
– Ah! monsieur, vous me feriez bien plaisir, dit Ève.
– Eh! bien, dit Petit-Claud, à ce soir, ici, sur les sept heures.
– Je vous remercie, répondit Ève avec un regard et un accent qui prouvèrent à Petit-Claud combien de progrès il avait fait dans la confiance de sa cliente.
– Ne craignez rien, vous le voyez? j'avais raison, ajouta-t-il. Votre frère est à trente lieues de son suicide. Enfin, peut-être ce soir vous aurez une petite fortune. Il se présente un acquéreur sérieux pour votre imprimerie.
– Si cela était, dit Ève, pourquoi ne pas attendre avant de nous lier avec les Cointet?
– Vous oubliez, madame, répondit Petit-Claud, qui vit le danger de sa confidence, que vous ne serez libre de vendre votre imprimerie qu'après avoir payé monsieur Métivier, car tous vos ustensiles sont toujours saisis.
Rentré chez lui, Petit-Claud fit venir Cérizet. Quand le prote fut dans son cabinet, il l'emmena dans une embrasure de la croisée.
– Tu seras demain soir propriétaire de l'imprimerie Séchard, et assez puissamment protégé pour obtenir la transmission du brevet, lui dit-il dans l'oreille; mais tu ne veux pas finir aux galères?
– De quoi!.. de quoi, les galères? fit Cérizet.
– Ta lettre à David est un faux, et je la tiens… Si l'on interrogeait Henriette, que dirait-elle?.. Je ne veux pas te perdre, dit aussitôt Petit-Claud en voyant pâlir Cérizet.
– Vous voulez encore quelque chose de moi? s'écria le Parisien.
– Eh! bien, voici ce que j'attends de toi, reprit Petit-Claud. Écoute bien! tu seras imprimeur à Angoulême dans deux mois… mais tu devras ton imprimerie, et tu ne l'auras pas payée en dix ans!.. Tu travailleras longtemps pour tes capitalistes! et de plus tu seras obligé d'être le prête-nom du parti libéral… C'est moi qui rédigerai ton acte de commandite avec Gannerac; je le ferai de manière que tu puisses un jour avoir l'imprimerie à toi… Mais, s'ils créent un journal, si tu en es le gérant, si je suis ici premier substitut, tu t'entendras avec le grand Cointet pour mettre dans ton journal des articles de nature à le faire saisir et supprimer… Les Cointet te payeront largement pour leur rendre ce service-là… Je sais bien que tu seras condamné, que tu mangeras de la prison, mais tu passeras pour un homme important et persécuté. Tu deviendras un personnage du parti libéral, un sergent Mercier, un Paul-Louis Courier, un Manuel au petit pied. Je ne te laisserai jamais retirer ton brevet. Enfin, le jour où le journal sera supprimé, je brûlerai cette lettre devant toi… Ta fortune ne te coûtera pas cher…
Les gens du peuple ont des idées très-erronées sur les distinctions légales du faux, et Cérizet, qui se voyait déjà sur les bancs de la cour d'assises, respira.
– Je serai, dans trois ans d'ici, procureur du roi à Angoulême, reprit Petit-Claud, tu pourras avoir besoin de moi, songes-y!
– C'est entendu, dit Cérizet. Mais vous ne me connaissez pas: brûlez cette lettre devant moi, reprit-il, fiez-vous à ma reconnaissance.
Petit-Claud regarda Cérizet. Ce fut un de ces duels d'œil à œil où le regard de celui qui observe est comme un scalpel avec lequel il essaye de fouiller l'âme, et où les yeux de l'homme qui met alors ses vertus en étalage sont comme un spectacle.
Petit-Claud ne répondit rien; il alluma une bougie et brûla la lettre en se disant: – Il a sa fortune à faire!
– Vous avez à vous une âme damnée, dit le prote.
David attendait avec une vague inquiétude la conférence avec les Cointet: ce n'était ni la discussion de ses intérêts ni celle de l'acte à faire qui l'occupait; mais l'opinion que les fabricants allaient avoir de ses travaux. Il se trouvait dans la situation de l'auteur dramatique devant ses juges. L'amour-propre de l'inventeur et ses anxiétés au moment d'atteindre au but faisaient pâlir tout autre sentiment. Enfin, sur les sept heures du soir, à l'instant où madame la comtesse Châtelet se mettait au lit sous prétexte de migraine et laissait faire à son mari les honneurs du dîner, tant elle était affligée des nouvelles contradictoires qui couraient sur Lucien! les Cointet, le gros et le grand, entrèrent avec Petit-Claud chez leur concurrent, qui se livrait à eux, pieds et poings liés. On se trouva d'abord arrêté par une difficulté préliminaire: comment faire un acte de société sans connaître les procédés de David? Et les procédés de David divulgués, David se trouvait à la merci des Cointet. Petit-Claud obtint que l'acte serait fait auparavant. Le grand Cointet dit alors à David de lui montrer quelques-uns de ses produits, et l'inventeur lui présenta les dernières feuilles fabriquées, en en garantissant le prix de revient.
– Eh! bien, voilà, dit Petit-Claud, la base de l'acte toute trouvée; vous pouvez vous associer sur ces données-là, en introduisant une clause de dissolution dans le cas où les conditions du brevet ne seraient pas remplies à l'exécution en fabrique.
– Autre chose, monsieur, dit le grand Cointet à David, autre chose est de fabriquer, en petit, dans sa chambre, avec une petite forme, des échantillons de papier, ou de se livrer à des fabrications sur une grande échelle. Jugez-en par un seul fait? Nous faisons des papiers de couleur, nous achetons, pour les colorer, des parties de couleur bien identiques. Ainsi, l'indigo pour bleuter nos Coquilles est pris dans une caisse dont tous les pains proviennent d'une même fabrication. Eh! bien, nous n'avons jamais pu obtenir deux cuvées de teintes pareilles… Il s'opère dans la préparation de nos matières des phénomènes qui nous échappent. La quantité, la qualité de pâte changent sur-le-champ toute espèce de question. Quand vous teniez dans une bassine une portion d'ingrédients que je ne demande pas à connaître, vous en étiez le maître, vous pouviez agir sur toutes les parties uniformément, les lier, les malaxer, les pétrir, à votre gré, leur donner une façon homogène… Mais qui vous a garanti que sur une cuvée de cinq cents rames il en sera de même, et que vos procédés réussiront?..
David, Ève et Petit-Claud se regardèrent en se disant bien des choses par les yeux.
– Prenez un exemple qui vous offre une analogie quelconque, dit le grand Cointet après une pause. Vous coupez environ deux bottes de foin dans une prairie, et vous les mettez bien serrées dans votre chambre sans avoir laissé les herbes jeter leur feu, comme disent les paysans; la fermentation a lieu, mais elle ne cause pas d'accident. Vous appuieriez-vous de cette expérience pour entasser deux mille bottes dans une grange bâtie en bois?.. vous savez bien que le feu prendrait dans ce foin et que votre grange brûlerait comme une allumette. Vous êtes un homme instruit, dit Cointet à David, concluez?.. Vous avez, en ce moment, coupé deux bottes de foin, et nous craignons de mettre feu à notre papeterie en en serrant deux mille. Nous pouvons, en d'autres termes, perdre plus d'une cuvée, faire des pertes, et nous trouver avec rien dans les mains après avoir dépensé beaucoup d'argent.
David était atterré. La Pratique parlait son langage positif à la Théorie, dont la parole est toujours au Futur.
– Du diable si je signe un pareil acte de société! s'écria brutalement le gros Cointet. Tu perdras ton argent si tu veux, Boniface, moi je garde le mien… J'offre de payer les dettes de monsieur Séchard, et six mille francs… Encore trois mille francs en billets, dit-il en se reprenant, et à douze et quinze mois… Ce sera bien assez des risques à courir… Nous avons douze mille francs à prendre sur notre compte avec Métivier. Cela fera quinze mille francs!.. Mais c'est tout ce que je payerais le secret pour l'exploiter à moi tout seul. Ah! voilà cette trouvaille dont tu me parlais, Boniface… Eh! bien, merci, je te croyais plus d'esprit. Non, ce n'est pas là ce qu'on appelle une affaire…
– La question, pour vous, dit alors Petit-Claud sans s'effrayer de cette sortie, se réduit à ceci: Voulez-vous risquer vingt mille francs pour acheter un secret qui peut vous enrichir? Mais, messieurs, les risques sont toujours en raison des bénéfices… C'est un enjeu de vingt mille francs contre la fortune. Le joueur met un louis pour en avoir trente-six à la roulette, mais il sait que son louis est perdu. Faites de même.
– Je demande à réfléchir, dit le gros Cointet; moi, je ne suis pas aussi fort que mon frère. Je suis un pauvre garçon tout rond qui ne connais qu'une seule chose: fabriquer à vingt sous le Paroissien que je vends quarante sous. J'aperçois dans une invention qui n'en est qu'à sa première expérience, une cause de ruine. On réussira une première cuvée, on manquera la seconde, on continuera, on se laisse alors entraîner, et quand on a passé le bras dans ces engrenages-là, le corps suit… Il raconta l'histoire d'un négociant de Bordeaux ruiné pour avoir voulu cultiver les Landes sur la foi d'un savant; il trouva six exemples pareils autour de lui, dans le département de la Charente et de la Dordogne, en industrie et en agriculture; il s'emporta, ne voulut plus rien écouter, les objections de Petit-Claud accroissaient son irritation au lieu de le calmer. – J'aime mieux acheter plus cher une chose plus certaine que cette découverte, et n'avoir qu'un petit bénéfice, dit-il en regardant son frère. Selon moi, rien ne paraît assez avancé pour établir une affaire, s'écria-t-il en terminant.
– Enfin vous êtes venus ici pour quelque chose? dit Petit-Claud. Qu'offrez-vous?
– De libérer monsieur Séchard, et de lui assurer, en cas de succès, trente pour cent de bénéfices, répondit vivement le gros Cointet.
– Eh! monsieur, dit Ève, avec quoi vivrons-nous pendant tout le temps des expériences? mon mari a eu la honte de l'arrestation, il peut retourner en prison, il n'en sera ni plus ni moins, et nous payerons nos dettes…
Petit-Claud mit un doigt sur ses lèvres en regardant Ève.
– Vous n'êtes pas raisonnables, dit-il aux deux frères. Vous avez vu le papier, le père Séchard vous a dit que son fils, enfermé par lui, avait, dans une seule nuit, avec des ingrédients qui devaient coûter peu de chose, fabriqué d'excellent papier… Vous êtes ici pour aboutir à l'acquisition. Voulez-vous acquérir, oui ou non?
– Tenez, dit le grand Cointet, que mon frère veuille ou ne veuille pas, je risque, moi, le payement des dettes de monsieur Séchard; je donne six mille francs, argent comptant, et monsieur Séchard aura trente pour cent dans les bénéfices; mais écoutez bien ceci: si dans l'espace d'un an il n'a pas réalisé les conditions qu'il posera lui-même dans l'acte, il nous rendra les six mille francs, le brevet nous restera, nous nous en tirerons comme nous pourrons.
– Es-tu sûr de toi? dit Petit-Claud en prenant David à part.
– Oui, dit David qui fut pris à cette tactique des deux frères et qui tremblait de voir rompre au gros Cointet cette conférence d'où son avenir dépendait.
– Eh! bien, je vais aller rédiger l'acte, dit Petit-Claud aux Cointet et à Ève; vous en aurez chacun un double pour ce soir, vous le méditerez pendant toute la matinée; puis, demain soir, à quatre heures, au sortir de l'audience, vous le signerez. Vous, messieurs, retirez les pièces de Métivier. Moi, j'écrirai d'arrêter le procès en Cour Royale, et nous nous signifierons les désistements réciproques.
Voici quel fut l'énoncé des obligations de Séchard.
«Entre les soussignés, etc.
»Monsieur David Séchard fils, imprimeur à Angoulême, affirmant avoir trouvé le moyen de coller également le papier en cuve, et le moyen de réduire le prix de fabrication de toute espèce de papier de plus de cinquante pour cent par l'introduction de matières végétales dans la pâte, soit en les mêlant aux chiffons employés jusqu'à présent, soit en les employant sans adjonction de chiffon, une Société pour l'exploitation du brevet d'invention à prendre en raison de ces procédés, est formée entre monsieur David Séchard fils et messieurs Cointet frères, aux clauses et conditions suivantes…»
Un des articles de l'acte dépouillait complétement David Séchard de ses droits dans le cas où il n'accomplirait pas les promesses énoncées dans ce libellé soigneusement fait par le grand Cointet et consenti par David.
En apportant cet acte le lendemain matin à sept heures et demie, Petit-Claud apprit à David et à sa femme que Cérizet offrait vingt-deux mille francs comptant de l'imprimerie. L'acte de vente pouvait se signer dans la soirée.
– Mais, dit-il, si les Cointet apprenaient cette acquisition, ils seraient capables de ne pas signer votre acte, de vous tourmenter, de faire vendre ici…
– Vous êtes sûr du payement? dit Ève étonnée de voir se terminer une affaire de laquelle elle désespérait et qui, trois mois plus tôt, eût tout sauvé.
– J'ai les fonds chez moi, répondit-il nettement.
– Mais c'est de la magie, dit David en demandant à Petit-Claud l'explication de ce bonheur.
– Non, c'est bien simple, les négociants de l'Houmeau veulent fonder un journal, dit Petit-Claud.
– Mais je me le suis interdit, s'écria David.
– Vous!.. mais votre successeur… D'ailleurs, reprit-il, ne vous inquiétez de rien, vendez, empochez le prix, et laissez Cérizet se dépêtrer des clauses de la vente, il saura se tirer d'affaire.
– Oh! oui, dit Ève.
– Si vous vous êtes interdit de faire un journal à Angoulême, reprit Petit-Claud, les bailleurs de fonds de Cérizet le feront à l'Houmeau.
Ève, éblouie par la perspective de posséder trente mille francs, d'être au-dessus du besoin, ne regarda plus l'acte d'association que comme une espérance secondaire. Aussi monsieur et madame Séchard cédèrent-ils sur un point de l'acte social qui donna matière à une dernière discussion. Le grand Cointet exigea la faculté de mettre en son nom le brevet d'invention. Il réussit à établir que, du moment où les droits utiles de David étaient parfaitement définis dans l'acte, le brevet pouvait être indifféremment au nom d'un des associés. Son frère finit par dire: – C'est lui qui donne l'argent du brevet, qui fait les frais du voyage, et c'est encore deux mille francs! qu'il le prenne en son nom ou il n'y a rien de fait.
Le Loup-Cervier triompha donc sur tous les points. L'acte de société fut signé vers quatre heures et demie. Le grand Cointet offrit galamment à madame Séchard six douzaines de couverts à filets et un beau châle Ternaux, en manière d'épingles, pour lui faire oublier les éclats de la discussion! dit-il. A peine les doubles étaient-ils échangés, à peine Cachan avait-il fini de remettre à Petit-Claud les décharges et les pièces ainsi que les trois terribles effets fabriqués par Lucien, que la voix de Kolb retentit dans l'escalier, après le bruit assourdissant d'un camion du bureau des Messageries qui s'arrêta devant la porte.
– Montame! montame! quince mile vrancs!… cria-t-il, enfoyés te Boidiers (Poitiers) en frai archant, bar mennessier Licien.
– Quinze mille francs! s'écria Ève en levant les bras.
– Oui, madame, dit le facteur en se présentant, quinze mille francs apportés par la diligence de Bordeaux, qui en avait sa charge, allez! J'ai là deux hommes en bas qui montent les sacs. Ça vous est expédié par monsieur Lucien Chardon de Rubempré… Je vous monte un petit sac de peau dans lequel il y a, pour vous, cinq cents francs en or, et vraisemblablement une lettre.
Ève crut rêver en lisant la lettre suivante:
«Ma chère sœur, voici quinze mille francs.
»Au lieu de me tuer, j'ai vendu ma vie. Je ne m'appartiens plus: je suis le secrétaire d'un diplomate espagnol.
»Je recommence une existence affreuse. Peut-être aurait-il mieux valu me noyer.
»Adieu. David sera libre, et, avec quatre mille francs, il pourra sans doute acheter une petite papeterie et faire fortune.
»Ne pensez plus, je le veux, à
»Votre pauvre frère,»Lucien.»
– Il est dit, s'écria madame Chardon qui vint voir entasser les sacs, que mon pauvre fils sera toujours fatal, comme il l'écrivait, même en faisant le bien.
– Nous l'avons échappé belle! s'écria le grand Cointet quand il fut sur la place du Mûrier. Une heure plus tard, les reflets de cet argent auraient éclairé l'acte, et notre homme se serait effrayé. Dans trois mois, comme il nous l'a promis, nous saurons à quoi nous en tenir.
Le soir, à sept heures, Cérizet acheta l'imprimerie et la paya, en gardant à sa charge le loyer du dernier trimestre. Le lendemain Ève avait remis quarante mille francs au Receveur-Général, pour faire acheter, au nom de son mari, deux mille cinq cents francs de rente. Puis elle écrivit à son beau-père de lui trouver à Marsac une petite propriété de dix mille francs pour y asseoir sa fortune personnelle.
Le plan du grand Cointet était d'une simplicité formidable. Du premier abord, il jugea le collage en cuve impossible. L'adjonction de matières végétales peu coûteuses à la pâte de chiffon lui parut le vrai, le seul moyen de fortune. Il se proposa donc de regarder comme rien le bon marché de la pâte, et de tenir énormément au collage en cuve. Voici pourquoi. La fabrication d'Angoulême s'occupait alors presque uniquement des papiers à écrire dits Écu, Poulet, Écolier, Coquille, qui, naturellement, sont tous collés. Ce fut long-temps la gloire de la papeterie d'Angoulême. Ainsi, la spécialité, monopolisée par les fabricants d'Angoulême depuis longues années, donnait gain de cause à l'exigence des Cointet; et le papier collé, comme on va le voir, n'entrait pour rien dans sa spéculation. La fourniture des papiers à écrire est excessivement bornée, tandis que celle des papiers d'impression non collés est presque sans limites. Dans le voyage qu'il fit à Paris pour y prendre le brevet à son nom, le grand Cointet pensait à conclure des affaires qui détermineraient de grands changements dans son mode de fabrication. Logé chez Métivier, Cointet lui donna des instructions pour enlever, dans l'espace d'un an, la fourniture des journaux aux papetiers qui l'exploitaient, en baissant le prix de la rame à un taux auquel nulle fabrique ne pouvait arriver, et promettant à chaque journal un blanc et des qualités supérieures aux plus belles Sortes employées jusqu'alors. Comme les marchés des journaux sont à terme, il fallait une certaine période de travaux souterrains avec les administrations pour arriver à réaliser ce monopole; mais Cointet calcula qu'il aurait le temps de se défaire de Séchard pendant que Métivier obtiendrait des traités avec les principaux journaux de Paris, dont la consommation s'élevait alors à deux cents rames par jour. Cointet intéressa naturellement Métivier, dans une proportion déterminée, à ces fournitures, afin d'avoir un représentant habile sur la place de Paris, et ne pas y perdre du temps en voyages. La fortune de Métivier, l'une des plus considérables du commerce de la papeterie, a eu cette affaire pour origine. Pendant dix ans, il eut, sans concurrence possible, la fourniture des journaux de Paris. Tranquille sur ses débouchés futurs, le grand Cointet revint à Angoulême assez à temps pour assister au mariage de Petit-Claud dont l'Étude était vendue, et qui attendait la nomination de son successeur pour prendre la place de monsieur Milaud, promise au protégé de la comtesse Châtelet. Le second Substitut du Procureur du Roi d'Angoulême fut nommé premier Substitut à Limoges, et le Garde des Sceaux envoya un de ses protégés au parquet d'Angoulême, où le poste de premier Substitut vaqua pendant deux mois. Cet intervalle fut la lune de miel de Petit-Claud.
En l'absence du grand Cointet, David fit d'abord une première cuvée sans colle qui donna du papier à journal bien supérieur à celui que les journaux employaient, puis une seconde cuvée de papier vélin magnifique, destiné aux belles impressions, et dont se servit l'imprimerie Cointet pour une édition du Paroissien du Diocèse. Les matières avaient été préparées par David lui-même, en secret, car il ne voulut pas d'autres ouvriers avec lui que Kolb et Marion.
Au retour du grand Cointet, tout changea de face, il regarda les échantillons des papiers fabriqués, il en fut médiocrement satisfait.
– Mon cher ami, dit-il à David, le commerce d'Angoulême, c'est le papier Coquille. Il s'agit, avant tout, de faire de la plus belle Coquille possible à cinquante pour cent au-dessous du prix de revient actuel.
David essaya de fabriquer une cuvée de pâte collée pour Coquille, et il obtint un papier rêche comme une brosse, et où la colle se mit en grumeleaux. Le jour où l'expérience fut terminée et où David tint une des feuilles, il alla dans un coin, il voulait être seul à dévorer son chagrin; mais le grand Cointet vint le relancer, et fut avec lui d'une amabilité charmante, il consola son associé.
– Ne vous découragez pas, dit Cointet, allez toujours! je suis bon enfant, et je vous comprends, j'irai jusqu'au bout!..
– Vraiment, dit David à sa femme en revenant dîner avec elle, nous sommes avec de braves gens, et je n'aurais jamais cru le grand Cointet si généreux!
Et il raconta sa conversation avec son perfide associé.
Trois mois se passèrent en expériences. David couchait à la papeterie, il observait les effets des diverses compositions de sa pâte. Tantôt il attribuait son insuccès au mélange du chiffon et de ses matières, et il faisait une cuvée entièrement composée de ses ingrédients. Tantôt il essayait de coller une cuvée entièrement composée de chiffons. Et poursuivant son œuvre avec une persévérance admirable, et sous les yeux du grand Cointet de qui le pauvre homme ne se défiait plus, il alla, de matière homogène en matière homogène, jusqu'à ce qu'il eût épuisé la série de ses ingrédients combinés avec toutes les différentes colles. Pendant les six premiers mois de l'année 1823, David Séchard vécut dans la papeterie avec Kolb, si ce fut vivre que de négliger sa nourriture, son vêtement et sa personne. Il se battit si désespérément avec les difficultés, que c'eût été pour d'autres hommes que les Cointet un spectacle sublime, car aucune pensée d'intérêt ne préoccupait ce hardi lutteur. Il y eut un moment où il ne désira rien que la victoire. Il épiait avec une sagacité merveilleuse les effets si bizarres des substances transformées par l'homme en produits à sa convenance, où la nature est en quelque sorte domptée dans ses résistances secrètes, et il en déduisit de belles lois d'industrie, en observant qu'on ne pouvait obtenir ces sortes de créations, qu'en obéissant aux rapports ultérieurs des choses, à ce qu'il appela la seconde nature des substances. Enfin, il arriva, vers le mois d'août, à obtenir un papier collé en cuve, absolument semblable à celui que l'industrie fabrique en ce moment, et qui s'emploie comme papier d'épreuve dans les imprimeries; mais dont les sortes n'ont aucune uniformité, dont le collage n'est même pas toujours certain. Ce résultat, si beau en 1823, eu égard à l'état de la papeterie, avait coûté dix mille francs, et David espérait résoudre les dernières difficultés du problème. Mais il se répandit alors dans Angoulême et dans l'Houmeau de singuliers bruits: David Séchard ruinait les frères Cointet. Après avoir dévoré trente mille francs en expériences, il obtenait enfin, disait-on, de très-mauvais papier. Les autres fabricants effrayés s'en tenaient à leurs anciens procédés; et, jaloux des Cointet, ils répandaient le bruit de la ruine prochaine de cette ambitieuse maison. Le grand Cointet, lui, faisait venir des machines à fabriquer le papier continu, tout en laissant croire que ces machines étaient nécessaires aux expériences de David Séchard. Mais le jésuite mêlait à sa pâte les ingrédients indiqués par Séchard, en le poussant toujours à ne s'occuper que du collage en cuve, et il expédiait à Métivier des milliers de rames de papier à journal.
Au mois de septembre, le grand Cointet prit David Séchard à part; et, en apprenant de lui qu'il méditait une triomphante expérience, il le dissuada de continuer cette lutte.
– Mon cher David, allez à Marsac voir votre femme et vous reposer de vos fatigues, nous ne voulons pas nous ruiner, dit-il amicalement. Ce que vous regardez comme un grand triomphe n'est encore qu'un point de départ. Nous attendrons maintenant avant de nous livrer à de nouvelles expériences. Soyez juste? voyez les résultats. Nous ne sommes pas seulement papetiers, nous sommes imprimeurs, banquiers, et l'on dit que vous nous ruinez…
David Séchard fit un geste d'une naïveté sublime pour protester de sa bonne foi.
– Ce n'est pas cinquante mille francs de jetés dans la Charente qui nous ruineront, dit le grand Cointet en répondant au geste de David, mais nous ne voulons pas être obligés, à cause des calomnies qui courent sur notre compte, de payer tout comptant, nous serions forcés d'arrêter nos opérations. Nous voilà dans les termes de notre acte, il faut y réfléchir de part et d'autre.
– Il a raison! se dit David, qui, plongé dans ses expériences en grand, n'avait pas pris garde au mouvement de la fabrique.
Et il revint à Marsac, où, depuis six mois, il allait voir Ève tous les samedis soir et la quittait le mardi matin. Bien conseillée par le vieux Séchard, Ève avait acheté, précisément en avant des vignes de son beau-père, une maison appelée la Verberie, accompagnée de trois arpents de jardin et d'un clos de vignes enclavé dans le vignoble du vieillard. Elle vivait avec sa mère et Marion très-économiquement, car elle devait cinq mille francs restant à payer sur le prix de cette charmante propriété, la plus jolie de Marsac. La maison, entre cour et jardin, était bâtie en tuffeau blanc, couverte en ardoise et ornée de sculptures que la facilité de tailler le tuffeau permet de prodiguer sans trop de frais. Le joli mobilier venu d'Angoulême paraissait encore plus joli à la campagne, où personne ne déployait alors dans ces pays le moindre luxe. Devant la façade du côté du jardin, il y avait une rangée de grenadiers, d'orangers et de plantes rares que le précédent propriétaire, un vieux général, mort de la main de monsieur Marron, cultivait lui-même.
Ce fut sous un oranger, au moment où David jouait avec sa femme et son petit Lucien, devant son père, que l'huissier de Mansle apporta lui-même une assignation des frères Cointet à leur associé pour constituer le tribunal arbitral, devant lequel, aux termes de leur acte de société, devaient se porter leurs contestations. Les frères Cointet demandaient la restitution des six mille francs et la propriété du brevet ainsi que les futurs contingents de son exploitation, comme indemnité des exorbitantes dépenses faites par eux sans aucun résultat.