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Kitabı oku: «La Comédie humaine, Volume 4», sayfa 4

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– Mon ami, cette lettre vient du Jockey-club… Je reconnais l'odeur et le papier…

Cette fois Calyste rougit et mit la lettre dans sa poche.

– Pourquoi ne la lis-tu pas?..

– Je sais ce qu'on me veut.

La jeune femme s'assit. Elle n'eut plus la fièvre, elle ne pleura plus, mais elle eut une de ces rages qui, chez ces faibles créatures, enfantent les miracles du crime, qui leur mettent l'arsenic à la main, ou pour elle ou pour leurs rivales. On amena le petit Calyste, elle le prit pour le dodiner. L'enfant, nouvellement sevré, chercha le sein à travers la robe.

– Il se souvient, lui!.. dit-elle tout bas.

Calyste alla lire sa lettre chez lui. Quand il ne fut plus là, la pauvre jeune femme fondit en larmes, mais comme les femmes pleurent quand elles sont seules.

La douleur, de même que le plaisir, a son initiation. La première crise, comme celle à laquelle Sabine avait failli succomber, ne revient pas plus que ne reviennent les prémices en toute chose. C'est le premier coin de la question du cœur, les autres sont attendus, le brisement des nerfs est connu, le capital de nos forces a fait son versement pour une énergique résistance. Aussi Sabine, sûre de la trahison, passa-t-elle trois heures avec son fils dans les bras, au coin de son feu, de manière à s'étonner, quand Gasselin, devenu valet de chambre, vint dire: – Madame est servie.

– Avertissez monsieur.

– Monsieur ne dîne pas ici, madame la baronne.

Sait-on tout ce qu'il y a de tortures pour une jeune femme de vingt-trois ans, dans le supplice de se trouver seule au milieu de l'immense salle à manger d'un hôtel antique, servie par de silencieux domestiques, en de pareilles circonstances?

– Attelez, dit-elle tout à coup, je vais aux Italiens.

Elle fit une toilette splendide, elle voulut se montrer seule et souriant comme une femme heureuse. Au milieu des remords causés par l'apostille mise sur la lettre, elle avait résolu de vaincre, de ramener Calyste par une excessive douleur, par les vertus de l'épouse, par une tendresse d'agneau pascal. Elle voulut mentir à tout Paris. Elle aimait, elle aimait comme aiment les courtisanes et les anges, avec orgueil, avec humilité. Mais on donnait Otello! Quand Rubini chanta: Il mio cor si divide, elle se sauva. La musique est souvent plus puissante que le poëte et que l'acteur, les deux plus formidables natures réunies. Savinien de Portenduère accompagna Sabine jusqu'au péristyle et la mit en voiture, sans pouvoir s'expliquer cette fuite précipitée.

Madame du Guénic entra dès lors dans une période de souffrances particulière à l'aristocratie. Envieux, pauvres, souffrants, quand vous voyez aux bras des femmes ces serpents d'or à têtes de diamant, ces colliers, ces agrafes, dites-vous que ces vipères mordent, que ces colliers ont des pointes venimeuses, que ces liens si légers entrent au vif dans ces chairs délicates. Tout ce luxe se paie. Dans la situation de Sabine les femmes maudissent les plaisirs de la richesse, elles n'aperçoivent plus les dorures de leurs salons, la soie des divans est de l'étoupe, les fleurs exotiques sont des orties, les parfums puent, les miracles de la cuisine grattent le gosier comme du pain d'orge, et la vie prend l'amertume de la mer Morte.

Deux ou trois exemples peindront cette réaction d'un salon ou d'une femme sur un bonheur, de manière que toutes celles qui l'ont subie y retrouvent leurs impressions de ménage.

Prévenue de cette affreuse rivalité, Sabine étudia son mari quand il sortait pour deviner l'avenir de la journée. Et avec quelle fureur contenue une femme ne se jette-t-elle pas sur les pointes rouges de ces supplices de sauvage?.. Quelle joie délirante s'il n'allait pas rue de Chartres! Calyste rentrait-il? l'observation du front, de la coiffure, des yeux, de la physionomie et du maintien prêtait un horrible intérêt à des riens, à des remarques poursuivies jusque dans les profondeurs de la toilette, et qui font alors perdre à une femme sa noblesse et sa dignité. Ces funestes investigations, gardées au fond du cœur, s'y aigrissaient et y corrompaient les racines délicates d'où s'épanouissent les fleurs bleues de la sainte confiance, les étoiles d'or de l'amour unique.

Un jour, Calyste regarda tout chez lui de mauvaise humeur, il y restait! Sabine se fit chatte et humble, gaie et spirituelle.

– Tu me boudes, Calyste, je ne suis donc pas une bonne femme?.. Qu'y a-t-il ici qui te déplaise? demanda-t-elle.

– Tous ces appartements sont froids et nus, dit-il, vous ne vous entendez pas à ces choses-là.

– Que manque-t-il?

– Des fleurs.

– Bien, se dit en elle-même Sabine, il paraît que madame de Rochefide aime les fleurs.

Deux jours après, les appartements avaient changé de face à l'hôtel du Guénic, personne à Paris ne pouvait se flatter d'avoir de plus belles fleurs que celles qui les ornaient.

Quelque temps après, Calyste, un soir après dîner, se plaignit du froid. Il se tordait sur sa causeuse en regardant d'où venait l'air, en cherchant quelque chose autour de lui. Sabine fut pendant un certain temps à deviner ce que signifiait cette nouvelle fantaisie, elle dont l'hôtel avait un calorifère qui chauffait les escaliers, les antichambres et les couloirs. Enfin, après trois jours de méditations, elle trouva que sa rivale devait être entourée d'un paravent pour obtenir le demi-jour si favorable à la décadence de son visage, et elle eut un paravent, mais en glaces et d'une richesse israélite.

– D'où soufflera l'orage maintenant? se disait-elle.

Elle n'était pas au bout des critiques indirectes de la maîtresse. Calyste mangea chez lui d'une façon à rendre Sabine folle, il rendait au domestique ses assiettes après y avoir chipoté deux ou trois bouchées.

– Ce n'est donc pas bon? demanda Sabine, au désespoir de voir ainsi perdus tous les soins auxquels elle descendait en conférant avec son cuisinier.

– Je ne dis pas cela, mon ange, répondit Calyste sans se fâcher, je n'ai pas faim! voilà tout.

Une femme dévorée d'une passion légitime, et qui lutte ainsi, se livre à une sorte de rage pour l'emporter sur sa rivale, et dépasse souvent le but, jusque dans les régions secrètes du mariage. Ce combat si cruel, ardent, incessant dans les choses apercevables et pour ainsi dire extérieures du ménage, se poursuivait tout aussi acharné dans les choses du cœur. Sabine étudiait ses poses, sa toilette, elle se surveillait dans les infiniment petits de l'amour.

L'affaire de la cuisine dura près d'un mois. Sabine, secourue par Mariotte et Gasselin, inventa des ruses de vaudeville pour savoir quels étaient les plats que madame de Rochefide servait à Calyste. Gasselin remplaça le cocher de Calyste, tombé malade par ordre, Gasselin put alors camarader avec la cuisinière de Béatrix, et Sabine finit par donner à Calyste la même chère et meilleure, mais elle lui vit faire de nouvelles façons.

– Que manque-t-il donc?.. demanda-t-elle.

– Rien, répondit-il en cherchant sur la table un objet qui ne s'y trouvait pas.

– Ah! s'écria Sabine le lendemain en s'éveillant, Calyste voulait de ces hannetons pilés, de ces ingrédients anglais qui se servent dans des pharmacies en forme d'huiliers; madame de Rochefide l'accoutume à toutes sortes de piments!

Elle acheta l'huilier anglais et ses flacons ardents; mais elle ne pouvait pas poursuivre de telles découvertes jusque dans toutes les préparations conjugales.

Cette période dura pendant quelques mois, l'on ne s'en étonnera pas si l'on songe aux attraits que présente une lutte. C'est la vie, elle est préférable avec ses blessures et ses douleurs aux noires ténèbres du dégoût, au poison du mépris, au néant de l'abdication, à cette mort du cœur qui s'appelle l'indifférence. Tout son courage abandonna néanmoins Sabine un soir qu'elle se montra dans une toilette comme en inspire aux femmes le désir de l'emporter sur une autre, et que Calyste lui dit en riant: – Tu auras beau faire, Sabine, tu ne seras jamais qu'une belle Andalouse!

– Hélas! répondit-elle en tombant sur sa causeuse, je ne pourrai jamais être blonde; mais je sais, si cela continue, que j'aurai bientôt trente-cinq ans.

Elle refusa d'aller aux Italiens, elle voulut rester chez elle pendant toute la soirée. Seule, elle arracha les fleurs de ses cheveux et trépigna dessus, elle se déshabilla, foula sa robe, son écharpe, toute sa toilette aux pieds, absolument comme une chèvre prise dans le lacet de sa corde, qui ne s'arrête en se débattant que quand elle sent la mort. Et elle se coucha. La femme de chambre entra, qu'on juge de son étonnement.

– Ce n'est rien, dit Sabine, c'est monsieur!

Les femmes malheureuses ont de ces sublimes fatuités, de ces mensonges où de deux hontes qui se combattent la plus féminine a le dessus.

A ce jeu terrible, Sabine maigrit, le chagrin la rongea; mais elle ne sortit jamais du rôle qu'elle s'était imposé. Soutenue par une sorte de fièvre, ses lèvres refoulaient les mots amers jusque dans sa gorge quand la douleur lui en suggérait; elle réprimait les éclairs de ses magnifiques yeux noirs, et les rendait doux jusqu'à l'humilité. Enfin son dépérissement fut bientôt sensible. La duchesse, excellente mère, quoique sa dévotion fût devenue de plus en plus portugaise, aperçut une cause mortelle dans l'état véritablement maladif où se complaisait Sabine. Elle savait l'intimité réglée existant entre Béatrix et Calyste. Elle eut soin d'attirer sa fille chez elle pour essayer de panser les plaies de ce cœur, et de l'arracher surtout à son martyre; mais Sabine garda pendant quelque temps le plus profond silence sur ses malheurs en craignant qu'on n'intervînt entre elle et Calyste. Elle se disait heureuse!.. Au bout du malheur, elle retrouvait sa fierté, toutes ses vertus! Mais, après un mois pendant lequel Sabine fut caressée par sa sœur Clotilde et par sa mère, elle avoua ses chagrins, confia ses douleurs, maudit la vie, et déclara qu'elle voyait venir la mort avec une joie délirante. Elle pria Clotilde, qui voulait rester fille, de se faire la mère du petit Calyste, le plus bel enfant que jamais race royale eût pu désirer pour héritier présomptif.

Un soir, en famille, entre sa jeune sœur Athénaïs, dont le mariage avec le vicomte de Grandlieu devait se faire à la fin du carême, entre Clotilde et la duchesse, Sabine jeta les cris suprêmes de l'agonie du cœur, excités par l'excès d'une dernière humiliation.

– Athénaïs, dit-elle en voyant partir vers les onze heures le jeune vicomte Juste de Grandlieu, tu vas te marier, que mon exemple te serve. Garde-toi comme d'un crime de déployer tes qualités, résiste au plaisir de t'en parer pour plaire à Juste. Sois calme, digne et froide, mesure le bonheur que tu donneras sur celui que tu recevras! C'est infâme, mais c'est nécessaire. Vois!.. je péris par mes qualités. Tout ce que je me sens de beau, de saint, de grand, toutes mes vertus sont des écueils sur lesquels s'est brisé mon bonheur. Je cesse de plaire parce que je n'ai pas trente-six ans! Aux yeux de certains hommes, c'est une infériorité que la jeunesse! Il n'y a rien à deviner sur une figure naïve. Je ris franchement, et c'est un tort! quand, pour séduire, on doit savoir préparer ce demi-sourire mélancolique des anges tombés qui sont forcés de cacher des dents longues et jaunes. Un teint frais est monotone! l'on préfère un enduit de poupée fait avec du rouge, du blanc de baleine et du cold cream. J'ai de la droiture, et c'est la perversité qui plaît! Je suis loyalement passionnée comme une honnête femme, et il faudrait être manégée, tricheuse et façonnière comme une comédienne de province. Je suis ivre du bonheur d'avoir pour mari l'un des plus charmants hommes de France, je lui dis naïvement combien il est distingué, combien ses mouvements sont gracieux, je le trouve beau; pour lui plaire il faudrait détourner la tête avec une feinte horreur, ne rien aimer de l'amour, et lui dire que sa distinction est tout bonnement un air maladif, une tournure de poitrinaire, lui vanter les épaules de l'Hercule Farnèse, le mettre en colère et me défendre, comme si j'avais besoin d'une lutte pour cacher des imperfections qui peuvent tuer l'amour. J'ai le malheur d'admirer les belles choses, sans songer à me rehausser par la critique amère et envieuse de tout ce qui reluit de poésie et de beauté. Je n'ai pas besoin de me faire dire en vers et en prose, par Canalis et Nathan, que je suis une intelligence supérieure! Je suis une pauvre enfant naïve, je ne connais que Calyste. Ah! si j'avais couru le monde comme elle, si j'avais comme elle dit: – Je t'aime! dans toutes les langues de l'Europe, on me consolerait, on me plaindrait, on m'adorerait, et je servirais le régal macédonien d'un amour cosmopolite! On ne vous sait gré de vos tendresses que quand vous les avez mises en relief par des méchancetés. Enfin, moi, noble femme, il faut que je m'instruise de toutes les impuretés, de tous les calculs des filles!.. Et Calyste qui est la dupe de ces singeries!.. Oh! ma mère! oh! ma chère Clotilde, je me sens blessée à mort. Ma fierté est une trompeuse égide, je suis sans défense contre la douleur, j'aime toujours mon mari comme une folle, et pour le ramener à moi, je devrais emprunter à l'indifférence toutes ses clartés.

– Niaise, lui dit à l'oreille Clotilde, aie l'air de vouloir te venger…

– Je veux mourir irréprochable, et sans l'apparence d'un tort, répondit Sabine. Notre vengeance doit être digne de notre amour.

– Mon enfant, dit la duchesse à sa fille, une mère doit voir la vie un peu plus froidement que toi. L'amour n'est pas le but, mais le moyen de la famille; ne va pas imiter cette pauvre petite baronne de Macumer. La passion excessive est inféconde et mortelle. Enfin, Dieu nous envoie les afflictions en connaissance de cause. Voici le mariage d'Athénaïs arrangé, je vais pouvoir m'occuper de toi… J'ai déjà causé de la crise délicate où tu te trouves avec ton père et le duc de Chaulieu, avec d'Ajuda, nous trouverons bien les moyens de te ramener Calyste…

– Avec la marquise de Rochefide, il y a de la ressource! dit Clotilde en souriant à sa sœur, elle ne garde pas longtemps ses adorateurs.

– D'Ajuda, mon ange, reprit la duchesse, a été le beau-frère de monsieur de Rochefide… Si notre cher directeur approuve les petits manéges auxquels il faut se livrer pour faire réussir le plan que j'ai soumis à ton père, je puis te garantir le retour de Calyste. Ma conscience répugne à se servir de pareils moyens, et je veux les soumettre au jugement de l'abbé Brossette. Nous n'attendrons pas, mon enfant, que tu sois in extremis pour venir à ton secours. Aie bon espoir! ton chagrin est si grand ce soir que mon secret m'échappe; mais il m'est impossible de ne pas te donner un peu d'espérance.

– Cela fera-t-il du chagrin à Calyste? demanda Sabine en regardant la duchesse avec inquiétude.

– Oh! mon Dieu! serai-je donc aussi bête que cela! s'écria naïvement Athénaïs.

– Ah! petite fille, tu ne connais pas les défilés dans lesquels nous précipite la vertu, quand elle se laisse guider par l'amour, répondit Sabine en faisant une espèce de fin de couplet, tant elle était égarée par le chagrin.

Cette phrase fut dite avec une amertume si pénétrante que la duchesse, éclairée par le ton, par l'accent, par le regard de madame du Guénic, crut à quelque malheur caché.

– Mes enfants, il est minuit, allez… dit-elle à ses deux filles dont les yeux s'animaient.

– Malgré mes trente-six ans, je suis donc de trop? demanda railleusement Clotilde. Et pendant qu'Athénaïs embrassait sa mère, elle se pencha sur Sabine et lui dit à l'oreille: – Tu me diras quoi!.. J'irai demain dîner avec toi. Si ma mère trouve sa conscience compromise, moi, je te dégagerai, Calyste, des mains des infidèles.

– Eh bien, Sabine, dit la duchesse en emmenant sa fille dans sa chambre à coucher, voyons, qu'y a-t-il de nouveau, mon enfant?

– Eh! maman, je suis perdue!

– Et pourquoi?

– J'ai voulu l'emporter sur cette horrible femme, j'ai vaincu, je suis grosse, et Calyste l'aime tellement que je prévois un abandon complet. Lorsque l'infidélité qu'il a faite sera prouvée, elle deviendra furieuse! Ah! je subis de trop grandes tortures pour pouvoir y résister. Je sais quand il y va, je l'apprends par sa joie; puis sa maussaderie me dit quand il en revient. Enfin il ne se gêne plus, je lui suis insupportable. Elle a sur lui une influence aussi malsaine que le sont en elle le corps et l'âme. Tu verras, elle exigera, pour prix de quelque raccommodement, un délaissement public, une rupture dans le genre de la sienne, elle me l'emmènera peut-être en Suisse, en Italie. Il commence à trouver ridicule de ne pas connaître l'Europe, je devine ce que veulent dire ces paroles jetées en avant. Si Calyste n'est pas guéri d'ici à trois mois, je ne sais pas ce qu'il adviendra… je le sais, je me tuerai!

– Malheureuse enfant! et ton âme! Le suicide est un péché mortel.

– Comprenez-vous? elle est capable de lui donner un enfant! Et si Calyste aimait plus celui de cette femme que les miens! Oh! là est le terme de ma patience et de ma résignation.

Elle tomba sur une chaise, elle avait livré les dernières pensées de son cœur, elle se trouvait sans douleur cachée, et la douleur est comme cette tige de fer que les sculpteurs mettent au sein de leur glaise, elle soutient, c'est une force!

– Allons, rentre chez toi, pauvre affligée! En présence de tant de malheurs, l'abbé me donnera sans doute l'absolution des péchés véniels que les ruses du monde nous obligent à commettre. Laisse-moi, ma fille, dit-elle en allant à son prie-Dieu, je vais implorer Notre-Seigneur et la sainte Vierge pour toi, plus spécialement. Adieu, ma chère Sabine, n'oublie aucun de tes devoirs religieux, surtout, si tu veux que nous réussissions…

– Nous aurons beau triompher, ma mère, nous ne sauverons que la Famille. Calyste a tué chez moi la sainte ferveur de l'amour en me blasant sur tout, même sur la douleur. Quelle lune de miel que celle où j'ai trouvé dès le premier jour l'amertume d'un adultère rétrospectif!

Le lendemain, vers une heure après-midi, l'un des curés du faubourg Saint-Germain, désigné pour un des évêchés vacants en 1840, siége trois fois refusé par lui, l'abbé Brossette, un des prêtres les plus distingués du clergé de Paris, traversait la cour de l'hôtel de Grandlieu, de ce pas qu'il faudrait nommer un pas ecclésiastique, tant il peint la prudence, le mystère, le calme, la gravité, la dignité même. C'était un homme petit et maigre, d'environ cinquante ans, à visage blanc comme celui d'une vieille femme, froidi par les jeûnes du prêtre, creusé par toutes les souffrances qu'il épousait. Deux yeux noirs, ardents de foi, mais adoucis par une expression plus mystérieuse que mystique, animaient cette face d'apôtre. Il souriait presque en montant les marches du perron, tant il se méfiait de l'énormité des cas qui le faisaient appeler par son ouaille; mais comme la main de la duchesse était trouée pour les aumônes, elle valait bien le temps que volaient ses innocentes confessions aux sérieuses misères de la paroisse. En entendant annoncer le curé, la duchesse se leva, fit quelques pas vers lui dans le salon, distinction qu'elle n'accordait qu'aux cardinaux, aux évêques, aux simples prêtres, aux duchesses plus âgées qu'elle et aux personnes du sang royal.

– Mon cher abbé, dit-elle en lui désignant elle-même un fauteuil et parlant à voix basse, j'ai besoin de l'autorité de votre expérience avant de me lancer dans une assez méchante intrigue, mais d'où doit résulter un grand bien, et je désire savoir de vous si je trouverai dans la voie du salut des épines à ce propos…

– Madame la duchesse, répondit l'abbé Brossette, ne mêlez pas les choses spirituelles et les choses mondaines, elles sont souvent inconciliables. D'abord, de quoi s'agit-il?

– Vous savez, ma fille Sabine se meurt de chagrin; monsieur du Guénic la laisse pour madame de Rochefide.

– C'est bien affreux, c'est grave; mais vous savez ce que dit à ce sujet notre cher saint François de Sales. Enfin songez à madame Guyon qui se plaignait du défaut de mysticisme des preuves de l'amour conjugal, elle eût été très-heureuse de voir une madame de Rochefide à son mari.

– Sabine ne déploie que trop de douceur, elle n'est que trop bien l'épouse chrétienne; mais elle n'a pas le moindre goût pour le mysticisme.

– Pauvre jeune femme! dit malicieusement le curé. Qu'avez-vous trouvé pour remédier à ce malheur?

– J'ai commis le péché, mon cher directeur, de penser à lâcher à madame de Rochefide un joli petit monsieur, volontaire, plein de mauvaises qualités, et qui certes ferait renvoyer mon gendre.

– Ma fille, nous ne sommes pas ici, dit-il en se caressant le menton, au tribunal de la pénitence, je n'ai pas à vous traiter en juge. Au point de vue du monde, j'avoue que ce serait décisif…

– Ce moyen m'a paru vraiment odieux!.. reprit-elle…

– Et pourquoi? Sans doute le rôle d'une chrétienne est bien plutôt de retirer une femme perdue de la mauvaise voie que de l'y pousser plus avant; mais quand on s'y trouve aussi loin qu'y est madame de Rochefide, ce n'est plus le bras de l'homme, c'est celui de Dieu qui ramène ces pécheresses; il leur faut des coups de foudre particuliers.

– Mon père, reprit la duchesse, je vous remercie de votre indulgence; mais j'ai songé que mon gendre est brave et Breton, il a été héroïque lors de l'échauffourée de cette pauvre Madame. Or, si monsieur de la Palférine, que je crois non moins brave, avait des démêlés avec Calyste, qu'il s'ensuivît quelque duel…

– Vous avez eu là, madame la duchesse, une sage pensée, et qui prouve que, dans ces voies tortueuses, on trouve toujours des pierres d'achoppement.

– J'ai découvert un moyen, mon cher abbé, de faire un grand bien, de retirer madame de Rochefide de la voie fatale où elle est, de rendre Calyste à sa femme, et peut-être de sauver de l'enfer une pauvre créature égarée…

– Mais alors, à quoi bon me consulter? dit le curé souriant.

– Ah! reprit la duchesse, il faut se permettre des actions assez laides…

– Vous ne voulez voler personne?

– Au contraire, je dépenserai vraisemblablement beaucoup d'argent.

– Vous ne calomniez pas? vous ne…

– Oh!

– Vous ne nuirez pas à votre prochain?

– Hé, hé! je ne sais pas trop.

– Voyons votre nouveau plan? dit l'abbé devenu curieux.

– Si, au lieu de faire chasser un clou par un autre, pensai-je à mon prie-Dieu après avoir imploré la sainte Vierge de m'éclairer, je faisais renvoyer Calyste par monsieur de Rochefide en lui persuadant de reprendre sa femme: au lieu de prêter les mains au mal pour opérer le bien chez ma fille, j'opérerais un grand bien par un autre bien non moins grand…

Le curé regarda la Portugaise et resta pensif.

– C'est évidemment une idée qui vous est venue de si loin que…

– Aussi, reprit la bonne et humble duchesse, ai-je remercié la Vierge! Et j'ai fait vœu, sans compter une neuvaine, de donner douze cents francs à une famille pauvre, si je réussissais. Mais quand j'ai communiqué ce plan à monsieur de Grandlieu, il s'est mis à rire et m'a dit: – A vos âges, ma parole d'honneur, je crois que vous avez un diable pour vous toutes seules.

– Monsieur le duc a dit en mari la réponse que je vous faisais quand vous m'avez interrompu, reprit l'abbé qui ne put s'empêcher de sourire.

– Ah! mon père, si vous approuvez l'idée, approuverez-vous les moyens d'exécution? Il s'agit de faire chez une certaine madame Schontz, une Béatrix du quartier Saint-Georges, ce que je voulais faire chez madame de Rochefide pour que le marquis reprît sa femme.

– Je suis certain que vous ne pouvez rien faire de mal, dit spirituellement le curé qui ne voulut savoir rien de plus en trouvant le résultat nécessaire. Vous me consulteriez d'ailleurs dans le cas où votre conscience murmurerait, ajouta-t-il. Si, au lieu de donner à cette dame de la rue Saint-Georges une nouvelle occasion de scandale, vous lui donniez un mari?..

– Ah! mon cher directeur, vous avez rectifié la seule chose mauvaise qui se trouvât dans mon plan. Vous êtes digne d'être archevêque, et j'espère ne pas mourir sans vous dire Votre Éminence.

– Je ne vois à tout ceci qu'un inconvénient, reprit le curé.

– Lequel?

– Si madame de Rochefide allait garder monsieur le baron tout en revenant à son mari?

– Ceci me regarde, dit la duchesse. Quand on fait peu d'intrigues, on les fait…

– Mal, très-mal, reprit l'abbé, l'habitude est nécessaire en tout. Tâchez de racoler un de ces mauvais sujets qui vivent dans l'intrigue, et employez-le, sans vous montrer.

– Ah! monsieur le curé, si nous nous servons de l'enfer, le ciel sera-t-il avec nous?..

– Vous n'êtes pas à confesse, répéta l'abbé, sauvez votre enfant!

La bonne duchesse, enchantée de son curé, le reconduisit jusqu'à la porte du salon.

Un orage grondait, comme on le voit, sur monsieur de Rochefide qui jouissait en ce moment de la plus grande somme de bonheur que puisse désirer un Parisien, en se trouvant chez madame Schontz tout aussi mari que chez Béatrix; et, comme l'avait judicieusement dit le duc à sa femme, il paraissait impossible de déranger une si charmante et si complète existence. Cette présomption oblige à de légers détails sur la vie que menait monsieur de Rochefide, depuis que sa femme en avait fait un Homme Abandonné. On comprendra bien alors l'énorme différence que nos lois et nos mœurs mettent, chez les deux sexes, entre la même situation. Tout ce qui tourne en malheur pour une femme abandonnée se change en bonheur chez un homme abandonné. Ce contraste frappant inspirera peut-être à plus d'une jeune femme la résolution de rester dans son ménage, et d'y lutter comme Sabine du Guénic en pratiquant à son choix les vertus les plus assassines ou les plus inoffensives.

Quelques jours après l'escapade de Béatrix, Arthur de Rochefide, devenu fils unique par suite de la mort de sa sœur, première femme du marquis d'Ajuda-Pinto, qui n'en eut pas d'enfants, se vit maître d'abord de l'hôtel de Rochefide, rue d'Anjou-Saint-Honoré, puis de deux cent mille francs de rente que lui laissa son père. Cette opulente succession, ajoutée à la fortune qu'Arthur possédait en se mariant, porta ses revenus, y compris la fortune de sa femme, à mille francs par jour. Pour un gentilhomme doté du caractère que mademoiselle des Touches a peint en quelques mots à Calyste, cette fortune était déjà le bonheur. Pendant que sa femme était à la charge de l'amour et de la maternité, Rochefide jouissait d'une immense fortune, mais il ne la dépensait pas plus qu'il ne dépensait son esprit. Sa bonne grosse vanité, déjà satisfaite d'une encolure de bel homme à laquelle il avait dû quelques succès dont il s'autorisa pour mépriser les femmes, se donnait également pleine carrière dans le domaine de l'intelligence. Doué de cette sorte d'esprit qu'il faut appeler réflecteur, il s'appropriait les saillies d'autrui, celles des pièces de théâtre ou des petits journaux par la manière de les redire; il semblait s'en moquer, il les répétait en charge, il les appliquait comme formules de critique; enfin sa gaieté militaire (il avait servi dans la Garde Royale) en assaisonnait si à propos la conversation, que les femmes sans esprit le proclamaient homme spirituel, et les autres n'osaient pas les contredire. Ce système, Arthur le poursuivait en tout; il devait à la nature le commode génie de l'imitation sans être singe, il imitait gravement. Ainsi, quoique sans goût, il savait toujours adopter et toujours quitter les modes le premier. Accusé de passer un peu trop de temps à sa toilette et de porter un corset, il offrait le modèle de ces gens qui ne déplaisent jamais à personne en épousant sans cesse les idées et les sottises de tout le monde, et qui, toujours à cheval sur la circonstance, ne vieillissent point. C'est les héros de la médiocrité. Ce mari fut plaint, on trouva Béatrix inexcusable d'avoir quitté le meilleur enfant de la terre, et le ridicule n'atteignit que la femme. Membre de tous les clubs, souscripteur à toutes les niaiseries qu'enfantent le patriotisme ou l'esprit de parti mal entendus, complaisance qui le faisait mettre en première ligne à propos de tout, ce loyal, ce brave et très sot gentilhomme, à qui malheureusement tant de riches ressemblent, devait naturellement vouloir se distinguer par quelque manie à la mode. Il se glorifiait donc principalement d'être le sultan d'un sérail à quatre pattes gouverné par un vieil écuyer anglais, et qui par mois absorbait de quatre à cinq mille francs. Sa spécialité consistait à faire courir, il protégeait la race chevaline, il soutenait une revue consacrée à la question hippique; mais il se connaissait médiocrement en chevaux, et depuis la bride jusqu'aux fers il s'en rapportait à son écuyer. C'est assez vous dire que ce demi-garçon n'avait rien en propre, ni son esprit, ni son goût, ni sa situation, ni ses ridicules; enfin sa fortune lui venait de ses pères! Après avoir dégusté tous les déplaisirs du mariage, il fut si content de se retrouver garçon, qu'il disait entre amis: – «Je suis né coiffé!» Heureux surtout de vivre sans les dépenses de représentation auxquelles les gens mariés sont astreints, son hôtel, où depuis la mort de son père il n'avait rien changé, ressemblait à ceux dont les maîtres sont en voyage: il y demeurait peu, il n'y mangeait pas, il y couchait rarement. Voici la raison de cette indifférence.

Après bien des aventures amoureuses, ennuyé des femmes du monde qui sont véritablement ennuyeuses et qui plantent aussi par trop de haies d'épines sèches autour du bonheur, il s'était marié, comme on va le voir, avec la célèbre madame Schontz, célèbre dans le monde des Fanny-Beaupré, des Suzanne du Val-Noble, des Mariette, des Florentine, des Jenny Cadine, etc. Ce monde, de qui l'un de nos dessinateurs a dit spirituellement en en montrant le tourbillon au bal de l'Opéra: – «Quand on pense que tout ça se loge, s'habille et vit bien, voilà qui donne une crâne idée de l'homme!» ce monde si dangereux a déjà fait irruption dans cette histoire des mœurs par les figures typiques de Florine et de l'illustre Malaga d'Une Fille d'Ève et de La Fausse Maîtresse; mais, pour le peindre avec fidélité, l'historien doit proportionner le nombre de ces personnages à la diversité des dénoûments de leurs singulières existences qui se terminent par l'indigence sous sa plus hideuse forme, par des morts prématurées, par l'aisance, par d'heureux mariages, et quelquefois par l'opulence.

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Litres'teki yayın tarihi:
05 temmuz 2017
Hacim:
813 s. 6 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain