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Kitabı oku: «La Comédie humaine, Volume 5», sayfa 2

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La famille de celui qui sous Louis XV s'appelait Minoret tout court était si nombreuse qu'un des cinq enfants, le Minoret dont l'entrée à l'église faisait événement, alla chercher fortune à Paris, et ne se montra plus que de loin en loin dans sa ville natale, où il vint sans doute chercher sa part d'héritage à la mort de ses grands-parents. Après avoir beaucoup souffert, comme tous les jeunes gens doués d'une volonté ferme et qui veulent une place dans le brillant monde de Paris, l'enfant des Minoret se fit une destinée plus belle qu'il ne la rêvait peut-être à son début; car il se voua tout d'abord à la médecine, une des professions qui demandent du talent et du bonheur, mais encore plus de bonheur que de talent. Appuyé par Dupont de Nemours, lié par un heureux hasard avec l'abbé Morellet que Voltaire appelait Mord-les, protégé par les encyclopédistes, le docteur Minoret s'attacha comme un séide au grand médecin Bordeu, l'ami de Diderot. D'Alembert, Helvétius, le baron d'Holbach, Grimm, devant lesquels il fut petit garçon, finirent sans doute, comme Bordeu, par s'intéresser à Minoret, qui vers 1777 eut une assez belle clientèle de déistes, d'encyclopédistes, sensualistes, matérialistes, comme il vous plaira d'appeler les riches philosophes de ce temps. Quoiqu'il fût très-peu charlatan, il inventa le fameux baume de Lelièvre, tant vanté par le Mercure de France, et dont l'annonce était en permanence à la fin de ce journal, organe hebdomadaire des encyclopédistes. L'apothicaire Lelièvre, homme habile, vit une affaire là où Minoret n'avait vu qu'une préparation à mettre dans le Codex, et partagea loyalement ses bénéfices avec le docteur, élève de Rouelle en chimie, comme il était celui de Bordeu en médecine. On eût été matérialiste à moins. Le docteur épousa par amour, en 1778, temps où régnait la Nouvelle-Héloïse et où l'on se mariait quelquefois par amour, la fille du fameux claveciniste Valentin Mirouët, une célèbre musicienne, faible et délicate, que la Révolution tua. Minoret connaissait intimement Robespierre, à qui jadis il fit avoir une médaille d'or pour une dissertation sur ce sujet: Quelle est l'origine de l'opinion qui étend sur une même famille une partie de la honte attachée aux peines infamantes que subit un coupable? Cette opinion est-elle plus nuisible qu'utile? Et dans le cas où l'on se déciderait pour l'affirmative, quels seraient les moyens de parer aux inconvénients qui en résultent? L'Académie royale des sciences et des arts de Metz, à laquelle appartenait Minoret, doit avoir cette dissertation en original. Quoique, grâce à cette amitié, la femme du docteur pût ne rien craindre, elle eut si peur d'aller à l'échafaud que cette invincible terreur empira l'anévrisme qu'elle devait à une trop grande sensibilité. Malgré toutes les précautions que prenait un homme idolâtre de sa femme, Ursule rencontra la charrette pleine de condamnés où se trouvait précisément madame Roland, et ce spectacle causa sa mort. Minoret, plein de faiblesse pour son Ursule, à laquelle il ne refusait rien et qui avait mené la vie d'une petite-maîtresse, se trouva presque pauvre après l'avoir perdue. Robespierre le fit nommer médecin en chef d'un hôpital.

Quoique le nom de Minoret eût acquis, pendant les débats animés auxquels donna lieu le mesmérisme, une célébrité qui le rappela de temps en temps au souvenir de ses parents, la révolution fut un si grand dissolvant et rompit tant les relations de famille, qu'en 1813 on ignorait entièrement à Nemours l'existence du docteur Minoret à qui une rencontre inattendue fit concevoir le projet de revenir comme les lièvres, mourir au gîte.

En traversant la France, où l'œil est si promptement lassé par la monotonie des plaines, qui n'a pas eu la charmante sensation d'apercevoir en haut d'une côte, à sa descente ou à son tournant, alors qu'elle promettait un paysage aride, une fraîche vallée arrosée par une rivière et une petite ville abritée sous le rocher comme une ruche dans le creux d'un vieux saule? En entendant le hue! du postillon qui marche le long de ses chevaux, on secoue le sommeil, on admire comme un rêve dans le rêve quelque beau paysage qui devient pour le voyageur ce qu'est pour un lecteur le passage remarquable d'un livre, une brillante pensée de la nature. Telle est la sensation que cause la vue soudaine de Nemours en y venant de la Bourgogne. On la voit de là cerclée par des roches pelées, grises, blanches, noires, de formes bizarres, comme il s'en trouve tant dans la forêt de Fontainebleau, et d'où s'élancent des arbres épars qui se détachent nettement sur le ciel et donnent à cette espèce de muraille écroulée une physionomie agreste. Là se termine la longue colline forestière qui rampe de Nemours à Bouron en côtoyant la route. Au bas de ce cirque informe s'étale une prairie où court le Loing en formant des nappes à cascades. Ce délicieux paysage, que longe la route de Montargis, ressemble à une décoration d'opéra, tant les effets y sont étudiés. Un matin le docteur, qu'un riche malade de la Bourgogne avait envoyé chercher, et qui revenait en toute hâte à Paris, n'ayant pas dit au précédent relais quelle route il voulait prendre, fut conduit à son insu par Nemours et revit entre deux sommeils le paysage au milieu duquel son enfance s'était écoulée. Le docteur avait alors perdu plusieurs de ses vieux amis. Le sectaire de l'Encyclopédie avait été témoin de la conversion de La Harpe, il avait enterré Lebrun-Pindare, et Marie-Joseph de Chénier, et Morellet, et madame Helvétius. Il assistait à la quasi-chute de Voltaire, attaqué par Geoffroy, le continuateur de Fréron. Il pensait donc à la retraite. Aussi, quand sa chaise de poste s'arrêta en haut de la Grand'rue de Nemours, eut-il à cœur de s'enquérir de sa famille. Minoret-Levrault vint lui-même voir le docteur, qui reconnut dans le maître de poste le propre fils de son frère aîné. Ce neveu lui montra dans son épouse la fille unique du père Levrault-Crémière, qui depuis douze ans lui avait laissé la poste et la plus belle auberge de Nemours.

– Eh! bien, mon neveu, dit le docteur, ai-je d'autres héritiers?

– Ma tante Minoret, votre sœur, a épousé un Massin-Massin.

– Oui, l'intendant de Saint-Lange.

– Elle est morte veuve en laissant une seule fille, qui vient de se marier avec un Crémière-Crémière, un charmant garçon encore sans place.

– Bien! elle est ma nièce directe. Or, comme mon frère le marin est mort garçon, que le capitaine Minoret a été tué à Monte-Legino, et que me voici, la ligne paternelle est épuisée. Ai-je des parents dans la ligne maternelle? Ma mère était une Jean-Massin-Levrault.

– Des Jean-Massin-Levrault, répondit Minoret-Levrault, il n'est resté qu'une Jean-Massin qui a épousé monsieur Crémière-Levrault-Dionis, un fournisseur des fourrages qui a péri sur l'échafaud. Sa femme est morte de désespoir et ruinée en laissant une fille mariée à un Levrault-Minoret, fermier à Montereau qui va bien; et leur fille vient d'épouser un Massin-Levrault, clerc de notaire à Montargis, où le père est serrurier.

– Ainsi, je ne manque pas d'héritiers, dit gaiement le docteur, qui voulut faire le tour de Nemours en compagnie de son neveu.

Le Loing traverse onduleusement la ville, bordé de jardins à terrasses et de maisons proprettes dont l'aspect fait croire que le bonheur doit habiter là plutôt qu'ailleurs. Lorsque le docteur tourna de la Grand'rue dans la rue des Bourgeois, Minoret-Levrault lui montra la propriété de monsieur Levrault, riche marchand de fers à Paris, qui, dit-il, venait de se laisser mourir.

– Voilà, mon oncle, une jolie maison à vendre, elle a un charmant jardin sur la rivière.

– Entrons, dit le docteur en voyant au bout d'une petite cour pavée une maison serrée entre les murailles de deux maisons voisines déguisées par des massifs d'arbres et de plantes grimpantes.

– Elle est bâtie sur caves, dit le docteur en entrant par un perron très élevé garni de vases en faïence blanche et bleue où fleurissaient alors des géraniums.

Coupée, comme la plupart des maisons de province, par un corridor qui mène de la cour au jardin, la maison n'avait à droite qu'un salon éclairé par quatre croisées, deux sur la cour et deux sur le jardin; mais Levrault-Levrault avait consacré l'une de ces croisées à l'entrée d'une longue serre bâtie en briques qui allait du salon à la rivière où elle se terminait par un horrible pavillon chinois.

– Bon! en faisant couvrir cette serre et la parquetant, dit le vieux Minoret, je pourrais loger ma bibliothèque et faire un joli cabinet de ce singulier morceau d'architecture. De l'autre côté du corridor se trouvait sur le jardin une salle à manger, en imitation de laque noire à fleurs vert et or, et séparée de la cuisine par la cage de l'escalier. On communiquait, par une petite office pratiquée derrière cet escalier, avec la cuisine dont les fenêtres à barreaux de fer grillagés donnaient sur la cour. Il y avait deux appartements au premier étage; et au-dessus, des mansardes lambrissées encore assez logeables. Après avoir rapidement examiné cette maison garnie de treillages verts du haut en bas, du côté de la cour comme du côté du jardin, et qui sur la rivière était terminée par une terrasse chargée de vases en faïence, le docteur dit: – Levrault-Levrault a dû dépenser bien de l'argent ici!

– Oh! gros comme lui, répondit Minoret-Levrault. Il aimait les fleurs, une bêtise! – Qu'est-ce que cela rapporte? dit ma femme. Vous voyez, un peintre de Paris est venu pour peindre en fleurs à fresque son corridor. Il a mis partout des glaces entières. Les plafonds ont été refaits avec des corniches qui coûtent six francs le pied. La salle à manger, les parquets sont en marqueterie, des folies! La maison ne vaut pas un sou de plus.

– Hé! bien, mon neveu, fais-moi cette acquisition, donne-m'en avis, voici mon adresse; le reste regardera mon notaire. – Qui donc demeure en face? demanda-t-il en sortant.

– Des émigrés! répondit le maître de poste, un chevalier de Portenduère.

Une fois la maison achetée, l'illustre docteur, au lieu d'y venir, écrivit à son neveu de louer. La Folie-Levrault fut habitée par le notaire de Nemours qui vendit alors sa charge à Dionis, son maître-clerc, et qui mourut deux ans après, laissant sur le dos du médecin une maison à louer, au moment où le sort de Napoléon se décidait aux environs. Les héritiers du docteur, à peu près leurrés, avaient pris son désir de retour pour la fantaisie d'un richard, et se désespéraient en lui supposant à Paris des affections qui l'y retiendraient et leur enlèveraient sa succession. Néanmoins, la femme de Minoret-Levrault saisit cette occasion d'écrire au docteur. Le vieillard répondit qu'aussitôt la paix signée, une fois les routes débarrassées de soldats et les communications rétablies, il viendrait habiter Nemours. Il y fit une apparition avec deux de ses clients, l'architecte des hospices et un tapissier, qui se chargèrent des réparations, des arrangements intérieurs et du transport du mobilier. Madame Minoret-Levrault offrit, comme gardienne, la cuisinière du vieux notaire décédé, qui fut acceptée. Quand les héritiers surent que leur oncle ou grand-oncle Minoret allait positivement demeurer à Nemours, leurs familles furent prises, malgré les événements politiques qui pesaient alors précisément sur le Gâtinais et sur la Brie, d'une curiosité dévorante, mais presque légitime. L'oncle était-il riche? Était-il économe ou dépensier? Laisserait-il une belle fortune ou ne laisserait-il rien? Avait-il des rentes viagères? Voici ce qu'on finit par savoir, mais avec des peines infinies et à force d'espionnages souterrains. Après la mort d'Ursule Mirouët, sa femme, de 1789 à 1813, le docteur, nommé médecin consultant de l'Empereur en 1805, avait dû gagner beaucoup d'argent, mais personne ne connaissait sa fortune; il vivait simplement, sans autres dépenses que celles d'une voiture à l'année et d'un somptueux appartement; il ne recevait jamais et dînait presque toujours en ville. Sa gouvernante, furieuse de ne pas l'accompagner à Nemours, dit à Zélie Levrault, la femme du maître de poste, qu'elle connaissait au docteur quatorze mille francs de rentes sur le grand-livre. Or, après vingt années d'exercice d'une profession que les titres de médecin en chef d'un hôpital, de médecin de l'Empereur et de membre de l'Institut rendaient si lucrative, ces quatorze mille livres de rentes, fruit de placements successifs, accusaient tout au plus cent soixante mille francs d'économies! Pour n'avoir épargné que huit mille francs par an, le docteur devait avoir eu bien des vices ou bien des vertus à satisfaire; mais ni la gouvernante ni Zélie, personne ne put pénétrer la raison de cette modestie de fortune: Minoret, qui fut bien regretté dans son quartier, était un des hommes les plus bienfaisants de Paris, et comme Larrey gardait un profond secret sur ses actes de bienfaisance. Les héritiers virent donc arriver, avec une vive satisfaction, le riche mobilier et la nombreuse bibliothèque de leur oncle, déjà officier de la Légion-d'Honneur, et nommé par le roi chevalier de l'ordre de Saint-Michel, à cause peut-être de sa retraite qui fit une place à quelque favori. Mais quand l'architecte, les peintres, les tapissiers eurent tout arrangé de la manière la plus comfortable, le docteur ne vint pas. Madame Minoret-Levrault, qui surveillait le tapissier et l'architecte comme s'il s'agissait de sa propre fortune, apprit, par l'indiscrétion d'un jeune homme envoyé pour ranger la bibliothèque, que le docteur prenait soin d'une orpheline nommée Ursule. Cette nouvelle fit des ravages étranges dans la ville de Nemours. Enfin le vieillard se rendit chez lui vers le milieu du mois de janvier 1815, et s'installa sournoisement avec une petite fille âgée de dix mois, accompagnée d'une nourrice.

– Ursule ne peut pas être sa fille, il a soixante et onze ans! dirent les héritiers alarmés.

– Quoi qu'elle puisse être, dit madame Massin, elle nous donnera bien du tintoin! (Un mot de Nemours.)

Le docteur reçut assez froidement sa petite nièce par la ligne maternelle, dont le mari venait d'acheter le greffe de la Justice de Paix, et qui les premiers se hasardèrent à lui parler de leur position difficile. Massin et sa femme n'étaient pas riches. Le père de Massin, serrurier à Montargis, obligé de prendre des arrangements avec ses créanciers, travaillait à soixante-sept ans comme un jeune homme, et ne laisserait rien. Le père de madame Massin, Levrault-Minoret, venait de mourir à Montereau des suites de la bataille en voyant sa ferme incendiée, ses champs ruinés et ses bestiaux dévorés.

– Nous n'aurons rien de ton grand-oncle, dit Massin à sa femme déjà grosse de son second enfant.

Le docteur leur donna secrètement dix mille francs, avec lesquels le greffier de la Justice de Paix, ami du notaire et de l'huissier de Nemours, commença l'usure et mena si rondement les paysans des environs, qu'en ce moment Goupil lui connaissait environ quatre-vingt mille francs de capitaux inédits.

Quant à son autre nièce, le docteur fit avoir, par ses relations à Paris, la perception de Nemours à Crémière et fournit le cautionnement. Quoique Minoret-Levrault n'eût besoin de rien, Zélie, jalouse des libéralités de l'oncle envers ses deux nièces, lui présenta son fils, alors âgé de dix ans, qu'elle allait envoyer dans un collége de Paris, où, dit-elle, les éducations coûtaient bien cher. Médecin de Fontanes, le docteur obtint une demi-bourse au collége Louis-le-Grand pour son petit-neveu qui fut mis en quatrième.

Crémière, Massin et Minoret-Levrault, gens excessivement communs, furent jugés sans appel par le docteur dès les deux premiers mois pendant lesquels ils essayèrent d'entourer moins l'oncle que la succession. Les gens conduits par l'instinct ont ce désavantage sur les gens à idées, qu'ils sont promptement devinés: les inspirations de l'instinct sont trop naturelles, et s'adressent trop aux yeux pour ne pas être aperçues aussitôt; tandis que, pour être pénétrées, les conceptions de l'esprit exigent une intelligence égale de part et d'autre. Après avoir acheté la reconnaissance de ses héritiers et leur avoir en quelque sorte clos la bouche, le rusé docteur prétexta de ses occupations, de ses habitudes et des soins qu'exigeait la petite Ursule pour ne point les recevoir, sans toutefois leur fermer sa maison. Il aimait à dîner seul, il se couchait et se levait tard, il était venu dans son pays natal pour y trouver le repos et la solitude. Ces caprices d'un vieillard parurent assez naturels, et ses héritiers se contentèrent de lui faire, le dimanche, entre une heure et quatre heures, des visites hebdomadaires auxquelles il essaya de mettre fin, en leur disant: – Ne venez me voir que quand vous aurez besoin de moi.

Le docteur, sans refuser de donner des consultations dans les cas graves, surtout aux indigents, ne voulut point être médecin du petit hospice de Nemours, et déclara qu'il n'exercerait plus sa profession.

– J'ai assez tué de monde, dit-il en riant au curé Chaperon qui, le sachant bienfaisant, plaidait pour les pauvres.

– C'est un fameux original! Ce mot, dit sur le docteur Minoret, fut l'innocente vengeance des amours-propres froissés, car le médecin se composa une société de personnages qui méritent d'être mis en regard des héritiers. Or, ceux des bourgeois qui se croyaient dignes de grossir la cour d'un homme à cordon noir conservèrent contre le docteur et ses privilégiés un ferment de jalousie qui malheureusement eut son action.

Par une bizarrerie qu'expliquerait le proverbe: Les extrêmes se touchent, ce docteur matérialiste et le curé de Nemours furent très-promptement amis. Le vieillard aimait beaucoup le trictrac, jeu favori des gens d'Église, et l'abbé Chaperon était de la force du médecin. Le jeu fut donc un premier lien entre eux. Puis Minoret était charitable, et le curé de Nemours était le Fénelon du Gâtinais. Tous deux, ils avaient une instruction variée, l'homme de Dieu pouvait donc seul, dans tout Nemours, comprendre l'athée. Pour pouvoir disputer, deux hommes doivent d'abord se comprendre. Quel plaisir goûte-t-on d'adresser des mots piquants à quelqu'un qui ne les sent pas? Le médecin et ce prêtre avaient trop de bon goût, ils avaient vu trop bonne compagnie pour ne pas en pratiquer les préceptes, ils purent alors se faire cette petite guerre si nécessaire à la conversation. Ils haïssaient l'un et l'autre leurs opinions, mais ils estimaient leurs caractères. Si de semblables contrastes, si de telles sympathies ne sont pas les éléments de la vie intime, ne faudrait-il pas désespérer de la société qui, surtout en France, exige un antagonisme quelconque? C'est du choc des caractères et non de la lutte des idées que naissent les antipathies. L'abbé Chaperon fut donc le premier ami du docteur à Nemours. Cet ecclésiastique, alors âgé de soixante ans, était curé de Nemours depuis le rétablissement du culte catholique. Par attachement pour son troupeau, il avait refusé le vicariat du diocèse. Si les indifférents en matière de religion lui en savaient gré, les fidèles l'en aimaient davantage. Ainsi vénéré de ses ouailles, estimé par la population, le curé faisait le bien sans s'enquérir des opinions religieuses des malheureux. Son presbytère, à peine garni du mobilier nécessaire aux plus stricts besoins de la vie, était froid et dénué comme le logis d'un avare. L'avarice et la charité se trahissent par des effets semblables: la charité ne se fait-elle pas dans le ciel le trésor que se fait l'avare sur terre? L'abbé Chaperon disputait avec sa servante sur sa dépense avec plus de rigueur que Gobseck avec la sienne, si toutefois ce fameux juif a jamais eu de servante. Le bon prêtre vendait souvent les boucles d'argent de ses souliers et de sa culotte pour en donner le prix à des pauvres qui le surprenaient sans le sou. En le voyant sortir de son église, les oreilles de sa culotte nouées dans les boutonnières, les dévotes de la ville allaient alors chercher les boucles du curé chez l'horloger-bijoutier de Nemours, et grondaient leur pasteur en les lui rapportant. Il ne s'achetait jamais de linge ni d'habits, et portait ses vêtements jusqu'à ce qu'ils ne fussent plus de mise. Son linge épais de reprises lui marquait la peau comme un cilice. Madame de Portenduère ou de bonnes âmes s'entendaient alors avec la gouvernante pour lui remplacer, pendant son sommeil, le linge ou les habits vieux par des neufs, et le curé ne s'apercevait pas toujours immédiatement de l'échange. Il mangeait chez lui dans l'étain et avec des couverts de fer battu. Quand il recevait ses desservants et les curés aux jours de solennité qui sont une charge pour les curés de canton, il empruntait l'argenterie et le linge de table de son ami l'athée.

– Mon argenterie fait son salut, disait alors le docteur.

Ces belles actions, tôt ou tard découvertes et toujours accompagnées d'encouragements spirituels, s'accomplissaient avec une naïveté sublime. Cette vie était d'autant plus méritoire que l'abbé Chaperon possédait une érudition aussi vaste que variée et de précieuses facultés. Chez lui la finesse et la grâce, inséparables compagnes de la simplicité, rehaussaient une élocution digne d'un prélat. Ses manières, son caractère et ses mœurs donnaient à son commerce la saveur exquise de tout ce qui dans l'intelligence est à la fois spirituel et candide. Ami de la plaisanterie, il n'était jamais prêtre dans un salon. Jusqu'à l'arrivée du docteur Minoret, le bonhomme laissa ses lumières sous le boisseau sans regret; mais peut-être lui sut-il gré de les utiliser. Riche d'une assez belle bibliothèque et de deux mille livres de rente quand il vint à Nemours, le curé ne possédait plus en 1829 que les revenus de sa cure, presque entièrement distribués chaque année. D'excellent conseil dans les affaires délicates ou dans les malheurs, plus d'une personne qui n'allait point à l'église y chercher des consolations allait au presbytère y chercher des avis. Pour achever ce portrait moral, il suffira d'une petite anecdote. Des paysans, rarement il est vrai, mais enfin de mauvaises gens se disaient poursuivis ou se faisaient poursuivre fictivement pour stimuler la bienfaisance de l'abbé Chaperon. Ils trompaient leurs femmes, qui, voyant leur maison menacée d'expropriation et leurs vaches saisies, trompaient par leurs innocentes larmes le pauvre curé, qui leur trouvait alors les sept ou huit cents francs demandés, avec lesquels le paysan achetait un lopin de terre. Quand de pieux personnages, des fabriciens, démontrèrent la fraude à l'abbé Chaperon en le priant de les consulter pour ne pas être victime de la cupidité, il leur dit: – Peut-être ces gens auraient-ils commis quelque chose de blâmable pour avoir leur arpent de terre, et n'est-ce pas encore faire le bien que d'empêcher le mal? On aimera peut-être à trouver ici l'esquisse de cette figure, remarquable en ce que les sciences et les lettres avaient passé dans ce cœur et dans cette forte tête sans y rien corrompre. A soixante ans l'abbé Chaperon avait les cheveux entièrement blancs, tant il éprouvait vivement les malheurs d'autrui, tant aussi les événements de la Révolution avaient agi sur lui. Deux fois incarcéré pour deux refus de serment, deux fois, selon son expression, il avait dit son In manus. Il était de moyenne taille, ni gras ni maigre. Son visage, très-ridé, très-creusé, sans couleur, occupait tout d'abord le regard par la tranquillité profonde des lignes et par la pureté des contours qui semblaient bordés de lumière. Le visage d'un homme chaste a je ne sais quoi de radieux. Des yeux bruns, à prunelle vive, animaient ce visage irrégulier surmonté d'un front vaste. Son regard exerçait un empire explicable par une douceur qui n'excluait pas la force. Les arcades de ses yeux formaient comme deux voûtes ombragées de gros sourcils grisonnants qui ne faisaient point peur. Comme il avait perdu beaucoup de ses dents, sa bouche était déformée et ses joues rentraient; mais cette destruction ne manquait pas de grâce, et ces rides pleines d'aménité semblaient vous sourire. Sans être goutteux, il avait les pieds si sensibles, il marchait si difficilement qu'il gardait des souliers en veau d'Orléans par toutes les saisons. Il trouvait la mode des pantalons peu convenable pour un prêtre, et se montrait toujours vêtu de gros bas en laine noire tricotés par sa gouvernante et d'une culotte de drap. Il ne sortait point en soutane, mais en redingote brune, et conservait le tricorne courageusement porté dans les plus mauvais jours. Ce noble et beau vieillard, dont la figure était toujours embellie par la sérénité d'une âme sans reproche, devait avoir sur les choses et sur les hommes de cette histoire une si grande influence qu'il fallait tout d'abord remonter à la source de son autorité.

Minoret recevait trois journaux: un libéral, un ministériel, un ultrà, quelques recueils périodiques et des journaux de science, dont les collections grossissaient sa bibliothèque. Les journaux, l'encyclopédiste et les livres furent un attrait pour un ancien capitaine au régiment de Royal-Suédois, nommé monsieur de Jordy, gentilhomme voltairien et vieux garçon qui vivait de seize cents francs de pension et rente viagères. Après avoir lu pendant quelques jours les gazettes par l'entremise du curé, monsieur de Jordy jugea convenable d'aller remercier le docteur. Dès la première visite, le vieux capitaine, ancien professeur à l'École-Militaire, conquit les bonnes grâces du vieux médecin, qui lui rendit sa visite avec empressement. Monsieur de Jordy, petit homme sec et maigre, mais tourmenté par le sang, quoiqu'il eût la face très-pâle, vous frappait tout d'abord par son beau front à la Charles XII, au-dessus duquel il maintenait ses cheveux coupés ras comme ceux de ce roi-soldat. Ses yeux bleus, qui eussent fait dire: L'amour a passé par là, mais profondément attristés, intéressaient au premier regard où s'entrevoyaient des souvenirs sur lesquels il gardait d'ailleurs un si profond secret que jamais ses vieux amis ne surprirent ni une allusion à sa vie passée ni une de ces exclamations arrachées par une similitude de catastrophes. Il cachait le douloureux mystère de son passé sous une gaieté philosophique; mais, quand il se croyait seul, ses mouvements, engourdis par une lenteur moins sénile que calculée, attestaient une pensée pénible et constante: aussi l'abbé Chaperon l'avait-il surnommé le chrétien sans le savoir. Allant toujours vêtu de drap bleu, son maintien un peu roide et son vêtement trahissaient les anciennes coutumes de la discipline militaire. Sa voix douce et harmonieuse remuait l'âme. Ses belles mains, la coupe de sa figure, qui rappelait celle du comte d'Artois, en montrant combien il avait été charmant dans sa jeunesse, rendaient le mystère de sa vie encore plus impénétrable. On se demandait involontairement quel malheur pouvait avoir atteint la beauté, le courage, la grâce, l'instruction et les plus précieuses qualités du cœur qui furent jadis réunies en sa personne. Monsieur de Jordy tressaillait toujours au nom de Robespierre. Il prenait beaucoup de tabac, et, chose étrange, il s'en déshabitua pour la petite Ursule, qui manifestait, à cause de cette habitude, de la répugnance pour lui. Dès qu'il put voir cette petite, le capitaine attacha sur elle de longs regards presque passionnés. Il aimait si follement ses jeux, il s'intéressait tant à elle que cette affection rendit encore plus étroits ses liens avec le docteur, qui n'osa jamais dire à ce vieux garçon: – Et vous aussi, vous avez donc perdu des enfants? Il est de ces êtres, bons et patients comme lui, qui passent dans la vie, une pensée amère au cœur et un sourire à la fois tendre et douloureux sur les lèvres, emportant avec eux le mot de l'énigme sans le laisser deviner par fierté, par dédain, par vengeance peut-être, n'ayant que Dieu pour confident et pour consolateur. Monsieur de Jordy ne voyait guère à Nemours, où, comme le docteur, il était venu mourir en paix, que le curé toujours aux ordres de ses paroissiens, et que madame de Portenduère qui se couchait à neuf heures. Aussi, de guerre lasse, avait-il fini par se mettre au lit de bonne heure, malgré les épines qui rembourraient son chevet. Ce fut donc une bonne fortune pour le médecin comme pour le capitaine que de rencontrer un homme ayant vu le même monde, qui parlait la même langue, avec lequel on pouvait échanger ses idées, et qui se couchait tard. Une fois que monsieur de Jordy, l'abbé Chaperon et Minoret eurent passé une première soirée, ils y éprouvèrent tant de plaisir que le prêtre et le militaire revinrent tous les soirs à neuf heures, moment où, la petite Ursule couchée, le vieillard se trouvait libre. Et tous trois, ils veillaient jusqu'à minuit ou une heure.

Bientôt ce trio devint un quatuor. Un autre homme, à qui la vie était connue et qui devait à la pratique des affaires cette indulgence, ce savoir, cette masse d'observations, cette finesse, ce talent de conversation que le militaire, le médecin, le curé devaient à la pratique des âmes, des maladies et de l'enseignement, le juge de paix flaira les plaisirs de ces soirées et rechercha la société du docteur. Avant d'être juge de paix à Nemours, monsieur Bongrand avait été pendant dix ans avoué à Melun, où il plaidait lui-même selon l'usage des villes où il n'y a pas de barreau. Devenu veuf à l'âge de quarante-cinq ans, il se sentait encore trop actif pour ne rien faire; il avait donc demandé la Justice de Paix de Nemours, vacante quelques mois avant l'installation du docteur. Le garde des sceaux est toujours heureux de trouver des praticiens, et surtout des gens à leur aise pour exercer cette importante magistrature. Monsieur Bongrand vivait modestement à Nemours des quinze cents francs de sa place, et pouvait ainsi consacrer ses revenus à son fils, qui faisait son Droit à Paris, tout en étudiant la procédure chez le fameux avoué Derville. Le père Bongrand ressemblait assez à un vieux chef de division en retraite: il avait cette figure moins blême que blêmie où les affaires, les mécomptes, le dégoût ont laissé leurs empreintes, ridée par la réflexion et aussi par les continuelles contractions familières aux gens obligés de ne pas tout dire; mais elle était souvent illuminée par des sourires particuliers à ces hommes qui tour à tour croient tout et ne croient rien, habitués à tout voir et à tout entendre sans surprise, à pénétrer dans les abîmes que l'intérêt ouvre au fond des cœurs. Sous ses cheveux moins blancs que décolorés, rabattus en ondes sur sa tête, il montrait un front sagace dont la couleur jaune s'harmoniait aux filaments de sa maigre chevelure. Son visage ramassé lui donnait d'autant plus de ressemblance avec un renard, que son nez était court et pointu. Il jaillissait de sa bouche fendue comme celle des grands parleurs, des étincelles blanches qui rendaient sa conversation si pluvieuse, que Goupil disait méchamment: – Il faut un parapluie pour l'écouter. – Ou bien: Il pleut des jugements à la Justice de Paix. Ses yeux semblaient fins derrière ses lunettes; mais les ôtait-il, son regard émoussé paraissait niais. Quoiqu'il fût gai, presque jovial même, il se donnait un peu trop, par sa contenance, l'air d'un homme important. Il tenait presque toujours ses mains dans les poches de son pantalon, et ne les en tirait que pour raffermir ses lunettes par un mouvement presque railleur qui vous annonçait une observation fine ou quelque argument victorieux. Ses gestes, sa loquacité, ses innocentes prétentions trahissaient l'ancien avoué de province; mais ces légers défauts n'existaient qu'à la superficie; il les rachetait par une bonhomie acquise qu'un moraliste exact appellerait une indulgence naturelle à la supériorité. S'il avait un peu l'air d'un renard, il passait aussi pour profondément rusé, sans être improbe. Sa ruse était le jeu de la perspicacité. Mais n'appelle-t-on pas rusés les gens qui prévoient un résultat et se préservent des piéges qu'on leur a tendus? Le juge de paix aimait le whist, jeu que le capitaine, que le docteur savaient, et que le curé apprit en peu de temps.