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Kitabı oku: «La Comédie humaine, Volume 5», sayfa 31

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– Monsieur fait un grand ouvrage archéologique dans lequel il compte expliquer ces singulières constructions, disait le vieux Martener qui voyait le juge enfourchant son dada.

Rogron revenait enchanté de savoir sa maison construite dans la vallée. Les cryptes de Provins employèrent cinq à six journées en explorations, et défrayèrent pendant plusieurs soirées la conversation des deux célibataires. Rogron apprenait toujours ainsi quelque chose sur le vieux Provins, sur les alliances des familles, ou de vieilles nouvelles politiques qu'il renarrait à sa sœur. Aussi disait-il cent fois dans sa promenade et souvent plusieurs fois à la même personne: – Hé! bien, que dit-on? – Hé! bien, qu'y a-t-il de neuf? Revenu dans sa maison, il se jetait sur un canapé de salon en homme harassé de fatigue, mais éreinté seulement de son propre poids. Il arrivait à l'heure du dîner en allant vingt fois du salon à la cuisine, examinant l'heure, ouvrant et fermant les portes. Tant que le frère et la sœur eurent des soirées en ville, ils atteignirent à leur coucher; mais quand ils furent réduits à leur intérieur, la soirée fut un désert à traverser. Quelquefois les personnes qui revenaient chez elles sur la petite place, après avoir passé la soirée en ville, entendaient des cris chez les Rogron, comme si le frère assassinait la sœur: on reconnut les horribles bâillements d'un mercier aux abois. Ces deux mécaniques n'avaient rien à broyer entre leurs rouages rouillés, elles criaient. Le frère parla de se marier, mais en désespoir de cause. Il se sentait vieilli, fatigué: une femme l'effrayait. Sylvie, qui comprit la nécessité d'avoir un tiers au logis, se souvint alors de leur pauvre cousine, de laquelle personne ne leur avait demandé de nouvelles, car à Provins chacun croyait la petite madame Lorrain et sa fille mortes toutes deux. Sylvie Rogron ne perdait rien, elle était bien trop vieille fille pour égarer quoi que ce soit! elle eut l'air d'avoir retrouvé la lettre des Lorrain afin de parler tout naturellement de Pierrette à son frère, qui fut presque heureux de la possibilité d'avoir une petite fille au logis. Sylvie écrivit moitié commercialement moitié affectueusement aux vieux Lorrain, en rejetant le retard de sa réponse sur la liquidation des affaires, sur sa transplantation à Provins et sur son établissement. Elle parut désireuse de prendre sa cousine avec elle, en donnant à entendre que Pierrette devait un jour avoir un héritage de douze mille livres de rente, si monsieur Rogron ne se mariait pas. Il faudrait avoir été, comme Nabuchodonosor, quelque peu bête sauvage et enfermé dans une cage du Jardin des Plantes, sans autre proie que la viande de boucherie apportée par le gardien, ou négociant retiré sans commis à tracasser, pour savoir avec quelle impatience le frère et la sœur attendirent leur cousine Lorrain. Aussi, trois jours après que la lettre fut partie, le frère et la sœur se demandaient-ils déjà quand leur cousine arriverait. Sylvie aperçut dans sa prétendue bienfaisance envers sa cousine pauvre un moyen de faire revenir la société de Provins sur son compte. Elle alla chez madame Tiphaine, qui les avait frappés de sa réprobation et qui voulait créer à Provins une première société, comme à Genève, y tambouriner l'arrivée de leur cousine Pierrette, la fille du colonel Lorrain, en déplorant ses malheurs, et se posant en femme heureuse d'avoir une belle et jeune héritière à offrir au monde.

– Vous l'avez découverte bien tard, répondit ironiquement madame Tiphaine qui trônait sur un sofa au coin de son feu.

Par quelques mots dits à voix basse pendant une donne de cartes, madame Garceland rappela l'histoire de la succession du vieil Auffray. Le notaire expliqua les iniquités de l'aubergiste.

– Où est-elle, cette pauvre petite? demanda poliment le Président Tiphaine.

– En Bretagne, dit Rogron.

– Mais la Bretagne est grande, fit observer monsieur Lesourd, Procureur du Roi.

– Son grand-père et sa grand'mère Lorrain nous ont écrit. Quand donc, ma bonne? fit Rogron.

Sylvie, occupée à demander à madame Garceland où elle avait acheté l'étoffe de sa robe, ne prévit pas l'effet de sa réponse et dit: – Avant la vente de notre fonds.

– Et vous avez répondu il y a trois jours, mademoiselle? s'écria le notaire.

Sylvie devint rouge comme les charbons les plus ardents du feu.

– Nous avons écrit à l'établissement Saint-Jacques, reprit Rogron.

– Il s'y trouve en effet une espèce d'hospice pour les vieillards, dit un juge qui avait été juge-suppléant à Nantes; mais elle ne peut pas être là, car on n'y reçoit que des gens qui ont passé soixante ans.

– Elle y est avec sa grand'mère Lorrain, dit Rogron.

– Elle avait une petite fortune, les huit mille francs que votre père… non, je veux dire votre grand-père lui avait laissés, dit le notaire qui fit exprès de se tromper.

– Ah! s'écria Rogron d'un air bête sans comprendre cette épigramme.

– Vous ne connaissez donc ni la fortune ni la situation de votre cousine-germaine? demanda le Président.

– Si monsieur l'avait connue, il ne la laisserait pas dans une maison qui n'est qu'un hôpital honnête, dit sévèrement le juge. Je me souviens maintenant d'avoir vu vendre à Nantes, par expropriation, une maison appartenant à monsieur et madame Lorrain, et mademoiselle Lorrain a perdu sa créance, car j'étais commissaire de l'Ordre.

Le notaire parla du colonel Lorrain, qui, s'il vivait, serait bien étonné de savoir sa fille dans un établissement comme celui de Saint-Jacques. Les Rogron firent alors leur retraite en se disant que le monde était bien méchant. Sylvie comprit le peu de succès que sa nouvelle avait obtenu: elle s'était perdue dans l'esprit de chacun, il lui était dès lors interdit de frayer avec la haute société de Provins. A compter de ce jour, les Rogron ne cachèrent plus leur haine contre les grandes familles bourgeoises de Provins et leurs adhérents. Le frère dit alors à la sœur toutes les chansons libérales que le colonel Gouraud et l'avocat Vinet lui avaient serinées sur les Tiphaine, les Guénée, les Garceland, les Guépin et les Julliard.

– Dis donc, Sylvie, mais je ne vois pas pourquoi madame Tiphaine renie le commerce de la rue Saint-Denis, le plus beau de son nez en est fait. Madame Roguin sa mère est la cousine des Guillaume du Chat-qui-Pelote, et qui ont cédé leur fonds à Joseph Lebas, leur gendre. Son père est ce notaire, ce Roguin qui a manqué en 1819 et ruiné la maison Birotteau. Ainsi la fortune de madame Tiphaine est du bien volé, car qu'est-ce qu'une femme de notaire qui tire son épingle du jeu et laisse faire à son mari une banqueroute frauduleuse? C'est du propre! Ah! je vois: elle a marié sa fille à Provins, rapport à ses relations avec le banquier du Tillet. Et ces gens-là font les fiers; mais… Enfin voilà le monde.

Le jour où Denis Rogron et sa sœur Sylvie se mirent à déblatérer contre la Clique, ils devinrent sans le savoir des personnages et furent en voie d'avoir une société: leur salon allait devenir le centre d'intérêts qui cherchaient un théâtre. Ici l'ex-mercier prit des proportions historiques et politiques; car il donna, toujours sans le savoir, de la force et de l'unité aux éléments jusqu'alors flottants du parti libéral à Provins. Voici comment. Les débuts des Rogron furent curieusement observés par le colonel Gouraud et par l'avocat Vinet, que leur isolement et leurs idées avaient rapprochés. Ces deux hommes professaient le même patriotisme par les mêmes raisons: ils voulaient devenir des personnages. Mais s'ils étaient disposés à se faire chefs, ils manquaient de soldats. Les libéraux de Provins se composaient d'un vieux soldat devenu limonadier; d'un aubergiste; de monsieur Cournant, notaire, compétiteur de monsieur Auffray; du médecin Néraud, l'antagoniste de monsieur Martener; de quelques gens indépendants, de fermiers épars dans l'arrondissement et d'acquéreurs de biens nationaux. Le colonel et l'avocat, heureux d'attirer à eux un imbécile dont la fortune pouvait aider leurs manœuvres, qui souscrirait à leurs souscriptions, qui, dans certains cas, attacherait le grelot, et dont la maison servirait d'Hôtel-de-Ville au parti, profitèrent de l'inimitié des Rogron contre les aristocrates de la ville. Le colonel, l'avocat et Rogron avaient un léger lien dans leur abonnement commun au Constitutionnel, il ne devait pas être difficile au colonel Gouraud de faire un libéral de l'ex-mercier, quoique Rogron sût si peu de chose en politique, qu'il ne connaissait pas les exploits du sergent Mercier: il le prenait pour un confrère. La prochaine arrivée de Pierrette hâta de faire éclore les pensées cupides inspirées par l'ignorance et par la sottise des deux célibataires. En voyant toute chance d'établissement perdue pour Sylvie dans la société Tiphaine, le colonel eut une arrière-pensée. Les vieux militaires ont contemplé tant d'horreurs dans tant de pays, tant de cadavres nus grimaçant sur tant de champs de bataille, qu'ils ne s'effraient plus d'aucune physionomie, et Gouraud coucha en joue la fortune de la vieille fille. Ce colonel, gros homme court, portait d'énormes boucles à ses oreilles, cependant déjà garnies d'une énorme touffe de poils. Ses favoris épars et grisonnants s'appelaient en 1799 des nageoires. Sa bonne grosse figure rougeaude était un peu tannée comme celles de tous les échappés de la Bérésina. Son gros ventre pointu décrivait en dessous cet angle droit qui caractérise le vieil officier de cavalerie. Gouraud avait commandé le deuxième hussards. Ses moustaches grises cachaient une énorme bouche blagueuse, s'il est permis d'employer ce mot soldatesque, le seul qui puisse peindre ce gouffre: il n'avait pas mangé, mais dévoré! Un coup de sabre avait tronqué son nez. Sa parole y gagnait d'être devenue sourde et profondément nasillarde comme celle attribuée aux capucins. Ses petites mains, courtes et larges, étaient bien celles qui font dire aux femmes: – Vous avez les mains d'un fameux mauvais sujet. Ses jambes paraissaient grêles sous son torse. Dans ce gros corps agile, s'agitait un esprit délié, la plus complète expérience des choses de la vie, cachée sous l'insouciance apparente des militaires, et un mépris entier des conventions sociales. Le colonel Gouraud avait la croix d'officier de la Légion-d'Honneur et deux mille quatre cents francs de retraite, en tout mille écus de pension pour fortune.

L'avocat, long et maigre, avait ses opinions libérales pour tout talent, et pour seul revenu les produits assez minces de son cabinet. A Provins, les avoués plaident eux-mêmes leurs causes. A raison de ses opinions, le Tribunal écoutait d'ailleurs peu favorablement maître Vinet. Aussi les fermiers les plus libéraux, en cas de procès, prenaient-ils préférablement à l'avocat Vinet un avoué qui avait la confiance du Tribunal. Cet homme avait suborné, disait-on, aux environs de Coulommiers, une fille riche, et forcé les parents à la lui donner. Sa femme appartenait aux Chargebœuf, vieille famille noble de la Brie dont le nom vient de l'exploit d'un écuyer à l'expédition de saint Louis en Égypte. Elle avait encouru la disgrâce de ses père et mère, qui s'arrangeaient, au su de Vinet, de manière à laisser toute leur fortune à leur fils aîné, sans doute à la charge d'en remettre une partie aux enfants de sa sœur. Ainsi la première tentative ambitieuse de cet homme avait manqué. Bientôt poursuivi par la misère, et honteux de ne pouvoir donner à sa femme des dehors convenables, l'avocat avait fait de vains efforts pour entrer dans la carrière du Ministère public; mais la branche riche de la famille Chargebœuf refusa de l'appuyer. En gens moraux, ces royalistes désapprouvaient un mariage forcé; d'ailleurs leur prétendu parent s'appelait Vinet: comment protéger un roturier? L'avocat fut donc éconduit de branche en branche quand il voulut se servir de sa femme auprès de ses parents. Madame Vinet ne trouva d'intérêt que chez une Chargebœuf, pauvre veuve chargée d'une fille, et qui toutes deux vivaient à Troyes. Aussi Vinet se souvint-il un jour de l'accueil fait par cette Chargebœuf à sa femme. Repoussé par le monde entier, plein de haine contre la famille de sa femme, contre le gouvernement qui lui refusait une place, contre la société de Provins qui ne voulait pas l'admettre, Vinet accepta sa misère. Son fiel s'accrut et lui donna de l'énergie pour résister. Il devint libéral en devinant que sa fortune était liée au triomphe de l'Opposition, et végéta dans une mauvaise petite maison de la ville haute, d'où sa femme sortait peu. Cette jeune fille, promise à de meilleures destinées, était absolument seule dans son ménage avec un enfant. Il est des misères noblement acceptées et gaiement supportées; mais Vinet, rongé d'ambition, se sentant en faute envers une jeune fille séduite, cachait une sombre rage: sa conscience s'élargit et admit tous les moyens pour parvenir. Son jeune visage s'altéra. Quelques personnes étaient parfois effrayées au Tribunal en voyant sa figure vipérine à tête plate, à bouche fendue, ses yeux éclatants à travers des lunettes; en entendant sa petite voix aigre, persistante, et qui attaquait les nerfs. Son teint brouillé, plein de teintes maladives, jaunes et vertes par places, annonçait son ambition rentrée, ses continuels mécomptes et ses misères cachées. Il savait ergoter, parler; il ne manquait ni de trait ni d'images; il était instruit, retors. Accoutumé à tout concevoir par son désir de parvenir, il pouvait devenir un homme politique. Un homme qui ne recule devant rien, pourvu que tout soit légal, est bien fort: la force de Vinet venait de là. Ce futur athlète des débats parlementaires, un de ceux qui devaient proclamer la royauté de la maison d'Orléans, eut une horrible influence sur le sort de Pierrette. Pour le moment, il voulait se procurer une arme en fondant un journal à Provins. Après avoir étudié de loin, le colonel aidant, les deux célibataires, l'avocat avait fini par compter sur Rogron. Cette fois il comptait avec son hôte, et sa misère devait cesser, après sept années douloureuses où plus d'un jour sans pain avait crié chez lui. Le jour où Gouraud annonça sur la petite place à Vinet que les Rogron rompaient avec l'aristocratie bourgeoise et ministérielle de la ville haute, l'avocat lui pressa le flanc d'un coup de coude significatif.

– Une femme ou une autre, belle ou laide, vous est bien indifférente, dit-il; vous devriez épouser mademoiselle Rogron, et nous pourrions alors organiser quelque chose ici…

– J'y pensais, mais ils font venir la fille du pauvre colonel Lorrain, leur héritière, dit le colonel.

– Vous vous ferez donner leur fortune par testament. Ah! vous auriez une maison bien montée.

– D'ailleurs, cette petite, hé! bien, nous la verrons, dit le colonel d'un air goguenard et profondément scélérat qui montrait à un homme de la trempe de Vinet combien une petite fille était peu de chose aux yeux de ce soudard.

Depuis l'entrée de ses parents dans l'espèce d'hospice où ils achevaient tristement leur vie, Pierrette, jeune et fière, souffrait si horriblement d'y vivre par charité, qu'elle fut heureuse de se savoir des parents riches. En apprenant son départ, Brigaut, le fils du major, son camarade d'enfance, devenu garçon menuisier à Nantes, vint lui offrir la somme nécessaire pour faire le voyage en voiture, soixante francs, tout le trésor de ses pour-boire d'apprenti péniblement amassés, accepté par Pierrette avec la sublime indifférence des amitiés vraies, et qui révèle que, dans un cas semblable, elle se fût offensée d'un remerciement. Brigaut était accouru tous les dimanches à Saint-Jacques y jouer avec Pierrette et la consoler. Le vigoureux ouvrier avait déjà fait le délicieux apprentissage de la protection entière et dévouée due à l'objet involontairement choisi de nos affections. Déjà plus d'une fois Pierrette et lui, le dimanche, assis dans un coin du jardin, avaient brodé sur le voile de l'avenir leurs projets enfantins: l'apprenti menuisier, à cheval sur son rabot, courait le monde, y faisait fortune pour Pierrette qui l'attendait. Vers le mois d'octobre de l'année 1824, époque à laquelle s'achevait sa onzième année, Pierrette fut donc confiée par les deux vieillards et par le jeune ouvrier, tous horriblement mélancoliques, au conducteur de la diligence de Nantes à Paris, avec prière de la mettre à Paris dans la diligence de Provins et de bien veiller sur elle. Pauvre Brigaut! il courut comme un chien en suivant la diligence et regardant sa chère Pierrette tant qu'il le put. Malgré les signes de la petite Bretonne, il courut pendant une lieue en dehors de la ville; et, quand il fut épuisé, ses yeux jetèrent un dernier regard mouillé de larmes à Pierrette, qui pleura quand elle ne le vit plus. Pierrette mit la tête à la portière et retrouva son ami planté sur ses deux jambes, regardant fuir la lourde voiture. Les Lorrain et Brigaut ignoraient si bien la vie, que la Bretonne n'avait plus un sou en arrivant à Paris. Le conducteur, à qui l'enfant parlait de ses parents riches, paya pour elle la dépense de l'hôtel, à Paris, se fit rembourser par le conducteur de la voiture de Troyes en le chargeant de remettre Pierrette dans sa famille et d'y suivre le remboursement, absolument comme pour une caisse de roulage. Quatre jours après son départ de Nantes, vers neuf heures, un lundi, un bon gros vieux conducteur des Messageries royales prit Pierrette par la main, et, pendant qu'on déchargeait, dans la Grand'rue, les articles et les voyageurs destinés au bureau de Provins, il la mena, sans autre bagage que deux robes, deux paires de bas et deux chemises, chez mademoiselle Rogron, dont la maison lui fut indiquée par le directeur du bureau.

– Bonjour, mademoiselle et la compagnie, dit le conducteur, je vous amène une cousine à vous, que voici: elle est, ma foi, bien gentille. Vous avez quarante-sept francs à me donner. Quoique votre petite n'en ait pas lourd avec elle, signez ma feuille.

Mademoiselle Sylvie et son frère se livrèrent à leur joie et à leur étonnement.

– Pardon, dit le conducteur, ma voiture attend, signez ma feuille, donnez-moi quarante-sept francs soixante centimes… et ce que vous voudrez pour le conducteur de Nantes et pour moi qui avons eu soin de la petite comme de notre propre enfant. Nous avons avancé son coucher, sa nourriture, sa place de Provins et quelques petites choses.

– Quarante-sept francs douze sous!.. dit Sylvie.

– N'allez-vous pas marchander? s'écria le conducteur.

– Mais la facture? dit Rogron.

– La facture? voyez la feuille.

– Quand tu feras tes narrés, paye donc! dit Sylvie à son frère, tu vois bien qu'il n'y a qu'à payer.

Rogron alla chercher quarante-sept francs douze sous.

– Et nous n'avons rien pour nous, mon camarade et moi? dit le conducteur.

Sylvie tira quarante sous des profondeurs de son vieux sac en velours où foisonnaient ses clefs.

– Merci! gardez, dit le conducteur. Nous aimons mieux avoir eu soin de la petite pour elle-même. Il prit sa feuille et sortit en disant à la grosse servante: – En voilà une baraque! Il y a pourtant des crocodiles comme ça autre part qu'en Égypte!

– Ces gens-là sont bien grossiers, dit Sylvie qui entendit le propos.

– Dame! s'ils ont eu soin de la petite, répondit Adèle en mettant ses poings sur ses hanches.

– Nous ne sommes pas destinés à vivre avec lui, dit Rogron.

– Où que vous la coucherez? dit la servante.

Telle fut l'arrivée et la réception de Pierrette Lorrain chez son cousin et sa cousine, qui la regardaient d'un air hébété, chez lesquels elle fut jetée comme un paquet, sans aucune transition entre la déplorable chambre où elle vivait à Saint-Jacques auprès de ses grands-parents et la salle à manger de ses cousins, qui lui parut être celle d'un palais. Elle y était interdite et honteuse. Pour tout autre que pour ces ex-merciers, la petite Bretonne eût été adorable dans sa jupe de bure bleue grossière, avec son tablier de percaline rose, ses gros souliers, ses bas bleus, son fichu blanc, les mains rouges enveloppées de mitaines en tricot de laine rouge, bordées de blanc, que le conducteur lui avait achetées. Vraiment! son petit bonnet breton qu'on lui avait blanchi à Paris (il s'était fripé dans le trajet de Nantes) faisait comme une auréole à son gai visage. Ce bonnet national, en fine batiste, garni d'une dentelle roide et plissée par grands tuyaux aplatis, mériterait une description, tant il est coquet et simple. La lumière tamisée par la toile et la dentelle produit une pénombre, un demi-jour doux sur le teint; il lui donne cette grâce virginale que cherchent les peintres sur leurs palettes, et que Léopold Robert a su trouver pour la figure raphaélique de la femme qui tient un enfant dans le tableau des Moissonneurs. Sous ce cadre festonné de lumière, brillait une figure blanche et rose, naïve, animée par la santé la plus vigoureuse. La chaleur de la peau y amena le sang qui borda de feu les deux mignonnes oreilles, les lèvres, le bout du nez si fin, et qui, par opposition, fit paraître le teint vivace plus blanc encore.

– Eh! bien, tu ne nous dis rien? dit Sylvie. Je suis ta cousine Rogron, et voilà ton cousin.

– Veux-tu manger? lui demanda Rogron.

– Quand es-tu partie de Nantes? demanda Sylvie.

– Elle est muette, dit Rogron.

– Pauvre petite, elle n'est guère nippée, s'écria la grosse Adèle en ouvrant le paquet fait avec un mouchoir au vieux Lorrain.

– Embrasse donc ton cousin, dit Sylvie.

Pierrette embrassa Rogron.

– Embrasse donc ta cousine, dit Rogron.

Pierrette embrassa Sylvie.

– Elle est ahurie par le voyage, cette petite; elle a peut-être besoin de dormir, dit Adèle.

Pierrette éprouva soudain pour ses deux parents une invincible répulsion, sentiment que personne encore ne lui avait inspiré. Sylvie et sa servante allèrent coucher la petite Bretonne dans celle des chambres au second étage où Brigaut avait vu le rideau de calicot blanc. Il s'y trouvait un lit de pensionnaire à flèche peinte en bleu d'où pendait un rideau en calicot, une commode en noyer sans dessus de marbre, une petite table en noyer, un miroir, une vulgaire table de nuit sans porte et trois méchantes chaises. Les murs, mansardés sur le devant, étaient tendus d'un mauvais papier bleu semé de fleurs noires. Le carreau, mis en couleur et frotté, glaçait les pieds. Il n'y avait pas d'autre tapis qu'une maigre descente de lit en lisières. La cheminée en marbre commun était ornée d'une glace, de deux chandeliers en cuivre doré, d'une vulgaire coupe d'albâtre où buvaient deux pigeons pour figurer les anses et que Sylvie avait à Paris dans sa chambre.

– Seras-tu bien là, ma petite? lui dit sa cousine.

– Oh! c'est bien beau, répondit l'enfant de sa voix argentine.

– Elle n'est pas difficile, dit la grosse Briarde en murmurant. Ne faut-il pas lui bassiner son lit? demanda-t-elle.

– Oui, dit Sylvie, les draps peuvent être humides.

Adèle apporta l'un de ses serre-tête en apportant la bassinoire, et Pierrette, qui jusqu'alors avait couché dans des draps de grosse toile bretonne, fut surprise de la finesse et de la douceur des draps de coton. Quand la petite fut installée et couchée, Adèle, en descendant, ne put s'empêcher de s'écrier: – Son butin ne vaut pas trois francs, mademoiselle.

Depuis l'adoption de son système économique, Sylvie faisait rester dans la salle à manger sa servante, afin qu'il n'y eût qu'une lumière et qu'un seul feu. Mais quand le colonel Gouraud et Vinet venaient, Adèle se retirait dans sa cuisine. L'arrivée de Pierrette anima le reste de la soirée.

– Il faudra dès demain lui faire un trousseau, dit Sylvie, elle n'a rien de rien.

– Elle n'a que les gros souliers qu'elle a aux pieds et qui pèsent une livre, dit Adèle.

– Dans ce pays-là c'est comme ça, dit Rogron.

– Comme elle regardait sa chambre, qui n'est déjà pas si belle pour être celle d'une cousine à vous, mademoiselle!

– C'est bon, taisez-vous, dit Sylvie, vous voyez bien qu'elle en est enchantée.

– Mon Dieu, quelles chemises! ça doit lui gratter la peau; mais rien de ça ne peut servir, dit Adèle en vidant le paquet de Pierrette.

Maître, maîtresse et servante furent occupés jusqu'à dix heures à décider en quelle percale et de quel prix les chemises, combien de paires de bas, en quelle étoffe, en quel nombre les jupons de dessous, et à supputer le prix de la garde-robe de Pierrette.

– Tu n'en seras pas quitte à moins de trois cents francs, dit à sa sœur Rogron, qui retenait le prix de chaque chose et les additionnait de mémoire par suite de sa vieille habitude.

– Trois cents francs? s'écria Sylvie.

– Oui, trois cents francs! calcule.

Le frère et la sœur recommencèrent et trouvèrent trois cents francs sans les façons.

– Trois cents francs d'un seul coup de filet! dit Sylvie en se couchant sur l'idée assez ingénieusement exprimée par cette expression proverbiale.

Pierrette était un de ces enfants de l'amour, que l'amour a doués de sa tendresse, de sa vivacité, de sa gaieté, de sa noblesse, de son dévouement; rien n'avait encore altéré ni froissé son cœur d'une délicatesse presque sauvage, et l'accueil de ses deux parents le comprima douloureusement. Si, pour elle, la Bretagne avait été pleine de misère, elle avait été pleine d'affection. Si les vieux Lorrain furent les commerçants les plus inhabiles, ils étaient les gens les plus aimants, les plus francs, les plus caressants du monde, comme tous les gens sans calcul. A Pen-Hoël, leur petite-fille n'avait pas eu d'autre éducation que celle de la nature. Pierrette allait à sa guise en bateau sur les étangs, elle courait par le bourg et par les champs en compagnie de Jacques Brigaut, son camarade, absolument comme Paul et Virginie. Fêtés, caressés tous deux par tout le monde, libres comme l'air, ils couraient après les mille joies de l'enfance: en été, ils allaient voir pêcher, ils prenaient des insectes, cueillaient des bouquets et jardinaient; en hiver, ils faisaient des glissoires, ils fabriquaient de joyeux palais, des bonshommes ou des boules de neige avec lesquelles ils se battaient. Toujours les bienvenus, ils recueillaient partout des sourires. Quand vint le temps d'apprendre, les désastres arrivèrent. Sans ressources après la mort de son père, Jacques fut mis par ses parents en apprentissage chez un menuisier, nourri par charité, comme plus tard Pierrette le fut à Saint-Jacques. Mais, jusque dans cet hospice particulier, la gentille Pierrette avait encore été choyée, caressée et protégée par tout le monde. Cette petite, accoutumée à tant d'affection, ne retrouvait pas chez ces parents tant désirés, chez ces parents si riches, cet air, cette parole, ces regards, ces façons que tout le monde, même les étrangers et les conducteurs de diligence, avaient eus pour elle. Aussi son étonnement, déjà grand, fut-il compliqué par le changement de l'atmosphère morale où elle entrait. Le cœur a subitement froid ou chaud comme le corps. Sans savoir pourquoi, la pauvre enfant eut envie de pleurer: elle était fatiguée, elle dormit. Habituée à se lever de bonne heure, comme tous les enfants élevés à la campagne, Pierrette s'éveilla le lendemain, deux heures avant la cuisinière. Elle s'habilla, piétina dans sa chambre au-dessus de sa cousine, regarda la petite place, essaya de descendre, fut stupéfaite de la beauté de l'escalier; elle l'examina dans ses détails, les patères, les cuivres, les ornements, les peintures, etc. Puis elle descendit, elle ne put ouvrir la porte du jardin, remonta, redescendit quand Adèle fut éveillée, et sauta dans le jardin; elle en prit possession, elle courut jusqu'à la rivière, s'ébahit du kiosque, entra dans le kiosque; elle eut à voir et à s'étonner de ce qu'elle voyait jusqu'au lever de sa cousine Sylvie. Pendant le déjeuner, sa cousine lui dit: – C'est donc toi, mon petit chou, qui trottais dès le jour dans l'escalier, et qui faisais ce tapage? Tu m'as si bien réveillée que je n'ai pas pu me rendormir. Il faudra être bien sage, bien gentille, et t'amuser sans bruit. Ton cousin n'aime pas le bruit.

– Tu prendras garde aussi à tes pieds, dit Rogron. Tu es entrée avec tes souliers crottés dans le kiosque, et tu y as laissé tes pas écrits sur le parquet. Ta cousine aime bien la propreté. Une grande fille comme toi doit être propre. Tu n'étais donc pas propre en Bretagne? Mais c'est vrai, quand j'y allais acheter du fil, ça faisait pitié de les voir, ces sauvages-là! En tout cas, elle a bon appétit, dit Rogron en regardant sa sœur, on dirait qu'elle n'a pas mangé depuis trois jours.

Ainsi, dès le premier moment, Pierrette fut blessée par les observations de sa cousine et de son cousin, blessée sans savoir pourquoi. Sa droite et franche nature, jusqu'alors abandonnée à elle-même, ignorait la réflexion. Incapable de trouver en quoi péchaient son cousin et sa cousine, elle devait être lentement éclairée par ses souffrances. Après le déjeuner, sa cousine et son cousin, heureux de l'étonnement de Pierrette et pressés d'en jouir, lui montrèrent leur beau salon pour lui apprendre à en respecter les somptuosités. Par suite de leur isolement, et poussés par cette nécessité morale de s'intéresser à quelque chose, les célibataires sont conduits à remplacer les affections naturelles par des affections factices, à aimer des chiens, des chats, des serins, leur servante ou leur directeur. Ainsi Rogron et Sylvie étaient arrivés à un amour immodéré pour leur mobilier et pour leur maison, qui leur avaient coûté si cher. Sylvie avait fini, le matin, par aider Adèle en trouvant qu'elle ne savait pas nettoyer les meubles, les brosser et les maintenir dans leur neuf. Ce nettoyage fut bientôt une occupation pour elle. Aussi, loin de perdre de leur valeur, les meubles gagnaient-ils! S'en servir sans les user, sans les tacher, sans égratigner les bois, sans effacer le vernis, tel était le problème. Cette occupation devint bientôt une manie de vieille fille. Sylvie eut dans une armoire des chiffons de laine, de la cire, du vernis, des brosses, elle apprit à les manier aussi bien qu'un ébéniste; elle avait ses plumeaux, ses serviettes à essuyer; enfin elle frottait sans courir aucune chance de se blesser, elle était si forte! Le regard de son œil bleu, froid et rigide comme de l'acier, se glissait jusque sous les meubles à tout moment; aussi eussiez-vous plus facilement trouvé dans son cœur une corde sensible qu'un mouton sous une bergère.