Kitabı oku: «La Comédie humaine, Volume 5», sayfa 33
Mademoiselle Rogron fit naturellement la connaissance de mademoiselle Habert, avec laquelle elle sympathisa parfaitement. Ces deux filles s'aimèrent comme deux sœurs qui s'aiment. Mademoiselle Habert offrit de prendre Pierrette chez elle, et d'éviter à Sylvie les ennuis et les embarras d'une éducation; mais le frère et la sœur répondirent que l'absence de Pierrette leur ferait un trop grand vide à la maison. L'attachement des Rogron à leur petite cousine parut excessif. En voyant l'entrée de mademoiselle Habert dans la place, le colonel Gouraud et l'avocat Vinet prêtèrent à l'ambitieux vicaire, dans l'intérêt de sa sœur, le plan matrimonial formé par le colonel.
– Votre sœur veut vous marier, dit l'avocat à l'ex-mercier.
– A l'encontre de qui? fit Rogron.
– Avec cette vieille sibylle d'institutrice, s'écria le vieux colonel en caressant ses moustaches grises.
– Elle ne m'en a rien dit, répondit naïvement Rogron.
Une fille absolue comme l'était Sylvie devait faire des progrès dans la voie du salut. L'influence du prêtre allait grandir dans cette maison, appuyée par Sylvie qui disposait de son frère. Les deux libéraux, qui s'effrayèrent justement, comprirent que si le prêtre avait résolu de marier sa sœur avec Rogron, union infiniment plus sortable que celle de Sylvie et du colonel, il pousserait Sylvie aux pratiques les plus violentes de la religion, et ferait mettre Pierrette au couvent. Ils pouvaient donc perdre le prix de dix-huit mois d'efforts, de lâchetés et de flatteries. Ils furent saisis d'une effroyable et sourde haine contre le prêtre et sa sœur; et, néanmoins, ils sentirent la nécessité, pour les suivre pied à pied, de bien vivre avec eux. Monsieur et mademoiselle Habert, qui savaient le whist et le boston, vinrent tous les soirs. L'assiduité des uns excita l'assiduité des autres. L'avocat et le colonel se sentirent en tête des adversaires aussi forts qu'eux, pressentiment que partagèrent monsieur et mademoiselle Habert. Cette situation respective était déjà un combat. De même que le colonel faisait goûter à Sylvie les douceurs inespérées d'une recherche en mariage, car elle avait fini par voir un homme digne d'elle dans Gouraud, de même mademoiselle Habert enveloppa l'ex-mercier de la ouate de ses attentions, de ses paroles et de ses regards. Aucun des deux partis ne pouvait se dire ce grand mot de haute politique: – Partageons? Chacun voulait sa proie. D'ailleurs les deux fins renards de l'Opposition provinoise, Opposition qui grandissait, eurent le tort de se croire plus forts que le Sacerdoce: ils firent feu les premiers. Vinet, dont la reconnaissance fut réveillée par les doigts crochus de l'intérêt personnel, alla chercher mademoiselle de Chargebœuf et sa mère. Ces deux femmes possédaient environ deux mille livres de rente, et vivaient péniblement à Troyes. Mademoiselle Bathilde de Chargebœuf était une de ces magnifiques créatures qui croient aux mariages par amour et changent d'opinion vers leur vingt-cinquième année en se trouvant toujours filles. Vinet sut persuader à madame de Chargebœuf de joindre ses deux mille francs avec les mille écus qu'il gagnait depuis l'établissement du journal, et de venir vivre en famille à Provins, où Bathilde épouserait, dit-il, un imbécile nommé Rogron, et pourrait, spirituelle comme elle était, rivaliser la belle madame Tiphaine. L'accession de madame et de mademoiselle de Chargebœuf au ménage et aux idées de Vinet donna la plus grande consistance au parti libéral. Cette jonction consterna l'aristocratie de Provins et le parti des Tiphaine. Madame de Bréautey, désespérée de voir deux femmes nobles ainsi égarées, les pria de venir chez elle. Elle gémit des fautes commises par les Royalistes, et devint furieuse contre ceux de Troyes en apprenant la situation de la mère et de la fille.
– Comment! il ne s'est pas trouvé quelque vieux gentilhomme campagnard pour épouser cette chère petite, faite pour devenir une châtelaine? disait-elle. Ils l'ont laissée monter en graine, et elle va se jeter à la tête d'un Rogron.
Elle remua tout le Département sans pouvoir y trouver un seul gentilhomme capable d'épouser une fille dont la mère n'avait que deux mille livres de rente. Le parti des Tiphaine et le Sous-préfet se mirent aussi, mais trop tard, à la recherche de cet inconnu. Madame de Bréautey porta de terribles accusations contre l'égoïsme qui dévorait la France, fruit du matérialisme et de l'empire accordé par les lois à l'argent: la noblesse n'était plus rien! la beauté plus rien! Des Rogron, des Vinet livraient combat au roi de France!
Bathilde de Chargebœuf n'avait pas seulement sur sa rivale l'avantage incontestable de la beauté, mais encore celui de la toilette. Elle était d'une blancheur éclatante. A vingt-cinq ans, ses épaules entièrement développées, ses belles formes avaient une plénitude exquise. La rondeur de son cou, la pureté de ses attaches, la richesse de sa chevelure d'un blond élégant, la grâce de son sourire, la forme distinguée de sa tête, le port et la coupe de sa figure, ses beaux yeux bien placés sous un front bien taillé, ses mouvements nobles et de bonne compagnie, et sa taille encore svelte, tout en elle s'harmoniait. Elle avait une belle main et le pied étroit. Sa santé lui donnait peut-être l'air d'une belle fille d'auberge « – mais ce ne devait pas être un défaut aux yeux d'un Rogron,» dit la belle madame Tiphaine. Mademoiselle de Chargebœuf parut la première fois assez simplement mise. Sa robe de mérinos brun festonnée d'une broderie verte était décolletée; mais un fichu de tulle bien tendu par des cordons intérieurs, couvrait ses épaules, son dos et le corsage en s'entr'ouvrant néanmoins par devant, quoique le fichu fût fermé par une sévigné. Sous ce délicat réseau, les beautés de Bathilde étaient encore plus coquettes, plus séduisantes. Elle ôta son chapeau de velours et son châle en arrivant, et montra ses jolies oreilles ornées de pendeloques en or. Elle avait une petite jeannette en velours qui brillait sur son cou comme l'anneau noir que la fantasque nature met à la queue d'un angora blanc. Elle savait toutes les malices des filles à marier: agiter ses mains en relevant des boucles qui ne se sont pas dérangées, faire voir ses poignets en priant Rogron de lui rattacher une manchette; ce à quoi le malheureux ébloui se refusait brutalement, cachant ainsi ses émotions sous une fausse indifférence. La timidité du seul amour que ce mercier devait éprouver dans sa vie eut toutes les allures de la haine. Sylvie autant que Céleste Habert s'y méprirent, mais non l'avocat, l'homme supérieur de cette société stupide, et qui n'avait que le prêtre pour adversaire, car le colonel fut long-temps son allié.
De son côté, le colonel se conduisit dès lors envers Sylvie comme Bathilde envers Rogron. Il mit du linge blanc tous les soirs, il eut des cols de velours sur lesquels se détachait bien sa martiale figure relevée par les deux bouts du col blanc de sa chemise; il adopta le gilet de piqué blanc et se fit faire une redingote neuve en drap bleu, où brillait sa rosette rouge, le tout sous prétexte de faire honneur à la belle Bathilde. Il ne fuma plus passé deux heures. Ses cheveux grisonnants furent rabattus en ondes sur son crâne à ton d'ocre. Il prit enfin l'extérieur et l'attitude d'un chef de parti, d'un homme qui se disposait à mener les ennemis de la France, les Bourbons enfin, tambour battant.
Le satanique avocat et le rusé colonel jouèrent à monsieur et à mademoiselle Habert un tour encore plus cruel que la présentation de la belle mademoiselle de Chargebœuf, jugée par le parti libéral et chez les Bréautey comme dix fois plus belle que la belle madame Tiphaine. Ces deux grands politiques de petite ville firent croire de proche en proche que monsieur Habert entrait dans toutes leurs idées. Provins parla bientôt de lui comme d'un prêtre libéral. Mandé promptement à l'évêché, monsieur Habert fut forcé de renoncer à ses soirées chez les Rogron; mais sa sœur y alla toujours. Le salon Rogron fut dès lors constitué et devint une puissance.
Aussi vers le milieu de cette année, les intrigues politiques ne furent-elles pas moins vives dans le salon des Rogron que les intrigues matrimoniales. Si les intérêts sourds, enfouis dans les cœurs, se livrèrent des combats acharnés, la lutte publique eut une fatale célébrité. Chacun sait que le ministère Villèle fut renversé par les élections de 1826. Au collége de Provins, Vinet, candidat libéral, à qui monsieur Cournant avait procuré le cens par l'acquisition d'un domaine dont le prix restait dû, faillit l'emporter sur monsieur Tiphaine. Le Président n'eut que deux voix de majorité. A mesdames Vinet et de Chargebœuf, à Vinet, au colonel se joignirent quelquefois monsieur Cournant et sa femme; puis le médecin Néraud, un homme dont la jeunesse avait été bien orageuse, mais qui voyait sérieusement la vie; il s'était adonné, disait-on, à l'étude, et avait, à entendre les libéraux, beaucoup plus de moyens que monsieur Martener. Les Rogron ne comprenaient pas plus leur triomphe qu'ils n'avaient compris leur ostracisme.
La belle Bathilde de Chargebœuf, à qui Vinet montra Pierrette comme son ennemie, était horriblement dédaigneuse pour elle. L'intérêt général exigeait l'abaissement de cette pauvre victime. Madame Vinet ne pouvait rien pour cette enfant broyée entre des intérêts implacables qu'elle avait fini par comprendre. Sans le vouloir impérieux de son mari, elle ne serait pas venue chez les Rogron, elle y souffrait trop de voir maltraiter cette jolie petite créature qui se serrait près d'elle en devinant une protection secrète et qui lui demandait de lui apprendre tel ou tel point, de lui enseigner une broderie. Pierrette montrait ainsi que, traitée doucement, elle comprenait et réussissait à merveille. Madame Vinet n'était plus utile, elle ne vint plus. Sylvie, qui caressait encore l'idée du mariage, vit enfin dans Pierrette un obstacle: Pierrette avait près de quatorze ans, sa blancheur maladive, dont les symptômes étaient négligés par cette ignorante vieille fille, la rendait ravissante. Sylvie conçut alors la belle idée de compenser les dépenses que lui causait Pierrette en en faisant une servante. Vinet comme ayant-cause des Chargebœuf, mademoiselle Habert, Gouraud, tous les habitués influents engagèrent Sylvie à renvoyer la grosse Adèle. Pierrette ne ferait-elle pas la cuisine et ne soignerait-elle pas la maison? Quand il y aurait trop d'ouvrage, elle serait quitte pour prendre la femme de ménage du colonel, une personne très-entendue et l'un des cordons bleus de Provins. Pierrette devait savoir faire la cuisine, frotter, dit le sinistre avocat, balayer, tenir une maison propre, aller au marché, apprendre le prix des choses. La pauvre petite, dont le dévouement égalait la générosité, s'offrit elle-même, heureuse d'acquitter ainsi le pain si dur qu'elle mangeait dans cette maison. Adèle fut renvoyée. Pierrette perdit ainsi la seule personne qui l'eût peut-être protégée. Malgré sa force, elle fut dès ce moment accablée physiquement et moralement. Ces deux célibataires eurent pour elle bien moins d'égards que pour une domestique, elle leur appartenait! Aussi fut-elle grondée pour des riens, pour un peu de poussière oubliée sur le marbre de la cheminée ou sur un globe de verre. Ces objets de luxe qu'elle avait tant admirés lui devinrent odieux. Malgré son désir de bien faire, son inexorable cousine trouvait toujours à reprendre dans ce qu'elle avait fait. En deux ans, Pierrette ne reçut pas un compliment, n'entendit pas une parole affectueuse. Le bonheur pour elle était de ne pas être grondée. Elle supportait avec une patience angélique les humeurs noires de ces deux célibataires à qui les sentiments doux étaient entièrement inconnus, et qui tous les jours lui faisaient sentir sa dépendance. Cette vie où la jeune fille se trouvait, entre ces deux merciers, comme pressée entre les deux lèvres d'un étau, augmenta sa maladie. Elle éprouva des troubles intérieurs si violents, des chagrins secrets si subits dans leurs explosions, que ses développements furent irrémédiablement contrariés. Pierrette arriva donc lentement par des douleurs épouvantables, mais cachées, à l'état où la vit son ami d'enfance en la saluant, sur la petite place, de sa romance bretonne.
Avant d'entrer dans le drame domestique que la venue de Brigaut détermina dans la maison Rogron, il est nécessaire, pour ne pas l'interrompre, d'expliquer l'établissement du Breton à Provins, car il fut en quelque sorte un personnage muet de cette scène. En se sauvant, Brigaut fut non-seulement effrayé du geste de Pierrette, mais encore du changement de sa jeune amie: à peine l'eût-il reconnue sans la voix, les yeux et les gestes qui lui rappelèrent sa petite camarade si vive, si gaie et néanmoins si tendre. Quand il fut loin de la maison, ses jambes tremblèrent sous lui; il eut chaud dans le dos! Il avait vu l'ombre de Pierrette et non Pierrette. Il grimpa dans la haute ville, pensif, inquiet, jusqu'à ce qu'il eût trouvé un endroit d'où il pouvait apercevoir la place et la maison de Pierrette; il la contempla douloureusement, perdu dans des pensées infinies, comme un malheur dans lequel on entre sans savoir où il s'arrête. Pierrette souffrait, elle n'était pas heureuse, elle regrettait la Bretagne! qu'avait-elle? Toutes ces questions passèrent et repassèrent dans le cœur de Brigaut en le déchirant, et lui révélèrent à lui-même l'étendue de son affection pour sa petite sœur d'adoption. Il est extrêmement rare que les passions entre enfants de sexes différents subsistent. Le charmant roman de Paul et Virginie, pas plus que celui de Pierrette et de Brigaut, ne tranchent la question que soulève ce fait moral, si étrange. L'histoire moderne n'offre que l'illustre exception de la sublime marquise de Pescaire et de son mari: destinés l'un à l'autre par leurs parents dès l'âge de quatorze ans, ils s'adorèrent et se marièrent; leur union donna le spectacle au seizième siècle d'un amour conjugal infini, sans nuages. Devenue veuve à trente-quatre ans, la marquise, belle, spirituelle, universellement adorée, refusa des rois, et s'enterra dans un couvent où elle ne vit, n'entendit plus que les religieuses. Cet amour si complet se développa soudain dans le cœur du pauvre ouvrier breton. Pierrette et lui s'étaient si souvent protégés l'un l'autre, il avait été si content de lui apporter l'argent de son voyage, il avait failli mourir pour avoir suivi la diligence, et Pierrette n'en avait rien su! Ce souvenir avait souvent réchauffé les heures froides de sa pénible vie durant ces trois années. Il s'était perfectionné pour Pierrette, il avait appris son état pour Pierrette, il était venu pour Pierrette à Paris en se proposant d'y faire fortune pour elle. Après y avoir passé quinze jours, il n'avait pas tenu à l'idée de la voir, il avait marché depuis le samedi soir jusqu'à ce lundi matin, il comptait retourner à Paris; mais la touchante apparition de sa petite amie le clouait à Provins. Un admirable magnétisme encore contesté, malgré tant de preuves, agissait sur lui à son insu: des larmes lui roulaient dans les yeux pendant que des larmes obscurcissaient ceux de Pierrette. Si, pour elle, il était la Bretagne et la plus heureuse enfance; pour lui, Pierrette était la vie! A seize ans, Brigaut ne savait encore ni dessiner ni profiler une corniche, il ignorait bien des choses; mais, à ses pièces, il avait gagné quatre à cinq francs par jour. Il pouvait donc vivre à Provins, il y serait à portée de Pierrette, il achèverait d'apprendre son état en choisissant pour maître le meilleur menuisier de la ville, et veillerait sur Pierrette. En un moment le parti de Brigaut fut pris. L'ouvrier courut à Paris, fit ses comptes, y reprit son livret, son bagage et ses outils. Trois jours après, il était compagnon chez monsieur Frappier, le premier menuisier de Provins. Les ouvriers actifs, rangés, ennemis du bruit et du cabaret, sont assez rares pour que les maîtres tiennent à un jeune homme comme Brigaut. Pour terminer l'histoire du Breton sur ce point, au bout d'une quinzaine il devint maître compagnon, fut logé, nourri chez Frappier qui lui montra le calcul et le dessin linéaire. Ce menuisier demeure dans la Grand'rue à une centaine de pas de la petite place longue au bout de laquelle était la maison des Rogron. Brigaut enterra son amour dans son cœur et ne commit pas la moindre indiscrétion. Il se fit conter par madame Frappier l'histoire des Rogron; elle lui dit la manière dont s'y était pris le vieil aubergiste pour avoir la succession du bonhomme Auffray. Brigaut eut des renseignements sur le caractère du mercier Rogron et de sa sœur. Il surprit Pierrette au marché le matin avec sa cousine, et frissonna de lui voir au bras un panier plein de provisions. Il alla revoir Pierrette le dimanche à l'église, où la Bretonne se montrait dans ses atours. Là, pour la première fois, Brigaut vit que Pierrette était mademoiselle Lorrain. Pierrette aperçut son ami, mais elle lui fit un signe mystérieux pour l'engager à demeurer bien caché. Il y eut un monde de choses dans ce geste, comme dans celui par lequel, quinze jours auparavant, elle l'avait engagé à se sauver. Quelle fortune ne devait-il pas faire en dix ans pour pouvoir épouser sa petite amie d'enfance, à qui les Rogron devaient laisser une maison, cent arpents de terre et douze mille livres de rente, sans compter leurs économies! Le persévérant Breton ne voulut pas tenter fortune sans avoir acquis les connaissances qui lui manquaient. S'instruire à Paris ou s'instruire à Provins, tant qu'il ne s'agissait que de théorie, il préféra rester près de Pierrette, à laquelle d'ailleurs il voulait expliquer et ses projets et l'espèce de protection sur laquelle elle pouvait compter. Enfin il ne voulait pas la quitter sans avoir pénétré le mystère de cette pâleur qui atteignait déjà la vie dans l'organe qu'elle déserte en dernier, les yeux; sans savoir d'où venaient ces souffrances qui lui donnaient l'air d'une fille courbée sous la faux de la mort, et près de tomber. Ces deux signes touchants, qui ne démentaient pas leur amitié, mais qui recommandaient la plus grande réserve, jetèrent la terreur dans l'âme du Breton. Évidemment Pierrette lui commandait de l'attendre, et de ne pas chercher à la voir; autrement il y avait danger, péril pour elle. En sortant de l'église, elle put lui lancer un regard, et Brigaut vit les yeux de Pierrette pleins de larmes. Le Breton aurait trouvé la quadrature du cercle avant de deviner ce qui s'était passé dans la maison des Rogron, depuis son arrivée.
Ce ne fut pas sans de vives appréhensions que Pierrette descendit de sa chambre le matin où Brigaut avait surgi dans son rêve matinal comme un autre rêve. Pour se lever, pour ouvrir la fenêtre, mademoiselle Rogron avait dû entendre ce chant et ces paroles assez compromettantes aux oreilles d'une vieille fille; mais Pierrette ignorait les faits qui rendaient sa cousine si alerte. Sylvie avait de puissantes raisons pour se lever et pour accourir à sa fenêtre. Depuis environ huit jours, d'étranges événements secrets, de cruels sentiments agitaient les principaux personnages du salon Rogron. Ces événements inconnus, cachés soigneusement de part et d'autre, allaient retomber comme une froide avalanche sur Pierrette. Ce monde de choses mystérieuses, et qu'il faudrait peut-être nommer les immondices du cœur humain, gisent à la base des plus grandes révolutions politiques, sociales ou domestiques; mais en les disant, peut-être est-il extrêmement utile d'expliquer que leur traduction algébrique, quoique vraie, est infidèle sous le rapport de la forme. Ces calculs profonds ne parlent pas aussi brutalement que l'histoire les exprime. Vouloir rendre les circonlocutions, les précautions oratoires, les longues conversations où l'esprit obscurcit à dessein la lumière qu'il y porte, où la parole mielleuse délaie le venin de certaines intentions, ce serait tenter un livre aussi long que le magnifique poème appelé Clarisse Harlowe. Mademoiselle Habert et mademoiselle Sylvie avaient une égale envie de se marier; mais l'une était de dix ans moins âgée que l'autre, et les probabilités permettaient à Céleste Habert de penser que ses enfants auraient toute la fortune des Rogron. Sylvie arrivait à quarante-deux ans, âge auquel le mariage peut offrir des dangers. En se confiant leurs idées pour se demander l'une à l'autre une approbation, Céleste Habert, mise en œuvre par l'abbé vindicatif, avait éclairé Sylvie sur les prétendus périls de sa position. Le colonel, homme violent, d'une santé militaire, gros garçon de quarante-cinq ans, devait pratiquer la morale de tous les contes de fées: Ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants. Ce bonheur fit trembler Sylvie, elle eut peur de mourir, idée qui ravage de fond en comble les célibataires. Mais le ministère Martignac, cette seconde victoire de la chambre qui renversa le ministère Villèle, était nommé. Le parti Vinet marchait la tête haute dans Provins. Vinet, maintenant le premier avocat de la Brie, gagnait tout ce qu'il voulait, selon un mot populaire. Vinet était un personnage. Les libéraux prophétisaient son avénement, il serait certainement Député, procureur-général. Quant au colonel, il deviendrait maire de Provins. Ah! régner comme régnait madame Garceland, être la femme du maire, Sylvie ne tint pas contre cette espérance, elle voulut consulter un médecin, quoiqu'une consultation pût la couvrir de ridicule. Ces deux filles, l'une victorieuse de l'autre et sûre de la mener en laisse, inventèrent un de ces traquenards que les femmes conseillées par un prêtre savent si bien apprêter. Consulter monsieur Néraud, le médecin des libéraux, l'antagoniste de monsieur Martener, était une faute. Céleste Habert offrit à Sylvie de la cacher dans son cabinet de toilette, et de consulter pour elle-même, sur ce chapitre, monsieur Martener, le médecin de son pensionnat. Complice ou non de Céleste, Martener répondit à sa cliente que le danger existait déjà, quoique faible, chez une fille de trente ans. – Mais votre constitution, lui dit-il en terminant, vous permet de ne rien craindre.
– Et pour une femme de quarante ans passés? dit mademoiselle Céleste Habert.
– Une femme de quarante ans, mariée et qui a eu des enfants, n'a rien à redouter.
– Mais une fille sage, très-sage, comme mademoiselle Rogron, par exemple?
– Sage! il n'y a plus de doute, dit monsieur Martener. Un accouchement heureux est alors un de ces miracles que Dieu se permet, mais rarement.
– Et pourquoi? dit Céleste Habert.
Le médecin répondit par une description pathologique effrayante; il expliqua comment l'élasticité donnée par la nature dans la jeunesse aux muscles, aux os, n'existait plus à un certain âge, surtout chez les femmes que leur profession avait rendues sédentaires pendant longtemps comme mademoiselle Rogron.
– Ainsi, passé quarante ans, une fille vertueuse ne doit plus se marier?
– Ou attendre, répondit le médecin; mais alors ce n'est plus le mariage, c'est une association d'intérêts: autrement, que serait-ce?
Enfin il résulta de cet entretien, clairement, sérieusement, scientifiquement et raisonnablement, que, passé quarante ans, une fille vertueuse ne devait pas trop se marier. Quand monsieur Martener fut parti, mademoiselle Céleste Habert trouva mademoiselle Rogron verte et jaune, les pupilles dilatées, enfin dans un état effrayant.
– Vous aimez donc bien le colonel? lui dit-elle.
– J'espérais encore, répondit la vieille fille.
– Eh! bien, attendez, s'écria jésuitiquement mademoiselle Habert, qui savait bien que le temps ferait justice du colonel.
Cependant la moralité de ce mariage était douteuse. Sylvie alla sonder sa conscience au fond du confessionnal. Le sévère directeur expliqua les opinions de l'Église, qui ne voit dans le mariage que la propagation de l'humanité, qui réprouve les secondes noces et flétrit les passions sans but social. Les perplexités de Sylvie Rogron furent extrêmes. Ces combats intérieurs donnèrent une force étrange à sa passion et lui prêtèrent l'inexplicable attrait que depuis Ève les choses défendues offrent aux femmes. Le trouble de mademoiselle Rogron ne put échapper à l'œil clairvoyant de l'avocat.
Un soir, après la partie, Vinet s'approcha de sa chère amie Sylvie, la prit par la main, et alla s'asseoir avec elle sur un des canapés.
– Vous avez quelque chose? lui dit-il à l'oreille.
Elle inclina tristement la tête. L'avocat laissa partir Rogron, resta seul avec la vieille fille et lui tira les vers du cœur.
– Bien joué, l'abbé! mais tu as joué pour moi, s'écria-t-il en lui-même, après avoir entendu toutes les consultations secrètes faites par Sylvie, et dont la dernière était la plus effrayante.
Ce rusé renard judiciaire fut plus terrible encore que le médecin dans ses explications; il conseilla le mariage, mais dans une dizaine d'années seulement, pour plus de sécurité. L'avocat jura que toute la fortune des Rogron appartiendrait à Bathilde. Il se frotta les mains, son museau s'affina, tout en courant après madame et mademoiselle de Chargebœuf, qu'il avait laissées en route avec leur domestique armée d'une lanterne. L'influence qu'exerçait monsieur Habert, médecin de l'âme, Vinet, le médecin de la bourse, la contre-balançait parfaitement. Rogron était fort peu dévot; ainsi l'Homme d'Église et l'Homme de Loi, ces deux robes noires se trouvaient manche à manche. En apprenant la victoire remportée par mademoiselle Habert, qui croyait épouser Rogron, sur Sylvie hésitant entre la peur de mourir et la joie d'être baronne, l'avocat aperçut la possibilité de faire disparaître le colonel du champ de bataille. Il connaissait assez Rogron pour trouver un moyen de le marier avec la belle Bathilde. Rogron n'avait pu résister aux attaques de mademoiselle de Chargebœuf. Vinet savait que la première fois que Rogron serait seul avec Bathilde et lui, leur mariage serait décidé. Rogron en était venu au point d'attacher les yeux sur mademoiselle Habert, tant il avait peur de regarder Bathilde. Vinet venait de voir à quel point Sylvie aimait le colonel. Il comprit l'étendue d'une pareille passion chez une vieille fille, également rongée de dévotion; et il eut bientôt trouvé le moyen de perdre à la fois Pierrette et le colonel, espérant d'être débarrassé de l'un par l'autre.
Le lendemain matin, après l'audience, il rencontra, selon leur habitude quotidienne, le colonel en promenade avec Rogron.
Quand ces trois hommes allaient ensemble, leur réunion faisait toujours causer la ville. Ce triumvirat, en horreur au sous-préfet, à la magistrature, au parti des Tiphaine, était un tribunat dont les libéraux de Provins tiraient vanité. Vinet rédigeait le Courrier à lui seul, il était la tête du parti; le colonel, gérant responsable du journal, était le bras; Rogron était le nerf avec son argent, il était censé le lien entre le Comité-directeur de Provins et le Comité-directeur de Paris. A écouter les Tiphaine, ces trois hommes étaient toujours à machiner quelque chose contre le Gouvernement, tandis que les libéraux les admiraient comme les défenseurs du peuple. Quand l'avocat vit Rogron revenant vers la place, ramené au logis par l'heure du dîner, il empêcha le colonel, en lui prenant le bras, d'accompagner l'ex-mercier.
– Hé! bien, colonel, lui dit-il, je vais vous ôter un grand poids de dessus les épaules; vous épouserez mieux que Sylvie: en vous y prenant bien, vous pouvez épouser dans deux ans la petite Pierrette Lorrain.
Et il lui raconta les effets de la manœuvre du jésuite.
– Quelle botte secrète, et comme elle est tirée de longueur! dit le colonel.
– Colonel, reprit gravement Vinet, Pierrette est une charmante créature, vous pouvez être heureux le reste de vos jours, et vous avez une si belle santé que ce mariage n'aura pas pour vous les inconvénients habituels des unions disproportionnées; mais ne croyez pas facile cet échange d'un sort affreux contre un sort agréable. Faire passer votre amante à l'état de confidente est une opération aussi périlleuse que, dans votre métier, le passage d'une rivière sous le feu de l'ennemi. Fin comme un colonel de cavalerie que vous êtes, vous étudierez la position et vous manœuvrerez avec la supériorité que nous avons eue jusqu'à présent et qui nous a valu notre situation actuelle. Si je suis Procureur-Général un jour, vous pouvez commander le Département. Ah! si vous aviez été électeur, nous serions plus avancés; j'eusse acheté les deux voix de ces deux employés en les désintéressant de la perte de leurs places, et nous aurions eu la majorité. Je siégerais auprès des Dupin, des Casimir Périer, et…
Le colonel avait pensé depuis long-temps à Pierrette, mais il cachait cette pensée avec une profonde dissimulation; aussi sa brutalité envers Pierrette n'était-elle qu'apparente. L'enfant ne s'expliquait pas pourquoi le prétendu camarade de son père la traitait si mal, quand il lui passait la main sous le menton et lui faisait une caresse paternelle en la rencontrant seule. Depuis la confidence de Vinet relativement à la terreur que le mariage causait à mademoiselle Sylvie, Gouraud avait cherché les occasions de trouver Pierrette seule, et le rude colonel était alors doux comme un chat: il lui disait combien Lorrain était brave, et quel malheur pour elle qu'il fût mort!
Quelques jours avant l'arrivée de Brigaut, Sylvie avait surpris Gouraud et Pierrette. La jalousie était donc entrée dans ce cœur avec une violence monastique. La jalousie, passion éminemment crédule, soupçonneuse, est celle où la fantaisie a le plus d'action; mais elle ne donne pas d'esprit, elle en ôte; et, chez Sylvie, cette passion devait amener d'étranges idées. Sylvie imagina que l'homme qui venait de prononcer ce mot madame la mariée à Pierrette était le colonel. En attribuant ce rendez-vous au colonel, Sylvie croyait avoir raison, car, depuis une semaine, les manières de Gouraud lui semblaient changées. Cet homme était le seul qui, dans la solitude où elle avait vécu, se fût occupé d'elle, elle l'observait donc de tous ses yeux, de tout son entendement; et à force de se livrer à des espérances, tour à tour florissantes ou détruites, elle en avait fait une chose d'une si grande étendue, qu'elle y éprouvait les effets d'un mirage moral. Selon une belle expression vulgaire, à force de regarder, elle n'y voyait souvent plus rien. Elle repoussait et combattait victorieusement et tour à tour la supposition de cette rivalité chimérique. Elle faisait un parallèle entre elle et Pierrette: elle avait quarante ans et des cheveux gris; Pierrette était une petite fille délicieuse de blancheur, avec des yeux d'une tendresse à réchauffer un cœur mort. Elle avait entendu dire que les hommes de cinquante ans aimaient les petites filles dans le genre de Pierrette. Avant que le colonel se rangeât et fréquentât la maison Rogron, Sylvie avait écouté dans le salon Tiphaine d'étranges choses sur Gouraud et sur ses mœurs. Les vieilles filles ont en amour les idées platoniques exagérées que professent les jeunes filles de vingt ans, elles ont conservé des doctrines absolues comme tous ceux qui n'ont pas expérimenté la vie, éprouvé combien les forces majeures sociales modifient, écornent et font faillir ces belles et nobles idées. Pour Sylvie, être trompée par ce colonel était une pensée qui lui martelait la cervelle. Depuis ce temps que tout célibataire oisif passe au lit entre son réveil et son lever, la vieille fille s'était donc occupée d'elle, de Pierrette et de la romance qui l'avait réveillée par le mot de mariage. En fille sotte, au lieu de regarder l'amoureux entre ses persiennes, elle avait ouvert sa fenêtre sans penser que Pierrette l'entendrait. Si elle avait eu le vulgaire esprit de l'espion, elle aurait vu Brigaut, et le drame fatal alors commencé n'aurait pas eu lieu.