Kitabı oku: «La Comédie humaine, Volume 5», sayfa 35
– Bonjour, ma chère, comment allez-vous? dit madame de Chargebœuf à Sylvie.
Bathilde alla droit à la cheminée, ôta son chapeau, se mira dans la glace et mit son joli pied sur la barre du garde-cendre pour le montrer à Rogron.
– Qu'avez-vous donc, monsieur? lui dit-elle en le regardant, vous ne me saluez pas? Ah! bien, on mettra pour vous des robes de velours…
Elle coupa Pierrette pour aller porter sur un fauteuil son chapeau que la petite fille lui prit des mains et qu'elle lui laissa prendre comme si la Bretonne était une femme de chambre. Les hommes passent pour être bien féroces et les tigres aussi; mais ni les tigres, ni les vipères, ni les diplomates, ni les gens de justice, ni les bourreaux, ni les rois ne peuvent, dans leurs plus grandes atrocités, approcher des cruautés douces, des douceurs empoisonnées, des mépris sauvages des demoiselles entre elles quand les unes se croient supérieures aux autres en naissance, en fortune, en grâce, et qu'il s'agit de mariage, de préséance, enfin des mille rivalités de femme. Le: Merci, mademoiselle, que dit Bathilde à Pierrette, était un poème en douze chants.
Elle s'appelait Bathilde et l'autre Pierrette. Elle était une Chargebœuf, l'autre une Lorrain! Pierrette était petite et souffrante, Bathilde était grande et pleine de vie! Pierrette était nourrie par charité, Bathilde et sa mère avaient leur indépendance! Pierrette portait une robe de stoff à guimpe, Bathilde faisait onduler le velours bleu de la sienne! Bathilde avait les plus riches épaules du département, un bras de reine; Pierrette avait des omoplates et des bras maigres! Pierrette était Cendrillon, Bathilde était la fée! Bathilde allait se marier, Pierrette allait mourir fille! Bathilde était adorée, Pierrette n'était aimée de personne! Bathilde avait une ravissante coiffure, elle avait du goût; Pierrette cachait ses cheveux sous un petit bonnet et ne connaissait rien à la mode! Épilogue: Bathilde était tout, Pierrette n'était rien. La fière Bretonne comprenait bien cet horrible poème.
– Bonjour, ma petite, lui dit madame de Chargebœuf du haut de sa grandeur et avec l'accent que lui donnait son nez pincé du bout.
Vinet mit le comble à ces sortes d'injures en regardant Pierrette et disant: – Oh! oh! oh! sur trois tons. Que nous sommes belle, Pierrette, ce soir!
– Belle, dit la pauvre enfant, ce n'est pas à moi, mais à votre cousine qu'il faut adresser ce mot.
– Oh! ma cousine l'est toujours, répondit l'avocat. N'est-ce pas, père Rogron? dit-il en se tournant vers le maître du logis et lui frappant dans la main.
– Oui, répondit Rogron.
– Pourquoi le faire parler contre sa pensée? Il ne m'a jamais trouvée de son goût, reprit Bathilde en se tenant devant Rogron. N'est-il pas vrai? Regardez-moi.
Rogron la contempla des pieds à la tête, et ferma doucement les yeux comme un chat à qui l'on gratte le crâne.
– Vous êtes trop belle, dit-il, trop dangereuse à voir.
– Pourquoi?
Rogron regarda les tisons et garda le silence. En ce moment mademoiselle Habert entra suivie du colonel. Céleste Habert, devenue l'ennemi commun, ne comptait que Sylvie pour elle; mais chacun lui témoignait d'autant plus d'égards, de politesses et d'aimables attentions que chacun la sapait, en sorte qu'elle était entre ces preuves d'intérêt et la défiance que son frère éveillait en elle. Le vicaire quoique loin du théâtre de la guerre, y devinait tout. Aussi, quand il comprit que les espérances de sa sœur étaient mortes, devint-il un des plus terribles antagonistes des Rogron. Chacun se peindra mademoiselle Habert sur-le-champ, quand on saura que, si elle n'avait pas été maîtresse et archimaîtresse de pension, elle aurait toujours eu l'air d'être une institutrice. Les institutrices ont une manière à elles de mettre leurs bonnets. De même que les vieilles Anglaises ont acquis le monopole des turbans, les institutrices ont le monopole de ces bonnets; la carcasse y domine les fleurs, les fleurs en sont plus qu'artificielles; long-temps gardé dans les armoires, ce bonnet est toujours neuf et toujours vieux, même le premier jour. Ces filles font consister leur honneur à imiter les mannequins des peintres; elles sont assises sur leurs hanches et non sur leurs chaises. Quand on leur parle, elles tournent en bloc sur leur buste au lieu de ne tourner que leur tête; et, quand leurs robes crient, on est tenté de croire que les ressorts de ces espèces de mécanismes sont dérangés. Mademoiselle Habert, l'idéal de ce genre, avait l'œil sévère, la bouche grimée, et sous son menton rayé de rides les brides de son bonnet, flasques et flétries, allaient et venaient au gré de ses mouvements. Elle avait un petit agrément dans deux signes un peu forts, un peu bruns, ornés de poils qu'elle laissait croître comme des clématites échevelées. Enfin elle prenait du tabac et le prenait sans grâce. On se mit au travail du boston. Sylvie eut en face d'elle mademoiselle Habert, et le colonel fut mis à côté, devant madame de Chargebœuf. Bathilde resta près de sa mère et de Rogron. Sylvie plaça Pierrette entre elle et le colonel. Rogron déploya l'autre table, au cas où messieurs Néraud, Cournant et sa femme viendraient. Vinet et Bathilde savaient jouer le whist, que jouaient monsieur et madame Cournant. Depuis que ces dames de Chargebœuf, comme disaient les gens de Provins, venaient chez les Rogron, les deux lampes brillaient sur la cheminée entre les candélabres et la pendule, et les tables étaient éclairées en bougies à quarante sous la livre, payées d'ailleurs par le prix des cartes.
– Eh! bien, Pierrette, prends donc ton ouvrage, ma fille, dit Sylvie à sa cousine avec une perfide douceur en la voyant regarder le jeu du colonel.
Elle affectait de toujours très-bien traiter Pierrette en public. Cette infâme tromperie irritait la loyale Bretonne et lui faisait mépriser sa cousine. Pierrette prit sa broderie; mais, en tirant ses points, elle continuait à regarder dans le jeu de Gouraud. Gouraud n'avait pas l'air de savoir qu'il eût une petite fille à côté de lui. Sylvie l'observait et commençait à trouver cette indifférence excessivement suspecte. Il y eut un moment dans la soirée où la vieille fille entreprit une grande Misère en cœur, le panier était plein de fiches et contenait en outre vingt-sept sous. Les Cournant et Néraud étaient venus. Le vieux Juge-suppléant, Desfondrilles, à qui le Ministère de la Justice trouvait la capacité d'un juge en le chargeant des fonctions de Juge-d'Instruction, mais qui n'avait jamais assez de talent dès qu'il s'agissait d'être juge en pied, et qui, depuis deux mois, abandonnait le parti des Tiphaine et se tournait vers le parti Vinet, se tenait devant la cheminée, le dos au feu, les basques de son habit relevées. Il regardait ce magnifique salon où brillait mademoiselle de Chargebœuf, car il semblait que cette décoration rouge eût été faite exprès pour rehausser les beautés de cette magnifique personne. Le silence régnait, Pierrette regardait jouer la Misère, et l'attention de Sylvie avait été détournée par l'intérêt du coup.
– Jouez là, dit Pierrette au colonel en lui indiquant cœur.
Le colonel entame une séquence de cœur; les cœurs étaient entre Sylvie et lui; le colonel atteint l'as, quoiqu'il fût gardé chez Sylvie par cinq petites cartes.
– Le coup n'est pas loyal, Pierrette a vu mon jeu, et le colonel s'est laissé conseiller par elle.
– Mais, mademoiselle, dit Céleste, le jeu du colonel était de continuer cœur, puisqu'il vous en trouvait!
Cette phrase fit sourire monsieur Desfondrilles, homme fin et qui avait fini par s'amuser de tous les intérêts en jeu dans Provins, où il jouait le rôle de Rigaudin de la Maison en loterie de Picard.
– C'est le jeu du colonel, dit Cournant sans savoir de quoi il s'agissait.
Sylvie jeta sur mademoiselle Habert un de ces regards de vieille fille à vieille fille, atroce et doucereux.
– Pierrette, vous avez vu mon jeu, dit Sylvie en fixant ses yeux sur sa cousine.
– Non, ma cousine.
– Je vous regardais tous, dit le juge archéologue, je puis certifier que la petite n'a vu que le colonel.
– Bah! les petites filles, dit Gouraud épouvanté, savent joliment couler leurs yeux en douceur.
– Ah! fit Sylvie.
– Oui, reprit Gouraud, elle a pu voir dans votre jeu pour vous jouer une malice. N'est-ce pas, ma petite belle?
– Non, dit la loyale Bretonne, j'en suis incapable, et je me serais dans ce cas intéressée au jeu de ma cousine.
– Vous savez bien que vous êtes une menteuse, et de plus une petite sotte, dit Sylvie. Comment peut-on, depuis ce qui s'est passé ce matin, ajouter la moindre foi à vos paroles? Vous êtes une…
Pierrette ne laissa pas sa cousine achever en sa présence ce qu'elle allait dire. En devinant un torrent d'injures, elle se leva, sortit sans lumière et monta chez elle. Sylvie devint pâle de rage et dit entre ses dents: – Elle me le payera.
– Payez-vous la Misère? dit madame de Chargebœuf.
En ce moment la pauvre Pierrette se cogna le front à la porte du corridor que le juge avait laissée ouverte.
– Bon, c'est bien fait! s'écria Sylvie.
– Que lui arrive-t-il? demanda Desfondrilles.
– Rien qu'elle ne mérite, répondit Sylvie.
– Elle a reçu quelque mauvais coup, dit mademoiselle Habert.
Sylvie essaya de ne pas payer sa Misère en se levant pour aller voir ce qu'avait fait Pierrette, mais madame de Chargebœuf l'arrêta.
– Payez-nous d'abord, lui dit-elle en riant, car vous ne vous souviendriez plus de rien en revenant.
Cette proposition, fondée sur la mauvaise foi que l'ex-mercière mettait dans ses dettes de jeu ou dans ses chicanes, obtint l'assentiment général. Sylvie se rassit, ne pensa plus à Pierrette, et cette indifférence n'étonna personne. Pendant toute la soirée, Sylvie eut une préoccupation constante. Quand le boston fut fini, vers neuf heures et demie, elle se plongea dans une bergère au coin de sa cheminée et ne se leva que pour les salutations et les adieux. Le colonel la mettait à la torture, elle ne savait plus que penser de lui.
– Les hommes sont si faux! dit-elle en s'endormant.
Pierrette s'était donné un coup affreux dans le champ de la porte qu'elle avait heurtée avec sa tête à la hauteur de l'oreille, à l'endroit où les jeunes filles séparent de leurs cheveux cette portion qu'elles mettent en papillotes. Le lendemain, il s'y trouva de fortes ecchymoses.
– Dieu vous a punie, lui dit sa cousine le lendemain au déjeuner, vous m'avez désobéi, vous avez manqué au respect que vous me devez en ne m'écoutant pas et en vous en allant au milieu de ma phrase, vous n'avez que ce que vous méritez.
– Cependant, dit Rogron, il faudrait y mettre une compresse d'eau et de sel.
– Bah! ce ne sera rien, mon cousin, dit Pierrette.
La pauvre enfant en était arrivée à trouver une preuve d'intérêt dans l'observation de son tuteur.
La semaine s'acheva comme elle avait commencé, dans des tourments continuels. Sylvie devint ingénieuse et poussa les raffinements de sa tyrannie jusqu'aux recherches les plus sauvages. Les Illinois, les Chérokées, les Mohicans auraient pu s'instruire avec elle. Pierrette n'osa pas se plaindre des souffrances vagues, des douleurs qu'elle sentit à la tête. La source du mécontentement de sa cousine était la non-révélation relativement à Brigaut, et, par un entêtement breton, Pierrette s'obstinait à garder un silence très-explicable. Chacun comprendra maintenant quel fut le regard que l'enfant jeta sur Brigaut, qu'elle crut perdu pour elle, s'il était découvert, et que, par instinct, elle voulait avoir près d'elle, heureuse de le savoir à Provins. Quelle joie pour elle d'apercevoir Brigaut! L'aspect de son camarade d'enfance était comparable au regard que jette un exilé de loin sur sa patrie, au regard du martyr sur le ciel où ses yeux armés d'une seconde vue ont la puissance de pénétrer pendant les ardeurs du supplice. Le dernier regard de Pierrette avait été si parfaitement compris par le fils du major, que, tout en rabotant ses planches, en ouvrant son compas, prenant ses mesures et ajustant ses bois, il se creusait la cervelle pour pouvoir correspondre avec Pierrette. Brigaut finit par arriver à cette machination d'une excessive simplicité. A une certaine heure de la nuit, Pierrette déroulerait une ficelle au bout de laquelle il attacherait une lettre. Au milieu de souffrances horribles que causait à Pierrette sa double maladie, un dépôt qui se formait à sa tête et le dérangement de sa constitution, elle était soutenue par la pensée de correspondre avec Brigaut. Un même désir agitait ces deux cœurs; séparés, ils s'entendaient! A chaque coup reçu dans le cœur, à chaque élancement de la tête, Pierrette se disait: – Brigaut est ici! Et alors elle souffrait sans se plaindre.
Au premier marché qui suivit leur première rencontre à l'église, Brigaut guetta sa petite amie. Quoiqu'il la vît tremblant et pâle comme une feuille de novembre près de quitter son rameau, sans perdre la tête, il marchanda des fruits à la marchande avec laquelle la terrible Sylvie marchandait sa provision. Brigaut put glisser un billet à Pierrette, et Brigaut le glissa naturellement en plaisantant la marchande et avec l'aplomb d'un roué, comme s'il n'avait jamais fait que ce métier, tant il mit de sang-froid à son action, malgré le sang chaud qui sifflait à ses oreilles et qui sortait bouillonnant de son cœur en lui brisant les veines et les artères. Il eut la résolution d'un vieux forçat au dehors, et au dedans les tremblements de l'innocence, absolument comme certaines mères dans leurs crises mortelles où elles sont prises entre deux dangers, entre deux précipices. Pierrette eut les vertiges de Brigaut, elle serra le papier dans la poche de son tablier. Les plaques de ses pommettes passèrent au rouge cerise des feux violents. Ces deux enfants éprouvèrent de part et d'autre, à leur insu, des sensations à défrayer dix amours vulgaires. Ce moment leur laissa dans l'âme une source vive d'émotions. Sylvie, qui ne connaissait pas l'accent breton, ne pouvait voir un amoureux dans Brigaut, et Pierrette revint au logis avec son trésor.
Les lettres de ces deux pauvres enfants devaient servir de pièces dans un horrible débat judiciaire; car sans ces fatales circonstances, elles n'eussent jamais été connues. Voici donc ce que Pierrette lut le soir dans sa chambre.
«Ma chère Pierrette, à minuit, à l'heure où chacun dort, mais où je veillerai pour toi, je serai toutes les nuits au bas de la fenêtre de la cuisine. Tu peux descendre par ta croisée une ficelle assez longue pour qu'elle arrive jusqu'à moi, ce qui ne fera pas de bruit, et tu y attacheras ce que tu auras à m'écrire. Je te répondrai par le même moyen. J'ai su qu'ils t'avaient appris à lire et à écrire, ces misérables parents qui te devaient faire tant de bien et qui te font tant de mal! Toi, Pierrette, fille d'un colonel mort pour la France, réduite par ces monstres à faire leur cuisine!.. Voilà donc où sont en allées tes jolies couleurs et ta belle santé! Qu'est devenue ma Pierrette? qu'en ont-ils fait? Je vois bien que tu n'es pas à ton aise. Oh! Pierrette, retournons en Bretagne. Je puis gagner de quoi te donner tout ce qui te manque: tu pourras avoir trois francs par jour; car j'en gagne de quatre à cinq, et trente sous me suffisent. Ah! Pierrette, comme j'ai prié le bon Dieu pour toi depuis que je t'ai revue! Je lui ai dit de me donner toutes tes souffrances et de te départir tous les plaisirs. Que fais-tu donc avec eux, qu'ils te gardent? Ta grand'mère est plus qu'eux. Ces Rogron sont venimeux, ils t'ont ôté ta gaieté. Tu ne marches plus à Provins comme tu te mouvais en Bretagne. Retournons en Bretagne! Enfin je suis là pour te servir, pour faire tes commandements, et tu me diras ce que tu veux. Si tu as besoin d'argent, j'ai à nous soixante écus, et j'aurai la douleur de te les envoyer par la ficelle au lieu de baiser avec respect tes chères mains en les y mettant. Ah! voilà bien du temps, ma pauvre Pierrette, que le bleu du ciel s'est brouillé pour moi. Je n'ai pas eu deux heures de plaisir depuis que je t'ai mise dans cette diligence de malheur; et quand je t'ai revue comme une ombre, cette sorcière de parente a troublé notre heur. Enfin nous aurons la consolation tous les dimanches de prier Dieu ensemble, il nous écoutera peut-être mieux. Sans adieu, ma chère Pierrette, et à cette nuit.»
Cette lettre émut tellement Pierrette qu'elle demeura plus d'une heure à la relire et à la regarder; mais elle pensa non sans douleur qu'elle n'avait rien pour écrire. Elle entreprit donc le difficile voyage de sa mansarde à la salle à manger, où elle pouvait trouver de l'encre, une plume, du papier, et put l'accomplir sans avoir réveillé sa terrible cousine. Quelques instants avant minuit elle avait écrit cette lettre, qui fut également citée au procès.
«Mon ami, oh! oui, mon ami; car il n'y a que toi, Jacques, et ma grand'mère qui m'aimiez. Que Dieu me le pardonne, mais vous êtes aussi les deux seules personnes que j'aime l'une comme l'autre, ni plus ni moins. J'étais trop petite pour avoir pu connaître ma petite maman; mais toi, Jacques, et ma grand'mère, mon grand-père aussi, Dieu lui donne le ciel, car il a bien souffert de sa ruine, qui a été la mienne, enfin vous deux qui êtes restés, je vous aime autant que je suis malheureuse! Aussi, pour connaître combien je vous aime faudrait-il que vous sachiez combien je souffre; et je ne le désire pas, cela vous ferait trop de peine. On me parle comme nous ne parlons pas aux chiens! on me traite comme la dernière des dernières! et j'ai beau m'examiner comme si j'étais devant Dieu, je ne me trouve pas de fautes envers eux. Avant que tu me chantes le chant des mariées, je reconnaissais la bonté de Dieu dans mes douleurs; car, comme je le priais de me retirer de ce monde, et que je me sentais bien malade, je me disais: Dieu m'entend! Mais, Brigaut, puisque te voilà, je veux nous en aller en Bretagne retrouver ma grand'maman qui m'aime, quoiqu'ils m'aient dit qu'elle m'avait volé huit mille francs. Est-ce que je puis posséder huit mille francs, Brigaut? S'ils sont à moi, peux-tu les avoir? Mais c'est des mensonges; si nous avions huit mille francs, ma grand'mère ne serait pas à Saint-Jacques. Je n'ai pas voulu troubler ses derniers jours, à cette bonne sainte femme, par le récit de mes tourments: elle serait pour en mourir. Ah! si elle savait qu'on fait laver la vaisselle à sa petite-fille, elle qui me disait: Laisse ça, ma mignonne, quand dans ses malheurs je voulais l'aider; laisse, laisse, mon mignon, tu gâterais tes jolies menottes. Ah! bien, j'ai les ongles propres, va! La plupart du temps je ne puis porter le panier aux provisions, qui me scie le bras en revenant du marché. Cependant je ne crois pas que mon cousin et ma cousine soient méchants; mais c'est leur idée de toujours gronder, et il paraît que je ne puis pas les quitter. Mon cousin est mon tuteur. Un jour où j'ai voulu m'enfuir par trop de mal, et que je le leur ai dit, ma cousine Sylvie m'a répondu que la gendarmerie irait après moi, que la loi était pour mon tuteur, et j'ai bien compris que les cousins ne remplaçaient pas plus notre père ou notre mère que les saints ne remplacent le bon Dieu. Que veux-tu, mon pauvre Jacques, que je fasse de ton argent? Garde-le pour notre voyage. Oh! comme je pensais à toi et à Pen-Hoël et au grand étang! C'est là que nous avons mangé notre pain blanc en premier, car il me semble que je vais à mal. Je suis bien malade, Jacques! J'ai dans la tête des douleurs à crier, et dans les os, dans le dos, puis je ne sais quoi aux reins qui me tue, et je n'ai d'appétit que pour de vilaines choses, des racines, des feuilles; enfin j'aime à sentir l'odeur des papiers imprimés. Il y a des moments où je pleurerais si j'étais seule, car on ne me laisse rien faire à ma guise, et je n'ai même pas la permission de pleurer. Il faut me cacher pour offrir mes larmes à celui de qui nous tenons ces grâces que nous nommons nos afflictions. N'est-ce pas lui qui t'a donné la bonne pensée de venir chanter sous mes fenêtres le chant des mariées? Ah! Jacques, ma cousine, qui t'a entendu, m'a dit que j'avais un amant. Si tu veux être mon amant, aime-moi bien; je te promets de t'aimer toujours comme par le passé et d'être ta fidèle servante.
»Pierrette Lorrain.»
«Tu m'aimeras toujours, n'est-ce pas?»
La Bretonne avait pris dans la cuisine une croûte de pain où elle fit un trou pour mettre la lettre et donner de l'aplomb à son fil. A minuit, après avoir ouvert sa fenêtre avec des précautions excessives, elle descendit sa lettre et le pain, qui ne pouvait faire aucun bruit en heurtant le mur ou les persiennes. Elle sentit le fil tiré par Brigaut qui le cassa, puis il s'éloigna lentement à pas de loup. Quand il fut au milieu de la place, elle put le voir indistinctement à la clarté des étoiles; mais lui la contemplait dans la zone lumineuse de la lumière projetée par la chandelle. Ces deux enfants demeurèrent ainsi pendant une heure, Pierrette lui faisant signe de s'en aller, lui partant, elle restant, et lui revenant prendre son poste, et Pierrette lui commandant de nouveau de quitter la place. Ce manége eut lieu plusieurs fois jusqu'à ce que la petite fermât sa fenêtre, se couchât et soufflât sa lumière. Une fois au lit, elle s'endormit heureuse, quoique souffrante: elle avait la lettre de Brigaut sous son chevet. Elle dormit comme dorment les persécutés, d'un sommeil embelli par les anges, ce sommeil aux atmosphères d'or et d'outre-mer, pleines d'arabesques divines entrevues et rendues par Raphaël.
La nature morale avait tant d'empire sur cette délicate nature physique, que le lendemain Pierrette se leva joyeuse et légère comme une alouette, radieuse et gaie. Un pareil changement ne pouvait échapper à l'œil de sa cousine, qui, cette fois, au lieu de la gronder, se mit à l'observer avec l'attention d'une pie. D'où lui vient tant de bonheur? fut une pensée de jalousie et non de tyrannie. Si le colonel n'eût pas occupé Sylvie, elle aurait dit à Pierrette comme autrefois: – Pierrette, vous êtes bien turbulente ou bien insouciante de ce que l'on vous dit! La vieille fille résolut d'espionner Pierrette comme les vieilles filles savent espionner. Cette journée fut sombre et muette comme le moment qui précède un orage.
– Vous ne souffrez donc plus, mademoiselle? dit Sylvie au dîner. Quand je te disais qu'elle fait tout cela pour nous tourmenter! s'écria-t-elle en s'adressant à son frère, sans attendre la réponse de Pierrette.
– Au contraire, ma cousine, j'ai comme la fièvre…
– La fièvre de quoi? Vous êtes gaie comme pinson. Vous avez peut-être revu quelqu'un?
Pierrette frissonna et baissa les yeux sur son assiette.
– Tartufe! s'écria Sylvie. A quatorze ans! déjà! quelles dispositions! Mais vous serez donc une malheureuse?
– Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit Pierrette en levant ses beaux yeux bruns lumineux sur sa cousine.
– Aujourd'hui, dit-elle, vous resterez dans la salle à manger avec une chandelle, à travailler. Vous êtes de trop au salon, et je ne veux pas que vous regardiez dans mon jeu pour conseiller vos favoris.
Pierrette ne sourcilla pas.
– Dissimulée! s'écria Sylvie en sortant.
Rogron, qui ne comprenait rien aux paroles de sa sœur, dit à Pierrette: – Qu'avez-vous donc ensemble? Tâche de plaire à ta cousine, Pierrette; elle est bien indulgente, bien douce, et si tu lui donnes de l'humeur, assurément tu dois avoir tort. Pourquoi vous chamaillez-vous? Moi, j'aime à vivre tranquille. Regarde mademoiselle Bathilde, tu devrais te modeler sur elle.
Pierrette pouvait tout supporter, Brigaut viendrait sans doute, à minuit, lui apporter une réponse, et cette espérance était le viatique de sa journée. Mais elle usait ses dernières forces! Elle ne dormit pas, elle resta debout, écoutant sonner les heures aux pendules et craignant de faire du bruit. Enfin minuit sonna, elle ouvrit doucement sa fenêtre, et cette fois elle usa d'une corde qu'elle s'était procurée en attachant plusieurs bouts de ficelle les uns aux autres. Elle avait entendu les pas de Brigaut; et, quand elle retira sa corde, elle lut la lettre suivante qui la combla de joie:
«Ma chère Pierrette, si tu souffres tant, il ne faut pas te fatiguer à m'attendre. Tu m'entendras bien crier comme criaient les Chuins (les Chouans). Heureusement mon père m'a appris à imiter leur cri. Donc, je crierai trois fois, tu sauras alors que je suis là et qu'il faut me tendre la corde; mais je ne viendrai pas avant quelques jours. J'espère t'annoncer une bonne nouvelle. Oh! Pierrette, mourir! mais, Pierrette, y penses-tu? Tout mon cœur a tremblé; je me suis cru mort moi-même à cette idée. Non, ma Pierrette, tu ne mourras pas, tu vivras heureuse et tu seras bientôt délivrée de tes persécuteurs. Si je ne réussissais pas dans ce que j'entreprends pour te sauver, j'irais parler à la justice, et je dirais à la face du ciel et de la terre comment te traitent d'indignes parents. Je suis certain que tu n'as plus que quelques jours à souffrir: prends patience, Pierrette! Brigaut veille sur toi comme au temps où nous allions glisser sur l'étang et que je t'ai retirée du grand trou où nous avons manqué périr ensemble. Adieu, ma chère Pierrette, dans quelques jours nous serons heureux, si Dieu le veut. Hélas! je n'ose te dire la seule chose qui s'opposerait à notre réunion. Mais Dieu nous aime! Dans quelques jours, je pourrai donc voir ma chère Pierrette en liberté, sans soucis, sans qu'on m'empêche de te regarder, car j'ai bien faim de te voir, ô Pierrette! Pierrette qui daignes m'aimer et me le dire. Oui, Pierrette, je serai ton amant, mais quand j'aurai gagné la fortune que tu mérites, et jusque-là je ne veux être pour toi qu'un dévoué serviteur de la vie duquel tu peux disposer. Adieu.
»Jacques Brigaut.»
Voici ce que le fils du major ne disait pas à Pierrette. Brigaut avait écrit la lettre suivante à madame Lorrain, à Nantes:
«Madame Lorrain, votre petite-fille va mourir, accablée de mauvais traitements, si vous ne venez pas la réclamer; j'ai eu de la peine à la reconnaître, et, pour vous mettre à même de juger les choses, je vous joins à la présente la lettre que j'ai reçue de Pierrette. Vous passez ici pour avoir la fortune de votre petite-fille, et vous devez vous justifier de cette accusation. Enfin, si vous le pouvez, venez vite, nous pouvons encore être heureux, et plus tard vous trouveriez Pierrette morte.
»Je suis avec respect votre dévoué serviteur,
»Jacques Brigaut.
»Chez monsieur Frappier, menuisier, Grand'rue, à Provins.»
Brigaut avait peur que la grand'mère de Pierrette ne fût morte.
Quoique la lettre de celui que, dans son innocence, elle nommait son amant fût presque une énigme pour la Bretonne, elle y crut avec sa vierge foi. Son cœur éprouva la sensation que les voyageurs du désert ressentent en apercevant de loin les palmiers autour du puits. Dans peu de jours son malheur cesserait, Brigaut le lui disait; elle dormit sur la promesse de son ami d'enfance; et cependant, en joignant cette lettre à l'autre, elle eut une affreuse pensée affreusement exprimée.
– Pauvre Brigaut, se dit-elle, il ne sait pas dans quel trou j'ai mis les pieds.
Sylvie avait entendu Pierrette, elle avait également entendu Brigaut sous sa fenêtre; elle se leva, se précipita pour examiner la place à travers les persiennes, et vit, au clair de la lune, un homme s'éloignant vers la maison où demeurait le colonel et en face de laquelle Brigaut resta. La vieille fille ouvrit tout doucement sa porte, monta, fut stupéfaite de voir de la lumière chez Pierrette, regarda par le trou de la serrure et ne put rien voir.
– Pierrette, dit-elle, êtes-vous malade?
– Non, ma cousine, répondit Pierrette surprise.
– Pourquoi donc avez-vous de la lumière à minuit? Ouvrez. Je dois savoir ce que vous faites.
Pierrette vint ouvrir, nu-pieds, et sa cousine vit la ficelle amassée que Pierrette n'avait pas eu le soin de serrer, n'imaginant point être surprise. Sylvie sauta dessus.
– A quoi cela vous sert-il?
– A rien, ma cousine.
– A rien? dit-elle. Bon! toujours mentir. Vous n'irez pas ainsi dans le paradis. Recouchez-vous, vous avez froid.
Elle n'en demanda pas plus et se retira laissant Pierrette frappée de terreur par cette clémence. Au lieu d'éclater, Sylvie avait soudain résolu de surprendre le colonel et Pierrette, de saisir les lettres et de confondre les deux amants qui la trompaient. Pierrette, inspirée par son danger, doubla son corset avec ses deux lettres et les recouvrit de calicot.
Là finirent les amours de Pierrette et de Brigaut.
Pierrette fut bien heureuse de la détermination de son ami, car les soupçons de sa cousine allaient être déjoués en ne trouvant plus d'aliment. En effet, Sylvie passa trois nuits sur ses jambes et trois soirées à épier l'innocent colonel, sans voir ni chez Pierrette, ni dans la maison, ni au dehors, rien qui décelât leur intelligence. Elle envoya Pierrette à confesse, et prit ce moment pour tout fouiller chez cette enfant, avec l'habitude, la perspicacité des espions et des commis de barrières de Paris. Elle ne trouva rien. Sa fureur atteignit à l'apogée des sentiments humains. Si Pierrette avait été là, certes elle l'eût frappée sans pitié. Pour une fille de cette trempe, la jalousie était moins un sentiment qu'une occupation: elle vivait, elle sentait battre son cœur, elle avait des émotions jusqu'alors complétement inconnues pour elle: le moindre mouvement la tenait éveillée, elle écoutait les plus légers bruits, elle observait Pierrette avec une sombre préoccupation.
– Cette petite misérable me tuera! disait-elle.
Les sévérités de Sylvie envers sa cousine arrivèrent à la cruauté la plus raffinée et empirèrent la situation déplorable où Pierrette se trouvait. La pauvre petite avait régulièrement la fièvre, et ses douleurs à la tête devinrent intolérables. En huit jours, elle offrit aux habitués de la maison Rogron une figure de souffrance qui certes eût attendri des intérêts moins cruels; mais le médecin Néraud, conseillé peut-être par Vinet, resta plus d'une semaine sans venir. Le colonel, soupçonné par Sylvie, eut peur de faire manquer son mariage en marquant la plus légère sollicitude pour Pierrette. Bathilde expliquait le changement de cette enfant par une crise prévue, naturelle et sans danger. Enfin, un dimanche soir où Pierrette était au salon, alors plein de monde, elle ne put résister à tant de douleurs, elle s'évanouit complétement; et le colonel, qui s'aperçut le premier de l'évanouissement, alla la prendre et la porta sur l'un des canapés.