Kitabı oku: «La Peau de chagrin», sayfa 5
– Je l’ai eu, répondit-elle. Mais la guillotine a été ma rivale. Aussi metté-je toujours quelques chiffons rouges dans ma parure pour que ma joie n’aille jamais trop loin.
– Oh! si vous lui laissez raconter l’histoire des quatre jeunes gens de La Rochelle, elle n’en finira pas. Tais-toi donc, Aquilina! Les femmes n’ont-elles pas toutes un amant à pleurer; mais toutes n’ont pas, comme toi, le bonheur de l’avoir perdu sur un échafaud. Ah! j’aimerais bien mieux savoir le mien couché dans une fosse, à Clamart, que dans le lit d’une rivale.
Ces phrases furent prononcées d’une voix douce et mélodieuse par la plus innocente, la plus jolie et la plus gentille petite créature qui fût jamais sortie d’un œuf enchanté. Elle était arrivée à pas muets, et montrait une figure délicate, une taille grêle, des yeux bleus ravissants de modestie, des tempes fraîches et pures. Une naïade ingénue, qui s’échappe de sa source, n’est pas plus timide, plus blanche ni plus naïve. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges d’obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. À Paris seulement se rencontrent ces créatures au visage candide qui cachent la dépravation la plus profonde, les vices les plus raffinés, sous un front aussi doux, aussi tendre que la fleur d’une marguerite. Trompés d’abord par les célestes promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune fille, Émile et Raphaël acceptèrent le café qu’elle leur versa dans les tasses présentées par Aquilina, et se mirent à la questionner. Elle acheva de transfigurer aux yeux des deux poètes, par une sinistre allégorie, je ne sais quelle face de la vie humaine, en opposant à l’expression rude et passionnée de son imposante compagne le portrait de cette corruption froide, voluptueusement cruelle, assez étourdie pour commettre un crime, assez forte pour en rire; espèce de démon sans cœur, qui punit les âmes riches et tendres de ressentir les émotions dont il est privé, qui trouve toujours une grimace d’amour à vendre, des larmes pour le convoi de sa victime, et de la joie le soir pour en lire le testament. Un poète eût admiré la belle Aquilina; le monde entier devait fuir la touchante Euphrasie: l’une était l’âme du vice, l’autre le vice sans âme.
– Je voudrais bien savoir, dit Émile à cette jolie créature, si parfois tu songes à l’avenir.
– L’avenir! répondit-elle en riant. Qu’appelez-vous l’avenir? Pourquoi penserais-je à ce qui n’existe pas encore? Je ne regarde jamais ni en arrière ni en avant de moi. N’est-ce pas déjà trop que de m’occuper d’une journée à la fois? D’ailleurs, l’avenir, nous le connaissons, c’est l’hôpital.
– Comment peux-tu voir d’ici l’hôpital et ne pas éviter d’y aller? s’écria Raphaël.
– Qu’a donc l’hôpital de si effrayant? demanda la terrible Aquilina. Quand nous ne sommes ni mères ni épouses, quand la vieillesse nous met des bas noirs aux jambes et des rides au front, flétrit tout ce qu’il y a de femme en nous et sèche la joie dans les regards de nos amis, de quoi pourrions-nous avoir besoin? Vous ne voyez plus alors en nous, de notre parure, que sa fange primitive, qui marche sur deux pattes, froide, sèche, décomposée, et va produisant un bruissement de feuilles mortes. Les plus jolis chiffons nous deviennent des haillons, l’ambre qui réjouissait le boudoir prend une odeur de mort et sent le squelette; puis, s’il se trouve un cœur dans cette boue, vous y insultez tous, vous ne nous permettez même pas un souvenir. Ainsi, que nous soyons, à cette époque de la vie, dans un riche hôtel à soigner des chiens, ou dans un hôpital à trier des guenilles, notre existence n’est-elle pas exactement la même? Cacher nos cheveux blancs sous un mouchoir à carreaux rouges et bleus ou sous des dentelles, balayer les rues avec du bouleau ou les marches des Tuileries avec du satin, être assises à des foyers dorés ou nous chauffer à des cendres dans un pot de terre rouge, assister au spectacle de la Grève, ou aller à l’Opéra, y a-t-il donc là tant de différence?
– Aquilina mia, jamais tu n’as eu tant de raison au milieu de tes désespoirs, reprit Euphrasie. Oui, les cachemires, les vélins, les parfums, l’or, la soie, le luxe, tout ce qui brille, tout ce qui plaît ne va bien qu’à la jeunesse. Le temps seul pourrait avoir raison contre nos folies, mais le bonheur nous absout. Vous riez de ce que je dis, s’écria-t-elle en lançant un sourire venimeux aux deux amis; n’ai-je pas raison? J’aime mieux mourir de plaisir que de maladie. Je n’ai ni la manie de la perpétuité ni grand respect pour l’espèce humaine à voir ce que Dieu en fait! Donnez-moi des millions, je les mangerai; je ne voudrais pas garder un centime pour l’année prochaine. Vivre pour plaire et régner, tel est l’arrêt que prononce chaque battement de mon cœur. La société m’approuve; ne fournit-elle pas sans cesse à mes dissipations? Pourquoi le bon Dieu me fait-il tous les matins la rente de ce que je dépense tous les soirs? pourquoi nous bâtissez-vous des hôpitaux? Comme il ne nous a pas mis entre le bien et le mal pour choisir ce qui nous blesse ou nous ennuie, je serais bien sotte de ne pas m’amuser.
– Et les autres? dit Émile.
– Les autres? Eh! bien, qu’ils s’arrangent! J’aime mieux rire de leurs souffrances que d’avoir à pleurer sur les miennes. Je défie un homme de me causer la moindre peine.
– Qu’as-tu donc souffert pour penser ainsi? demanda Raphaël.
– J’ai été quittée pour un héritage, moi! dit-elle en prenant une pose qui fit ressortir toutes ses séductions. Et cependant j’avais passé les nuits et les jours à travailler pour nourrir mon amant. Je ne veux plus être la dupe d’aucun sourire, d’aucune promesse, et je prétends faire de mon existence une longue partie de plaisir.
– Mais, s’écria Raphaël, le bonheur ne vient-il donc pas de l’âme?
– Eh! bien, reprit Aquilina, n’est-ce rien que de se voir admirée, flattée, de triompher de toutes les femmes, même des plus vertueuses, en les écrasant par notre beauté, par notre richesse? D’ailleurs nous vivons plus en un jour qu’une bonne bourgeoise en dix ans, et alors tout est jugé.
– Une femme sans vertu n’est-elle pas odieuse? dit Émile à Raphaël.
Euphrasie leur lança un regard de vipère, et répondit avec un inimitable accent d’ironie: – La vertu! nous la laissons aux laides et aux bossues. Que seraient-elles sans cela, les pauvres femmes?
– Allons, tais-toi, s’écria Émile, ne parle point de ce que tu ne connais pas.
– Ah! je ne la connais pas! reprit Euphrasie. Se donner pendant toute la vie à un être détesté, savoir élever des enfants qui vous abandonnent, et leur dire: Merci! quand ils vous frappent au cœur; voilà les vertus que vous ordonnez à la femme. Encore, pour la récompenser de son abnégation, venez-vous lui imposer des souffrances en cherchant à la séduire; si elle résiste, vous la compromettez. Jolie vie! Autant rester libres, aimer ceux qui nous plaisent et mourir jeunes.
– Ne crains-tu pas de payer tout cela un jour?
– Eh! bien, répondit-elle, au lieu d’entremêler mes plaisirs de chagrins, ma vie sera coupée en deux parts: une jeunesse certainement joyeuse, et je ne sais quelle vieillesse incertaine pendant laquelle je souffrirai tout à mon aise.
– Elle n’a pas aimé, dit Aquilina d’un son de voix profond. Elle n’a jamais fait cent lieues pour aller dévorer avec mille délices un regard et un refus; elle n’a point attaché sa vie à un cheveu, ni essayé de poignarder plusieurs hommes pour sauver son souverain, son seigneur, son dieu. Pour elle, l’amour était un joli colonel.
– Hé! hé! La Rochelle, répondit Euphrasie, l’amour est comme le vent, nous ne savons d’où il vient. D’ailleurs, si tu avais été bien aimée par une bête, tu prendrais les gens d’esprit en horreur.
– Le Code nous défend d’aimer les bêtes, répliqua la grande Aquilina d’un accent ironique.
– Je te croyais plus indulgente pour les militaires, s’écria Euphrasie en riant.
– Sont-elles heureuses de pouvoir abdiquer ainsi leur raison! s’écria Raphaël.
– Heureuses! dit Aquilina souriant de pitié, de terreur, en jetant aux deux amis un horrible regard. Ah! vous ignorez ce que c’est que d’être condamnée au plaisir avec un mort dans le cœur.
Contempler en ce moment les salons, c’était avoir une vue anticipée du Pandémonium de Milton. Les flammes bleues du punch coloraient d’une teinte infernale les visages de ceux qui pouvaient boire encore. Des danses folles, animées par une sauvage énergie, excitaient des rires et des cris qui éclataient comme les détonations d’un feu d’artifice. Jonchés de morts et de mourants, le boudoir et un petit salon offraient l’image d’un champ de bataille. L’atmosphère était chaude de vin, de plaisirs et de paroles. L’ivresse, l’amour, le délire, l’oubli du monde étaient dans les cœurs, sur les visages, écrits sur les tapis, exprimés par le désordre, et jetaient sur tous les regards de légers voiles qui faisaient voir dans l’air des vapeurs enivrantes. Il s’était ému, comme dans les bandes lumineuses tracées par un rayon de soleil, une poussière brillante à travers laquelle se jouaient les formes les plus capricieuses, les luttes les plus grotesques. Çà et là, des groupes de figures enlacées se confondaient avec les marbres blancs, nobles chefs-d’œuvre de la sculpture qui ornaient les appartements. Quoique les deux amis conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse dans les idées et dans leurs organes, un dernier frémissement, simulacre imparfait de la vie, il leur était impossible de reconnaître ce qu’il y avait de réel dans les fantaisies bizarres, de possible dans les tableaux surnaturels qui passaient incessamment devant leurs yeux lassés. Le ciel étouffant de nos rêves, l’ardente suavité que contractent les figures dans nos visions, surtout je ne sais quelle agilité chargée de chaînes, enfin les phénomènes les plus inaccoutumés du sommeil, les assaillaient si vivement, qu’ils prirent les jeux de cette débauche pour les caprices d’un cauchemar où le mouvement est sans bruit, où les cris sont perdus pour l’oreille. En ce moment le valet de chambre de confiance réussit, non sans peine, à attirer son maître dans l’antichambre, et lui dit à l’oreille: – Monsieur, tous les voisins sont aux fenêtres et se plaignent du tapage.
– S’ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pas faire mettre de la paille devant leurs portes? s’écria Taillefer.
Raphaël laissa tout à coup échapper un éclat de rire si brusquement intempestif, que son ami lui demanda compte d’une joie aussi brutale.
– Tu me comprendrais difficilement, répondit-il. D’abord, il faudrait t’avouer que vous m’avez arrêté sur le quai Voltaire, au moment où j’allais me jeter dans la Seine, et tu voudrais sans doute connaître les motifs de ma mort. Mais quand j’ajouterais que par un hasard presque fabuleux, les ruines les plus poétiques du monde matériel venaient alors de se résumer à mes yeux par une traduction symbolique de la sagesse humaine; tandis qu’en ce moment les débris de tous les trésors intellectuels dont nous avons fait à table un si cruel pillage aboutissent à ces deux femmes, images vives et originales de la folie, et que notre profonde insouciance des hommes et des choses a servi de transition aux tableaux fortement colorés de deux systèmes d’existence si diamétralement opposés, en seras-tu plus instruit? Si tu n’étais pas ivre, tu y verrais peut-être un traité de philosophie.
– Si tu n’avais pas les deux pieds sur cette ravissante Aquilina dont les ronflements ont je ne sais quelle analogie avec le rugissement d’un orage près d’éclater, reprit Émile, qui lui-même s’amusait à rouler et à dérouler les cheveux d’Euphrasie, sans trop avoir la conscience de cette innocente occupation, tu rougirais de ton ivresse et de ton bavardage. Tes deux systèmes peuvent entrer dans une seule phrase et se réduisent à une pensée. La vie simple et mécanique conduit à quelque sagesse insensée en étouffant notre intelligence par le travail; tandis que la vie passée dans le vide des abstractions ou dans les abîmes du monde moral mène à quelque folle sagesse. En un mot, tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions, voilà notre arrêt. Encore, cette sentence lutte-t-elle avec les tempéraments que nous a donnés le rude goguenard à qui nous devons le patron de toutes les créatures.
– Imbécile! s’écria Raphaël en l’interrompant. Continue à t’abréger ainsi, tu feras des volumes! Si j’avais eu la prétention de formuler proprement ces deux idées, je t’aurais dis que l’homme se corrompt par l’exercice de la raison et se purifie par l’ignorance. C’est faire le procès aux sociétés! Mais que nous vivions avec les sages ou que nous périssions avec les fous, le résultat n’est-il pas tôt ou tard le même? Aussi, le grand abstracteur de quintessence a-t-il jadis exprimé ces deux systèmes en deux mots: CARYMARY, CARYMARA.
– Tu me fais douter de la puissance de Dieu, car tu es plus bête qu’il n’est puissant, répliqua Émile. Notre cher Rabelais a résolu cette philosophie par un mot plus bref que Carymary, Caryrama; c’est peut-être, d’où Montaigne a pris son Que sais-je? Encore ces derniers mots de la science morale ne sont-ils guère que l’exclamation de Pyrrhon restant entre le bien et le mal, comme l’âne de Buridan entre deux mesures d’avoine. Mais laissons là cette éternelle discussion qui aboutit aujourd’hui à oui et non. Quelle expérience voulais-tu donc faire en te jetant dans la Seine? étais-tu jaloux de la machine hydraulique du pont Notre-Dame?
– Ah! si ta connaissais ma vie.
– Ah! s’écria Émile, je ne te croyais pas si vulgaire; la phrase est usée. Ne sais-tu pas que nous avons tous la prétention de souffrir beaucoup plus que les autres?
– Ah! s’écria Raphaël.
– Mais tu es bouffon avec ton ah! Voyons; une maladie d’âme ou de corps t’oblige-t-elle de ramener tous les matins, par une contraction de tes muscles, les chevaux qui le soir doivent t’écarteler, comme jadis le fit Damiens? As-tu mangé ton chien tout cru, sans sel, dans ta mansarde? Tes enfants t’ont-ils jamais dit: J’ai faim? As-tu vendu les cheveux de ta maîtresse pour aller au jeu? As-tu été payer à un faux domicile une fausse lettre de change, tirée sur un faux oncle, avec la crainte d’arriver trop tard? Voyons, j’écoute. Si tu te jetais à l’eau pour une femme, pour un protêt, ou par ennui, je te renie. Confesse-toi, ne mens pas; je ne te demande point de mémoires historiques. Surtout, sois aussi bref que ton ivresse te le permettra: je suis exigeant comme un lecteur, et prêt à dormir comme une femme qui lit ses vêpres.
– Pauvre sot! dit Raphaël. Depuis quand les douleurs ne sont-elles plus en raison de la sensibilité? Lorsque nous arriverons au degré de science qui nous permettra de faire une histoire naturelle des cœurs, de les nommer, de les classer en genres, en sous-genres, en familles, en crustacés, en fossiles, en sauriens, en microscopiques, en… que sais-je? alors, mon bon ami, ce sera chose prouvée qu’il en existe de tendres, de délicats, comme des fleurs, et qui doivent se briser comme elles par de légers froissements auxquels certains cœurs minéraux ne sont même pas sensibles.
– Oh! de grâce, épargne-moi ta préface, dit Émile d’un air moitié riant moitié piteux, en prenant la main de Raphaël..
LA FEMME SANS CŒUR
Après être resté silencieux pendant un moment, Raphaël dit en laissant échapper un geste d’insouciance: – Je ne sais en vérité s’il ne faut pas attribuer aux fumées du vin et du punch l’espèce de lucidité qui me permet d’embrasser en cet instant toute ma vie comme un même tableau, où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-teintes sont fidèlement rendues. Ce jeu poétique de mon imagination ne m’étonnerait pas, s’il n’était accompagné d’une sorte de dédain pour mes souffrances et pour mes joies passées. Vue à distance, ma vie est comme rétrécie par un phénomène moral. Cette longue et lente douleur qui a duré dix ans peut aujourd’hui se reproduire par quelques phrases dans lesquelles la douleur ne sera plus qu’une pensée, et le plaisir une réflexion philosophique. Je juge, au lieu de sentir.
– Tu es ennuyeux comme un amendement, s’écria Émile.
– C’est possible, reprit Raphaël sans murmurer. Aussi, pour ne pas abuser de tes oreilles, te ferai-je grâce des dix-sept premières années de ma vie. Jusque-là, j’ai vécu comme toi, comme mille autres, de cette vie de collége ou de lycée, dont maintenant nous nous rappelons tous avec tant de délices les malheurs fictifs et les joies réelles, à laquelle notre gastronomie blasée redemande les légumes du vendredi, tant que nous ne les avons pas goûtés de nouveau: belle vie dont nous méprisons les travaux, qui cependant nous ont appris le travail…
– Arrive au drame, dit Émile d’un air moitié comique et moitié plaintif.
– Quand je sortis du collége, reprit Raphaël en réclamant par un geste le droit de continuer, mon père m’astreignit à une discipline sévère, il me logea dans une chambre contiguë à son cabinet; je me couchais dès neuf heures du soir et me levais à cinq heures du matin; il voulait que je fisse mon droit en conscience, j’allais en même temps à l’École et chez un avoué; mais les lois du temps et de l’espace étaient si sévèrement appliquées à mes courses, à mes travaux, et mon père me demandait en dînant un compte si rigoureux de…
– Qu’est-ce que cela me fait? dit Émile.
– Eh! que le diable t’emporte, répondit Raphaël. Comment pourras-tu concevoir mes sentiments si je ne te raconte les faits imperceptibles qui influèrent sur mon âme, la façonnèrent à la crainte et me laissèrent long-temps dans la naïveté primitive du jeune homme? Ainsi, jusqu’à vingt et un ans, j’ai été courbé sous un despotisme aussi froid que celui d’une règle monacale. Pour te révéler les tristesses de ma vie, il suffira peut-être de te dépeindre mon père: un grand homme sec et mince, le visage en lame de couteau, le teint pâle, à parole brève, taquin comme une vieille fille, méticuleux comme un chef de bureau. Sa paternité planait au-dessus de mes lutines et joyeuses pensées, et les enfermait comme sous un dôme de plomb. Si je voulais lui manifester un sentiment doux et tendre, il me recevait en enfant qui va dire une sottise. Je le redoutais bien plus que nous ne craignions naguère nos maîtres d’étude. J’avais toujours huit ans pour lui. Je crois encore le voir devant moi: dans sa redingote marron, où il se tenait droit comme un siége pascal, il avait l’air d’un hareng saur enveloppé dans la couverture rougeâtre d’un pamphlet. Cependant j’aimais mon père, au fond il était juste. Peut-être ne haïssons-nous pas la sévérité quand elle est justifiée par un grand caractère, par des mœurs pures, et qu’elle est adroitement entremêlée de bonté. Si mon père ne me quitta jamais, si jusqu’à l’âge de vingt ans, il ne laissa pas dix francs à ma disposition, dix coquins, dix libertins de francs, trésor immense dont la possession vainement enviée me faisait rêver d’ineffables délices, il cherchait du moins à me procurer quelques distractions. Après m’avoir promis un plaisir pendant des mois entiers, il me conduisait aux Bouffons, à un concert, à un bal, où j’espérais rencontrer une maîtresse. Une maîtresse! c’était pour moi l’indépendance. Mais honteux et timide, ne sachant point l’idiome des salons et n’y connaissant personne, j’en revenais le cœur toujours aussi neuf et tout aussi gonflé de désirs. Puis le lendemain, bridé comme un cheval d’escadron par mon père, dès le matin je retournais chez un avoué, au Droit, au Palais. Vouloir m’écarter de la route uniforme qu’il m’avait tracée, c’eût été m’exposer à sa colère; il m’avait menacé de m’embarquer à ma première faute, en qualité de mousse, pour les Antilles. Aussi me prenait-il un horrible frisson quand par hasard j’osais m’aventurer, pendant une heure ou deux, dans quelque partie de plaisir. Figure-toi l’imagination la plus vagabonde, le cœur le plus amoureux, l’âme la plus tendre, l’esprit le plus poétique, sans cesse en présence de l’homme le plus caillouteux le plus atrabilaire, le plus froid du monde; enfin marie une jeune fille à un squelette, et tu comprendras l’existence dont tu m’interdis de te développer les scènes curieuses: projets de fuite évanouis à l’aspect de mon père, désespoirs calmés par le sommeil, désirs comprimés, sombres mélancolies dissipées par la musique. J’exhalais mon malheur en mélodies. Beethoven ou Mozart furent souvent mes discrets confidents. Aujourd’hui je souris en me souvenant de tous les préjugés qui troublaient ma conscience à cette époque d’innocence et de vertu: si j’avais mis le pied chez un restaurateur, je me serais cru ruiné; mon imagination me faisait considérer un café comme un lieu de débauche, où les hommes se perdaient d’honneur et engageaient leur fortune; quant à risquer de l’argent au jeu, il aurait fallu en avoir. Oh! quand je devrais t’endormir, je veux te raconter l’une des plus terribles joies de ma vie, une de ces joies armées de grilles et qui s’enfoncent dans notre cœur comme un fer chaud sur l’épaule d’un forçat. J’étais au bal chez le duc de Navarreins, cousin de mon père. Mais pour que tu puisses parfaitement comprendre ma position, apprends que j’avais un habit râpé, des souliers mal faits, une cravate de cocher et des gants déjà portés. Je me mis dans un coin afin de pouvoir tout à mon aise prendre des glaces et contempler les jolies femmes. Mon père m’aperçut. Par une raison que je n’ai jamais devinée, tant cet acte de confiance m’abasourdit, il me donna sa bourse et ses clefs à garder. À dix pas de moi quelques hommes jouaient. J’entendais frétiller l’or. J’avais vingt ans, je souhaitais passer une journée entière plongé dans les crimes de mon âge. C’était un libertinage d’esprit dont nous ne trouverions l’analogue ni dans les caprices de courtisane, ni dans les songes des jeunes filles. Depuis un an je me rêvais bien mis, en voiture, ayant une belle femme à mes côtés, tranchant du seigneur, dînant chez Véry, allant le soir au spectacle, décidé à ne revenir que le lendemain chez mon père, mais armé contre lui d’une aventure plus intriguée que ne l’est le Mariage de Figaro, et dont il lui aurait été impossible de se dépêtrer. J’avais estimé toute cette joie cinquante écus. N’étais-je pas encore sous le charme naïf de l’école buissonnière? J’allai donc dans un boudoir où, seul, les yeux cuisants, les doigts tremblants, je comptai l’argent de mon père: cent écus! Évoquées par cette somme, les joies de mon escapade apparurent devant moi, dansant comme les sorcières de Macbeth autour de leur chaudière, mais alléchantes, frémissantes, délicieuses! Je devins un coquin déterminé. Sans écouter ni les tintements de mon oreille, ni les battements précipités de mon cœur, je pris deux pièces de vingt francs que je vois encore! Leurs millésimes étaient effacés et la figure de Bonaparte y grimaçait. Après avoir mis la bourse dans ma poche, je revins vers une table de jeu en tenant les deux pièces d’or dans la paume humide de ma main, et je rôdai autour des joueurs comme un émouchet au-dessus d’un poulailler. En proie à des angoisses inexprimables, je jetai soudain un regard translucide autour de moi. Certain de n’être aperçu par aucune personne de connaissance, je pariai pour un petit homme gras et réjoui, sur la tête duquel j’accumulai plus de prières et de vœux qu’il ne s’en fait en mer pendant trois tempêtes. Puis, avec un instinct de scélératesse ou de machiavélisme surprenant à mon âge, j’allai me planter près d’une porte, regardant à travers les salons sans y rien voir. Mon âme et mes yeux voltigeaient autour du fatal tapis vert. De cette soirée date la première observation physiologique à laquelle j’ai dû cette espèce de pénétration qui m’a permis de saisir quelques mystères de notre double nature. Je tournais le dos à la table où se disputait mon futur bonheur, bonheur d’autant plus profond peut-être qu’il était criminel; entre les deux joueurs et moi, il se trouvait une haie d’hommes, épaisse de quatre ou cinq rangées de causeurs; le bourdonnement des voix empêchait de distinguer le son de l’or qui se mêlait au bruit de l’orchestre; malgré tous ces obstacles, par un privilége accordé aux passions et qui leur donne le pouvoir d’anéantir l’espace et le temps, j’entendais distinctement les paroles des deux joueurs, je connaissais leurs points, je savais celui des deux qui retournait le roi comme si j’eusse vu les cartes; enfin à dix pas du jeu, je pâlissais de ses caprices. Mon père passa devant moi tout à coup, je compris alors cette parole de l’écriture: L’esprit de Dieu passa devant sa face! J’avais gagné. À travers le tourbillon d’hommes qui gravitait autour des joueurs, j’accourus à la table en m’y glissant avec la dextérité d’une anguille qui s’échappe par la maille rompue d’un filet. De douloureuses, mes fibres devinrent joyeuses. J’étais comme un condamné qui, marchant au supplice, a rencontré le roi. Par hasard, un homme décoré réclama quarante francs qui manquaient. Je fus soupçonné par des yeux inquiets, je pâlis et des gouttes de sueur sillonnèrent mon front. Le crime d’avoir volé mon père me parut bien vengé. Le bon gros petit homme dit alors d’une voix certainement angélique: « Tous ces messieurs avaient mis, » et paya les quarante francs. Je relevai mon front et jetai des regards triomphants sur les joueurs. Après avoir réintégré dans la bourse de mon père l’or que j’y avais pris, je laissai mon gain à ce digne et honnête monsieur qui continua de gagner. Dès que je me vis possesseur de cent soixante francs, je les enveloppai dans mon mouchoir de manière à ce qu’ils ne pussent ni remuer ni sonner pendant notre retour au logis, et ne jouai plus. – Que faisiez-vous au jeu! me dit mon père en entrant dans le fiacre. – Je regardais, répondis-je en tremblant. – Mais, reprit mon père, il n’y aurait eu rien d’extraordinaire à ce que vous eussiez été forcé par amour-propre à mettre quelque argent sur le tapis. Aux yeux des gens du monde, vous paraissez assez âgé pour avoir le droit de commettre des sottises. Aussi vous excuserais-je, Raphaël, si vous vous étiez servi de ma bourse… Je ne répondis rien. Quand nous fûmes de retour, je rendis à mon père ses clefs et son argent. En rentrant dans sa chambre, il vida la bourse sur sa cheminée, compta l’or, se tourna vers moi d’un air assez gracieux, et me dit en séparant chaque phrase par une pause plus ou moins longue et significative: – Mon fils, vous avez bientôt vingt ans. Je suis content de vous. Il vous faut une pension, ne fût-ce que pour vous apprendre à économiser, à connaître les choses de la vie. Dès ce soir, je vous donnerai cent francs par mois. Vous disposerez de votre argent comme il vous plaira. Voici le premier trimestre de cette année, ajouta-t-il en caressant une pile d’or, comme pour vérifier la somme. J’avoue que je fus prêt à me jeter à ses pieds, à lui déclarer que j’étais un brigand, un infâme, et.. pis que cela, un menteur! La honte me retint. J’allais l’embrasser, il me repoussa faiblement. – Maintenant, tu es un homme, mon enfant, me dit-il. Ce que je fais est une chose simple et juste dont tu ne dois pas me remercier. Si j’ai droit à votre reconnaissance, Raphaël, reprit-il d’un ton doux mais plein de dignité, c’est pour avoir préservé votre jeunesse des malheurs qui dévorent tous les jeunes gens, à Paris. Désormais, nous serons deux amis. Vous deviendrez, dans un an, docteur en droit. Vous avez, non sans quelques déplaisirs et certaines privations, acquis les connaissances solides et l’amour du travail si nécessaires aux hommes appelés à manier les affaires. Apprenez, Raphaël, à me connaître. Je ne veux faire de vous ni un avocat, ni un notaire, mais un homme d’état qui puisse devenir la gloire de notre pauvre maison. À demain! ajouta-t-il en me renvoyant par un geste mystérieux. Dès ce jour, mon père m’initia franchement à ses projets. J’étais fils unique et j’avais perdu ma mère depuis dix ans. Autrefois, peu flatté d’avoir le droit de labourer la terre l’épée au côté, mon père, chef d’une maison historique à peu près oubliée en Auvergne, vint à Paris pour y tenter le diable. Doué de cette finesse qui rend les hommes du midi de la France si supérieurs quand elle se trouve accompagnée d’énergie, il était parvenu sans grand appui à prendre position au cœur même du pouvoir. La révolution renversa bientôt sa fortune; mais il avait su épouser l’héritière d’une grande maison, et s’était vu sous l’empire au moment de restituer à notre famille son ancienne splendeur. La restauration, qui rendit à ma mère des biens considérables, ruina mon père. Ayant jadis acheté plusieurs terres données par l’empereur à ses généraux et situées en pays étranger, il luttait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates, avec les tribunaux prussiens et bavarois pour se maintenir dans la possession contestée de ces malheureuses dotations. Mon père me jeta dans le labyrinthe inextricable de ce vaste procès d’où dépendait notre avenir. Nous pouvions être condamnés à restituer les revenus par lui perçus, ainsi que le prix de certaines coupes de bois faites de 1814 à 1817; dans ce cas, le bien de ma mère suffisait à peine pour sauver l’honneur de notre nom. Ainsi, le jour où mon père parut en quelque sorte m’avoir émancipé, je tombai sous le joug le plus odieux. Je dus combattre comme sur un champ de bataille, travailler nuit et jour, aller voir des hommes d’état, tâcher de surprendre leur religion, tenter de les intéresser à notre affaire, les séduire, eux, leurs femmes, leurs valets, leurs chiens, et déguiser cet horrible métier sous des formes élégantes, sous d’agréables plaisanteries. Je compris tous les chagrins dont l’empreinte flétrissait la figure de mon père. Pendant une année environ, je menai donc en apparence la vie d’un homme du monde; mais cette dissipation et mon empressement à me lier avec des parents en faveur ou avec des gens qui pouvaient nous être utiles, cachaient d’immenses travaux. Mes divertissements étaient encore des plaidoiries, et mes conversations des mémoires. Jusque-là, j’avais été vertueux par l’impossibilité de me livrer à mes passions de jeune homme; mais craignant alors de causer la ruine de mon père ou la mienne par une négligence, je devins mon propre despote, et n’osai me permettre ni un plaisir ni une dépense. Lorsque nous sommes jeunes, quand, à force de froissements, les hommes et les choses ne nous ont point encore enlevé cette délicate fleur de sentiment, cette verdeur de pensée, cette noble pureté de conscience qui ne nous laisse jamais transiger avec le mal, nous sentons vivement nos devoirs; notre honneur parle haut et se fait écouter; nous sommes francs et sans détour: ainsi étais-je alors. Je voulus justifier la confiance de mon père. Naguère, je lui aurais dérobé délicieusement une chétive somme; mais portant avec lui le fardeau de ses affaires, de son nom, de sa maison, je lui eusse donné secrètement mes biens, mes espérances, comme je lui sacrifiais mes plaisirs; heureux même de mon sacrifice! Aussi, quand monsieur de Villèle exhuma, tout exprès pour nous, un décret impérial sur les déchéances, et nous eut ruinés, signai-je la vente de mes propriétés, n’en gardant qu’une île sans valeur, située au milieu de la Loire, et où se trouvait le tombeau de ma mère. Aujourd’hui, peut-être, les arguments, les détours, les discussions philosophiques, philanthropiques et politiques ne me manqueraient pas pour me dispenser de faire ce que mon avoué nommait une bêtise. Mais à vingt et un ans, nous sommes, je le répète, tout générosité, tout chaleur, tout amour. Les larmes que je vis dans les yeux de mon père furent alors pour moi la plus belle des fortunes, et le souvenir de ces larmes a souvent consolé ma misère. Dix mois après avoir payé ses créanciers, mon père mourut de chagrin. Il m’adorait et m’avait ruiné; cette idée le tua. En 1826, à l’âge de vingt-deux ans, vers la fin de l’automne, je suivis tout seul le convoi de mon premier ami, de mon père. Peu de jeunes gens se sont trouvés, seuls avec leurs pensées, derrière un corbillard, perdus dans Paris, sans avenir, sans fortune. Les orphelins recueillis par la charité publique ont au moins pour avenir le champ de bataille, pour père le gouvernement ou le procureur du roi, pour refuge un hospice. Moi, je n’avais rien! Trois mois après, un commissaire-priseur me remit onze cent douze francs, produit net et liquide de la succession paternelle. Des créanciers m’avaient obligé à vendre notre mobilier. Accoutumé dès ma jeunesse à donner une grande valeur aux objets de luxe dont j’étais entouré, je ne pus m’empêcher de marquer une sorte d’étonnement à l’aspect de ce reliquat exigu. « – Oh! me dit le commissaire-priseur, tout cela était bien rococo. » Mot épouvantable qui flétrissait toutes les religions de mon enfance et me dépouillait de mes premières illusions, les plus chères de toutes. Ma fortune se résumait par un bordereau de vente, mon avenir gisait dans un sac de toile qui contenait onze cent douze francs, la société m’apparaissait en la personne d’un huissier-priseur qui me parlait le chapeau sur la tête. Un valet de chambre qui me chérissait, et auquel ma mère avait jadis constitué quatre cents francs de rente viagère, Jonathas me dit en quittant la maison d’où j’étais si souvent sorti joyeusement en voiture pendant mon enfance: – Soyez bien économe, monsieur Raphaël! Il pleurait, le bon homme. Tels sont, mon cher Émile, les événements qui maîtrisèrent ma destinée, modifièrent mon âme, et me placèrent jeune encore dans la plus fausse de toutes les situations sociales. Des liens de famille, mais faibles, m’attachaient à quelques maisons riches dont l’accès m’eût été interdit par ma fierté, si le mépris et l’indifférence ne m’en eussent déjà fermé les portes. Quoique parent de personnes très-influentes et prodigues de leur protection pour des étrangers, je n’avais ni parents ni protecteurs. Sans cesse arrêtée dans ses expansions, mon âme s’était repliée sur elle-même: plein de franchise et de naturel, je devais paraître froid, dissimulé; le despotisme de mon père m’avait ôté toute confiance en moi; j’étais timide et gauche, je ne croyais pas que ma voix pût exercer le moindre empire, je me déplaisais, je me trouvais laid, j’avais honte de mon regard. Malgré la voix intérieure qui doit soutenir les hommes de talent dans leurs luttes, et qui me criait: Courage! marche! malgré les révélations soudaines de ma puissance dans la solitude, malgré l’espoir dont j’étais animé en comparant les ouvrages nouveaux admirés du public à ceux qui voltigeaient dans ma pensée, je doutais de moi comme un enfant. J’étais la proie d’une excessive ambition, je me croyais destiné à de grandes choses, et me sentais dans le néant. J’avais besoin des hommes, et je me trouvais sans amis; je devais me frayer une route dans le monde, et j’y restais seul, moins craintif que honteux. Pendant l’année où je fus jeté par mon père dans le tourbillon de la haute société, j’y vins avec un cœur neuf, avec une âme fraîche. Comme tous les grands enfants, j’aspirai secrètement à de belles amours. Je rencontrai parmi les jeunes gens de mon âge une secte de fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens, s’asseyant sans trembler près des femmes qui me semblaient les plus imposantes, débitant des impertinences, mâchant le bout de leurs cannes, minaudant, se prostituant à eux-mêmes les plus jolies personnes, mettant ou prétendant avoir mis leurs têtes sur tous les oreillers, ayant l’air d’être au refus du plaisir, considérant les plus vertueuses, les plus prudes comme de prise facile et pouvant être conquises à la simple parole, au moindre geste hardi, par le premier regard insolent! Je te le déclare, en mon âme et conscience, la conquête du pouvoir ou d’une grande renommée littéraire me paraissait un triomphe moins difficile à obtenir qu’un succès auprès d’une femme de haut rang, jeune, spirituelle et gracieuse. Je trouvai donc les troubles de mon cœur, mes sentiments, mes cultes en désaccord avec les maximes de la société. J’avais de la hardiesse, mais dans l’âme seulement, et non dans les manières. J’ai su plus tard que les femmes ne voulaient pas être mendiées. J’en ai beaucoup vu que j’adorais de loin, auxquelles je livrais un cœur à toute épreuve, une âme à déchirer, une énergie qui ne s’effrayait ni des sacrifices, ni des tortures; elles appartenaient à des sots dont je n’aurais pas voulu pour portiers. Combien de fois, muet, immobile, n’ai-je pas admiré la femme de mes rêves, surgissant dans un bal! Dévouant alors en pensée mon existence à des caresses éternelles, j’imprimais toutes mes espérances en un regard, et lui offrais dans mon extase un amour de jeune homme qui courait au-devant des tromperies. En certains moments, j’aurais donné ma vie pour une seule nuit. Eh bien! n’ayant jamais trouvé d’oreilles à qui confier mes propos passionnés, de regards où reposer les miens, de cœur pour mon cœur, j’ai vécu dans tous les tourments d’une impuissante énergie qui se dévorait elle-même, soit faute de hardiesse ou d’occasions, soit inexpérience. Peut-être ai-je désespéré de me faire comprendre, ou tremblé d’être trop compris. Et cependant j’avais un orage tout prêt à chaque regard poli que l’on pouvait m’adresser. Malgré ma promptitude à prendre ce regard ou des mots en apparence affectueux comme de tendres engagements, je n’ai jamais osé ni parler ni me taire à propos. À force de sentiment ma parole était insignifiante, et mon silence était stupide. J’avais sans doute trop de naïveté pour une société factice qui vit aux lumières, et rend toutes ses pensées par des phrases convenues, ou des mots que dicte la mode. Puis je ne savais point parler en me taisant, ni me taire en parlant. Enfin, gardant en moi des feux qui me brûlaient, ayant une âme semblable à celles que les femmes souhaitent de rencontrer, en proie à cette exaltation dont elles sont avides, possédant l’énergie dont se vantent les sots, toutes les femmes m’ont été traîtreusement cruelles. Aussi, admirais-je naïvement les héros de coterie quand ils célébraient leurs triomphes, sans les soupçonner de mensonge. J’avais sans doute le tort de désirer un amour sur parole, de vouloir trouver grande et forte dans un cœur de femme frivole et légère, affamée de luxe, ivre de vanité, cette passion large, cet océan qui battait tempêtueusement dans mon cœur. Oh! se sentir né pour aimer, pour rendre une femme bien heureuse, et ne pas avoir trouvé même une courageuse et noble Marceline ou quelque vieille marquise! Porter des trésors dans une besace et ne pouvoir rencontrer personne, pas même une enfant, quelque jeune fille curieuse, pour les lui faire admirer. J’ai souvent voulu me tuer de désespoir.