Kitabı oku: «La Peau de chagrin», sayfa 7
Jusqu’à l’hiver dernier, ma vie fut la vie tranquille et studieuse dont j’ai tâché de te donner une faible image. Dans les premiers jours du mois de décembre 1829, je rencontrai Rastignac, qui, malgré le misérable état de mes vêtements, me donna le bras et s’enquit de ma fortune avec un intérêt vraiment fraternel. Pris à la glu de ses manières, je lui racontai brièvement et ma vie et mes espérances. Il se mit à rire, me traita tout à la fois d’homme de génie et de sot. Sa voix gasconne, son expérience du monde, l’opulence qu’il devait à son savoir-faire, agirent sur moi d’une manière irrésistible. Il me fit mourir à l’hôpital, méconnu comme un niais, conduisit mon propre convoi, me jeta dans le trou des pauvres. Il me parla de charlatanisme. Avec cette verve aimable qui le rend si séduisant, il me montra tous les hommes de génie comme des charlatans. Il me déclara que j’avais un sens de moins, une cause de mort, si je restais seul, rue des Cordiers. Selon lui, je devais aller dans le monde, égoïser adroitement, habituer les gens à prononcer mon nom et me dépouiller moi-même de l’humble monsieur qui messeyait à un grand homme de son vivant. – Les imbéciles, s’écria-t-il, nomment ce métier-là intriguer, les gens à morale le proscrivent sous le mot de vie dissipée; ne nous arrêtons pas aux hommes, interrogeons les résultats. Toi, tu travailles: eh! bien, tu ne feras jamais rien. Moi, je suis propre à tout et bon à rien, paresseux comme un homard: eh! bien, j’arriverai à tout. Je me répands, je me pousse, l’on me fait place: je me vante? l’on me croit. La dissipation, mon cher, est un système politique. La vie d’un homme occupé à manger sa fortune devient souvent une spéculation; il place ses capitaux en amis, en plaisirs, en protecteurs, en connaissances. Un négociant risquerait-il un million? pendant vingt ans il ne dort, ni ne boit, ni ne s’amuse; il couve son million, il le fait trotter par toute l’Europe; il s’ennuie, se donne à tous les démons que l’homme a inventés; puis une liquidation le laisse souvent sans un sou, sans un nom, sans un ami. Le dissipateur, lui, s’amuse à vivre, à faire courir ses chevaux. Si par hasard il perd ses capitaux, il a la chance d’être nommé receveur-général, de se bien marier, d’être attaché à un ministre, à un ambassadeur. Il a encore des amis, une réputation et toujours de l’argent. Connaissant les ressorts du monde, il les manœuvre à son profit. Ce système est-il logique, ou ne suis-je qu’un fou? N’est-ce pas là la moralité de la comédie qui se joue tous les jours dans le monde? Ton ouvrage est achevé, reprit-il après une pause, tu as un talent immense! Eh! bien, tu arrives au point de départ. Il faut maintenant faire ton succès toi-même, c’est plus sûr. Tu iras conclure des alliances avec les coteries, conquérir des prôneurs. Moi, je veux me mettre de moitié dans ta gloire: je serai le bijoutier qui aura monté les diamants de ta couronne. Pour commencer, dit-il, sois ici demain soir. Je te présenterai dans une maison où va tout Paris, notre Paris à nous, celui des beaux, des gens à millions, des célébrités, enfin des hommes enfin qui parlent d’or comme Chrysostome. Quand ils ont adopté un livre, le livre devient à la mode; s’il est réellement bon, ils ont donné quelque brevet de génie sans le savoir. Si tu as de l’esprit, mon cher enfant, tu feras toi-même la fortune de ta théorie en comprenant mieux la théorie de la fortune. Demain soir tu verras la belle comtesse Fœdora, la femme à la mode. – Je n’en ai jamais entendu parler. – Tu es un Cafre, dit Rastignac en riant. Ne pas connaître Fœdora! Une femme à marier qui possède près de quatre-vingt mille livres de rentes, qui ne veut de personne ou dont personne ne veut! Espèce de problème féminin, une Parisienne à moitié Russe, une Russe à moitié Parisienne! Une femme chez laquelle s’éditent toutes les productions romantiques qui ne paraissent pas, la plus belle femme de Paris, la plus gracieuse! Tu n’es même pas un Cafre, tu es la bête intermédiaire qui joint le Cafre à l’animal. Adieu, à demain. Il fit une pirouette et disparut sans attendre ma réponse, n’admettant pas qu’un homme raisonnable pût refuser d’être présenté à Fœdora. Comment expliquer la fascination d’un nom? FŒDORA me poursuivit comme une mauvaise pensée avec laquelle on cherche à transiger. Une voix me disait: Tu iras chez Fœdora. J’avais beau me débattre avec cette voix et lui crier qu’elle mentait, elle écrasait tous mes raisonnements avec ce nom: Fœdora. Mais ce nom, cette femme n’étaient-ils pas le symbole de tous mes désirs et le thème de ma vie? Le nom réveillait les poésies artificielles du monde, faisait briller les fêtes du haut Paris et les clinquants de la vanité; la femme m’apparaissait avec tous les problèmes de passion dont je m’étais affolé. Ce n’était peut-être ni la femme ni le nom, mais tous mes vices qui se dressaient debout dans mon âme pour me tenter de nouveau. La comtesse Fœdora, riche et sans amant, résistant à des séductions parisiennes, n’était-ce pas l’incarnation de mes espérances, de mes visions? Je me créai une femme, je la dessinai dans ma pensée, je la rêvai. Pendant la nuit je ne dormis pas, je devins son amant, je fis tenir en peu d’heures une vie entière, une vie d’amour; j’en savourai les fécondes, les brûlantes délices. Le lendemain, incapable de soutenir le supplice d’attendre longuement la soirée, j’allai louer un roman, et passai la journée à le lire, me mettant ainsi dans l’impossibilité de penser ni de mesurer le temps. Pendant ma lecture le nom de Fœdora retentissait en moi comme un son que l’on entend dans le lointain, qui ne vous trouble pas, mais qui se fait écouter. Je possédais heureusement encore un habit noir et un gilet blanc assez honorables; puis de toute ma fortune il me restait environ trente francs, que j’avais semés dans mes hardes, dans mes tiroirs, afin de mettre entre une pièce de cent sous et mes fantaisies la barrière épineuse d’une recherche et les hasards d’une circumnavigation dans ma chambre. Au moment de m’habiller, je poursuis mon trésor à travers un océan de papiers. La rareté du numéraire peut te faire concevoir ce que mes gants et mon fiacre emportèrent de richesses: ils mangèrent le pain de tout un mois. Hélas! nous ne manquons jamais d’argent pour nos caprices, nous ne discutons que le prix des choses utiles ou nécessaires. Nous jetons l’or avec insouciance à des danseuses, et nous marchandons un ouvrier dont la famille affamée attend le payement d’un mémoire. Combien de gens ont un habit de cent francs, un diamant à la pomme de leur canne, et dînent à vingt-cinq sous! Il semble que nous n’achetions jamais assez chèrement les plaisirs de la vanité. Rastignac, fidèle au rendez-vous, sourit de ma métamorphose et m’en plaisanta; mais, tout en allant chez la comtesse, il me donna de charitables conseils sur la manière de me conduire avec elle. Il me la peignit avare, vaine et défiante; mais avare avec faste, vaine avec simplicité, défiante avec bonhomie. – Tu connais mes engagements, me dit-il, et tu sais combien je perdrais à changer d’amour. En observant Fœdora j’étais désintéressé, de sang-froid, mes remarques doivent être justes. En pensant à te présenter chez elle, je songeais à ta fortune; ainsi prends garde à tout ce que tu lui diras: elle a une mémoire cruelle, elle est d’une adresse à désespérer un diplomate, elle saurait deviner le moment où il dit vrai; entre nous, je crois que son mariage n’est pas reconnu par l’empereur, car l’ambassadeur de Russie s’est mis à rire quand je lui ai parlé d’elle. Il ne la reçoit pas, et la salue fort légèrement quand il la rencontre au bois. Néanmoins elle est de la société de madame de Sérisy, va chez mesdames de Nucingen et de Restaud. En France sa réputation est intacte; la duchesse de Carigliano, la maréchale la plus collet-monté de toute la coterie bonapartiste, va souvent passer avec elle la belle saison à sa terre. Beaucoup de jeunes fats, le fils d’un pair de France, lui ont offert un nom en échange de sa fortune; elle les a tous poliment éconduits. Peut-être sa sensibilité ne commence-t-elle qu’au titre de comte! N’es-tu pas marquis? marche en avant si elle te plaît! Voilà ce que j’appelle donner des instructions. Cette plaisanterie me fit croire que Rastignac voulait rire et piquer ma curiosité, en sorte que ma passion improvisée était arrivée à son paroxysme quand nous nous arrêtâmes devant un péristyle orné de fleurs. En montant un vaste escalier tapissé, où je remarquai toutes les recherches du comfort anglais, le cœur me battit; j’en rougissais: je démentais mon origine, mes sentiments, ma fierté, j’étais sottement bourgeois. Hélas! je sortais d’une mansarde, après trois années de pauvreté, sans savoir encore mettre au-dessus des bagatelles de la vie ces trésors acquis, ces immenses capitaux intellectuels qui vous enrichissent en un moment quand le pouvoir tombe entre vos mains sans vous écraser, parce que l’étude vous a formé d’avance aux luttes politiques. J’aperçus une femme d’environ vingt-deux ans, de moyenne taille, vêtue de blanc, entourée d’un cercle d’hommes, mollement couchée sur une ottomane, et tenant à la main un écran de plumes. En voyant entrer Rastignac, elle se leva, vint à nous, sourit avec grâce, me fit d’une voix mélodieuse un compliquent sans doute apprêté. Notre ami m’avait annoncé comme un homme de talent, et son adresse, son emphase gasconne me procurèrent un accueil flatteur. Je fus l’objet d’une attention particulière qui me rendit confus; mais Rastignac avait heureusement parlé de ma modestie. Je rencontrai là des savants, des gens de lettres, d’anciens ministres, des pairs de France. La conversation reprit son cours quelque temps après mon arrivée, et, sentant que j’avais une réputation à soutenir, je me rassurai; puis, sans abuser de la parole quand elle m’était accordée, je tâchai de résumer les discussions par des mots plus ou moins incisifs, profonds ou spirituels. Je produisis quelque sensation: pour la millième fois de sa vie Rastignac fut prophète. Quand il y eut assez de monde pour que chacun retrouvât sa liberté, mon introducteur me donna le bras, et nous nous promenâmes dans les appartements. – N’aie pas l’air d’être trop émerveillé de la princesse, me dit-il, elle devinerait le motif de ta visite. Les salons étaient meublés avec un goût exquis. J’y vis des tableaux de choix. Chaque pièce avait, comme chez les Anglais les plus opulents, son caractère particulier: la tenture de soie, les agréments, la forme des meubles, le moindre décor, s’harmoniaient avec une pensée première. Dans un boudoir gothique dont les portes étaient cachées par des rideaux en tapisserie, les encadrements de l’étoffe, la pendule, les dessins du tapis, étaient gothiques: le plafond, formé de solives brunes sculptées, présentait à l’œil des caissons pleins de grâce et d’originalité; les boiseries étaient artistement travaillées; rien ne détruisait l’ensemble de cette jolie décoration, pas même les croisées, dont les vitraux étaient coloriés et précieux. Je fus surpris à l’aspect d’un petit salon moderne, où je ne sais quel artiste avait épuisé la science de notre décor, si léger, si frais, si suave, sans éclat, sobre de dorures. C’était amoureux et vague comme une ballade allemande, un vrai réduit taillé pour une passion de 1827, embaumé par des jardinières pleines de fleurs rares. Après ce salon, j’aperçus en enfilade une pièce dorée où revivait le goût du siècle de Louis XIV, qui, opposé à nos peintures actuelles, produisait un bizarre mais agréable contraste. – Tu seras assez bien logé, me dit Rastignac avec un sourire où perçait une légère ironie. N’est-ce pas séduisant? ajouta-t-il en s’asseyant. Tout à coup il se leva, me prit par la main, me conduisit à la chambre à coucher, et me montra sous un dais de mousseline et de moire blanches un lit voluptueux doucement éclairé, le vrai lit d’une jeune fée fiancée à un génie. – N’y a-t-il pas, s’écria-t-il à voix basse, de l’impudeur, de l’insolence et de la coquetterie outre mesure, à nous laisser contempler ce trône de l’amour? Ne se donner à personne, et permettre à tout le monde de mettre là sa carte! si j’étais libre, je voudrais voir cette femme soumise et pleurant à ma porte. – Es-tu donc si certain de sa vertu? – Les plus audacieux de nos maîtres, et même les plus habiles, avouent avoir échoué près d’elle, l’aiment encore et sont ses amis dévoués. Cette femme n’est-elle pas une énigme? Ces paroles excitèrent en moi une sorte d’ivresse, ma jalousie craignait déjà le passé. Tressaillant d’aise, je revins précipitamment dans le salon où j’avais laissé la comtesse, que je rencontrai dans le boudoir gothique. Elle m’arrêta par un sourire, me fit asseoir près d’elle, me questionna sur mes travaux, et sembla s’y intéresser vivement, surtout quand je lui traduisis mon système en plaisanteries au lieu de prendre le langage d’un professeur pour le lui développer doctoralement. Elle parut s’amuser beaucoup en apprenant que la volonté humaine était une force matérielle semblable à la vapeur; que, dans le monde moral, rien ne résistait à cette puissance quand un homme s’habituait à la concentrer, à en manier la somme, à diriger constamment sur les âmes la projection de cette masse fluide; que cet homme pouvait à son gré tout modifier relativement à l’humanité, même les lois les plus absolues de la nature. Ses objections me révélèrent en elle une certaine finesse d’esprit. Je me complus à lui donner raison pendant quelques moments pour la flatter, et je détruisis ses raisonnements de femme par un mot, en attirant son attention sur un fait journalier dans la vie, le sommeil, fait vulgaire en apparence, mais au fond plein de problèmes insolubles pour le savant. Je piquai sa curiosité. Elle resta même un instant silencieuse quand je lui dis que nos idées étaient des êtres organisés, complets, qui vivaient dans un monde invisible, et influaient sur nos destinées, en lui citant pour preuves les pensées de Descartes, de Diderot, de Napoléon, qui avaient conduit, qui conduisaient encore tout un siècle. J’eus l’honneur de l’amuser. Elle me quitta en m’invitant à la venir voir; en style de cour, elle me donna les grandes entrées. Soit que je prisse, selon ma louable habitude, des formules polies pour des paroles de cœur, soit qu’elle vît en moi quelque célébrité prochaine, et voulût augmenter sa ménagerie de savants, je crus lui plaire. J’évoquai toutes mes connaissances physiologiques et mes études antérieures sur la femme pour examiner minutieusement pendant cette soirée sa personne et ses manières. Caché dans l’embrasure d’une fenêtre, j’espionnai ses pensées en les cherchant dans son maintien, en étudiant ce manége d’une maîtresse de maison qui va et vient, s’assied et cause, appelle un homme, l’interroge, et s’appuie pour l’écouter sur un chambranle de porte. Je remarquai dans sa démarche un mouvement brisé si doux, une ondulation de robe si gracieuse, elle excitait si puissamment le désir, que je devins alors très-incrédule sur sa vertu. Si Fœdora méconnaissait aujourd’hui l’amour, elle avait dû jadis être fort passionnée. Une volupté savante se peignait jusque dans la manière dont elle se posait devant son interlocuteur: elle se soutenait sur la boiserie avec coquetterie, comme une femme près de tomber, mais aussi près de s’enfuir si quelque regard trop vif l’intimide. Les bras mollement croisés, paraissant respirer les paroles, les écoutant même du regard et avec bienveillance, elle exhalait le sentiment. Ses lèvres fraîches et rouges tranchaient sur un teint d’une vive blancheur; ses cheveux bruns faisaient assez bien valoir la couleur orangée de ses yeux mêlés de veines comme une pierre de Florence, et dont l’expression semblait ajouter de la finesse à ses paroles; son corsage était paré des grâces les plus attrayantes. Une rivale aurait peut-être accusé de dureté ses épais sourcils qui paraissaient se rejoindre, et blâmé l’imperceptible duvet qui ornait les contours de son visage. Je trouvai la passion empreinte en tout. L’amour était écrit sur ses paupières italiennes, sur ses belles épaules dignes de la Vénus de Milo, dans ses traits, sur sa lèvre supérieure un peu forte et légèrement ombragée. Cette femme était un roman: ces richesses féminines, l’ensemble harmonieux des lignes, les promesses que cette riche structure faisait à la passion, étaient tempérés par une réserve constante, par une modestie extraordinaire, qui contrastaient avec l’expression de toute la personne. Il fallait une observation aussi sagace que la mienne pour découvrir dans cette nature les signes d’une destinée de volupté. Pour expliquer plus clairement ma pensée, il y avait en elle deux femmes séparées par le buste peut-être: l’une était froide, la tête seule semblait être amoureuse. Avant d’arrêter ses yeux sur un homme, elle préparait son regard, comme s’il se passait je ne sais quoi de mystérieux en elle-même: vous eussiez dit une convulsion dans ses yeux si brillants. Enfin, ou ma science était imparfaite, et j’avais encore bien des secrets à découvrir dans le monde moral, ou la comtesse possédait une belle âme dont les sentiments et les émanations communiquaient à sa physionomie ce charme qui nous subjugue et nous fascine, ascendant tout moral et d’autant plus puissant qu’il s’accorde avec les sympathies du désir. Je sortis ravi, séduit par cette femme, enivré par son luxe, chatouillé dans tout ce que mon cœur avait de noble, de vicieux, de bon, de mauvais. En me sentant si ému, si vivant, si exalté, je crus comprendre l’attrait qui amenait là ces artistes, ces diplomates, ces hommes de pouvoir, ces agioteurs doublés de tôle comme leurs caisses. Sans doute ils venaient chercher près d’elle l’émotion délirante qui faisait vibrer en moi toutes les forces de mon être, fouettait mon sang dans la moindre veine, agaçait le plus petit nerf et tressaillait dans mon cerveau! Elle ne s’était donnée à aucun pour les garder tous. Une femme est coquette tant qu’elle n’aime pas. – Puis, dis-je à Rastignac, elle a peut-être été mariée ou vendue à quelque vieillard, et le souvenir de ses premières noces lui donne de l’horreur pour l’amour. Je revins à pied du faubourg Saint-Honoré, où Fœdora demeure. Entre son hôtel et la rue des Cordiers il y a presque tout Paris, le chemin me parut court, et cependant il faisait froid. Entreprendre la conquête de Fœdora dans l’hiver, un rude hiver, quand je n’avais pas trente francs en ma possession, quand la distance qui nous séparait était si grande! Un jeune homme pauvre peut seul savoir ce qu’une passion coûte en voitures, en gants, en habits, linge, etc. Si l’amour reste un peu trop de temps platonique, il devient ruineux. Vraiment, il y a des Lauzun de l’École de droit auxquels il est impossible d’approcher d’une passion logée à un premier étage. Et comment pouvais-je lutter, moi, faible, grêle, mis simplement, pâle et hâve comme un artiste en convalescence d’un ouvrage, avec des jeunes gens bien frisés, jolis, pimpants, cravatés à désespérer toute la Croatie, riches, armés de tilburys et vêtus d’impertinence? – Bah! Fœdora ou la mort! criai-je au détour d’un pont. Fœdora, c’est la fortune! Le beau boudoir gothique et le salon à la Louis XIV passèrent devant mes yeux; je revis la comtesse avec sa robe blanche, ses grandes manches gracieuses, et sa séduisante démarche, et son corsage tentateur. Quand j’arrivai dans ma mansarde nue, froide, aussi mal peignée que le sont les perruques d’un naturaliste, j’étais encore environné par les images du luxe de Fœdora. Ce contraste était un mauvais conseiller, les crimes doivent naître ainsi. Je maudis alors, en frissonnant de rage, ma décente et honnête misère, ma mansarde féconde où tant de pensées avaient surgi. Je demandai compte à Dieu, au diable, à l’état social, à mon père, à l’univers entier, de ma destinée, de mon malheur; je me couchai tout affamé, grommelant de risibles imprécations, mais bien résolu de séduire Fœdora. Ce cœur de femme était un dernier billet de loterie chargé de ma fortune. Je te ferai grâce de mes premières visites chez Fœdora, pour arriver promptement au drame. Tout en tâchant de m’adresser à son âme, j’essayai de gagner son esprit, d’avoir sa vanité pour moi. Afin d’être sûrement aimé, je lui donnai mille raisons de mieux s’aimer elle-même. Jamais je ne la laissai dans un état d’indifférence; les femmes veulent des émotions à tout prix, je les lui prodiguai; je l’eusse mise en colère plutôt que de la voir insouciante avec moi. Si d’abord, animé d’une volonté ferme et du désir de me faire aimer, je pris un peu d’ascendant sur elle, bientôt ma passion grandit, je ne fus plus maître de moi, je tombai dans le vrai, je me perdis et devins éperdument amoureux. Je ne sais pas bien ce que nous appelons, en poésie ou dans la conversation, amour; mais le sentiment qui se développa tout à coup dans ma double nature, je ne l’ai trouvé peint nulle part: ni dans les phrases rhétoriques et apprêtées de J.-J. Rousseau, de qui j’occupais peut-être le logis, ni dans les froides conceptions de nos deux siècles littéraires, ni dans les tableaux de l’Italie. La vue du lac de Brienne, quelques motifs de Rossini, la Madone de Murillo, que possède le maréchal Soult, les lettres de la Lescombat, certains mots épars dans les recueils d’anecdotes, mais surtout les prières des extatiques et quelques passages de nos fabliaux, ont pu seuls me transporter dans les divines régions de mon premier amour. Rien dans les langages humains, aucune traduction de la pensée faite à l’aide des couleurs, des marbres, des mots ou des sons, ne saurait rendre le nerf, la vérité, le fini, la soudaineté du sentiment dans l’âme! Oui! qui dit art, dit mensonge. L’amour passe par des transformations infinies avant de se mêler pour toujours à notre vie et de la teindre à jamais de sa couleur de flamme. Le secret de cette infusion imperceptible échappe à l’analyse de l’artiste. La vraie passion s’exprime par des cris, par des soupirs ennuyeux pour un homme froid. Il faut aimer sincèrement pour être de moitié dans les rugissements de Lovelace, en lisant Clarisse Harlowe. L’amour est une source naïve, partie de son lit de cresson, de fleurs, de gravier, qui rivière, qui fleuve, change de nature et d’aspect à chaque flot, et se jette dans un incommensurable océan où les esprits incomplets voient la monotonie, où les grandes âmes s’abîment en de perpétuelles contemplations. Comment oser décrire ces teintes transitoires du sentiment, ces riens qui ont tant de prix, ces mots dont l’accent épuise les trésors du langage, ces regards plus féconds que les plus riches poèmes? Dans chacune des scènes mystiques par lesquelles nous nous éprenons insensiblement d’une femme, s’ouvre un abîme à engloutir toutes les poésies humaines. Eh! comment pourrions-nous reproduire par des gloses les vives et mystérieuses agitations de l’âme, quand les paroles nous manquent pour peindre les mystères visibles de la beauté? Quelles fascinations! Combien d’heures ne suis-je pas resté plongé dans une extase ineffable occupé à la voir! Heureux, de quoi? je ne sais. Dans ces moments, si son visage était inondé de lumière, il s’y opérait je ne sais quel phénomène qui le faisait resplendir; l’imperceptible duvet dore sa peau délicate et fine en dessinait mollement les contours avec la grâce que nous admirons dans les lignes lointaines de l’horizon quand elles se perdent dans le soleil. Il semblait que le jour la caressât en s’unissant à elle, ou qu’il s’échappât de sa rayonnante figure une lumière plus vive que la lumière même; puis une ombre passant sur cette douce figure y produisait une sorte de couleur qui en variait les expressions en en changeant les teintes. Souvent une pensée semblait se peindre sur son front de marbre; son œil paraissait rougir, sa paupière vacillait, ses traits ondulaient, agités par un sourire; le corail intelligent de ses lèvres s’animait, se dépliait, se repliait; je ne sais quel reflet de ses cheveux jetait des tons bruns sur ses tempes fraîches; à chaque accident, elle avait parlé. Chaque nuance de beauté donnait des fêtes nouvelles à mes yeux, révélait des grâces inconnues à mon cœur. Je voulais lire un sentiment, un espoir, dans toutes ces phases du visage. Ces discours muets pénétraient d’âme à âme comme un son dans l’écho, et me prodiguaient des joies passagères qui me laissaient des impressions profondes. Sa voix me causait un délire que j’avais peine à comprimer. Imitant je ne sais quel prince de Lorraine, j’aurais pu ne pas sentir un charbon ardent au creux de ma main pendant qu’elle aurait passé dans ma chevelure ses doigts chatouilleux. Ce n’était plus une admiration, un désir, mais un charme, une fatalité. Souvent, rentré sous mon toit, je voyais indistinctement Fœdora chez elle, et participais vaguement à sa vie. Si elle souffrait, je souffrais, et je lui disais le lendemain: – Vous avez souffert. Combien de fois n’est-elle pas venue au milieu des silences de la nuit, évoquée par la puissance de mon extase! Tantôt, soudaine comme une lumière qui jaillit, elle abattait ma plume, elle effarouchait la Science et l’Étude, qui s’enfuyaient désolées; elle me forçait à l’admirer en reprenant la pose attrayante où je l’avais vue naguère. Tantôt j’allais moi-même au-devant d’elle dans le monde des apparitions, et la saluais comme une espérance en lui demandant de me faire entendre sa voix argentine; puis je me éveillais en pleurant. Un jour, après m’avoir promis de venir au spectacle avec moi, tout à coup elle refusa capricieusement de sortir, et me pria de la laisser seule. Désespéré d’une contradiction qui me coûtait une journée de travail, et, le dirai-je? mon dernier écu, je me rendis là où elle aurait dû être, voulant voir la pièce qu’elle avait désiré voir. À peine placé, je reçus un coup électrique dans le cœur. Une voix me dit: – Elle est là! Je me retourne, j’aperçois la comtesse au fond de sa loge, cachée dans l’ombre, au rez-de-chaussée. Mon regard n’hésita pas, mes yeux la trouvèrent tout d’abord avec une lucidité fabuleuse, mon âme avait volé vers sa vie comme un insecte vole à sa fleur. Par quoi mes sens avaient-ils été avertis? Il est de ces tressaillements intimes qui peuvent surprendre les gens superficiels, mais ces effets de notre nature intérieure sont aussi simples que les phénomènes habituels de notre vision extérieure: aussi ne fus-je pas étonné, mais fâché. Mes études sur notre puissance morale, si peu connue, servaient au moins à me faire rencontrer dans ma passion quelques preuves vivantes de mon système. Cette alliance du savant et de l’amoureux, d’une cordiale idolâtrie et d’un amour scientifique, avait je ne sais quoi de bizarre. La science était souvent contente de ce qui désespérait l’amant, et, quand il croyait triompher, l’amant chassait loin de lui la science avec bonheur. Fœdora me vit et devint sérieuse: je la gênais. Au premier entr’acte, j’allai lui faire une visite. Elle était seule, je restai. Quoique nous n’eussions jamais parlé d’amour, je pressentis une explication. Je ne lui avais point encore dit mon secret, et cependant il existait entre nous une sorte d’entente: elle me confiait ses projets d’amusement, et me demandait la veille avec une sorte d’inquiétude amicale si je viendrais le lendemain; elle me consultait par un regard quand elle disait un mot spirituel, comme si elle eût voulu me plaire exclusivement; si je boudais, elle devenait caressante; si elle faisait la fâchée, j’avais en quelque sorte le droit de l’interroger, si je me rendais coupable d’une faute, elle se laissait long-temps supplier avant de me pardonner. Ces querelles, auxquelles nous avions pris goût, étaient pleines d’amour. Elle y déployait tant de grâce et de coquetterie, et moi j’y trouvais tant de bonheur! En ce moment notre intimité fut tout à fait suspendue, et nous restâmes l’un devant l’autre comme deux étrangers. La comtesse était glaciale; moi, j’appréhendais un malheur. – Vous allez m’accompagner, me dit-elle quand la pièce fut finie. Le temps avait changé subitement. Lorsque nous sortîmes il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture de Fœdora ne put arriver jusqu’à la porte du théâtre. En voyant une femme bien mise obligée de traverser le boulevard, un commissionnaire étendit son parapluie au-dessus de nos têtes, et réclama le prix de son service quand nous fûmes montés. Je n’avais rien: j’eusse alors vendu dix ans de ma vie pour avoir deux sous. Tout ce qui fait l’homme et ses mille vanités furent écrasés en moi par une douleur infernale. Ces mots: – Je n’ai pas de monnaie, mon cher! furent dits d’un ton dur qui parut venir de ma passion contrariée, dits par moi, frère de cet homme, moi qui connaissais si bien le malheur! moi qui jadis avais donné sept cent mille francs avec tant de facilité! Le valet repoussa le commissionnaire, et les chevaux fendirent l’air. En revenant à son hôtel, Fœdora, distraite, ou affectant d’être préoccupée, répondit par de dédaigneux monosyllabes à mes questions. Je gardai le silence. Ce fut un horrible moment. Arrivés chez elle, nous nous assîmes devant la cheminée. Quand le valet de chambre se fut retiré après avoir attisé le feu, la comtesse se tourna vers moi d’un air indéfinissable et me dit avec une sorte de solennité: – Depuis mon retour en France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens: j’ai reçu des déclarations d’amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, j’ai rencontré des hommes dont l’attachement était si sincère et si profond qu’ils m’eussent encore épousée, même quand ils n’auraient trouvé en moi qu’une fille pauvre comme je l’étais jadis. Enfin sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres nouveaux m’ont été offerts; mais apprenez aussi que je n’ai jamais revu les personnes assez mal inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon affection pour vous était légère, je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d’amitié que d’orgueil. Une femme s’expose à recevoir une sorte d’affront lorsque, en se supposant aimée, elle se refuse par avance à un sentiment toujours flatteur. Je connais les scènes d’Arsinoé, d’Araminte, ainsi je me suis familiarisée avec les réponses que je puis entendre en pareille circonstance; mais j’espère aujourd’hui ne pas être mal jugée par un homme supérieur pour lui avoir montré franchement mon âme. Elle s’exprimait avec le sang-froid d’un avoué, d’un notaire, expliquant à leurs clients les moyens d’un procès ou les articles d’un contrat. Le timbre clair et séducteur de sa voix n’accusait pas la moindre émotion; seulement sa figure et son maintien, toujours nobles et décents, me semblèrent avoir une froideur, une sécheresse diplomatiques. Elle avait sans doute médité ses paroles et fait le programme de cette scène. Oh! mon cher ami, quand certaines femmes trouvent du plaisir à nous déchirer le cœur, quand elles se sont promis d’y enfoncer un poignard et de le retourner dans la plaie, ces femmes-là sont adorables, elles aiment ou veulent être aimées! Un jour elles nous récompenseront de nos douleurs, comme Dieu doit, dit-on, rémunérer nos bonnes œuvres; elles nous rendront en plaisirs le centuple d’un mal dont elles ont dû apprécier la violence: leur méchanceté n’est-elle pas pleine de passion? Mais être torturé par une femme qui nous tue avec indifférence, n’est-ce pas un atroce supplice? En ce moment Fœdora marchait, sans le savoir, sur toutes mes espérances, brisait ma vie et détruisait mon avenir avec la froide insouciance et l’innocente cruauté d’un enfant qui, par curiosité, déchire les ailes d’un papillon. – Plus tard, ajouta Fœdora, vous reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection que j’offre à mes amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et dévouée. Je saurais leur donner ma vie, mais vous me mépriseriez si je subissais leur amour sans le partager. Je m’arrête. Vous êtes le seul homme auquel j’aie encore dit ces derniers mots. D’abord les paroles me manquèrent, et j’eus peine à maîtriser l’ouragan qui s’élevait en moi; mais bientôt je refoulai mes sensations au fond de mon âme, et me mis à sourire: – Si je vous dis que je vous aime, répondis-je, vous me bannirez; si je m’accuse d’indifférence, vous m’en punirez: les prêtres, les magistrats et les femmes ne dépouillent jamais leur robe entièrement. Le silence ne préjuge rien: trouvez bon, madame, que je me taise. Pour m’avoir adressé de si fraternels avertissements, il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette pensée pourrait satisfaire mon orgueil. Mais laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes peut-être la seule femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux lois de la nature. Relativement aux autres sujets de votre espèce, vous êtes un phénomène. Eh! bien, cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psychologique. Existe-t-il en vous, comme chez beaucoup de femmes fières d’elles-mêmes, amoureuses de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre vouloir et d’être soumise à une supériorité de convention qui vous offense? vous me sembleriez mille fois plus belle. Auriez-vous été maltraitée une première fois par l’amour? Peut-être le prix que vous devez attacher à l’élégance de votre taille, à votre délicieux corsage, vous fait-il craindre les dégâts de la maternité: ne serait-ce pas une de vos meilleures raisons secrètes pour vous refuser à être trop bien aimée? Avez-vous des imperfections qui vous rendent vertueuse malgré vous? Ne vous fâchez pas, je discute, j’étudie, je suis à mille lieues de la passion. La nature, qui fait des aveugles de naissance, peut bien créer des femmes sourdes, muettes et aveugles en amour. Vraiment vous êtes un sujet précieux pour l’observation médicale! Vous ne savez pas tout ce que vous valez. Vous pouvez avoir un dégoût fort légitime pour les hommes: je vous approuve, ils me paraissent tous laids et odieux. Mais vous avez raison, ajoutai-je en sentant mon cœur se gonfler, vous devez nous mépriser: il n’existe pas d’homme qui soit digne de vous.