Kitabı oku: «La Peau de chagrin», sayfa 9
– Vous m’aimez? lui dis-je.
– Un peu, passionnément, pas du tout, s’écria-t-elle. Elle ne m’aimait pas. Son accent moqueur et la gentillesse du geste qui lui échappa peignaient seulement une folâtre reconnaissance de jeune fille. Je lui avouai donc ma détresse, l’embarras dans lequel je me trouvais, et la priai de m’aider. – Comment, monsieur Raphaël, dit elle, vous ne voulez pas aller au Mont-de-Piété, et vous m’y envoyez! Je rougis, confondu par la logique d’un enfant. Elle me prit alors la main comme si elle eût voulu compenser par une caresse la vérité de son exclamation. Oh! j’irais bien, dit-elle, mais la course est inutile. Ce matin, j’ai trouvé derrière le piano deux pièces de cent sous qui s’étaient glissées à votre insu entre le mur et la barre, et je les ai mises sur votre table. – Vous devez bientôt recevoir de l’argent, monsieur Raphaël, me dit la bonne mère, qui montra sa tête entre les rideaux; je puis bien vous prêter quelques écus en attendant. – Oh! Pauline, m’écriai-je en lui serrant la main, je voudrais être riche. – Bah! pourquoi? dit-elle d’un air mutin. Sa main tremblant dans la mienne répondait à tous les battements de mon cœur; elle retira vivement ses doigts, examina les miens: – Vous épouserez une femme riche! dit-elle, mais elle vous donnera bien du chagrin. Ah! Dieu! elle vous tuera. J’en suis sûre. Il y avait dans son cri une sorte de croyance aux folles superstitions de sa mère. – Vous êtes bien crédule, Pauline! – Oh! bien certainement! dit-elle en me regardant avec terreur, la femme que vous aimerez vous tuera. Elle reprit son pinceau, le trempa dans la couleur en laissant paraître une vive émotion, et ne me regarda plus. En ce moment, j’aurais bien voulu croire à des chimères. Un homme n’est pas tout à fait misérable quand il est superstitieux. Une superstition est une espérance. Retiré dans ma chambre, je vis en effet deux nobles écus dont la présence me parut inexplicable. Au sein des pensées confuses du premier sommeil, je tâchai de vérifier mes dépenses pour me justifier cette trouvaille inespérée, mais je m’endormis perdu dans d’inutiles calculs. Le lendemain, Pauline vint me voir au moment où je sortais pour aller louer une loge. – Vous n’avez peut-être pas assez de dix francs, me dit en rougissant cette bonne et aimable fille, ma mère m’a chargée de vous offrir cet argent. Prenez, prenez! Elle jeta trois écus sur ma table et voulut se sauver; mais je la retins. L’admiration sécha les larmes qui roulaient dans mes yeux: – Pauline, lui dis-je, vous êtes un ange! Ce prêt me touche bien moins que la pudeur de sentiment avec laquelle vous me l’offrez. Je désirais une femme riche, élégante, titrée; hélas! maintenant je voudrais posséder des millions et rencontrer une jeune fille pauvre comme vous et comme vous riche de cœur, je renoncerais à une passion fatale qui me tuera. Vous aurez peut-être raison. – Assez! dit-elle. Elle s’enfuit, et sa voix de rossignol, ses roulades fraîches retentirent dans l’escalier. – Elle est bien heureuse de ne pas aimer encore! me dis-je en pensant aux tortures que je souffrais depuis plusieurs mois. Les quinze francs de Pauline me furent bien précieux. Fœdora, songeant aux émanations populacières de la salle où nous devions rester pendant quelques heures, regretta de ne pas avoir un bouquet; j’allai lui chercher des fleurs; je lui apportai ma vie et ma fortune. J’eus à la fois des remords et des plaisirs en lui donnant un bouquet dont le prix me révéla tout ce que la galanterie superficielle en usage dans le monde avait de dispendieux. Bientôt elle se plaignit de l’odeur un peu trop forte d’un jasmin du Mexique, elle éprouva un intolérable dégoût en voyant la salle, en se trouvant assise sur de dures banquettes, elle me reprocha de l’avoir amenée là. Quoiqu’elle fût près de moi, elle voulut s’en aller, elle s’en alla. M’imposer des nuits sans sommeil, avoir dissipé deux mois de mon existence, et ne pas lui plaire! Jamais ce démon ne fut ni plus gracieux ni plus insensible. Pendant la route, assis près d’elle dans un étroit coupé, je respirais son souffle, je touchais son gant parfumé, je voyais distinctement les trésors de sa beauté, je sentais une vapeur douce comme l’iris: toute la femme et point de femme. En ce moment, un trait de lumière me permit de voir les profondeurs de cette vie mystérieuse. Je pensai tout à coup au livre récemment publié par un poète, une vraie conception d’artiste taillée dans la statue de Polyclès. Je croyais voir ce monstre qui, tantôt officier, dompte un cheval fougueux, tantôt jeune fille se met à sa toilette et désespère ses amants, amant, désespère une vierge douce et modeste. Ne pouvant plus résoudre autrement Fœdora, je lui racontai cette histoire fantastique: rien ne décela sa ressemblance avec cette poésie de l’impossible; elle s’en amusa de bonne foi, comme un enfant d’une fable prise aux Mille et une Nuits. Pour résister à l’amour d’un homme de mon âge, à la chaleur communicative de cette belle contagion de l’âme, Fœdora doit être gardée par quelque mystère, me dis-je en revenant chez moi. Peut-être, semblable à lady Delacour, est-elle dévorée par un cancer? Sa vie est sans doute une vie artificielle. À cette pensée, j’eus froid. Puis je formai le projet le plus extravagant et le plus raisonnable en même temps auquel un amant puisse jamais songer. Pour examiner cette femme corporellement comme je l’avais étudiée intellectuellement, pour la connaître enfin tout entière, je résolus de passer une nuit chez elle, dans sa chambre, à son insu. Voici comment j’exécutai cette entreprise, qui me dévorait l’âme comme un désir de vengeance mord le cœur d’un moine corse. Aux jours de réception, Fœdora réunissait une assemblée trop nombreuse pour qu’il fût possible au portier d’établir une balance exacte entre les entrées et les sorties. Sûr de pouvoir rester dans la maison sans y causer de scandale, j’attendis impatiemment la prochaine soirée de la comtesse. En m’habillant. je mis dans la poche de mon gilet un petit canif anglais, à défaut de poignard. Trouvé sur moi, cet instrument littéraire n’avait rien de suspect, et ne sachant jusqu’où me conduirait ma résolution romanesque, je voulais être armé. Lorsque les salons commencèrent à se remplir, j’allai dans la chambre à coucher y examiner les choses, et trouvai les persiennes et les volets fermés, ce fut un premier bonheur; comme la femme de chambre pourrait venir pour détacher les rideaux drapés aux fenêtres, je lâchai leurs embrasses, je risquais beaucoup en me hasardant ainsi à faire le ménage par avance, mais je m’étais soumis aux périls de ma situation et les avais froidement calculés. Vers minuit, je vins me cacher dans l’embrasure d’une fenêtre. Afin de ne pas laisser voir mes pieds, j’essayai de grimper sur la plinthe de la boiserie, le dos appuyé contre le mur, en me cramponnant à l’espagnolette. Après avoir étudié mon équilibre, mes points d’appui, mesuré l’espace qui me séparait des rideaux, je parvins à me familiariser avec les difficultés de ma position, de manière à demeurer là sans être découvert, si les crampes, la toux et les éternuments me laissaient tranquille. Pour ne pas me fatiguer inutilement, je me tins debout en attendant le moment critique pendant lequel je devais rester suspendu comme une araignée dans sa toile. La moire blanche et la mousseline des rideaux formaient devant moi de gros plis semblables à des tuyaux d’orgue, où je pratiquai des trous avec mon canif afin de tout voir par ces espèces de meurtrières. J’entendis vaguement le murmure des salons, les rires des causeurs, leurs éclats de voix. Ce tumulte vaporeux, cette sourde agitation diminua par degrés. Quelques hommes vinrent prendre leurs chapeaux placés près de moi, sur la commode de la comtesse. Quand ils froissaient les rideaux, je frissonnais en pensant aux distractions, aux hasards de ces recherches faites par des gens pressés de partir et qui furettent alors partout. J’augurai bien de mon entreprise en n’éprouvant aucun de ces malheurs. Le dernier chapeau fut emporté par un vieil amoureux de Fœdora, qui se croyant seul regarda le lit, et poussa un gros soupir suivi de je ne sais quelle exclamation assez énergique. La comtesse, qui n’avait plus autour d’elle, dans le boudoir voisin de sa chambre, que cinq ou six personnes intimes, leur proposa d’y prendre le thé. Les calomnies, pour lesquelles la société actuelle a réservé le peu de croyance qui lui reste, se mêlèrent alors à des épigrammes, à des jugements spirituels, au bruit des tasses et des cuillers. Sans pitié pour mes rivaux, Rastignac excitait un rire fou par de mordantes saillies. – Monsieur de Rastignac est un homme avec lequel il ne faut pas se brouiller, dit la comtesse en riant. – Je le crois, répondit-il naïvement. J’ai toujours eu raison dans mes haines. Et dans mes amitiés, ajouta-t-il. Mes ennemis me servent autant que mes amis peut-être. J’ai fait une étude assez spéciale de l’idiome moderne et des artifices naturels dont on se sert pour tout attaquer ou pour tout défendre. L’éloquence ministérielle est un perfectionnement social. Un de vos amis est-il sans esprit? vous parlez de sa probité, de sa franchise. L’ouvrage d’un autre est-il lourd? vous le présentez comme un travail consciencieux. Si le livre est mal écrit, vous en vantez les idées. Tel homme est sans foi, sans constance, vous échappe à tout moment? Bah! il est séduisant, prestigieux, il charme. S’agit-il de vos ennemis? vous leur jetez à la tête les morts et les vivants; vous renversez pour eux les termes de votre langage, et vous êtes aussi perspicace à découvrir leurs défauts que vous étiez habile à mettre en relief les vertus de vos amis. Cette application de la lorgnette à la vue morale est le secret de nos conversations et tout l’art du courtisan. N’en pas user, c’est vouloir combattre sans armes des gens bardés de fer comme des chevaliers bannerets. Et j’en use! j’en abuse même quelquefois. Aussi me respecte-t-on moi et mes amis, car, d’ailleurs, mon épée vaut ma langue. Un des plus fervents admirateurs de Fœdora, jeune homme dont l’impertinence était célèbre, et qui s’en faisait même un moyen de parvenir, releva le gant si dédaigneusement jeté par Rastignac. Il se mit, en parlant de moi, à vanter outre mesure mes talents et ma personne. Rastignac avait oublié ce genre de médisance. Cet éloge sardonique trompa la comtesse qui m’immola sans pitié; pour amuser ses amis, elle abusa de mes secrets, de mes prétentions et de mes espérances. – Il a de l’avenir, dit Rastignac. Peut-être sera-t-il un jour homme à prendre de cruelles revanches: ses talents égalent au moins son courage; aussi regardé-je comme bien hardis ceux qui s’attaquent à lui, car il a de la mémoire.... – Et fait des mémoires, dit la comtesse, à qui parut déplaire le profond silence qui régna. – Des mémoires de fausse comtesse, madame, répliqua Rastignac. Pour les écrire, il faut avoir une autre sorte de courage. – Je lui crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m’est fidèle. Il me prit une vive tentation de me montrer soudain aux rieurs comme l’ombre de Banquo dans Macbeth. Je perdais une maîtresse, mais j’avais un ami! Cependant l’amour me souffla tout à coup un de ces lâches et subtils paradoxes avec lesquels il sait endormir toutes nos douleurs. Si Fœdora m’aime, pensé-je, ne doit-elle pas dissimuler son affection sous une plaisanterie malicieuse? Combien de fois le cœur n’a-t-il pas démenti les mensonges de la bouche? Enfin bientôt mon impertinent rival resté seul avec la comtesse, voulut partir. – Eh quoi! déjà? lui dit-elle avec un son de voix plein de câlineries et qui me fit palpiter. Ne me donnerez-vous pas encore un moment! N’avez-vous donc plus rien à me dire, et ne me sacrifierez-vous point quelques-uns de vos plaisirs? Il s’en alla. – Ah! s’écria-t-elle en bâillant, ils sont tous bien ennuyeux! Et tirant avec force un cordon, le bruit d’une sonnette retentit dans les appartements. La comtesse rentra dans sa chambre en fredonnant une phrase du Pria che spunti. Jamais personne ne l’avait entendue chanter, et ce mutisme donnait lieu à de bizarres interprétations. Elle avait, dit-on, promis à son premier amant, charmé de ses talents et jaloux d’elle par delà le tombeau, de ne donner à personne un bonheur qu’il voulait avoir goûté seul. Je tendis les forces de mon âme pour aspirer les sons. De note en note la voix s’éleva, Fœdora sembla s’animer, les richesses de son gosier se déployèrent, et cette mélodie prit alors quelque chose de divin. La comtesse avait dans l’organe une clarté vive, une justesse de ton, je ne sais quoi d’harmonique et de vibrant qui pénétrait, remuait et chatouillait le cœur. Les musiciennes sont presque toujours amoureuses. Celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté de cette voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si mystérieuse. Je la voyais alors comme je te vois: elle paraissait s’écouter elle-même et ressentir une volupté qui lui fût particulière; elle éprouvait comme une jouissance d’amour. Elle vint devant la cheminée en achevant le principal motif de ce rondo; mais quand elle se tut, sa physionomie changea, ses traits se décomposèrent, et sa figure exprima la fatigue. Elle venait d’ôter un masque; actrice, son rôle était fini. Cependant l’espèce de flétrissure imprimée à sa beauté par son travail d’artiste, ou par la lassitude de la soirée, n’était pas sans charme. La voilà vraie, me dis-je. Elle mit comme pour se chauffer, un pied sur la barre de bronze qui surmontait le garde-cendre, ôta ses gants, détacha ses bracelets, et enleva par dessus sa tête une chaîne d’or au bout de laquelle était suspendue sa cassolette ornée de pierres précieuses. J’éprouvais un plaisir indicible à voir ses mouvements empreints de la gentillesse dont les chattes font preuve en se toilettant au soleil. Elle se regarda dans la glace, et dit tout haut d’un air de mauvaise humeur: Je n’étais pas jolie ce soir, mon teint se fane avec une effrayante rapidité. Je devrais peut-être me coucher plus tôt, renoncer à cette vie dissipée. Mais Justine se moque-t-elle de moi? Elle sonna de nouveau, la femme de chambre accourut. Où logeait-elle? je ne sais. Elle arriva par un escalier dérobé. J’étais curieux de l’examiner. Mon imagination de poète avait souvent incriminé cette invisible servante, grande fille brune, bien faite. – Madame a sonné? – Deux fois, répondit Fœdora. Vas-tu donc maintenant devenir sourde? – J’étais à faire le lait d’amandes de madame. Justine s’agenouilla, défit les cothurnes des souliers, déchaussa sa maîtresse, qui nonchalamment étendue sur un fauteuil à ressorts, au coin du feu, bâillait en se grattant la tête. Il n’y avait rien que de très-naturel dans tous ses mouvements, et nul symptôme ne me révéla ni les souffrances secrètes, ni les passions que j’avais supposées. – Georges est amoureux, dit-elle, je le renverrai. N’a-t-il pas encore défait les rideaux ce soir? à quoi pense-t-il? À cette observation, tout mon sang reflua vers mon cœur, mais il ne fut plus question des rideaux. – L’existence est bien vide, reprit la comtesse. Ah çà! prends garde de m’égratigner comme hier. Tiens, vois-tu, dit-elle en lui montrant un petit genou satiné, je porte encore la marque de tes griffes. Elle mit ses pieds nus dans des pantoufles de velours fourrées de cygne, et détacha sa robe pendant que Justine prit un peigne pour lui arranger les cheveux. – Il faut vous marier, madame, avoir des enfants. – Des enfants! Il ne me manquerait plus que cela pour m’achever, s’écria-t-elle. Un mari! Quel est l’homme auquel je pourrais me… Étais-je bien coiffée ce soir? – Mais, pas très-bien. – Tu es une sotte. – Rien ne vous va plus mal que de trop crêper vos cheveux, reprit Justine. Les grosses boucles bien lisses vous sont plus avantageuses. – Vraiment? – Mais oui, madame, les cheveux crêpés clair ne vont bien qu’aux blondes. – Me marier? non, non. Le mariage est un trafic pour lequel je ne suis pas née. Quelle épouvantable scène pour un amant! Cette femme solitaire, sans parents, sans amis, athée en amour, ne croyant à aucun sentiment; et quelque faible que fût en elle ce besoin d’épanchement cordial, naturel à toute créature humaine, réduite pour le satisfaire à causer avec sa femme de chambre, à dire des phrases sèches ou des riens! j’en eus pitié. Justine la délaça. Je la contemplai curieusement au moment où le dernier voile s’enleva. Elle avait un corsage de vierge qui m’éblouit; à travers sa chemise et à la lueur des bougies, son corps blanc et rose étincela comme une statue d’argent qui brille sous son enveloppe de gaze. Non, nulle imperfection ne devait lui faire redouter les yeux furtifs de l’amour. Hélas! un beau corps triomphera toujours des résolutions les plus martiales. La maîtresse s’assit devant le feu, muette et pensive pendant que la femme de chambre allumait la bougie de la lampe d’albâtre suspendue devant le lit. Justine alla chercher une bassinoire, prépara le lit, aida sa maîtresse à se coucher; puis, après un temps assez long employé par de minutieux services qui accusaient la profonde vénération de Fœdora pour elle-même, cette fille partit. La comtesse se retourna plusieurs fois, elle était agitée, elle soupirait; ses lèvres laissaient échapper un léger bruit perceptible à l’ouïe et qui indiquait des mouvements d’impatience; elle avança la main vers la table, y prit une fiole, versa dans son lait avant de le boire quelques gouttes d’une liqueur dont je ne distinguai pas la nature; enfin, après quelques soupirs pénibles, elle s’écria: Mon Dieu! Cette exclamation, et surtout l’accent qu’elle y mit, me brisa le cœur. Insensiblement elle resta sans mouvement. J’eus peur, mais bientôt j’entendis retentir la respiration égale et forte d’une personne endormie; j’écartai la soie criarde des rideaux, quittai ma position et vins me placer au pied de son lit, en la regardant avec un sentiment indéfinissable. Elle était ravissante ainsi. Elle avait la tête sous le bras comme un enfant; son tranquille et joli visage enveloppé de dentelles exprimait une suavité qui m’enflamma. Présumant trop de moi-même, je n’avais pas compris mon supplice: être si près et si loin d’elle. Je fus obligé de subir toutes les tortures que je m’étais préparées. Mon Dieu! ce lambeau d’une pensée inconnue, que je devais remporter pour toute lumière, avait tout à coup changé mes idées sur Fœdora. Ce mot insignifiant ou profond, sans substance ou plein de réalités, pouvait s’interpréter également par le bonheur ou par la souffrance, par une douleur de corps ou par des peines. Était-ce imprécation ou prière, souvenir ou avenir, regret ou crainte? Il y avait toute une vie dans cette parole, vie d’indigence ou de richesse; il y tenait même un crime! L’énigme cachée dans ce beau semblant de femme renaissait, Fœdora pouvait être expliquée de tant de manières qu’elle devenait inexplicable. Les fantaisies du souffle qui passait entre ses dents, tantôt faible, tantôt accentué, grave ou léger, formaient une sorte de langage auquel j’attachais des pensées et des sentiments. Je rêvais avec elle, j’espérais m’initier à ses secrets en pénétrant dans son sommeil, je flottais entre mille partis contraires, entre mille jugements. À voir ce beau visage, calme et pur, il me fut impossible de refuser un cœur à cette femme. Je résolus de faire encore une tentative. En lui racontant ma vie, mon amour, mes sacrifices, peut-être pourrais-je réveiller en elle la pitié, lui arracher une larme, à celle qui ne pleurait jamais. J’avais placé toutes mes espérances dans cette dernière épreuve, quand le tapage de la rue m’annonça le jour. Il y eut un moment où je me représentai Fœdora se réveillant dans mes bras. Je pouvais me mettre tout doucement à ses côtés, m’y glisser, et l’étreindre. Cette idée me tyrannisa si cruellement, que voulant y résister, je me sauvai dans le salon sans prendre aucune précaution pour éviter le bruit; mais j’arrivai heureusement à une porte dérobée qui donnait sur un petit escalier. Ainsi que je le présumai, le clef se trouvait à la serrure; je tirai la porte avec force, je descendis hardiment dans la cour, et sans regarder si j’étais vu, je sautai vers la rue en trois bonds. Deux jours après, un auteur devait lire une comédie chez la comtesse: j’y allai dans l’intention de rester le dernier pour lui présenter une requête assez singulière. Je voulais la prier de m’accorder la soirée du lendemain, et de me la consacrer tout entière, en faisant fermer sa porte. Quand je me trouvai seul avec elle, le cœur me faillit. Chaque battement de la pendule m’épouvantait. Il était minuit moins un quart. – Si je ne lui parle pas, me dis-je, il faut me briser le crâne sur l’angle de la cheminée. Je m’accordai trois minutes de délai, les trois minutes se passèrent, je ne me brisai pas le crâne sur le marbre, mon cœur s’était alourdi comme une éponge dans l’eau. – Vous êtes extrêmement aimable, me dit-elle. – Ah! madame, répondis-je, si vous pouviez me comprendre! – Qu’avez-vous! reprit-elle, vous pâlissez. – J’hésite à réclamer de vous une grâce. Elle m’encouragea par un geste, et je lui demandai le rendez-vous. – Volontiers, dit-elle. Mais pourquoi ne me parleriez-vous pas en ce moment? – Pour ne pas vous tromper, je dois vous montrer l’étendue de votre engagement, je désire passer cette soirée près de vous, comme si nous étions frère et sœur. Soyez sans crainte, je connais vos antipathies; vous avez pu m’apprécier assez pour être certaine que je ne veux rien de vous qui puisse vous déplaire, d’ailleurs, les audacieux ne procèdent pas ainsi. Vous m’avez témoigné de l’amitié, vous êtes bonne, pleine d’indulgence. Eh! bien, sachez que je dois vous dire adieu demain. Ne vous rétractez pas, m’écriai-je en la voyant prête à parler, et je disparus. En mai dernier, vers huit heures du soir, je me trouvai seul avec Fœdora, dans son boudoir gothique. Je ne tremblai pas alors, j’étais sûr d’être heureux. Ma maîtresse devait m’appartenir, ou je me réfugiais dans les bras de la mort. J’avais condamné mon lâche amour. Un homme est bien fort quand il s’avoue sa faiblesse. Vêtue d’une robe de cachemire bleu, la comtesse était étendue sur un divan, les pieds sur un coussin. Un béret oriental, coiffure que les peintres attribuent aux premiers Hébreux, avait ajouté je ne sais quel piquant attrait d’étrangeté à ses séductions. Sa figure était empreinte d’un charme fugitif, qui semblait prouver que nous sommes à chaque instant des êtres nouveaux, uniques, sans aucune similitude avec le nous de l’avenir et le nous du passé. Je ne l’avais jamais vue aussi éclatante. – Savez-vous, dit-elle en riant, que vous avez piqué ma curiosité? – Je ne la tromperai pas, répondis-je froidement, en m’asseyant près d’elle et lui prenant une main qu’elle m’abandonna. Vous avez une bien belle voix! – Vous ne m’avez jamais entendue, s’écria-t-elle en laissant échapper un mouvement de surprise. – Je vous prouverai le contraire quand cela sera nécessaire. Votre chant délicieux serait-il donc encore un mystère? Rassurez-vous, je ne veux pas le pénétrer. Nous restâmes environ une heure à causer familièrement. Si je pris le ton, les manières et les gestes d’un homme auquel Fœdora ne devait rien refuser, j’eus aussi tout le respect d’un amant. En jouant ainsi, j’obtins la faveur de lui baiser la main; elle se déganta par un mouvement mignon, et j’étais alors si voluptueusement enfoncé dans l’illusion à laquelle j’essayais de croire, que mon âme se fondit et s’épancha dans ce baiser. Fœdora se laissa flatter, caresser avec un incroyable abandon. Mais ne m’accuse pas de niaiserie; si j’avais voulu faire un pas de plus au delà de celte câlinerie fraternelle, j’eusse senti les griffes de la chatte. Nous restâmes dix minutes environ, plongés dans un profond silence. Je l’admirais, lui prêtant des charmes auxquels elle mentait. En ce moment, elle était à moi, à moi seul. Je possédais cette ravissante créature, comme il était permis de la posséder, intuitivement, je l’enveloppai dans mon désir, la tins, la serrai, mon imagination l’épousa. Je vainquis alors la comtesse par la puissance d’une fascination magnétique. Aussi ai-je toujours regretté de ne pas m’être entièrement soumis à cette femme; mais, en ce moment, je n’en voulais pas à son corps, je souhaitais une âme, une vie, ce bonheur idéal et complet, beau rêve auquel nous ne croyons pas longtemps. – Madame, lui dis-je enfin, sentant que la dernière heure de mon ivresse était arrivée, écoutez-moi. Je vous aime, vous le savez, je vous l’ai dit mille fois, vous auriez dû m’entendre. Ne voulant devoir votre amour ni à des grâces de fat, ni à des flatteries ou à des importunités de niais, je n’ai pas été compris. Combien de maux n’ai-je pas soufferts pour vous, et dont cependant vous êtes innocente! Mais dans quelques moments vous me jugerez. Il y a deux misères, madame: celle qui va par les rues effrontément en haillons, qui, sans le savoir, recommence Diogène, se nourrissant de peu, réduisant la vie au simple; heureuse plus que la richesse peut-être, insouciante du moins, elle prend le monde là où les puissants n’en veulent plus. Puis la misère du luxe, une misère espagnole, qui cache la mendicité sous un titre; fière, emplumée, cette misère en gilet blanc, en gants jaunes, a des carrosses, et perd une fortune faute d’un centime. L’une est la misère du peuple; l’autre, celle des escrocs, des rois et des gens de talent. Je ne suis ni peuple, ni roi, ni escroc; peut-être n’ai-je pas de talent: je suis une exception. Mon nom m’ordonne de mourir plutôt que de mendier. Rassurez-vous, madame, je suis riche aujourd’hui, je possède de la terre tout ce qu’il m’en faut, lui dis-je en voyant sa physionomie prendre la froide expression qui se peint dans nos traits quand nous sommes surpris par des quêteuses de bonne compagnie. Vous souvenez-vous du jour où vous avez voulu venir au Gymnase sans moi, croyant que je ne m’y trouverais point? Elle fit un signe de tête affirmatif. J’avais employé mon dernier écu pour aller vous y voir. Vous rappelez-vous la promenade que nous fîmes au Jardin des Plantes? Votre voiture me coûta toute ma fortune. Je lui racontai mes sacrifices, je lui peignis ma vie, non pas comme je te la raconte aujourd’hui, dans l’ivresse du vin, mais dans la noble ivresse du cœur. Ma passion déborda par des mots flamboyants, par des traits de sentiment oubliés depuis, et que ni l’art, ni le souvenir ne sauraient reproduire. Ce ne fut pas la narration sans chaleur d’un amour détesté, mon amour dans sa force et dans la beauté de son espérance m’inspira ces paroles qui projettent toute une vie en répétant les cris d’une âme déchirée. Mon accent fut celui des dernières prières faites par un mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Je m’arrêtai. Grand Dieu! ses larmes étaient le fruit de cette émotion factice achetée cent sous à la porte d’un théâtre, j’avais eu le succès d’un bon acteur. – Si j’avais su, dit-elle. – N’achevez pas, m’écriai-je. Je vous aime encore assez en ce moment pour vous tuer… Elle voulut saisir le cordon de la sonnette. J’éclatai de rire. N’appelez pas, repris-je. Je vous laisserai paisiblement achever votre vie. Ce serait mal entendre la haine que de vous tuer! Ne craignez aucune violence; j’ai passé toute une nuit au pied de votre lit, sans… – Monsieur, dit-elle en rougissant; mais après ce premier mouvement donné à la pudeur que doit posséder toute femme, même la plus insensible, elle me jeta un regard méprisant et me dit: Vous avez dû avoir bien froid! – Croyez-vous, madame, que votre beauté me soit si précieuse? lui répondis-je en devinant les pensées qui l’agitaient. Votre figure est pour moi la promesse d’une âme plus belle encore que vous n’êtes belle. Eh! madame, les hommes qui ne voient que la femme dans une femme peuvent acheter tous les soirs des odalisques dignes du sérail et se rendre heureux à bas prix! Mais j’étais ambitieux, je voulais vivre cœur à cœur avec vous, avec vous qui n’avez pas de cœur. Je le sais maintenant. Si vous deviez être à un homme, je l’assassinerais. Mais non, vous l’aimeriez, et sa mort vous ferait peut-être de la peine. Combien je souffre! m’écriai-je. – Si cette promesse peut vous consoler, dit-elle en riant, je puis vous assurer que je n’appartiendrai à personne. – Eh! bien, repris-je en l’interrompant, vous insultez à Dieu même, et vous en serez punie! Un jour, couchée sur un divan, ne pouvant supporter ni le bruit ni la lumière, condamnée à vivre dans une sorte de tombe, vous souffrirez des maux inouïs. Quand vous chercherez la cause de ces lentes et vengeresses douleurs, souvenez-vous alors des malheurs que vous avez si largement jetés sur votre passage! Ayant semé partout des imprécations, vous trouverez la haine au retour. Nous sommes les propres juges, les bourreaux d’une Justice qui règne ici-bas, et marche au-dessus de celle des hommes, au-dessous de celle de Dieu. – Ah! dit-elle en riant, je suis sans doute bien criminelle de ne pas vous aimer? Est-ce ma faute? Non, je ne vous aime pas; vous êtes un homme, cela suffit. Je me trouve heureuse d’être seule, pourquoi changerais-je ma vie, égoïste si vous voulez, contre les caprices d’un maître? Le mariage est un sacrement en vertu duquel nous ne nous communiquons que des chagrins. D’ailleurs, les enfants m’ennuient. Ne vous ai-je pas loyalement prévenu de mon caractère? Pourquoi ne vous êtes-vous pas contenté de mon amitié? Je voudrais pouvoir consoler les peines que je vous ai causées en ne devinant pas le compte de vos petits écus, j’apprécie l’étendue de vos sacrifices; mais l’amour peut seul payer votre dévouement, vos délicatesses, et je vous aime si peu, que cette scène m’affecte désagréablement. – Je sens combien je suis ridicule, pardonnez-moi, lui dis-je avec douceur sans pouvoir retenir mes larmes. Je vous aime assez, repris-je, pour écouter avec délices les cruelles paroles que vous prononcez. Oh! je voudrais pouvoir signer mon amour de tout mon sang. – Tous les hommes nous disent plus ou moins bien ces phrases classiques, reprit-elle en riant. Mais il paraît qu’il est très-difficile de mourir à nos pieds, car je rencontre de ces morts-là partout. Il est minuit, permettez-moi de me coucher. – Et dans deux heures vous vous écrierez: Mon Dieu! lui dis-je – Avant-hier! Oui, dit-elle en riant, je pensais à mon agent de change, j’avais oublié de lui faire convertir mes rentes de cinq en trois, et dans la journée le trois avait baissé. Je la contemplais d’un œil étincelant de rage. Ah! quelquefois un crime doit être tout un poème, je l’ai compris. Familiarisée sans doute avec les déclarations les plus passionnées, elle avait déjà oublié mes larmes et mes paroles. – Épouseriez-vous un pair de France? lui demandai-je froidement. – Peut-être, s’il était duc. Je pris mon chapeau, je la saluai. Permettez-moi de vous accompagner jusqu’à la porte de mon appartement, dit-elle en mettant une ironie perçante dans son geste, dans la pose de sa tête et dans son accent. – Madame. – Monsieur. – Je ne vous verrai plus. – Je l’espère, répondit-elle en inclinant la tête avec une impertinente expression. – Vous voulez être duchesse? repris-je animé par une sorte de frénésie que son geste alluma dans mon cœur. Vous êtes folle de titres et d’honneurs? Eh bien! laissez-vous seulement aimer par moi, dites à ma plume de ne parler, à ma voix de ne retentir que pour vous, soyez le principe secret de ma vie, soyez mon étoile! Puis ne m’acceptez pour époux que ministre, pair de France, duc. Je me ferai tout ce que vous voudrez que je sois! – Vous avez, dit-elle en souriant, assez bien employé votre temps chez l’avoué, vos plaidoyers ont de la chaleur. – Tu as le présent, m’écriai-je, et moi l’avenir. Je ne perds qu’une femme, et tu perds un nom, une famille. Le temps est gros de ma vengeance, il t’apportera la laideur et une mort solitaire, à moi la gloire! – Merci de la péroraison, dit-elle en retenant un bâillement et témoignant par son attitude le désir de ne plus me voir. Ce mot m’imposa silence. Je lui jetai ma haine dans un regard et je m’enfuis.