La Sacrifiée Récalcitrante

Abonelik
0
Yorumlar
Parçayı oku
Okundu olarak işaretle
La Sacrifiée Récalcitrante
Yazı tipi:Aa'dan küçükDaha fazla Aa
La sacrifiée récalcitrante

Cet ouvrage est une œuvre de fiction. Tous les personnages, lieux, et événements décrits dans cet ouvrage sont fictifs ou utilisés de manière fictive.

Toute reproduction ou transmission de cet ouvrage, en tout ou en partie, sous quelque forme et par quelque moyen que ce soit, est interdite, excepté pour les distributeurs agréés, ou avec la permission écrite de l’auteur.

Copyright © 2019, Ines Johnson.

Tous droits réservés.

Première édition aux États-Unis : septembre 2019

Couverture : Jacqueline Sweet Designs

Titre original : The Dragon’s Reluctant Sacrifice

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Sabine Ingrao

Table des matières

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Épilogue

Chapitre Un

Vlan ! Crunch ! Crac !

Rester tranquille et anticiper un coup de poing était toujours plus douloureux que quand il arrivait complètement par surprise. Quand l’adversaire savait que la frappe arrivait, le corps se raidissait, se préparant à absorber un choc destiné à le réduire en miettes. Corin se raidit, mais comme il était plus solide que la moyenne, sa mâchoire ne se fendit pas comme un melon sous l’impact du direct.

Malgré tout, le coup violent asséné par un poing bien serré lui ébranla le crâne. Le choc interrompit le flot de ses ondes cérébrales. C’était l’objectif principal de la douleur ; ne plus être capable de réfléchir pendant une seconde entière.

Le cerveau de Corin était son atout le plus précieux, la chose qu’il essayait de protéger, ce qui l’avait amené à accepter de recevoir des coups de poing en plein visage.

Pow ! Bam ! Paf !

Il devait avoir perdu la tête pour accepter que ça continue. Ce crochet du droit à l’œil et cet uppercut au menton lui firent voir des étoiles de dessin animé. Nom d’une hémorragie crânienne, Batman. Corin devait mettre un terme à cette petite expérience avant qu’elle ne dérape. Dommage que son adversaire n’ait pas fini de lui asséner toute sa panoplie, avec un petit coup sec et un crochet au plexus solaire.

Corin se plia en deux. Une épaisse volute de fumée obscurcit sa vision. La transpiration qui s’était formée sur son front s’évapora à la chaleur de son souffle. Il lutta contre la colère enflant dans son ventre, sa poitrine se soulevant et s’abaissant rapidement. Entretemps, chaque nouveau coup successif agissait comme un combustible attisant le feu qui léchait les parois de ses entrailles.

— Comme un papillon voleter, comme une abeille piquer, chanta la voix de son bourreau qui sautillait d’un pied sur l’autre et se déplaçait autour de Corin avec les mains levées.

Même le rembourrage des gants de boxe n’atténuait pas l’impact des coups puissants de Béryl. Les biceps de ce type pesaient probablement vingt kilos chacun.

Corin ne prêta pas attention à la performance de ce crétin aux pieds agiles et se concentra sur son feu intérieur. Il devait freiner la croissance du brasier dans ses entrailles. Il devait éteindre la torche. S’il n’y arrivait pas, les flammes le consumeraient, le dévoreraient vivant de l’intérieur. Pire, la fournaise court-circuiterait son esprit.

— Ce que ses yeux ne peuvent voir, ses mains ne peuvent frapper.

Encore un enchaînement petit coup, petit coup, et crochet du droit de la part de Béryl.

— Là, tu me vois, là, tu ne me vois pas. Il pense me voir, mais il ne peut pas.

Corin était sur le point de mettre un terme à cette torture à base de rimes quand un nouveau craquement assourdissant projeta son visage loin du mur et l’envoya vers la fenêtre. Le ciel sombre s’éclaira lorsque les flammes enfermées dans le ventre de Corin rugirent dans sa poitrine et jaillirent de sa gorge. La pièce en pierres gris foncé fut inondée d’une sombre teinte rouge tandis que sa bête intérieure desserrait sa laisse.

— Ha ! dit Béryl en levant les gants au ciel en signe de victoire. J’ai réussi ! La bête est lâchée. Je suis le meilleur de tous les temps.

La bête était lâchée, mais elle n’était pas libre.

Corin serra les dents. Aspirant une grande goulée d’air, il regarda fixement la lune blanche au-dehors. Le disque pâle paraissait toujours rouge au travers de ses pupilles fendues. Corin n’osa pas fermer les yeux. Sinon, il se perdrait dans les ténèbres de la créature qui était en lui.

Ses poumons se contractèrent, l’homme et la bête se disputant l’air qui s’y trouvait. Son cœur battait frénétiquement tandis que l’organe était tiraillé dans deux directions différentes. Ce serait tellement plus simple pour Corin de s’abandonner à son feu intérieur, de le laisser brûler sa peau fragile.

Les écailles étaient plus fortes que la chair. Les griffes plus dures que les ongles. L’instinct plus fort que la raison.

Non ! C’était un mensonge. Son esprit, sa volonté, était l’essence même de son être. Il ne les abandonnerait jamais.

Se raccrochant fermement à sa réalité, Corin batailla contre le monstre qui voulait dévorer l’homme tout entier. Il le remit – avec griffes, écailles, et tout – dans sa cage, tout au fond de ses entrailles. Le feu en lui se réduisit à une chaleur supportable. La chair l’emporta et les écailles se lissèrent en une peau bronzée et dorée. La lune passa du rouge d’un rubis au rose d’un saphir, et enfin, à la glace étincelante d’un diamant. La bête se recroquevilla à l’intérieur de sa cage.

Pour l’instant.

Ayant regagné le contrôle complet, Corin ferma les yeux, libérant le souffle qu’il avait retenu. Quand il les ouvrit à nouveau, des ailes sombres éclipsèrent la lune lorsqu’une bête différente vola de l’autre côté de la fenêtre. Le bref triomphe de Corin fut anéanti. Il avait peut-être gagné une bataille intérieure, mais il était en train de perdre la guerre à l’extérieur.

Corin se leva de sa chaise et se dirigea vers les papiers sur son bureau. Des annotations, et des formules, et des équations étaient couchées sur le parchemin. Un breuvage, qui passait du rouge au vert puis au bleu, bouillonnait dans un creuset au-dessus d’une flamme.

— Oooh, grogna Béryl en retirant ses gants. On en a fini avec la journée fous une raclée à ton frère au boulot ? Et moi qui pensais qu’on était en train de resserrer nos liens.

L’expérience était terminée. Elle avait été couronnée de succès. Corin prit la fiole de liquide et l’examina, écrivant davantage de notes sur le parchemin. L’inoculation était pour bientôt, mais il manquait encore quelque chose.

Peut-être davantage de pollen d’anthère de fée. Ou un peu plus de poils de la crinière d’un lion métamorphe. Probablement encore quelques copeaux de griffe d’ours métamorphe. Avec seulement quelques petits ajustements supplémentaires, la potion serait prête pour être partagée avec ses frères, dans quelques jours, peut-être une semaine ou deux.

Corin reposa son stylo et prit le cube de monsieur Rubik comme s’il détenait la solution. Cet engin déconcertant ne détenait aucune réponse. Corin n’avait jamais résolu l’énervante énigme. Ses essais quotidiens ne distrayaient sa bête que durant un bref instant. Et aujourd’hui n’était pas un de ces jours-là.

— Je ne sais pas pourquoi tu t’embêtes avec ces élixirs, dit Béryl.

Sa voix était plus animale qu’humaine. Ses yeux étaient de perpétuelles fentes émeraude de feu brûlant.

— Ton dragon serait un peu plus relax si tu le laissais goûter au nectar entre les cuisses d’une fée, ajouta-t-il.

 

Ce n’était qu’une solution temporaire, et qui ne présentait que peu d’attraits pour Corin, ces derniers temps. Il avait flirté avec quelques fées au cours de sa vie. Les plantes métamorphes avaient calmé sa bête quand il était jeune. Contrairement à ses frères, Corin ne voulait pas que sa vie repose entre les mains d’une femme. Qu’elle soit fée ou humaine. Il était déterminé à rester maître de son destin.

— Ce truc à l’air horrible, dit Béryl en prenant la fiole. Hors de question que tu me fasses avaler ça.

— Pose ça, gronda Corin.

Les ingrédients avaient déjà été difficiles à obtenir. Il avait dû se séparer de deux rubis pour que le lion métamorphe accepte de raser une portion de sa crinière. Les cheveux de Léander repoussaient bizarrement. Il doutait que la vaniteuse créature accepte de recommencer de sitôt.

— Je vais le boire, dit une voix provenant d’un coin de la pièce.

Leur jeune frère, Ilia, s’avança depuis l’entrée. Son regard de jade fixait intensément la fiole dans la main de Béryl.

Ilia était plus petit que Béryl. Bien que musclée, la silhouette d’Ilia était plus longiligne, avec davantage de contours souples que de volumes massifs.

Béryl chipa la fiole, par-dessus la tête d’Ilia.

— Pas avant que je le fasse.

Le sang chaud de Corin se glaça en voyant ses frères s’affronter. Les dragons étaient des créatures extrêmement compétitives. Compétitives et enclines à la violence. Corin devait récupérer cette fiole d’entre leurs mains ou ça se terminerait mal.

— Tu n’as pas besoin de la potion, Ilia, dit Corin d’une voix rocailleuse et apaisante. Tu es bien plus doué pour contrôler tes métamorphoses que Béryl.

Les yeux verts de Béryl lancèrent des éclairs en direction de Corin. De la fumée lui sortit des narines lorsqu’il parla.

— Même pas vrai.

Ilia rit, bombant le torse.

— Si, c’est vrai.

— Prouve-le.

Les yeux sombres d’Ilia fouillèrent la pièce à la recherche d’un défi. Son regard atterrit sur la fenêtre.

— On saute. Le premier qui se transforme avant de toucher le sol a perdu.

— D’accord.

Pendant que ces deux imbéciles se tournaient vers la fenêtre, Corin subtilisa la fiole des mains de Béryl. Le liquide clapota sur les bords du récipient, mais ne se renversa pas. Corin poussa un soupir de soulagement. Ce léger souffle d’air fut suivi d’un grand bruit sourd et d’un battement d’ailes.

Corin ne regarda pas pour voir lequel de ses frères s’était triomphalement écrasé au sol et lequel s’était élevé dans les airs en signe de défaite. Son propre dragon tira à nouveau sur sa laisse. Pas de manière exigeante, cette fois. De manière suppliante, comme un animal de compagnie incitant son maître à le laisser sortir pour faire un tour.

Corin était peut-être capable de contrôler sa bête, mais il ne pouvait renier sa nature profonde. À un moment ou à un autre, la bête finirait par sortir. Et un jour, les rôles seraient inversés, et la bête glisserait une laisse autour du cou de l’homme et ne le laisserait plus jamais sortir.

Comme tous les métamorphes du Voile, il était né animal avec un homme vivant à l’intérieur de lui. Et comme tous les autres métamorphes, l’homme et l’animal luttaient constamment pour le contrôle de leur corps.

Il n’y avait qu’une seule chose qui pourrait apaiser la bête et lui imposer une soumission permanente : une sacrifiée. Une humaine sacrifiée. Une femme que le dragon pourrait marquer et revendiquer pour lui-même. Mais cette voie n’était pas accessible aux métamorphes derrière le Voile.

Plus maintenant.

Alors c’était soit les potions, soit l’impuissance pour les derniers des dragons. Corin se rassit à son bureau. Il écarta le Rubik’s Cube et s’attela à déchiffrer une énigme qu’il était bien plus proche de résoudre.

Chapitre 2

L’air de la salle d’attente de la clinique empestait la mort. Les pales du ventilateur au plafond tournaient encore et encore, répartissant équitablement l’odeur d’œufs durs pourris. Les chaises en plastique avaient la couleur vert clair du chou. Les coussins des sièges dégageaient une odeur de végétaux en décomposition. Chaque fois que quelqu’un bougeait ou posait un pied sur le sol, leurs semelles se détachaient du revêtement collant et une bouffée de naphtaline moisie s’élevait dans l’atmosphère étouffante.

Personne n’était mort, dans la salle d’attente. Jusqu’ici. Mais chaque personne dans cette pièce avait un pied dans la tombe. Elle comprise.

Chryssie inspira profondément. Enfin, aussi profondément que possible pour elle. Le mince filet d’air siffla dans ses poumons contractés. C’était suffisant pour qu’elle tienne debout.

Elle fit passer son poids d’un pied sur l’autre tandis qu’elle donnait un faux nom à une réceptionniste à l’air indifférent. Elle essaya de ne pas trop s’appuyer sur son côté droit, qui transportait une lourde charge dans sa nouvelle veste en cuir flambant neuve.

Enfin, neuve pour elle, au moins. Elle était certaine que la jeune femme aisée qui s’était débarrassée de la veste au Goodwill du coin avait dû payer un joli paquet pour elle. Chryssie n’avait payé que quelques dollars, mais le vêtement la faisait ressembler à une justicière implacable.

Elle inclina la hanche comme elle avait vu Michelle Gellar le faire dans des rediffusions de Buffy contre les vampires. Même si Chryssie était probablement plus du genre Willow, avec ses cheveux roux, sa peau laiteuse, et un talent pour botter des fesses qui était proche de zéro. Willow passait le plus clair de son temps en mocassins avec le nez dans un livre, ce qui correspondait parfaitement à la description de Chryssie.

Chryssie était en équilibre précaire sur ses bottes de dure à cuire. Les étourdissements étaient des compagnons permanents.

Mais, ça, c’était avant. Aujourd’hui était un autre jour.

Les bottes étaient un autre accessoire nécessaire, aujourd’hui. Elle les avait aussi dégotées au dépôt-vente. La veste et les bottes avaient probablement appartenu à la même jet-setteuse philanthrope. Chryssie n’avait jamais rien porté d’autre que des chaussures plates, et elle n’avait jamais levé le poing, et encore moins le pied, pour botter les fesses de qui que ce soit. Pour quelqu’un qui avait de la peine à remplir ses poumons d’oxygène, ça n’avait aucun sens de les lever au-dessus du sol plus haut que la normale.

Ça aussi, ça prenait fin aujourd’hui.

— Le docteur va vous recevoir dans un instant, asseyez-vous, s’il vous plaît.

Chryssie reporta son poids sur son côté droit et se retourna. Elle avait trouvé un préservatif à l’intérieur des bottes quand elle les avait achetées, confortant confirmant un peu plus le statut rebelle de leur précédente propriétaire. Chryssie l’avait laissé là. Pas qu’elle ait la moindre intention de l’utiliser prochainement. Son heure était bientôt venue. Mais savoir le contraceptif dans ses bottes la faisait se sentir encore plus implacable.

Les talons de ses bottes roulèrent une pelle à la crasse sur le sol avec des slurp slurp slurp à chaque pas. C’était ce qu’elle avait connu de plus proche d’une expérience charnelle. La seule expérience qu’elle aurait jamais, jusqu’à la fin de ses jours. Un baiser était pratiquement hors de question pour quelqu’un qui pouvait à peine respirer, alors retenir son souffle pendant que quelqu’un d’autre lui fourrait sa langue dans la bouche, encore moins.

Quand le docteur pourrait la recevoir, il serait le dernier homme qu’elle verrait. À part les gardiens de prison. Et ça, c’était si elle quittait cet endroit en vie. La société ne voyait pas d’un très bon œil qu’on laisse les meurtriers de sang-froid courir les rues.

Enfin, du moins les pauvres.

La main de Chryssie se posa sur le froid canon en métal enfoui dans la poche de sa veste. L’acier était plus chaud que ses doigts. Mais tout était plus chaud qu’elle. Chaque jour de sa vie, elle n’avait rien ressenti d’autre que le froid. Le froid et la fatigue et la faiblesse et l’inutilité.

Faisant des yeux le tour de la salle d’attente, elle vit tant de cas désespérés. Personnellement, elle ne faisait plus semblant d’avoir de l’espoir. Les gens venaient dans cette petite clinique miteuse, au fond d’une ruelle, en dernier recours. Chryssie aurait été l’une d’entre eux quelques mois plus tôt, mais elle n’en était plus à se raconter des histoires. Elle était à court d’options.

La maladie s’était propagée dans tous les recoins de son corps, et maintenant, c’était même devenu difficile de respirer. Il n’y avait rien qui puisse atténuer sa souffrance. Avant qu’elle aille en enfer, il y avait juste une chose qu’elle avait besoin de faire.

— Mademoiselle Slayer, le docteur va vous recevoir, à présent.

Chryssie se leva sur des jambes flageolantes. La main dans sa poche droite était ferme. Les talons de ses bottes claquèrent sur le linoléum en décomposition en direction de la salle d’examen. L’odeur de mort s’intensifia encore à mesure qu’elle s’approchait de la porte ouverte.

La petite salle d’examen était identique à toutes celles qu’elle avait déjà vues durant ses vingt années d’existence. Un évier aseptisé entouré d’instruments en métal. Des affiches qui se décollaient prévenaient des risques de ne pas se faire vacciner et immuniser. Toutes les piqûres du monde n’avaient rien pu faire pour Chryssie et sa sœur.

Elle ne se donna pas la peine de se déshabiller. C’étaient les vêtements dans lesquels elle voulait être enterrée. En plus, ces bottes étaient galères à enfiler, elle n’allait pas les enlever si vite. Pas quand elle les portait pour botter le cul de l’homme responsable de la mort de sa sœur.

La porte s’ouvrit en grand, et il apparut. Il ne s’était même pas donné la peine de frapper pour savoir si elle était prête avant d’entrer. Il n’avait pas changé. La même moustache en guidon de vélo. Les mêmes sourcils froncés. Les mêmes mains boudinées.

Il ne lui adressa même pas un regard. Ses yeux restèrent rivés sur ses dossiers. Exactement comme quand elle n’était encore qu’une enfant et que ses symptômes n’étaient pas encore apparus. Elle ne lui avait été d’aucune utilité, parce qu’elle avait été en bonne santé. Sa grande sœur de dix-huit ans, malade, avait eu plus de valeur.

— Mademoiselle Slayer, c’est bien ça ?

— C’est exact, dit Chryssie en caressant la sécurité de son arme.

Ce n’était pas un pieu comme celui de l’héroïne dont elle avait emprunté le nom, mais elle avait la ferme intention de viser le cœur de ce démon quand le moment viendrait.

— Je suis désespérée. On m’a dit que vous étiez mon seul espoir.

Elle avait la voix tremblante en racontant ce mensonge. Elle n’avait jamais été très douée pour mentir. Pourquoi s’embêter à inventer des trucs quand sa propre réalité était si pénible.

— J’ai déjà vu ces symptômes auparavant, dit le médecin en ne levant toujours pas les yeux, regardant uniquement ses papiers. Fatigue permanente, intolérance au froid, souffle court, et votre bilan sanguin…

Elle vit le calcul dans ses yeux. Le vit soustraire d’une colonne en plissant les paupières. Puis multiplier dans une autre lorsque ses petits yeux perçants s’arrondirent.

— Il y a un traitement expérimental que vous pourriez essayer si—

Le bloc-notes et les dossiers tombèrent avec fracas sur le sol. Les papiers contenant le diagnostic condamnant Chryssie se détachèrent et s’éparpillèrent, se collant au bazar malpropre sous leurs pieds. Il n’y eut pas le slurp slurp slurp de talons se décollant de la crasse du sol. Uniquement le déclic assourdissant de la sécurité qui s’enlevait.

Il leva les yeux, alors. Droit sur le sombre canon de l’arme de Chryssie. Il desserra les mâchoires et sa bouche s’ouvrit en grand.

— Je m’appelle Chrysanthème Jones. Tu as tué ma sœur. Prépare-toi à mourir.

— Quoi ?

Chryssie soupira. Elle avait préparé plusieurs discours de vengeance différents. Puisque Princess Bride avait été le film préféré de sa sœur, ça paraissait être ce qui convenait le mieux. Encore une chose que ce médecin avait fichue en l’air. Heureusement, elle avait préparé une deuxième réplique. Comme la première, les mots n’étaient pas d’elle.

— Ne crie pas, dit Chryssie. N’aie pas peur. Ça ne fera pas mal du tout, et ensuite tu seras dans un monde meilleur.

 

Chryssie se souvenait encore du jour où sa sœur avait été emmenée. Elle avait été présente dans la chambre avec elle. Sa petite main enfouie dans la main de sa grande sœur. Jacinthe avait désespérément voulu aller mieux. Pas juste pour elle-même, mais pour Chryssie aussi. Elles venaient juste de perdre leur mère l’année précédente. Elles étaient tout ce qui leur restait.

Le médecin avait prononcé ces mots, l’avait emmenée au bloc, et Jacinthe avait disparu. On ne l’avait plus jamais revue. Excepté quand des morceaux de son corps étaient réapparus lors d’un coup de filet du FBI, dans une version moderne des profanateurs de sépulture. Les autorités avaient pincé les étudiants en médecine qui avaient acheté les morceaux de corps malades, mais elles n’avaient jamais été capables d’identifier le revendeur. Quand les noms des personnes décédées avaient été révélés, Chryssie s’était immédiatement souvenue du dernier jour où elle avait vu sa sœur, ainsi que du médecin qui avait prononcé ces dernières paroles.

— C’est ce que vous avez dit à ma sœur avant de la tuer et de la découper comme une tarte aux patates douces à Thanksgiving.

— J’ai dit la vérité, dit-il. Elle n’a pas souffert.

— Vous l’avez tuée.

— Elle allait mourir. Il n’y avait rien que quiconque pouvait faire, à part étudier les symptômes de sa maladie.

Le doigt de Chryssie posé sur la détente recula d’un millimètre vers l’intérieur. Mais les yeux du médecin avaient perdu leur frayeur. Il la regardait à nouveau comme si elle était un spécimen de laboratoire.

— Vous savez à quel point les gens comme vous sont rares ? demanda-t-il en jetant un œil vers le sommet de son crâne. Et ils ont toujours les cheveux roux.

Chryssie s’empêcha de passer la main dans ses mèches rouge sang. Tout comme sa mère et sa sœur, la couleur ressemblait à des flammes lui sortant directement du crâne.

— Il y a de l’hélium dans votre sang, continua-t-il. Ce n’est pas normal. Vous devriez être morte. À vous regarder, vous le serez dans peu de temps.

— Vous d’abord.

Elle tendit les bras. Ses mains étaient fermes, ce qui était surprenant vu qu’elle s’était sentie faible tous les jours de sa vie depuis qu’elle avait douze ans. Mais son index ne voulait toujours pas plier. Elle avait envie de poignarder cet homme. Elle devrait peut-être faire ça avec un pieu, à la place.

— Écoute, chérie, je vois bien qu’il faut faire la queue, mais je n’ai pas que ça à faire.

Chryssie et le médecin tournèrent tous les deux brusquement la tête vers la fenêtre d’où provenait la voix. Sur le rebord se trouvait assise l’incarnation même de la définition d’héroïne balèze. La femme était vêtue d’un corsage bleu argenté qui soutenait une poitrine généreuse. Ses abdos musclés étaient parfaitement plats et sans un seul bourrelet, malgré qu’elle soit assise avec un genou relevé. Des cheveux violets flottaient dans la brise comme si un ventilateur était dirigé vers elle. Et puis, il y avait ses bottes. Si celles de Chryssie étaient du genre balèze de dépôt-vente, celles de cette femme étaient clairement d’authentiques fouteuses de branlée.

Dans ses mains, la femme tenait une grosse boule noire, semblable à une boule de billard, avec le chiffre huit peint dans un cercle blanc. Elle lançait la boule de haut en bas, la rattrapant adroitement dans sa main. Au bout des doigts, elle avait de longs ongles ressemblant à des serres qui se refermaient autour de la boule. Ses yeux étaient fixés sur Chryssie. Ils étaient dorés. Pas noisettes. De l’or véritable, brillant comme le métal.

— Tu vas appuyer sur la détente ou pas, beaux nichons ?

— Je…

Chryssie hésita. En partie parce qu’on l’avait appelée beaux nichons. Ses seins n’avaient jamais attiré l’attention de personne. C’était un peu flatteur.

Ou peut-être que c’était le choc de voir une femme, qui n’était pas là auparavant, assise à la fenêtre d’un immeuble de trois étages.

— Qu’est-ce que tu en penses, Magic 8 Ball ? Elle a les couilles d’exploser la tête de ce crétin ? Ou je dois le faire moi-même ?

La femme secoua la boule et scruta le cube à l’intérieur de celle-ci.

Réponse difficile, essaie plus tard. Quelle connerie.

Le beau visage de la femme grimaça de mécontentement. Elle balança la boule par la fenêtre. Puis elle tourna son regard doré vers Chryssie.

— Qu’est-ce que tu fais, poupée ? Je serais ravie que tu fasses mon boulot à ma place.

— Votre boulot ? demanda Chryssie.

— Je suis une escorte. J’escorte les enfoirés tordus et criminels humains comme celui-là dans les boyaux de l’enfer.

L’enfoiré criminel, qui faisait maintenant face non pas à une, mais à deux folles furieuses qui voulaient sa mort, saisit l’opportunité de se diriger vers la porte.

Oh non, pas si vite. Chryssie n’allait pas le laisser s’échapper. Oubliant sa rivale, mieux habillée, en meilleure forme, et carrément canon, à la fenêtre, Chryssie tourna rapidement son arme vers le médecin en fuite.

Le temps que l’arme soit dirigée vers le médecin, l’autre femme était là. La vraie tueuse donna un haut coup de pied circulaire qui rappela la Buffy télévisée, et maîtrisa l’homme. Mais pas avant qu’un coup de feu ne retentisse dans la pièce.

La Vraie Tueuse grimaça en baissant les yeux sur le petit trou dans son corsage. Chryssie baissa les yeux avec horreur pour découvrir que son index posé sur la détente s’était détendu. Elle avait raté sa cible qui gisait au sol.

— Je suis désolée. Mon doigt a glissé. Je ne voulais pas…

La Vraie Tueuse balaya de la main la balle de révolver sur son torse. Il n’y avait pas de sang. Juste un accroc dans le tissu, à cet endroit-là. Un sourire mauvais se forma sur son visage. Elle secoua la tête d’un côté à l’autre, et Chryssie vit que ses oreilles étaient pointues, comme celles d’un elfe. Ou d’une fée.

— Tu vas payer pour ça, frangine.

Ses yeux dorés étincelèrent de façon anormalement vive, permettant enfin à Chryssie de piger ce qui se passait. Cette femme ne pouvait être qu’un ange de la mort. Elle était venue collecter l’âme du médecin, et maintenant ses griffes mortelles étaient braquées sur Chryssie parce qu’elle avait voulu tuer l’homme et l’avait manqué. C’était probablement l’équivalent d’une agression sur un officier de police.

Chryssie baissa son arme. Elle n’avait pas prévu de quitter cette pièce. Après la bagarre et le coup de feu, la police allait sans aucun doute bientôt débarquer. Mourir des mains de cette femme – ou cet ange, ou ce démon, ou peu importe ce qu’elle était – valait mieux que de mourir en prison.

Chryssie était née pour sauver sa sœur. Elle avait échoué à le faire quand on avait découvert qu’elle portait la même maladie incurable. Elle avait prévu de mourir triomphalement en descendant l’homme qui avait assassiné et mutilé sa sœur. Mais une mort par tueuse implacable devrait suffire. Du moment que son corps n’atterrissait pas dans un centre de soins palliatifs du gouvernement, ou en pièces détachées entre les mains de trafiquants de cadavres.

Chryssie se mit à genoux. Elle inspira profondément. Malgré tout, ses poumons ne se remplirent pas complètement. Mais l’air était doux, ou du moins, c’est ce qu’elle se dit puisque c’était son dernier souffle.

— Faites vite, s’il vous plaît, et ne laissez aucun morceau de moi sur lequel ils puissent faire des expériences.

— Bien sûr, beaux nichons.

Une vive douleur se répandit dans son crâne, puis le monde commença à disparaître. Mais pas avant qu’elle ne voie ce qu’elle crut être un dragon passer la tête par la fenêtre et lui sourire. Ça semblait logique d’avoir une créature de l’enfer comme monture, puisqu’un ange de la mort la transportait à présent par la fenêtre sur le dos de la bête.