Kitabı oku: «De la terre à la lune», sayfa 8
XVI. LA COLUMBIAD
L’opération de la fonte avait-elle réussi? On en était réduit à de simples conjectures. Cependant tout portait à croire au succès, puisque le moule avait absorbé la masse entière du métal liquéfié dans les fours. Quoi qu’il en soit, il devait être longtemps impossible de s’en assurer directement.
En effet, quand le major Rodman fondit son canon de cent soixante mille livres, il ne fallut pas moins de quinze jours pour en opérer le refroidissement. Combien de temps, dès lors, la monstrueuse Columbiad, couronnée de ses tourbillons de vapeurs, et défendue par sa chaleur intense, allait-elle se dérober aux regards de ses admirateurs? Il était difficile de le calculer.
L’impatience des membres du Gun-Club fut mise pendant ce laps de temps à une rude épreuve. Mais on n’y pouvait rien. J.-T. Maston faillit se rôtir par dévouement. Quinze jours après la fonte, un immense panache de fumée se dressait encore en plein ciel, et le sol brûlait les pieds dans un rayon de deux cents pas autour du sommet de Stone’s-Hill.
Les jours s’écoulèrent, les semaines s’ajoutèrent l’une à l’autre. Nul moyen de refroidir l’immense cylindre. Impossible de s’en approcher. Il fallait attendre, et les membres du Gun-Club rongeaient leur frein.
«Nous voilà au 10 août, dit un matin J.-T. Maston. Quatre mois à peine nous séparent du premier décembre! Enlever le moule intérieur, calibrer l’âme de la pièce, charger la Columbiad, tout cela est à faire! Nous ne serons pas prêts! On ne peut seulement pas approcher du canon! Est-ce qu’il ne se refroidira jamais! Voilà qui serait une mystification cruelle!
On essayait de calmer l’impatient secrétaire sans y parvenir, Barbicane ne disait rien, mais son silence cachait une sourde irritation. Se voir absolument arrêté par un obstacle dont le temps seul pouvait avoir raison, – le temps, un ennemi redoutable dans les circonstances, – et être à la discrétion d’un ennemi, c’était dur pour des gens de guerre.
Cependant des observations quotidiennes permirent de constater un certain changement dans l’état du sol. Vers le 15 août, les vapeurs projetées avaient diminué notablement d’intensité et d’épaisseur. Quelques jours après, le terrain n’exhalait plus qu’une légère buée, dernier souffle du monstre enfermé dans son cercueil de pierre. Peu à peu les tressaillements du sol vinrent à s’apaiser, et le cercle de calorique se restreignit; les plus impatients des spectateurs se rapprochèrent; un jour on gagna deux toises; le lendemain, quatre; et, le 22 août, Barbicane, ses collègues, l’ingénieur, purent prendre place sur la nappe de fonte qui effleurait le sommet de Stone’s-Hill, un endroit fort hygiénique, à coup sûr, où il n’était pas encore permis d’avoir froid aux pieds.
«Enfin!» s’écria le président du Gun-Club avec un immense soupir de satisfaction.
Les travaux furent repris le même jour. On procéda immédiatement à l’extraction du moule intérieur, afin de dégager l’âme de la pièce; le pic, la pioche, les outils à tarauder fonctionnèrent sans relâche; la terre argileuse et le sable avaient acquis une extrême dureté sous l’action de la chaleur; mais, les machines aidant, on eut raison de ce mélange encore brûlant au contact des parois de fonte; les matériaux extraits furent rapidement enlevés sur des chariots mus à la vapeur, et l’on fit si bien, l’ardeur au travail fut telle, l’intervention de Barbicane si pressante, et ses arguments présentés avec une si grande force sous la forme de dollars, que, le 3 septembre, toute trace du moule avait disparu.
Immédiatement l’opération de l’alésage commença; les machines furent installées sans retard et manœuvrèrent rapidement de puissants alésoirs dont le tranchant vint mordre les rugosités de la fonte. Quelques semaines plus tard, la surface intérieure de l’immense tube était parfaitement cylindrique, et l’âme de la pièce avait acquis un poli parfait.
Enfin, le 22 septembre, moins d’un an après la communication Barbicane, l’énorme engin, rigoureusement calibré et d’une verticalité absolue, relevée au moyen d’instruments délicats, fut prêt à fonctionner. Il n’y avait plus que la Lune à attendre, mais on était sûr qu’elle ne manquerait pas au rendez-vous. La joie de J.-T. Maston ne connut plus de bornes, et il faillit faire une chute effrayante, en plongeant ses regards dans le tube de neuf cents pieds. Sans le bras droit de Blomsberry, que le digne colonel avait heureusement conservé, le secrétaire du Gun-Club, comme un nouvel Érostrate, eût trouvé la mort dans les profondeurs de la Columbiad.
Le canon était donc terminé; il n’y avait plus de doute possible sur sa parfaite exécution; aussi, le 6 octobre, le capitaine Nicholl, quoi qu’il en eût, s’exécuta vis-à-vis du président Barbicane, et celui-ci inscrivit sur ses livres, à la colonne des recettes, une somme de deux mille dollars. On est autorisé à croire que la colère du capitaine fut poussée aux dernières limites et qu’il en fit une maladie. Cependant il avait encore trois paris de trois mille, quatre mille et cinq mille dollars, et pourvu qu’il en gagnât deux, son affaire n’était pas mauvaise, sans être excellente. Mais l’argent n’entrait point dans ses calculs, et le succès obtenu par son rival, dans la fonte d’un canon auquel des plaques de dix toises n’eussent pas résisté, lui portait un coup terrible.
Depuis le 23 septembre, l’enceinte de Stone’s-Hill avait été largement ouverte au public, et ce que fut l’affluence des visiteurs se comprendra sans peine.
En effet, d’innombrables curieux, accourus de tous les points des États-Unis, convergeaient vers la Floride. La ville de Tampa s’était prodigieusement accrue pendant cette année, consacrée tout entière aux travaux du Gun-Club, et elle comptait alors une population de cent cinquante mille âmes. Après avoir englobé le fort Brooke dans un réseau de rues, elle s’allongeait maintenant sur cette langue de terre qui sépare les deux rades de la baie d’Espiritu-Santo; des quartiers neufs, des places nouvelles, toute une forêt de maisons, avaient poussé sur ces grèves naguère désertes, à la chaleur du soleil américain. Des compagnies s’étaient fondées pour l’érection d’églises, d’écoles, d’habitations particulières, et en moins d’un an l’étendue de la ville fut décuplée.
On sait que les Yankees sont nés commerçants; partout où le sort les jette, de la zone glacée à la zone torride, il faut que leur instinct des affaires s’exerce utilement. C’est pourquoi de simples curieux, des gens venus en Floride dans l’unique but de suivre les opérations du Gun-Club, se laissèrent entraîner aux opérations commerciales dès qu’ils furent installés à Tampa. Les navires frétés pour le transportement du matériel et des ouvriers avaient donné au port une activité sans pareille. Bientôt d’autres bâtiments, de toute forme et de tout tonnage, chargés de vivres, d’approvisionnements, de marchandises, sillonnèrent la baie et les deux rades; de vastes comptoirs d’armateurs, des offices de courtiers s’établirent dans la ville, et la – Shipping Gazette79 – enregistra chaque jour des arrivages nouveaux au port de Tampa.
Tandis que les routes se multipliaient autour de la ville, celle-ci, en considération du prodigieux accroissement de sa population et de son commerce, fut enfin reliée par un chemin de fer aux États méridionaux de l’Union. Un railway rattacha la Mobile à Pensacola, le grand arsenal maritime du Sud; puis, de ce point important, il se dirigea sur Tallahassee. Là existait déjà un petit tronçon de voie ferrée, long de vingt et un milles, par lequel Tallahassee se mettait en communication avec Saint-Marks, sur les bords de la mer. Ce fut ce bout de road-way qui fut prolongé jusqu’à Tampa-Town, en vivifiant sur son passage et en réveillant les portions mortes ou endormies de la Floride centrale. Aussi Tampa, grâce à ces merveilles de l’industrie dues à l’idée éclose un beau jour dans le cerveau d’un homme, put prendre à bon droit les airs d’une grande ville. On l’avait surnommée «Moon-City80» et la capitale des Florides subissait une éclipse totale, visible de tous les points du monde.
Chacun comprendra maintenant pourquoi la rivalité fut si grande entre le Texas et la Floride, et l’irritation des Texiens quand ils se virent déboutés de leurs prétentions par le choix du Gun-Club. Dans leur sagacité prévoyante, ils avaient compris ce qu’un pays devait gagner à l’expérience tentée par Barbicane et le bien dont un semblable coup de canon serait accompagné. Le Texas y perdait un vaste centre de commerce, des chemins de fer et un accroissement considérable de population. Tous ces avantages retournaient à cette misérable presqu’île floridienne, jetée comme une estacade entre les flots du golfe et les vagues de l’océan Atlantique. Aussi, Barbicane partageait-il avec le général Santa-Anna toutes les antipathies texiennes.
Cependant, quoique livrée à sa furie commerciale et à sa fougue industrielle, la nouvelle population de Tampa-Town n’eut garde d’oublier les intéressantes opérations du Gun-Club. Au contraire. Les plus minces détails de l’entreprise, le moindre coup de pioche, la passionnèrent. Ce fut un va-et-vient incessant entre la ville et Stone’s-Hill, une procession, mieux encore, un pèlerinage.
On pouvait déjà prévoir que, le jour de l’expérience, l’agglomération des spectateurs se chiffrerait par millions, car ils venaient déjà de tous les points de la terre s’accumuler sur l’étroite presqu’île. L’Europe émigrait en Amérique.
Mais jusque-là, il faut le dire, la curiosité de ces nombreux arrivants n’avait été que médiocrement satisfaite. Beaucoup comptaient sur le spectacle de la fonte, qui n’en eurent que les fumées. C’était peu pour des yeux avides; mais Barbicane ne voulut admettre personne à cette opération. De là, maugréement, mécontentement, murmures; on blâma le président; on le taxa d’absolutisme; son procédé fut déclaré «peu américain». Il y eut presque une émeute autour des palissades de Stone’s-Hill. Barbicane, on le sait, resta inébranlable dans sa décision.
Mais, lorsque la Columbiad fut entièrement terminée, le huis clos ne put être maintenu; il y aurait eu mauvaise grâce, d’ailleurs, à fermer ses portes, pis même, imprudence à mécontenter les sentiments publics. Barbicane ouvrit donc son enceinte à tout venant; cependant, poussé par son esprit pratique, il résolut de battre monnaie sur la curiosité publique.
C’était beaucoup de contempler l’immense Columbiad, mais descendre dans ses profondeurs, voilà ce qui semblait aux Américains être le – nec plus ultra – du bonheur en ce monde. Aussi pas un curieux qui ne voulût se donner la jouissance de visiter intérieurement cet abîme de métal. Des appareils, suspendus à un treuil à vapeur, permirent aux spectateurs de satisfaire leur curiosité. Ce fut une fureur. Femmes, enfants, vieillards, tous se firent un devoir de pénétrer jusqu’au fond de l’âme les mystères du canon colossal. Le prix de la descente fut fixé à cinq dollars par personne, et, malgré son élévation, pendant les deux mois qui précédèrent l’expérience, l’affluence des visiteurs permit au Gun-Club d’encaisser près de cinq cent mille dollars81.
Inutile de dire que les premiers visiteurs de la Columbiad furent les membres du Gun-Club, avantage justement réservé à l’illustre assemblée. Cette solennité eut lieu le 25 septembre. Une caisse d’honneur descendit le président Barbicane, J.-T. Maston, le major Elphiston, le général Morgan, le colonel Blomsberry, l’ingénieur Murchison et d’autres membres distingués du célèbre club. En tout, une dizaine. Il faisait encore bien chaud au fond de ce long tube de métal. On y étouffait un peu! Mais quelle joie! quel ravissement! Une table de dix couverts avait été dressée sur le massif de pierre qui supportait la Columbiad éclairée – a giorno – par un jet de lumière électrique. Des plats exquis et nombreux, qui semblaient descendre du ciel, vinrent se placer successivement devant les convives, et les meilleurs vins de France coulèrent à profusion pendant ce repas splendide servi à neuf cents pieds sous terre.
Le festin fut très animé et même très bruyant; des toasts nombreux s’entrecroisèrent; on but au globe terrestre, on but à son satellite, on but au Gun-Club, on but à l’Union, à la Lune, à Phoebé, à Diane, Séléné, à l’astre des nuits, à la «paisible courrière du firmament»! Tous ces hurrahs, portés sur les ondes sonores de l’immense tube acoustique, arrivaient comme un tonnerre à son extrémité, et la foule, rangée autour de Stone’s-Hill, s’unissait de cœur et de cris aux dix convives enfouis au fond de la gigantesque Columbiad.
J.-T. Maston ne se possédait plus; s’il cria plus qu’il ne gesticula, s’il but plus qu’il ne mangea, c’est un point difficile à établir. En tout cas, il n’eût pas donné sa place pour un empire, «non, quand même le canon chargé amorcé, et faisant feu à l’instant, aurait dû l’envoyer par morceaux dans les espaces planétaires».
XVII. UNE DÉPÊCHE TÉLÉGRAPHIQUE
Les grands travaux entrepris par le Gun-Club étaient, pour ainsi dire, terminés, et cependant, deux mois allaient encore s’écouler avant le jour où le projectile s’élancerait vers la Lune. Deux mois qui devaient paraître longs comme des années à l’impatience universelle! Jusqu’alors les moindres détails de l’opération avaient été chaque jour reproduits par les journaux, que l’on dévorait d’un œil avide et passionné; mais il était à craindre que désormais, ce «dividende d’intérêt» distribué au public ne fût fort diminué, et chacun s’effrayait de n’avoir plus à toucher sa part d’émotions quotidiennes.
Il n’en fut rien; l’incident le plus inattendu, le plus extraordinaire, le plus incroyable, le plus invraisemblable vint fanatiser à nouveau les esprits haletants et rejeter le monde entier sous le coup d’une poignante surexcitation. Un jour, le 30 septembre, à trois heures quarante-sept minutes du soir, un télégramme, transmis par le câble immergé entre Valentia (Irlande), Terre-Neuve et la côte américaine, arriva à l’adresse du président Barbicane.
Le président Barbicane rompit l’enveloppe, lut la dépêche, et, quel que fût son pouvoir sur lui-même, ses lèvres pâlirent, ses yeux se troublèrent à la lecture des vingt mots de ce télégramme.
Voici le texte de cette dépêche, qui figure maintenant aux archives du Gun-Club:
FRANCE, PARIS. – 30 septembre, 4 h matin.
Barbicane, Tampa, Floride, États-Unis.
Remplacez obus sphérique par projectile cylindro-conique. Partirai dedans. Arriverai par steamer – Atlanta.
MICHEL ARDAN.
XVIII. LE PASSAGER DE L’«ATLANTA»
Si cette foudroyante nouvelle, au lieu de voler sur les fils électriques, fût arrivée simplement par la poste et sous enveloppe cachetée, si les employés français, irlandais, terre-neuviens, américains n’eussent pas été nécessairement dans la confidence du télégraphe, Barbicane n’aurait pas hésité un seul instant. Il se serait tu par mesure de prudence et pour ne pas déconsidérer son œuvre. Ce télégramme pouvait cacher une mystification, venant d’un Français surtout. Quelle apparence qu’un homme quelconque fût assez audacieux pour concevoir seulement l’idée d’un pareil voyage? Et si cet homme existait, n’était-ce pas un fou qu’il fallait enfermer dans un cabanon et non dans un boulet?
Mais la dépêche était connue, car les appareils de transmission sont peu discrets de leur nature, et la proposition de Michel Ardan courait déjà les divers États de l’Union. Ainsi Barbicane n’avait plus aucune raison de se taire. Il réunit donc ses collègues présents à Tampa-Town, et sans laisser voir sa pensée, sans discuter le plus ou moins de créance que méritait le télégramme, il en lut froidement le texte laconique.
«Pas possible! – C’est invraisemblable! – Pure plaisanterie! – On s’est moqué de nous! – Ridicule! – Absurde!» Toute la série des expressions qui servent à exprimer le doute, l’incrédulité, la sottise, la folie, se déroula pendant quelques minutes, avec accompagnement des gestes usités en pareille circonstance. Chacun souriait, riait, haussait les épaules ou éclatait de rire, suivant sa disposition d’humeur. Seul, J.-T. Maston eut un mot superbe.
«C’est une idée, cela! s’écria-t-il.
– Oui, lui répondit le major, mais s’il est quelquefois permis d’avoir des idées comme celle-là, c’est à la condition de ne pas même songer les mettre à exécution.
– Et pourquoi pas?» répliqua vivement le secrétaire du Gun-Club, prêt à discuter. Mais on ne voulut pas le pousser davantage.
Cependant le nom de Michel Ardan circulait déjà dans la ville de Tampa. Les étrangers et les indigènes se regardaient, s’interrogeaient et plaisantaient, non pas cet Européen, – un mythe, un individu chimérique, – mais J.-T. Maston, qui avait pu croire en l’existence de ce personnage légendaire. Quand Barbicane proposa d’envoyer un projectile à la Lune, chacun trouva l’entreprise naturelle, praticable, une pure affaire de balistique! Mais qu’un être raisonnable offrît de prendre passage dans le projectile, de tenter ce voyage invraisemblable, c’était une proposition fantaisiste, une plaisanterie, une farce, et, pour employer un mot dont les Français ont précisément la traduction exacte dans leur langage familier, un «humbug82»!
Les moqueries durèrent jusqu’au soir sans discontinuer, et l’on peut affirmer que toute l’Union fut prise d’un fou rire, ce qui n’est guère habituel à un pays où les entreprises impossibles trouvent volontiers des prôneurs, des adeptes, des partisans.
Cependant la proposition de Michel Ardan, comme toutes les idées nouvelles, ne laissait pas de tracasser certains esprits. Cela dérangeait le cours des émotions accoutumées. «On n’avait pas songé à cela!» Cet incident devint bientôt une obsession par son étrangeté même. On y pensait. Que de choses niées la veille dont le lendemain a fait des réalités! Pourquoi ce voyage ne s’accomplirait-il pas un jour ou l’autre? Mais, en tout cas, l’homme qui voulait se risquer ainsi devait être fou, et décidément, puisque son projet ne pouvait être pris au sérieux, il eût mieux fait de se taire, au lieu de troubler toute une population par ses billevesées ridicules.
Mais, d’abord, ce personnage existait-il réellement? Grande question! Ce nom, «Michel Ardan», n’était pas inconnu à l’Amérique! Il appartenait à un Européen fort cité pour ses entreprises audacieuses. Puis, ce télégramme lancé à travers les profondeurs de l’Atlantique, cette désignation du navire sur lequel le Français disait avoir pris passage, la date assignée à sa prochaine arrivée, toutes ces circonstances donnaient à la proposition un certain caractère de vraisemblance. Il fallait en avoir le cœur net. Bientôt les individus isolés se formèrent en groupes, les groupes se condensèrent sous l’action de la curiosité comme des atomes en vertu de l’attraction moléculaire, et, finalement, il en résulta une foule compacte, qui se dirigea vers la demeure du président Barbicane.
Celui-ci, depuis l’arrivée de la dépêche, ne s’était pas prononcé; il avait laissé l’opinion de J.-T. Maston se produire, sans manifester ni approbation ni blâme; il se tenait coi, et se proposait d’attendre les événements; mais il comptait sans l’impatience publique, et vit d’un œil peu satisfait la population de Tampa s’amasser sous ses fenêtres. Bientôt des murmures, des vociférations, l’obligèrent à paraître. On voit qu’il avait tous les devoirs et, par conséquent, tous les ennuis de la célébrité.
Il parut donc; le silence se fit, et un citoyen, prenant la parole, lui posa carrément la question suivante: «Le personnage désigné dans la dépêche sous le nom de Michel Ardan est-il en route pour l’Amérique, oui ou non?
– Messieurs, répondit Barbicane, je ne le sais pas plus que vous.
– Il faut le savoir, s’écrièrent des voix impatientes.
– Le temps nous l’apprendra, répondit froidement le président.
– Le temps n’a pas le droit de tenir en suspens un pays tout entier, reprit l’orateur. Avez-vous modifié les plans du projectile, ainsi que le demande le télégramme?
– Pas encore, messieurs; mais, vous avez raison, il faut savoir à quoi s’en tenir; le télégraphe, qui a causé toute cette émotion, voudra bien compléter ses renseignements.
– Au télégraphe! au télégraphe!» s’écria la foule.
Barbicane descendit, et, précédant l’immense rassemblement, il se dirigea vers les bureaux de l’administration.
Quelques minutes plus tard, une dépêche était lancée au syndic des courtiers de navires à Liverpool. On demandait une réponse aux questions suivantes:
«Qu’est-ce que le navire l’ – Atlanta – ? – Quand a-t-il quitté l’Europe? – Avait-il à son bord un Français nommé Michel Ardan?
Deux heures après, Barbicane recevait des renseignements d’une précision qui ne laissait plus place au moindre doute.
«Le steamer l’ – Atlanta – , de Liverpool, a pris la mer le 2 octobre, – faisant voile pour Tampa-Town, – ayant à son bord un Français, porté au livre des passagers sous le nom de Michel Ardan.
A cette confirmation de la première dépêche, les yeux du président brillèrent d’une flamme subite, ses poings se fermèrent violemment, et on l’entendit murmurer:
«C’est donc vrai! c’est donc possible! ce Français existe! et dans quinze jours il sera ici! Mais c’est un fou! un cerveau brûlé! … Jamais je ne consentirai…
Et cependant, le soir même, il écrivit à la maison Breadwill and Co. , en la priant de suspendre jusqu’à nouvel ordre la fonte du projectile.
Maintenant, raconter l’émotion dont fut prise l’Amérique tout entière; comment l’effet de la communication Barbicane fut dix fois dépassé; ce que dirent les journaux de l’Union, la façon dont ils acceptèrent la nouvelle et sur quel mode ils chantèrent l’arrivée de ce héros du vieux continent; peindre l’agitation fébrile dans laquelle chacun vécut, comptant les heures, comptant les minutes, comptant les secondes; donner une idée, même affaiblie, de cette obsession fatigante de tous les cerveaux maîtrisés par une pensée unique; montrer les occupations cédant à une seule préoccupation, les travaux arrêtés, le commerce suspendu, les navires prêts à partir restant affourchés dans le port pour ne pas manquer l’arrivée de l’ – Atlanta – , les convois arrivant pleins et retournant vides, la baie d’Espiritu-Santo incessamment sillonnée par les steamers, les packets-boats, les yachts de plaisance, les fly-boats de toutes dimensions; dénombrer ces milliers de curieux qui quadruplèrent en quinze jours la population de Tampa-Town et durent camper sous des tentes comme une armée en campagne, c’est une tâche au-dessus des forces humaines et qu’on ne saurait entreprendre sans témérité.
Le 20 octobre, à neuf heures du matin, les sémaphores du canal de Bahama signalèrent une épaisse fumée à l’horizon. Deux heures plus tard, un grand steamer échangeait avec eux des signaux de reconnaissance. Aussitôt le nom de l’ – Atlanta – fut expédié à Tampa-Town. A quatre heures, le navire anglais donnait dans la rade d’Espiritu-Santo. A cinq, il franchissait les passes de la rade Hillisboro à toute vapeur. A six, il mouillait dans le port de Tampa.
L’ancre n’avait pas encore mordu le fond de sable, que cinq cents embarcations entouraient l’ – Atlanta – , et le steamer était pris d’assaut. Barbicane, le premier, franchit les bastingages, et d’une voix dont il voulait en vain contenir l’émotion:
«Michel Ardan! s’écria-t-il.
– Présent!» répondit un individu monté sur la dunette.
Barbicane, les bras croisés, l’œil interrogateur, la bouche muette, regarda fixement le passager de l’ – Atlanta – .
C’était un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu voûté déjà, comme ces cariatides qui portent des balcons sur leurs épaules. Sa tête forte, véritable hure de lion, secouait par instants une chevelure ardente qui lui faisait une véritable crinière. Une face courte, large aux tempes, agrémentée d’une moustache hérissée comme les barbes d’un chat et de petits bouquets de poils jaunâtres poussés en pleines joues, des yeux ronds un peu égarés, un regard de myope, complétaient cette physionomie éminemment féline. Mais le nez était d’un dessin hardi, la bouche particulièrement humaine, le front haut, intelligent et sillonné comme un champ qui ne reste jamais en friche. Enfin un torse fortement développé et posé d’aplomb sur de longues jambes, des bras musculeux, leviers puissants et bien attachés, une allure décidée, faisaient de cet Européen un gaillard solidement bâti, «plutôt forgé que fondu», pour emprunter une de ses expressions à l’art métallurgique.
Les disciples de Lavater ou de Gratiolet eussent déchiffré sans peine sur le crâne et la physionomie de ce personnage les signes indiscutables de la combativité, c’est-à-dire du courage dans le danger et de la tendance à briser les obstacles; ceux de la bienveillance et ceux de la merveillosité, instinct qui porte certains tempéraments à se passionner pour les choses surhumaines; mais, en revanche, les bosses de l’acquisivité, ce besoin de posséder et d’acquérir, manquaient absolument.
Pour achever le type physique du passager de l’ – Atlanta – , il convient de signaler ses vêtements larges de forme, faciles d’entournures, son pantalon et son paletot d’une ampleur d’étoffe telle que Michel Ardan se surnommait lui-même «la mort au drap», sa cravate lâche, son col de chemise libéralement ouvert, d’où sortait un cou robuste, et ses manchettes invariablement déboutonnées, à travers lesquelles s’échappaient des mains fébriles. On sentait que, même au plus fort des hivers et des dangers, cet homme-là n’avait jamais froid, – pas même aux yeux.
D’ailleurs, sur le pont du steamer, au milieu de la foule, il allait, venait, ne restant jamais en place, «chassant sur ses ancres», comme disaient les matelots, gesticulant, tutoyant tout le monde et rongeant ses ongles avec une avidité nerveuse. C’était un de ces originaux que le Créateur invente dans un moment de fantaisie et dont il brise aussitôt le moule.
En effet, la personnalité morale de Michel Ardan offrait un large champ aux observations de l’analyste. Cet homme étonnant vivait dans une perpétuelle disposition à l’hyperbole et n’avait pas encore dépassé l’âge des superlatifs: les objets se peignaient sur la rétine de son œil avec des dimensions démesurées; de là une association d’idées gigantesques; il voyait tout en grand, sauf les difficultés et les hommes.
C’était d’ailleurs une luxuriante nature, un artiste d’instinct, un garçon spirituel, qui ne faisait pas un feu roulant de bons mots, mais s’escrimait plutôt en tirailleur. Dans les discussions, peu soucieux de la logique, rebelle au syllogisme, qu’il n’eût jamais inventé, il avait des coups à lui. Véritable casseur de vitres, il lançait en pleine poitrine des arguments – ad hominem – d’un effet sûr, et il aimait à défendre du bec et des pattes les causes désespérées.
Entre autres manies, il se proclamait «un ignorant sublime», comme Shakespeare, et faisait profession de mépriser les savants: «des gens, disait-il, qui ne font que marquer les points quand nous jouons la partie». C’était, en somme, un bohémien du pays des monts et merveilles, aventureux, mais non pas aventurier, un casse-cou, un Phaéton menant à fond de train le char du Soleil, un Icare avec des ailes de rechange. Du reste, il payait de sa personne et payait bien, il se jetait tête levée dans les entreprises folles, il brûlait ses vaisseaux avec plus d’entrain qu’Agathoclès, et, prêt à se faire casser les reins à toute heure, il finissait invariablement par retomber sur ses pieds, comme ces petits cabotins en moelle de sureau dont les enfants s’amusent.
En deux mots, sa devise était: – Quand même! – et l’amour de l’impossible sa «ruling passion83», suivant la belle expression de Pope.
Mais aussi, comme ce gaillard entreprenant avait bien les défauts de ses qualités! Qui ne risque rien n’a rien, dit-on. Ardan risqua souvent et n’avait pas davantage! C’était un bourreau d’argent, un tonneau des Danaïdes. Homme parfaitement désintéressé, d’ailleurs, il faisait autant de coups de cœur que de coups de tête; secourable, chevaleresque, il n’eût pas signé le «bon à pendre» de son plus cruel ennemi, et se serait vendu comme esclave pour racheter un Nègre.
En France, en Europe, tout le monde le connaissait, ce personnage brillant et bruyant. Ne faisait-il pas sans cesse parler de lui par les cent voix de la Renommée enrouées à son service? Ne vivait-il pas dans une maison de verre, prenant l’univers entier pour confident de ses plus intimes secrets? Mais aussi possédait-il une admirable collection d’ennemis, parmi ceux qu’il avait plus ou moins froissés, blessés, culbutés sans merci, en jouant des coudes pour faire sa trouée dans la foule.
Cependant on l’aimait généralement, on le traitait en enfant gâté. C’était, suivant l’expression populaire, «un homme à prendre ou laisser», et on le prenait. Chacun s’intéressait à ses hardies entreprises et le suivait d’un regard inquiet. On le savait si imprudemment audacieux! Lorsque quelque ami voulait l’arrêter en lui prédisant une catastrophe prochaine: «La forêt n’est brûlée que par ses propres arbres», répondait-il avec un aimable sourire, et sans se douter qu’il citait le plus joli de tous les proverbes arabes.
Tel était ce passager de l’ – Atlanta – , toujours agité, toujours bouillant sous l’action d’un feu intérieur, toujours ému, non de ce qu’il venait faire en Amérique – il n’y pensait même pas – , mais par l’effet de son organisation fiévreuse. Si jamais individus offrirent un contraste frappant, ce furent bien le Français Michel Ardan et le Yankee Barbicane, tous les deux, cependant, entreprenants, hardis, audacieux à leur manière.
La contemplation à laquelle s’abandonnait le président du Gun-Club en présence de ce rival qui venait le reléguer au second plan fut vite interrompue par les hurrahs et les vivats de la foule. Ces cris devinrent même si frénétiques, et l’enthousiasme prit des formes tellement personnelles, que Michel Ardan, après avoir serré un millier de mains dans lesquelles il faillit laisser ses dix doigts, dut se réfugier dans sa cabine.
Barbicane le suivit sans avoir prononcé une parole.
«Vous êtes Barbicane? lui demanda Michel Ardan, dès qu’il furent seuls et du ton dont il eût parlé à un ami de vingt ans.