Kitabı oku: «Le Tour du Monde en 80 jours», sayfa 12
XXVI. DANS LEQUEL ON PREND LE TRAIN EXPRESS DU CHEMIN DE FER DU PACIFIQUE
«Ocean to Ocean» – ainsi disent les Américains, – et ces trois mots devraient être la dénomination générale du «grand trunk», qui traverse les États-Unis d’Amérique dans leur plus grande largeur. Mais, en réalité, le «Pacific rail-road» se divise en deux parties distinctes: «Central Pacific» entre San Francisco et Ogden, et «Union Pacific» entre Ogden et Omaha. Là se raccordent cinq lignes distinctes, qui mettent Omaha en communication fréquente avec New York.
New York et San Francisco sont donc présentement réunis par un ruban de métal non interrompu qui ne mesure pas moins de trois mille sept cent quatre-vingt-six milles. Entre Omaha et le Pacifique, le chemin de fer franchit une contrée encore fréquentée par les Indiens et les fauves, – vaste étendue de territoire que les Mormons commencèrent à coloniser vers 1845, après qu’ils eurent été chassés de l’Illinois.
Autrefois, dans les circonstances les plus favorables, on employait six mois pour aller de New York à San Francisco. Maintenant, on met sept jours.
C’est en 1862 que, malgré l’opposition des députés du Sud, qui voulaient une ligne plus méridionale, le tracé du rail-road fut arrêté entre le quarante et unième et le quarante-deuxième parallèle. Le président Lincoln, de si regrettée mémoire, fixa lui-même, dans l’État de Nebraska, à la ville d’Omaha, la tête de ligne du nouveau réseau. Les travaux furent aussitôt commencés et poursuivis avec cette activité américaine, qui n’est ni paperassière ni bureaucratique. La rapidité de la main-d’œuvre ne devait nuire en aucune façon à la bonne exécution du chemin. Dans la prairie, on avançait à raison d’un mille et demi par jour. Une locomotive, roulant sur les rails de la veille, apportait les rails du lendemain, et courait à leur surface au fur et à mesure qu’ils étaient posés.
Le Pacific rail-road jette plusieurs embranchements sur son parcours, dans les États de Iowa, du Kansas, du Colorado et de l’Oregon. En quittant Omaha, il longe la rive gauche de Platte-river jusqu’à l’embouchure de la branche du nord, suit la branche du sud, traverse les terrains de Laramie et les montagnes Wahsatch, contourne le lac Salé, arrive à Lake Salt City, la capitale des Mormons, s’enfonce dans la vallée de la Tuilla, longe le désert américain, les monts de Cédar et Humboldt, Humboldt-river, la Sierra Nevada, et redescend par Sacramento jusqu’au Pacifique, sans que ce tracé dépasse en pente cent douze pieds par mille, même dans la traversée des montagnes Rocheuses.
Telle était cette longue artère que les trains parcouraient en sept jours, et qui allait permettre à l’honorable Phileas Fogg – il l’espérait du moins – de prendre, le 11, à New York, le paquebot de Liverpool.
Le wagon occupé par Phileas Fogg était une sorte de long omnibus qui reposait sur deux trains formés de quatre roues chacun, dont la mobilité permet d’attaquer des courbes de petit rayon. À l’intérieur, point de compartiments: deux files de sièges, disposés de chaque côté, perpendiculairement à l’axe, et entre lesquels était réservé un passage conduisant aux cabinets de toilette et autres, dont chaque wagon est pourvu. Sur toute la longueur du train, les voitures communiquaient entre elles par des passerelles, et les voyageurs pouvaient circuler d’une extrémité à l’autre du convoi, qui mettait à leur disposition des wagons-salons, des wagons-terrasses, des wagons-restaurants et des wagons à cafés. Il n’y manquait que des wagons-théâtres. Mais il y en aura un jour.
Sur les passerelles circulaient incessamment des marchands de livres et de journaux, débitant leur marchandise, et des vendeurs de liqueurs, de comestibles, de cigares, qui ne manquaient point de chalands.
Les voyageurs étaient partis de la station d’Oakland à six heures du soir. Il faisait déjà nuit, – une nuit froide, sombre, avec un ciel couvert dont les nuages menaçaient de se résoudre en neige. Le train ne marchait pas avec une grande rapidité. En tenant compte des arrêts, il ne parcourait pas plus de vingt milles à l’heure, vitesse qui devait, cependant, lui permettre de franchir les États-Unis dans les temps réglementaires.
On causait peu dans le wagon. D’ailleurs, le sommeil allait bientôt gagner les voyageurs. Passepartout se trouvait placé auprès de l’inspecteur de police, mais il ne lui parlait pas. Depuis les derniers événements, leurs relations s’étaient notablement refroidies. Plus de sympathie, plus d’intimité. Fix n’avait rien changé à sa manière d’être, mais Passepartout se tenait, au contraire, sur une extrême réserve, prêt au moindre soupçon à étrangler son ancien ami.
Une heure après le départ du train, la neige tomba, – neige fine, qui ne pouvait, fort heureusement, retarder la marche du convoi. On n’apercevait plus à travers les fenêtres qu’une immense nappe blanche, sur laquelle, en déroulant ses volutes, la vapeur de la locomotive paraissait grisâtre.
À huit heures, un «steward» entra dans le wagon et annonça aux voyageurs que l’heure du coucher était sonnée. Ce wagon était un «sleeping-car», qui, en quelques minutes, fut transformé en dortoir. Les dossiers des bancs se replièrent, des couchettes soigneusement paquetées se déroulèrent par un système ingénieux, des cabines furent improvisées en quelques instants, et chaque voyageur eut bientôt à sa disposition un lit confortable, que d’épais rideaux défendaient contre tout regard indiscret. Les draps étaient blancs, les oreillers moelleux. Il n’y avait plus qu’à se coucher et à dormir – ce que chacun fit, comme s’il se fût trouvé dans la cabine confortable d’un paquebot, – pendant que le train filait à toute vapeur à travers l’État de Californie.
Dans cette portion du territoire qui s’étend entre San Francisco et Sacramento, le sol est peu accidenté. Cette partie du chemin de fer, sous le nom de «Central Pacific road», prit d’abord Sacramento pour point de départ, et s’avança vers l’est à la rencontre de celui qui partait d’Omaha. De San Francisco à la capitale de la Californie, la ligne courait directement au nord-est, en longeant American-river, qui se jette dans la baie de San Pablo. Les cent vingt milles compris entre ces deux importantes cités furent franchis en six heures, et vers minuit, pendant qu’ils dormaient de leur premier sommeil, les voyageurs passèrent à Sacramento. Ils ne virent donc rien de cette ville considérable, siège de la législature de l’État de Californie, ni ses beaux quais, ni ses rues larges, ni ses hôtels splendides, ni ses squares, ni ses temples.
En sortant de Sacramento, le train, après avoir dépassé les stations de Junction, de Roclin, d’Auburn et de Colfax, s’engagea dans le massif de la Sierra Nevada. Il était sept heures du matin quand fut traversée la station de Cisco. Une heure après, le dortoir était redevenu un wagon ordinaire et les voyageurs pouvaient à travers les vitres entrevoir les points de vue pittoresques de ce montagneux pays. Le tracé du train obéissait aux caprices de la Sierra, ici accroché aux flancs de la montagne, là suspendu au-dessus des précipices, évitant les angles brusques par des courbes audacieuses, s’élançant dans des gorges étroites que l’on devait croire sans issues. La locomotive, étincelante comme une châsse, avec son grand fanal qui jetait de fauves lueurs, sa cloche argentée, son «chasse-vache», qui s’étendait comme un éperon, mêlait ses sifflements et ses mugissements à ceux des torrent et des cascades, et tordait sa fumée à la noire ramure des sapins.
Peu ou point de tunnels, ni de pont sur le parcours. Le rail-road contournait le flanc des montagnes, ne cherchant pas dans la ligne droite le plus court chemin d’un point à un autre, et ne violentant pas la nature.
Vers neuf heures, par la vallée de Carson, le train pénétrait dans l’État de Nevada, suivant toujours la direction du nord-est. À midi, il quittait Reno, où les voyageurs eurent vingt minutes pour déjeuner.
Depuis ce point, la voie ferrée, côtoyant Humboldt-river, s’éleva pendant quelques milles vers le nord, en suivant son cours. Puis elle s’infléchit vers l’est, et ne devait plus quitter le cours d’eau avant d’avoir atteint les Humboldt-Ranges, qui lui donnent naissance, presque à l’extrémité orientale de l’État du Nevada.
Après avoir déjeuné, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs compagnons reprirent leur place dans le wagon. Phileas Fogg, la jeune femme, Fix et Passepartout, confortablement assis, regardaient le paysage varié qui passait sous leurs yeux, – vastes prairies, montagnes se profilant à l’horizon, «creeks» roulant leurs eaux écumeuses. Parfois, un grand troupeau de bisons, se massant au loin, apparaissait comme une digue mobile. Ces innombrables armées de ruminants opposent souvent un insurmontable obstacle au passage des trains. On a vu des milliers de ces animaux défiler pendant plusieurs heures, en rangs pressés, au travers du rail-road. La locomotive est alors forcée de s’arrêter et d’attendre que la voie soit redevenue libre.
Ce fut même ce qui arriva dans cette occasion. Vers trois heures du soir, un troupeau de dix à douze mille têtes barra le rail-road. La machine, après avoir modéré sa vitesse, essaya d’engager son éperon dans le flanc de l’immense colonne, mais elle dut s’arrêter devant l’impénétrable masse.
On voyait ces ruminants – ces buffalos, comme les appellent improprement les Américains – marcher ainsi de leur pas tranquille, poussant parfois des beuglements formidables. Ils avaient une taille supérieure à celle des taureaux d’Europe, les jambes et la queue courtes, le garrot saillant qui formait une bosse musculaire, les cornes écartées à la base, la tête, le cou et les épaulés recouverts d’une crinière à longs poils. Il ne fallait pas songer à arrêter cette migration. Quand les bisons ont adopté une direction, rien ne pourrait ni enrayer ni modifier leur marche. C’est un torrent de chair vivante qu’aucune digue ne saurait contenir.
Les voyageurs, dispersés sur les passerelles, regardaient ce curieux spectacle. Mais celui qui devait être le plus pressé de tous, Phileas Fogg, était demeuré à sa place et attendait philosophiquement qu’il plût aux buffles de lui livrer passage. Passepartout était furieux du retard que causait cette agglomération d’animaux. Il eût voulu décharger contre eux son arsenal de revolvers.
«Quel pays! s’écria-t-il. De simples bœufs qui arrêtent des trains, et qui s’en vont là, processionnellement, sans plus se hâter que s’ils ne gênaient pas la circulation! Pardieu! je voudrais bien savoir si Mr. Fogg avait prévu ce contretemps dans son programme! Et ce mécanicien qui n’ose pas lancer sa machine à travers ce bétail encombrant!»
Le mécanicien n’avait point tenté de renverser l’obstacle, et il avait prudemment agi. Il eût écrasé sans doute les premiers buffles attaqués par l’éperon de la locomotive; mais, si puissante qu’elle fût, la machine eût été arrêtée bientôt, un déraillement se serait inévitablement produit, et le train fût resté en détresse.
Le mieux était donc d’attendre patiemment, quitte ensuite à regagner le temps perdu par une accélération de la marche du train. Le défilé des bisons dura trois grandes heures, et la voie ne redevint libre qu’à la nuit tombante. À ce moment, les derniers rangs du troupeau traversaient les rails, tandis que les premiers disparaissaient au-dessous de l’horizon du sud.
Il était donc huit heures, quand le train franchit les défilés des Humboldt-Ranges, et neuf heures et demie, lorsqu’il pénétra sur le territoire de l’Utah, la région du grand lac Salé, le curieux pays des Mormons.
XXVII. DANS LEQUEL PASSEPARTOUT SUIT, AVEC UNE VITESSE DE VINGT MILLES À L’HEURE, UN COURS D’HISTOIRE MORMONE
Pendant la nuit du 5 au 6 décembre, le train courut au sud-est sur un espace de cinquante milles environ; puis il remonta d’autant vers le nord-est, en s’approchant du grand lac Salé.
Passepartout, vers neuf heures du matin, vint prendre l’air sur les passerelles. Le temps était froid, le ciel gris, mais il ne neigeait plus. Le disque du soleil, élargi par les brumes, apparaissait comme une énorme pièce d’or, et Passepartout s’occupait à en calculer la valeur en livres sterling, quand il fut distrait de cet utile travail par l’apparition d’un personnage assez étrange.
Ce personnage, qui avait pris le train à la station d’Elko, était un homme de haute taille, très brun, moustaches noires, bas noirs, chapeau de soie noir, gilet noir, pantalon noir, cravate blanche, gants de peau de chien. On eût dit un révérend. Il allait d’une extrémité du train à l’autre, et, sur la portière de chaque wagon, il collait avec des pains à cacheter une notice écrite à la main.
Passepartout s’approcha et lut sur une de ces notices que l’honorable «elder» William Hitch, missionnaire mormon, profitant de sa présence sur le train n° 48, ferait, de onze heures à midi, dans le car n° 117, une conférence sur le mormonisme, – invitant à l’entendre tous les gentlemen soucieux de s’instruire touchant les mystères de la religion des «Saints des derniers jours».
«Certes, j’irai», se dit Passepartout, qui ne connaissait guère du mormonisme que ses usages polygames, base de la société mormone.
La nouvelle se répandit rapidement dans le train, qui emportait une centaine de voyageurs. Sur ce nombre, trente au plus, alléchés par l’appât de la conférence, occupaient à onze heures les banquettes du car n° 117. Passepartout figurait au premier rang des fidèles. Ni son maître ni Fix n’avaient cru devoir se déranger.
À l’heure dite, l’elder William Hitch se leva, et d’une voix assez irritée, comme s’il eût été contredit d’avance, il s’écria:
«Je vous dis, moi, que Joe Smyth est un martyr, que son frère Hvram est un martyr, et que les persécutions du gouvernement de l’Union contre les prophètes vont faire également un martyr de Brigham Young! Qui oserait soutenir le contraire?»
Personne ne se hasarda à contredire le missionnaire, dont l’exaltation contrastait avec sa physionomie naturellement calme. Mais, sans doute, sa colère s’expliquait par ce fait que le mormonisme était actuellement soumis à de dures épreuves. Et, en effet, le gouvernement des États-Unis venait, non sans peine, de réduire ces fanatiques indépendants. Il s’était rendu maître de l’Utah, et l’avait soumis aux lois de l’Union, après avoir emprisonné Brigham Young, accusé de rébellion et de polygamie. Depuis cette époque, les disciples du prophète redoublaient leurs efforts, et, en attendant les actes, ils résistaient par la parole aux prétentions du Congrès.
On le voit, l’elder William Hitch faisait du prosélytisme jusqu’en chemin de fer.
Et alors il raconta, en passionnant son récit par les éclats de sa voix et la violence de ses gestes, l’histoire du mormonisme, depuis les temps bibliques: «comment, dans Israël, un prophète mormon de la tribu de Joseph publia les annales de la religion nouvelle, et les légua à son fils Morom; comment, bien des siècles plus tard, une traduction de ce précieux livre, écrit en caractères égyptiens, fut faite par Joseph Smyth junior, fermier de l’État de Vermont, qui se révéla comme prophète mystique en 1825; comment, enfin, un messager céleste lui apparut dans une forêt lumineuse et lui remit les annales du Seigneur.»
En ce moment, quelques auditeurs, peu intéressés par le récit rétrospectif du missionnaire, quittèrent le wagon; mais William Hitch, continuant, raconta «comment Smyth junior, réunissant son père, ses deux frères et quelques disciples, fonda la religion des Saints des derniers jours, – religion qui, adoptée non seulement en Amérique, mais en Angleterre, en Scandinavie, en Allemagne, compte parmi ses fidèles des artisans et aussi nombre de gens exerçant des professions libérales; comment une colonie fut fondée dans l’Ohio; comment un temple fut élevé au prix de deux cent mille dollars et une ville bâtie à Kirkland; comment Smyth devint un audacieux banquier et reçut d’un simple montreur de momies un papyrus contenant un récit écrit de la main d’Abraham et autres célèbres Égyptiens.»
Cette narration devenant un peu longue, les rangs des auditeurs s’éclaircirent encore, et le public ne se composa plus que d’une vingtaine de personnes.
Mais l’elder, sans s’inquiéter de cette désertion, raconta avec détail «comme quoi Joe Smyth fit banqueroute en 1837; comme quoi ses actionnaires ruinés l’enduisirent de goudron et le roulèrent dans la plume; comme quoi on le retrouva, plus honorable et plus honoré que jamais, quelques années après, à Independance, dans le Missouri, et chef d’une communauté florissante, qui ne comptait pas moins de trois mille disciples, et qu’alors, poursuivi par la haine des gentils, il dut fuir dans le Far West américain.»
Dix auditeurs étaient encore là, et parmi eux l’honnête Passepartout, qui écoutait de toutes ses oreilles. Ce fut ainsi qu’il apprit «comment, après de longues persécutions, Smyth reparut dans l’Illinois et fonda en 1839, sur les bords du Mississippi, Nauvoo-la-Belle, dont la population s’éleva jusqu’à vingt-cinq mille âmes; comment Smyth en devint le maire, le juge suprême et le général en chef; comment, en 1843, il posa sa candidature à la présidence des États-Unis, et comment enfin, attiré dans un guet-apens, à Carthage, il fut jeté en prison et assassiné par une bande d’hommes masqués.»
En ce moment, Passepartout était absolument seul dans le wagon, et l’elder, le regardant en face, le fascinant par ses paroles, lui rappela que, deux ans après l’assassinat de Smyth, son successeur, le prophète inspiré, Brigham Young, abandonnant Nauvoo, vint s’établir aux bords du lac Salé, et que là, sur cet admirable territoire, au milieu de cette contrée fertile, sur le chemin des émigrants qui traversaient l’Utah pour se rendre en Californie, la nouvelle colonie, grâce aux principes polygames du mormonisme, prit une extension énorme.
«Et voilà, ajouta William Hitch, voilà pourquoi la jalousie du Congrès s’est exercée contre nous! pourquoi les soldats de l’Union ont foulé le sol de l’Utah! pourquoi notre chef, le prophète Brigham Young, a été emprisonné au mépris de toute justice! Céderons-nous à la force? Jamais! Chassés du Vermont, chassés de l’Illinois, chassés de l’Ohio, chassés du Missouri, chassés de l’Utah, nous retrouverons encore quelque territoire indépendant où nous planterons notre tente… Et vous, mon fidèle, ajouta l’elder en fixant sur son unique auditeur des regards courroucés, planterez-vous la vôtre à l’ombre de notre drapeau?
– Non», répondit bravement Passepartout, qui s’enfuit à son tour, laissant l’énergumène prêcher dans le désert.
Mais pendant cette conférence, le train avait marché rapidement, et, vers midi et demi, il touchait à sa pointe nord-ouest le grand lac Salé. De là, on pouvait embrasser, sur un vaste périmètre, l’aspect de cette mer intérieure, qui porte aussi le nom de mer Morte et dans laquelle se jette un Jourdain d’Amérique. Lac admirable, encadré de belles roches sauvages, à larges assises, encroûtées de sel blanc, superbe nappe d’eau qui couvrait autrefois un espace plus considérable; mais avec le temps, ses bords, montant peu à peu, ont réduit sa superficie en accroissant sa profondeur.
Le lac Salé, long de soixante-dix milles environ, large de trente-cinq, est situé à trois mille huit cents pieds au-dessus du niveau de la mer. Bien différent du lac Asphaltite, dont la dépression accuse douze cents pieds au-dessous, sa salure est considérable, et ses eaux tiennent en dissolution le quart de leur poids de matière solide. Leur pesanteur spécifique est de 1 170, celle de l’eau distillée étant 1 000. Aussi les poissons n’y peuvent vivre. Ceux qu’y jettent le Jourdain, le Weber et autres creeks, y périssent bientôt; mais il n’est pas vrai que la densité de ses eaux soit telle qu’un homme n’y puisse plonger.
Autour du lac, la campagne était admirablement cultivée, car les Mormons s’entendent aux travaux de la terre: des ranchos et des corrals pour les animaux domestiques, des champs de blé, de maïs, de sorgho, des prairies luxuriantes, partout des haies de rosiers sauvages, des bouquets d’acacias et d’euphorbes, tel eût été l’aspect de cette contrée, six mois plus tard; mais en ce moment le sol disparaissait sous une mince couche de neige, qui le poudrait légèrement.
À deux heures, les voyageurs descendaient à la station d’Ogden. Le train ne devant repartir qu’à six heures, Mr. Fogg, Mrs. Aouda et leurs deux compagnons avaient donc le temps de se rendre à la Cité des Saints par le petit embranchement qui se détache de la station d’Ogden. Deux heures suffisaient à visiter cette ville absolument américaine et, comme telle, bâtie sur le patron de toutes les villes de l’Union, vastes échiquiers à longues lignes froides, avec la «tristesse lugubre des angles droits», suivant l’expression de Victor Hugo. Le fondateur de la Cité des Saints ne pouvait échapper à ce besoin de symétrie qui distingue les Anglo-Saxons. Dans ce singulier pays, où les hommes ne sont certainement pas à la hauteur des institutions, tout se fait «carrément», les villes, les maisons et les sottises.
À trois heures, les voyageurs se promenaient donc par les rues de la cité, bâtie entre la rive du Jourdain et les premières ondulations des monts Wahsatch. Ils y remarquèrent peu ou point d’églises, mais, comme monuments, la maison du prophète, la Court-house et l’arsenal; puis, des maisons de brique bleuâtre avec vérandas et galeries, entourées de jardins, bordées d’acacias, de palmiers et de caroubiers. Un mur d’argile et de cailloux, construit en 1853, ceignait la ville. Dans la principale rue, où se tient le marché, s’élevaient quelques hôtels ornés de pavillons, et entre autres Lake-Salt-house.
Mr. Fogg et ses compagnons ne trouvèrent pas la cité fort peuplée. Les rues étaient presque désertes, – sauf toutefois la partie du Temple, qu’ils n’atteignirent qu’après avoir traversé plusieurs quartiers entourés de palissades. Les femmes étaient assez nombreuses, ce qui s’explique par la composition singulière des ménages mormons. Il ne faut pas croire, cependant, que tous les Mormons soient polygames. On est libre, mais il est bon de remarquer que ce sont les citoyennes de l’Utah qui tiennent surtout à être épousées, car, suivant la religion du pays, le ciel mormon n’admet point à la possession de ses béatitudes les célibataires du sexe féminin. Ces pauvres créatures ne paraissaient ni aisées ni heureuses. Quelques-unes, les plus riches sans doute, portaient une jaquette de soie noire ouverte à la taille, sous une capuche ou un châle fort modeste. Les autres n’étaient vêtues que d’indienne.
Passepartout, lui, en sa qualité de garçon convaincu, ne regardait pas sans un certain effroi ces Mormones chargées de faire à plusieurs le bonheur d’un seul Mormon. Dans son bon sens, c’était le mari qu’il plaignait surtout. Cela lui paraissait terrible d’avoir à guider tant de dames à la fois au travers des vicissitudes de la vie, à les conduire ainsi en troupe jusqu’au paradis mormon, avec cette perspective de les y retrouver pour l’éternité en compagnie du glorieux Smyth, qui devait faire l’ornement de ce lieu de délices. Décidément, il ne se sentait pas la vocation, et il trouvait – peut-être s’abusait-il en ceci – que les citoyennes de Great-Lake-City jetaient sur sa personne des regards un peu inquiétants.
Très heureusement, son séjour dans la Cité des Saints ne devait pas se prolonger. À quatre heures moins quelques minutes, les voyageurs se retrouvaient à la gare et reprenaient leur place dans leurs wagons.
Le coup de sifflet se fit entendre; mais au moment où les roues motrices de la locomotive, patinant sur les rails, commençaient à imprimer au train quelque vitesse, ces cris: «Arrêtez! arrêtez!» retentirent.
On n’arrête pas un train en marche. Le gentleman qui proférait ces cris était évidemment un Mormon attardé. Il courait à perdre haleine. Heureusement pour lui, la gare n’avait ni portes ni barrières. Il s’élança donc sur la voie, sauta sur le marchepied de la dernière voiture, et tomba essoufflé sur une des banquettes du wagon.
Passepartout, qui avait suivi avec émotion les incidents de cette gymnastique, vint contempler ce retardataire, auquel il s’intéressa vivement, quand il apprit que ce citoyen de l’Utah n’avait ainsi pris la fuite qu’à la suite d’une scène de ménage.
Lorsque le Mormon eut repris haleine, Passepartout se hasarda à lui demander poliment combien il avait de femmes, à lui tout seul, – et à la façon dont il venait de décamper, il lui en supposait une vingtaine au moins.
«Une, monsieur! répondit le Mormon en levant les bras au ciel, une, et c’était assez!»