Kitabı oku: «Le Tour du Monde en 80 jours», sayfa 14
Mais quand les voyageurs se comptèrent sur le quai de la station, ils reconnurent que plusieurs manquaient à l’appel, et entre autres le courageux Français dont le dévouement venait de les sauver.
XXX. DANS LEQUEL PHILEAS FOGG FAIT TOUT SIMPLEMENT SON DEVOIR
Trois voyageurs, Passepartout compris, avaient disparu. Avaient-ils été tués dans la lutte? Étaient-ils prisonniers des Sioux? On ne pouvait encore le savoir.
Les blessés étaient assez nombreux, mais on reconnut qu’aucun n’était atteint mortellement. Un dès plus grièvement frappé, c’était le colonel Proctor, qui s’était bravement battu, et qu’une balle à l’aine avait renversé. Il fut transporté à la gare avec d’autres voyageurs, dont l’état réclamait des soins immédiats.
Mrs. Aouda était sauve. Phileas Fogg, qui ne s’était pas épargné, n’avait pas une égratignure. Fix était blessé au bras, blessure sans importance. Mais Passepartout manquait, et des larmes coulaient des yeux de la jeune femme.
Cependant tous les voyageurs avaient quitté le train. Les roues des wagons étaient tachées de sang. Aux moyeux et aux rayons pendaient d’informes lambeaux de chair. On voyait à perte de vue sur la plaine blanche de longues traînées rouges. Les derniers Indiens disparaissaient alors dans le sud, du côté de Republican-river.
Mr. Fogg, les bras croisés, restait immobile. Il avait une grave décision à prendre. Mrs. Aouda, près de lui, le regardait sans prononcer une parole… Il comprit ce regard. Si son serviteur était prisonnier, ne devait-il pas tout risquer pour l’arracher aux Indiens?…
«Je le retrouverai mort ou vivant, dit-il simplement à Mrs. Aouda.
– Ah! monsieur… monsieur Fogg! s’écria la jeune femme, en saisissant les mains de son compagnon qu’elle couvrit de larmes.
– Vivant! ajouta Mr. Fogg, si nous ne perdons pas une minute!»
Par cette résolution, Phileas Fogg se sacrifiait tout entier. Il venait de prononcer sa ruine. Un seul jour de retard lui faisait manquer le paquebot à New York. Son pari était irrévocablement perdu. Mais devant cette pensée: «C’est mon devoir!» il n’avait pas hésité.
Le capitaine commandant le fort Kearney était là. Ses soldats – une centaine d’hommes environ – s’étaient mis sur la défensive pour le cas où les Sioux auraient dirigé une attaque directe contre la gare.
«Monsieur, dit Mr. Fogg au capitaine, trois voyageurs ont disparu.
– Morts? demanda le capitaine.
– Morts ou prisonniers, répondit Phileas Fogg. Là est une incertitude qu’il faut faire cesser. Votre intention est-elle de poursuivre les Sioux?
– Cela est grave, monsieur, dit le capitaine. Ces Indiens peuvent fuir jusqu’au-delà de l’Arkansas! Je ne saurais abandonner le fort qui m’est confié.
– Monsieur, reprit Phileas Fogg, il s’agit de la vie de trois hommes.
– Sans doute… mais puis-je risquer la vie de cinquante pour en sauver trois?
– Je ne sais si vous le pouvez, monsieur, mais vous le devez.
– Monsieur, répondit le capitaine, personne ici n’a à m’apprendre quel est mon devoir.
– Soit, dit froidement Phileas Fogg. J’irai seul!
– Vous, monsieur! s’écria Fix, qui s’était approché, aller seul à la poursuite des Indiens!
– Voulez-vous donc que je laisse périr ce malheureux, à qui tout ce qui est vivant ici doit la vie? J’irai.
– Eh bien, non, vous n’irez pas seul! s’écria le capitaine, ému malgré lui. Non! Vous êtes un brave cœur!… Trente hommes de bonne volonté!» ajouta-t-il en se tournant vers ses soldats.
Toute la compagnie s’avança en masse. Le capitaine n’eut qu’à choisir parmi ces braves gens. Trente soldats furent désignés, et un vieux sergent se mit à leur tête.
«Merci, capitaine! dit Mr. Fogg.
– Vous me permettrez de vous accompagner? demanda Fix au gentleman.
– Vous ferez comme il vous plaira, monsieur, lui répondit Phileas Fogg. Mais si vous voulez me rendre service, vous resterez près de Mrs. Aouda. Au cas où il m’arriverait malheur…»
Une pâleur subite envahit la figure de l’inspecteur de police. Se séparer de l’homme qu’il avait suivi pas à pas et avec tant de persistance! Le laisser s’aventurer ainsi dans ce désert! Fix regarda attentivement le gentleman, et, quoi qu’il en eût, malgré ses préventions, en dépit du combat qui se livrait en lui, il baissa les yeux devant ce regard calme et franc.
«Je resterai», dit-il.
Quelques instants après, Mr. Fogg avait serré la main de la jeune femme; puis, après lui avoir remis son précieux sac de voyage, il partait avec le sergent et sa petite troupe.
Mais avant de partir, il avait dit aux soldats:
«Mes amis, il y a mille livres pour vous si nous sauvons les prisonniers!»
Il était alors midi et quelques minutes.
Mrs. Aouda s’était retirée dans une chambre de la gare, et là, seule, elle attendait, songeant à Phileas Fogg, à cette générosité simple et grande, à ce tranquille courage. Mr. Fogg avait sacrifié sa fortune, et maintenant il jouait sa vie, tout cela sans hésitation, par devoir, sans phrases. Phileas Fogg était un héros à ses yeux.
L’inspecteur Fix, lui, ne pensait pas ainsi, et il ne pouvait contenir son agitation. Il se promenait fébrilement sur le quai de la gare. Un moment subjugué, il redevenait lui-même. Fogg parti, il comprenait la sottise qu’il avait faite de le laisser partir. Quoi! cet homme qu’il venait de suivre autour du monde, il avait consenti à s’en séparer! Sa nature reprenait le dessus, il s’incriminait, il s’accusait, il se traitait comme s’il eût été le directeur de la police métropolitaine, admonestant un agent pris en flagrant délit de naïveté.
«J’ai été inepte! pensait-il. L’autre lui aura appris qui j’étais! Il est parti, il ne reviendra pas! Où le reprendre maintenant? Mais comment ai-je pu me laisser fasciner ainsi, moi, Fix, moi, qui ai en poche son ordre d’arrestation! Décidément je ne suis qu’une bête!»
Ainsi raisonnait l’inspecteur de police, tandis que les heures s’écoulaient si lentement à son gré. Il ne savait que faire. Quelquefois, il avait envie de tout dire à Mrs. Aouda. Mais il comprenait comment il serait reçu par la jeune femme. Quel parti prendre? Il était tenté de s’en aller à travers les longues plaines blanches, à la poursuite de ce Fogg! Il ne lui semblait pas impossible de le retrouver. Les pas du détachement étaient encore imprimés sur la neige!… Mais bientôt, sous une couche nouvelle, toute empreinte s’effaça.
Alors le découragement prit Fix. Il éprouva comme une insurmontable envie d’abandonner la partie. Or, précisément, cette occasion de quitter la station de Kearney et de poursuivre ce voyage, si fécond en déconvenues, lui fut offerte.
En effet, vers deux heures après midi, pendant que la neige tombait à gros flocons, on entendit de longs sifflets qui venaient de l’est. Une énorme ombre, précédée d’une lueur fauve, s’avançait lentement, considérablement grandie par les brumes, qui lui donnaient un aspect fantastique.
Cependant on n’attendait encore aucun train venant de l’est. Les secours réclamés par le télégraphe ne pouvaient arriver sitôt, et le train d’Omaha à San Francisco ne devait passer que le lendemain. – On fut bientôt fixé.
Cette locomotive qui marchait à petite vapeur, en jetant de grands coups de sifflet, c’était celle qui, après avoir été détachée du train, avait continué sa route avec une si effrayante vitesse, emportant le chauffeur et le mécanicien inanimés. Elle avait couru sur les rails pendant plusieurs milles; puis, le feu avait baissé, faute de combustible; la vapeur s’était détendue, et une heure après, ralentissant peu à peu sa marche, la machine s’arrêtait enfin à vingt milles au-delà de la station de Kearney.
Ni le mécanicien ni le chauffeur n’avaient succombé, et, après un évanouissement assez prolongé, ils étaient revenus à eux.
La machine était alors arrêtée. Quand il se vit dans le désert, la locomotive seule, n’ayant plus de wagons à sa suite, le mécanicien comprit ce qui s’était passé. Comment la locomotive avait été détachée du train, il ne put le deviner, mais il n’était pas douteux, pour lui, que le train, resté en arrière, se trouvât en détresse.
Le mécanicien n’hésita pas sur ce qu’il devait faire. Continuer la route dans la direction d’Omaha était prudent; retourner vers le train, que les Indiens pillaient peut-être encore, était dangereux… N’importe! Des pelletées de charbon et de bois furent engouffrées dans le foyer de sa chaudière, le feu se ranima, la pression monta de nouveau, et, vers deux heures après midi, la machine revenait en arrière vers la station de Kearney. C’était elle qui sifflait dans la brume.
Ce fut une grande satisfaction pour les voyageurs, quand ils virent la locomotive se mettre en tête du train. Ils allaient pouvoir continuer ce voyage si malheureusement interrompu.
À l’arrivée de la machine, Mrs. Aouda avait quitté la gare, et s’adressant au conducteur:
«Vous allez partir? lui demanda-t-elle.
– À l’instant, madame.
– Mais ces prisonniers… nos malheureux compagnons…
– Je ne puis interrompre le service, répondit le conducteur. Nous avons déjà trois heures de retard.
– Et quand passera l’autre train venant de San Francisco?
– Demain soir, madame.
– Demain soir! mais il sera trop tard. Il faut attendre…
– C’est impossible, répondit le conducteur. Si vous voulez partir, montez en voiture.
– Je ne partirai pas», répondit la jeune femme. Fix avait entendu cette conversation. Quelques instants auparavant, quand tout moyen de locomotion lui manquait, il était décidé à quitter Kearney, et maintenant que le train était là, prêt à s’élancer, qu’il n’avait plus qu’à reprendre sa place dans le wagon, une irrésistible force le rattachait au sol. Ce quai de la gare lui brûlait les pieds, et il ne pouvait s’en arracher. Le combat recommençait en lui. La colère de l’insuccès l’étouffait. Il voulait lutter jusqu’au bout.
Cependant les voyageurs et quelques blessés – entre autres le colonel Proctor, dont l’état était grave – avaient pris place dans les wagons. On entendait les bourdonnements de la chaudière surchauffée, et la vapeur s’échappait par les soupapes. Le mécanicien siffla, le train se mit en marche, et disparut bientôt, mêlant sa fumée blanche au tourbillon des neiges.
L’inspecteur Fix était resté.
Quelques heures s’écoulèrent. Le temps était fort mauvais, le froid très vif. Fix, assis sur un banc dans la gare, restait immobile. On eût pu croire qu’il dormait. Mrs. Aouda, malgré la rafale, quittait à chaque instant la chambre qui avait été mise à sa disposition. Elle venait à l’extrémité du quai, cherchant à voir à travers la tempête de neige, voulant percer cette brume qui réduisait l’horizon autour d’elle, écoutant si quelque bruit se ferait entendre. Mais rien. Elle rentrait alors, toute transie, pour revenir quelques moments plus tard, et toujours inutilement.
Le soir se fit. Le petit détachement n’était pas de retour. Où était-il en ce moment? Avait-il pu rejoindre les Indiens? Y avait-il eu lutte, ou ces soldats, perdus dans la brume, erraient-ils au hasard? Le capitaine du fort Kearney était très inquiet, bien qu’il ne voulût rien laisser paraître de son inquiétude.
La nuit vint, la neige tomba moins abondamment, mais l’intensité du froid s’accrut. Le regard le plus intrépide n’eût pas considéré sans épouvante cette obscure immensité. Un absolu silence régnait sur la plaine. Ni le vol d’un oiseau, ni la passée d’un fauve n’en troublait le calme infini.
Pendant toute cette nuit, Mrs. Aouda, l’esprit plein de pressentiments sinistres, le cœur rempli d’angoisses, erra sur la lisière de la prairie. Son imagination l’emportait au loin et lui montrait mille dangers. Ce qu’elle souffrit pendant ces longues heures ne saurait s’exprimer.
Fix était toujours immobile à la même place, mais, lui non plus, il ne dormait pas. À un certain moment, un homme s’était approché, lui avait parlé même, mais l’agent l’avait renvoyé, après répondu à ses paroles par un signe négatif.
La nuit s’écoula ainsi. À l’aube, le disque à demi éteint du soleil se leva sur un horizon embrumé. Cependant la portée du regard pouvait s’étendre à une distance de deux milles. C’était vers le sud que Phileas Fogg et le détachement s’étaient dirigés… Le sud était absolument désert. Il était alors sept heures du matin.
Le capitaine, extrêmement soucieux, ne savait quel parti prendre. Devait-il envoyer un second détachement au secours du premier? Devait-il sacrifier de nouveaux hommes avec si peu de chances de sauver ceux qui étaient sacrifiés tout d’abord? Mais son hésitation ne dura pas, et d’un geste, appelant un de ses lieutenants, il lui donnait l’ordre de pousser une reconnaissance dans le sud, – quand des coups de feu éclatèrent. Était-ce un signal? Les soldats se jetèrent hors du fort, et à un demi-mille ils aperçurent une petite troupe qui revenait en bon ordre.
Mr. Fogg marchait en tête, et près de lui Passepartout et les deux autres voyageurs, arrachés aux mains des Sioux.
Il y avait eu combat à dix milles au sud de Kearney. Peu d’instants avant l’arrivée du détachement, Passepartout et ses deux compagnons luttaient déjà contre leurs gardiens, et le Français en avait assommé trois à coups de poing, quand son maître et les soldats se précipitèrent à leur secours.
Tous, les sauveurs et les sauvés, furent accueillis par des cris de joie, et Phileas Fogg distribua aux soldats la prime qu’il leur avait promise, tandis que Passepartout se répétait, non sans quelque raison:
«Décidément, il faut avouer que je coûte cher à mon maître!»
Fix, sans prononcer une parole, regardait Mr. Fogg, et il eût été difficile d’analyser les impressions qui se combattaient alors en lui. Quant à Mrs. Aouda, elle avait pris la main du gentleman, et elle la serrait dans les siennes, sans pouvoir prononcer une parole!
Cependant Passepartout, dès son arrivée, avait cherché le train dans la gare. Il croyait le trouver là, prêt à filer sur Omaha, et il espérait que l’on pourrait encore regagner le temps perdu.
«Le train, le train! s’écria-t-il.
– Parti, répondit Fix.
– Et le train suivant, quand passera-t-il? demanda Phileas Fogg.
– Ce soir seulement.
– Ah!» répondit simplement l’impassible gentleman.
XXXI. DANS LEQUEL L’INSPECTEUR FIX PREND TRÈS SÉRIEUSEMENT LES INTÉRÊTS DE PHILEAS FOGG
Phileas Fogg se trouvait en retard de vingt heures. Passepartout, la cause involontaire de ce retard, était désespéré. Il avait décidément ruiné son maître!
En ce moment, l’inspecteur s’approcha de Mr. Fogg, et, le regardant bien en face:
«Très sérieusement, monsieur, lui demanda-t-il, vous êtes pressé?
– Très sérieusement, répondit Phileas Fogg.
– J’insiste, reprit Fix. Vous avez bien intérêt à être à New York le 11, avant neuf heures du soir, heure du départ du paquebot de Liverpool?
– Un intérêt majeur.
– Et si votre voyage n’eût pas été interrompu par cette attaque d’Indiens, vous seriez arrivé à New York le 11, dès le matin?
– Oui, avec douze heures d’avance sur le paquebot.
– Bien. Vous avez donc vingt heures de retard. Entre vingt et douze, l’écart est de huit. C’est huit heures à regagner. Voulez-vous tenter de le faire?
– À pied? demanda Mr. Fogg.
– Non, en traîneau, répondit Fix, en traîneau à voiles. Un homme m’a proposé ce moyen de transport.»
C’était l’homme qui avait parlé à l’inspecteur de police pendant la nuit, et dont Fix avait refusé l’offre.
Phileas Fogg ne répondit pas à Fix; mais Fix lui ayant montré l’homme en question qui se promenait devant la gare, le gentleman alla à lui. Un instant après, Phileas Fogg et cet Américain, nommé Mudge, entraient dans une hutte construite au bas du fort Kearney.
Là, Mr. Fogg examina un assez singulier véhicule, sorte de châssis, établi sur deux longues poutres, un peu relevées à l’avant comme les semelles d’un traîneau, et sur lequel cinq ou six personnes pouvaient prendre place. Au tiers du châssis, sur l’avant, se dressait un mât très élevé, sur lequel s’enverguait une immense brigantine. Ce mât, solidement retenu par des haubans métalliques, tendait un étai de fer qui servait à guinder un foc de grande dimension. À l’arrière, une sorte de gouvernail-godille permettait de diriger l’appareil.
C’était, on le voit, un traîneau gréé en sloop. Pendant l’hiver, sur la plaine glacée, lorsque les trains sont arrêtés par les neiges, ces véhicules font des traversées extrêmement rapides d’une station à l’autre. Ils sont, d’ailleurs, prodigieusement voilés – plus voilés même que ne peut l’être un cotre de course, exposé à chavirer, – et, vent arrière, ils glissent à la surface des prairies avec une rapidité égale, sinon supérieure, à celle des express.
En quelques instants, un marché fut conclu entre Mr. Fogg et le patron de cette embarcation de terre. Le vent était bon. Il soufflait de l’ouest en grande brise. La neige était durcie, et Mudge se faisait fort de conduire Mr. Fogg en quelques heures à la station d’Omaha. Là, les trains sont fréquents et les voies nombreuses, qui conduisent à Chicago et à New York. Il n’était pas impossible que le retard fût regagné. Il n’y avait donc pas à hésiter à tenter l’aventure.
Mr. Fogg, ne voulant pas exposer Mrs. Aouda aux tortures d’une traversée en plein air, par ce froid que la vitesse rendrait plus insupportable encore, lui proposa de rester sous la garde de Passepartout à la station de Kearney. L’honnête garçon se chargerait de ramener la jeune femme en Europe par une route meilleure et dans des conditions plus acceptables.
Mrs. Aouda refusa de se séparer de Mr. Fogg, et Passepartout se sentit très heureux de cette détermination. En effet, pour rien au monde il n’eût voulu quitter son maître, puisque Fix devait l’accompagner.
Quant à ce que pensait alors l’inspecteur de police ce serait difficile à dire. Sa conviction avait-elle été ébranlée par le retour de Phileas Fogg, ou bien le tenait-il pour un coquin extrêmement fort, qui, son tour du monde accompli, devait croire qu’il serait absolument en sûreté en Angleterre? Peut-être l’opinion de Fix touchant Phileas Fogg était-elle en effet modifiée. Mais il n’en était pas moins décidé à faire son devoir et, plus impatient que tous, à presser de tout son pouvoir le retour en Angleterre.
À huit heures, le traîneau était prêt à partir. Les voyageurs – on serait tenté de dire les passagers – y prenaient place et se serraient étroitement dans leurs couvertures de voyage. Les deux immenses voiles étaient hissées, et, sous l’impulsion du vent, le véhicule filait sur la neige durcie avec une rapidité de quarante milles à l’heure.
La distance qui sépare le fort Kearney d’Omaha est, en droite ligne – à vol d’abeille, comme disent les Américains, – de deux cents milles au plus. Si le vent tenait, en cinq heures cette distance pouvait être franchie. Si aucun incident ne se produisait, à une heure après midi le traîneau devait avoir atteint Omaha.
Quelle traversée! Les voyageurs, pressés les uns contre les autres, ne pouvaient se parler. Le froid, accru par la vitesse, leur eût coupé la parole. Le traîneau glissait aussi légèrement à la surface de la plaine qu’une embarcation à la surface des eaux, – avec la houle en moins. Quand la brise arrivait en rasant la terre, il semblait que le traîneau fût enlevé du sol par ses voiles, vastes ailes d’une immense envergure. Mudge, au gouvernail se maintenait dans la ligne droite, et, d’un coup de godille il rectifiait les embardées que l’appareil tendait à faire. Toute la toile portait. Le foc avait été percé et n’était plus abrité par la brigantine. Un mât de hune fut guindé, et une flèche, tendue au vent, ajouta sa puissance d’impulsion à celle des autres voiles. On ne pouvait l’estimer, mathématiquement, mais certainement la vitesse du traîneau ne devait pas être moindre de quarante milles à l’heure.
«Si rien ne casse, dit Mudge, nous arriverons!»
Et Mudge avait intérêt à arriver dans le délai convenu, car Mr. Fogg, fidèle à son système, l’avait alléché par une forte prime.
La prairie, que le traîneau coupait en ligne droite, était plate comme une mer. On eût dit un immense étang glacé. Le rail-road qui desservait cette partie du territoire remontait, du sud-ouest au nord-ouest, par Grand-Island, Columbus, ville importante du Nebraska, Schuyler, Fremont, puis Omaha. Il suivait pendant tout son parcours la rive droite de Platte-river. Le traîneau, abrégeant cette route, prenait la corde de l’arc décrit par le chemin de fer. Mudge ne pouvait craindre d’être arrêté par la Platte-river, à ce petit coude qu’elle fait en avant de Fremont, puisque ses eaux étaient glacées. Le chemin était donc entièrement débarrassé d’obstacles, et Phileas Fogg n’avait donc que deux circonstances à redouter: une avarie à l’appareil, un changement ou une tombée du vent.
Mais la brise ne mollissait pas. Au contraire. Elle soufflait à courber le mât, que les haubans de fer maintenaient solidement. Ces filins métalliques, semblables aux cordes d’un instrument, résonnaient comme si un archet eût provoqué leurs vibrations. Le traîneau s’enlevait au milieu d’une harmonie plaintive, d’une intensité toute particulière.
«Ces cordes donnent la quinte et l’octave», dit Mr. Fogg.
Et ce furent les seules paroles qu’il prononça pendant cette traversée. Mrs. Aouda, soigneusement empaquetée dans les fourrures et les couvertures de voyage, était, autant que possible, préservée des atteintes du froid.
Quant à Passepartout, la face rouge comme le disque solaire quand il se couche dans les brumes, il humait cet air piquant. Avec le fond d’imperturbable confiance qu’il possédait, il s’était repris à espérer. Au lieu d’arriver le matin à New York, on y arriverait le soir, mais il y avait encore quelques chances pour que ce fût avant le départ du paquebot de Liverpool.
Passepartout avait même éprouvé une forte envie de serrer la main de son allié Fix. Il n’oubliait pas que c’était l’inspecteur lui-même qui avait procuré le traîneau à voiles, et, par conséquent, le seul moyen qu’il y eût de gagner Omaha en temps utile. Mais, par on ne sait quel pressentiment, il se tint dans sa réserve accoutumée.
En tout cas, une chose que Passepartout n’oublierait jamais, c’était le sacrifice que Mr. Fogg avait fait, sans hésiter, pour l’arracher aux mains des Sioux. À cela, Mr. Fogg avait risqué sa fortune et sa vie… Non! son serviteur ne l’oublierait pas!
Pendant que chacun des voyageurs se laissait aller à des réflexions si diverses, le traîneau volait sur l’immense tapis de neige. S’il passait quelques creeks, affluents ou sous-affluents de la Little-Blue-river, on ne s’en apercevait pas. Les champs et les cours d’eau disparaissaient sous une blancheur uniforme. La plaine était absolument déserte. Comprise entre l’Union Pacific Road et l’embranchement qui doit réunir Kearney à Saint-Joseph, elle formait comme une grande île inhabitée. Pas un village, pas une station, pas même un fort. De temps en temps, on voyait passer comme un éclair quelque arbre grimaçant, dont le blanc squelette se tordait sous la brise. Parfois, des bandes d’oiseaux sauvages s’enlevaient du même vol. Parfois aussi, quelques loups de prairies, en troupes nombreuses, maigres, affamés, poussés par un besoin féroce, luttaient de vitesse avec le traîneau. Alors Passepartout, le revolver à la main, se tenait prêt à faire feu sur les plus rapprochés. Si quelque accident eût alors arrêté le traîneau, les voyageurs, attaqués par ces féroces carnassiers, auraient couru les plus grands risques. Mais le traîneau tenait bon, il ne tardait pas à prendre de l’avance, et bientôt toute la bande hurlante restait en arrière.
À midi, Mudge reconnut à quelques indices qu’il passait le cours glacé de la Platte-river. Il ne dit rien, mais il était déjà sûr que, vingt milles plus loin, il aurait atteint la station d’Omaha.
Et, en effet, il n’était pas une heure, que ce guide habile, abandonnant la barre, se précipitait aux drisses des voiles et les amenait en bande, pendant que le traîneau, emporté par son irrésistible élan, franchissait encore un demi-mille à sec de toile. Enfin il s’arrêta, et Mudge, montrant un amas de toits blancs de neige, disait:
«Nous sommes arrivés.»
Arrivés! Arrivés, en effet, à cette station qui, par des trains nombreux, est quotidiennement en communication avec l’est des États-Unis!
Passepartout et Fix avaient sauté à terre et secouaient leurs membres engourdis. Ils aidèrent Mr. Fogg et la jeune femme à descendre du traîneau. Phileas Fogg régla généreusement avec Mudge, auquel Passepartout serra la main comme à un ami, et tous se précipitèrent vers la gare d’Omaha.
C’est à cette importante cité du Nebraska que s’arrête le chemin de fer du Pacifique proprement dit, qui met le bassin du Mississippi en communication avec le grand océan. Pour aller d’Omaha à Chicago, le rail-road, sous le nom de «Chicago-Rock-island-road», court directement dans l’est en desservant cinquante stations.
Un train direct était prêt à partir. Phileas Fogg et ses compagnons n’eurent que le temps de se précipiter dans un wagon. Ils n’avaient rien vu d’Omaha, mais Passepartout s’avoua à lui-même qu’il n’y avait pas lieu de le regretter, et que ce n’était pas de voir qu’il s’agissait.
Avec une extrême rapidité, ce train passa dans l’État d’Iowa, par Council-Bluffs, Des Moines, Iowa-city. Pendant la nuit, il traversait le Mississippi à Davenport, et par Rock-Island, il entrait dans l’Illinois. Le lendemain, 10, à quatre heures du soir il arrivait à Chicago, déjà relevée de ses ruines, et plus fièrement assise que jamais sur les bords de son beau lac Michigan.
Neuf cents milles séparent Chicago de New York. Les trains ne manquaient pas à Chicago. Mr. Fogg passa immédiatement de l’un dans l’autre. La fringante locomotive du «Pittsburg-Fort-Wayne-Chicago-rail-road» partit à toute vitesse, comme si elle eût compris que l’honorable gentleman n’avait pas de temps à perdre. Elle traversa comme un éclair l’Indiana, l’Ohio, la Pennsylvanie, le New Jersey, passant par des villes aux noms antiques, dont quelques-unes avaient des rues et des tramways, mais pas de maisons encore. Enfin l’Hudson apparut, et, le 11 décembre, à onze heures un quart du soir, le train s’arrêtait dans la gare, sur la rive droite du fleuve, devant le «pier» même des steamers de la ligne Cunard, autrement dite «British and North American royal mail steam packet Co.»
Le China, à destination de Liverpool, était parti depuis quarante-cinq minutes!