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Kitabı oku: «Michel Strogoff», sayfa 13

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XVII. Versets et chansons

Michel Strogoff était relativement en sûreté. Toutefois, sa situation restait encore terrible.

Maintenant que le fidèle animal, qui l’avait si courageusement servi, venait de trouver la mort dans les eaux du fleuve, comment, lui, pourrait-il continuer son voyage ?

Il était à pied, sans vivres, dans un pays ruiné par l’invasion, battu par les éclaireurs de l’émir, et il se trouvait encore à une distance considérable du but qu’il fallait atteindre.

– Par le Ciel, j’arriverai ! s’écria-t-il, répondant ainsi à toutes les raisons de défaillance que son esprit venait un instant d’entrevoir. Dieu protège la sainte Russie !

Michel Strogoff était alors hors de portée des cavaliers usbecks. Ceux-ci n’avaient point osé le poursuivre à travers le fleuve, et, d’ailleurs, ils devaient croire qu’il s’était noyé, car, après sa disparition sous les eaux, ils n’avaient pu le voir atteindre la rive droite de l’Obi.

Mais Michel Strogoff, se glissant entre les roseaux gigantesques de la berge, avait gagné une partie plus élevée de la rive, non sans peine, cependant, car un épais limon, déposé à l’époque du débordement des eaux, la rendait peu praticable.

Une fois sur un terrain plus solide, Michel Strogoff arrêta ce qu’il convenait de faire. Ce qu’il voulait avant tout, c’était éviter Tomsk, occupée par les troupes tartares. Néanmoins, il lui fallait gagner quelque bourgade, et au besoin quelque relais de poste, où il pût se procurer un cheval. Ce cheval trouvé, il se jetterait en dehors des chemins battus, et il ne reprendrait la route d’Irkoutsk qu’aux environs de Krasnoiarsk. À partir de ce point, s’il se hâtait, il espérait trouver la voie libre encore, et il pourrait descendre au sud-est les provinces du lac Baïkal.

Tout d’abord, Michel Strogoff commença par s’orienter.

À deux verstes en avant, en suivant le cours de l’Obi, une petite ville, pittoresquement étagée, s’élevait sur une légère intumescence du sol. Quelques églises, à coupoles byzantines, coloriées de vert et d’or, se profilaient sur le fond gris du ciel.

C’était Kolyvan, où les fonctionnaires et les employés de Kamsk et autres villes vont se réfugier pendant l’été pour fuir le climat malsain de la Baraba. Kolyvan, d’après les nouvelles que le courrier du czar avait apprises, ne devait pas être encore aux mains des envahisseurs. Les troupes tartares, scindées en deux colonnes, s’étaient portées à gauche sur Omsk, à droite sur Tomsk, négligeant le pays intermédiaire.

Le projet, simple et logique, que forma Michel Strogoff, ce fut de gagner Kolyvan avant que les cavaliers usbecks, qui remontaient la rive gauche de l’Obi, y fussent arrivés. Là, dût-il en payer dix fois la valeur, il se procurerait des habits, un cheval, et rejoindrait la route d’Irkoutsk à travers la steppe méridionale.

Il était trois heures du matin. Les environs de Kolyvan, parfaitement calmes alors, semblaient être absolument abandonnés. Évidemment, la population des campagnes, fuyant l’invasion, à laquelle elle ne pouvait résister, s’était portée au nord dans les provinces de l’Yeniseïsk.

Michel Strogoff se dirigeait donc d’un pas rapide vers Kolyvan, lorsque des détonations lointaines arrivèrent jusqu’à lui.

Il s’arrêta et distingua nettement de sourds roulements qui ébranlaient les couches d’air, et, au-dessus, une crépitation plus sèche dont la nature ne pouvait le tromper.

« C’est le canon ! c’est la fusillade ! se dit-il. Le petit corps russe est-il donc aux prises avec l’armée tartare ? Ah ! fasse le Ciel que j’arrive avant eux à Kolyvan ! »

Michel Strogoff ne se trompait pas. Bientôt, les détonations s’accentuèrent peu à peu, et, en arrière, sur la gauche de Kolyvan, des vapeurs se condensèrent au-dessus de l’horizon, – non pas des nuages de fumée, mais de ces grosses volutes blanchâtres, très nettement profilées, que produisent les décharges d’artillerie.

Sur la gauche de l’Obi, les cavaliers usbecks s’étaient arrêtés pour attendre le résultat de la bataille.

De ce côté, Michel Strogoff n’avait plus rien à craindre. Aussi hâta-t-il sa marche vers la ville.

Cependant, les détonations redoublaient et se rapprochaient sensiblement. Ce n’était plus un roulement confus, mais une suite de coups de canon distincts. En même temps, la fumée, ramenée par le vent, s’élevait dans l’air, et il fut même évident que les combattants gagnaient rapidement au sud. Kolyvan allait être évidemment attaquée par sa partie septentrionale. Mais les Russes la défendaient-ils contre les troupes tartares, ou essayaient-ils de la reprendre sur les soldats de Féofar-Khan ? c’est ce qu’il était impossible de savoir. De là, grand embarras pour Michel Strogoff.

Il n’était plus qu’à une demi-verste de Kolyvan, lorsqu’un long jet de feu fusa entre les maisons de la ville, et le clocher d’une église s’écroula au milieu de torrents de poussière et de flammes.

La lutte était-elle alors dans Kolyvan ? Michel Strogoff dut le penser, et, dans ce cas, il était évident que Russes et Tartares se battaient dans les rues de la ville. Était-ce donc le moment d’y chercher refuge ? Michel Strogoff ne risquait-il pas d’y être pris, et réussirait-il à s’échapper de Kolyvan, comme il s’était échappé d’Omsk ?

Toutes ces éventualités se présentèrent à son esprit. Il hésita, il s’arrêta un instant. Ne valait-il pas mieux, même à pied, gagner au sud et à l’est quelque bourgade, telle que Diachinsk ou autre, et là se procurer à tout prix un cheval ?

C’était le seul parti à prendre, et aussitôt, abandonnant les rives de l’Obi, Michel Strogoff se porta franchement sur la droite de Kolyvan.

En ce moment, les détonations étaient extrêmement violentes. Bientôt des flammes jaillirent sur la gauche de la ville. L’incendie dévorait tout un quartier de Kolyvan.

Michel Strogoff courait à travers la steppe, cherchant à gagner le couvert de quelques arbres, disséminés çà et là, lorsqu’un détachement de cavalerie tartare apparut sur la droite.

Michel Strogoff ne pouvait évidemment plus continuer à fuir dans cette direction. Les cavaliers s’avançaient rapidement vers la ville, et il lui eût été difficile de leur échapper.

Soudain, à l’angle d’un épais bouquet d’arbres, il vit une maison isolée qu’il lui était possible d’atteindre avant d’avoir été aperçu.

Y courir, s’y cacher, y demander, y prendre au besoin de quoi refaire ses forces, car il était épuisé de fatigue et de faim, Michel Strogoff n’avait pas autre chose à faire.

Il se précipita donc vers cette maison, distante d’une demi-verste au plus. En s’en approchant, il reconnut que cette maison était un poste télégraphique. Deux fils en partaient dans les directions ouest et est, et un troisième fil était tendu vers Kolyvan.

Que cette station fût abandonnée dans les circonstances actuelles, on devait le supposer, mais enfin, telle quelle, Michel Strogoff pourrait s’y réfugier et attendre la nuit, s’il le fallait, pour se jeter de nouveau à travers la steppe, que battaient les éclaireurs tartares.

Michel Strogoff s’élança aussitôt vers la porte de la maison et la repoussa violemment.

Une seule personne se trouvait dans la salle où se faisaient les transmissions télégraphiques.

C’était un employé, calme, flegmatique, indifférent à ce qui se passait au-dehors. Fidèle à son poste, il attendait derrière son guichet que le public vînt réclamer ses services.

Michel Strogoff courut à lui, et d’une voix brisée par la fatigue :

– Que savez-vous ? lui demanda-t-il.

– Rien, répondit l’employé en souriant.

– Ce sont les Russes et les Tartares qui sont aux prises ?

– On le dit.

– Mais quels sont les vainqueurs ?

– Je l’ignore.

Tant de placidité au milieu de ces terribles conjonctures, tant d’indifférence même étaient à peine croyables.

– Et le fil n’est pas coupé ? demanda Michel Strogoff.

– Il est coupé entre Kolyvan et Krasnoiarsk, mais il fonctionne encore entre Kolyvan et la frontière russe.

– Pour le gouvernement ?

– Pour le gouvernement, lorsqu’il le juge convenable. Pour le public, lorsqu’il paie. C’est dix kopeks par mot. – Quand vous voudrez, monsieur ?

Michel Strogoff allait répondre à cet étrange employé qu’il n’avait aucune dépêche à expédier, qu’il ne réclamait qu’un peu de pain et d’eau, lorsque la porte de la maison fut brusquement ouverte.

Michel Strogoff, croyant que le poste était envahi par les Tartares, s’apprêtait à sauter par la fenêtre, quand il reconnut que deux hommes seulement venaient d’entrer dans la salle, lesquels n’avaient rien moins que la mine de soldats tartares.

L’un d’eux tenait à la main une dépêche écrite au crayon, et, devançant l’autre, il se précipita au guichet de l’impassible employé.

Dans ces deux hommes, Michel Strogoff retrouva, avec un étonnement que chacun comprendra, deux personnages auxquels il ne pensait guère et qu’il ne croyait plus jamais revoir.

C’étaient les correspondants Harry Blount et Alcide Jolivet, non plus compagnons de voyage, mais rivaux, mais ennemis, maintenant qu’ils opéraient sur le champ de bataille.

Ils avaient quitté Ichim quelques heures seulement après le départ de Michel Strogoff, et, s’ils étaient arrivés avant lui à Kolyvan, en suivant la même route, s’ils l’avaient même dépassé, c’est que Michel Strogoff avait perdu trois jours sur les bords de l’Irtyche.

Et maintenant, après avoir assisté tous deux à l’engagement des Russes et des Tartares devant la ville, après avoir quitté Kolyvan au moment où la lutte se livrait dans ses rues, ils étaient accourus à la station télégraphique, afin de lancer à l’Europe leurs dépêches rivales et de s’enlever l’un à l’autre la primeur des événements.

Michel Strogoff s’était mis à l’écart, dans l’ombre, et, sans être vu, il pouvait tout voir et tout entendre. Il allait évidemment apprendre des nouvelles intéressantes pour lui et savoir s’il devait ou non entrer dans Kolyvan.

Harry Blount, plus pressé que son collègue, avait pris possession du guichet, et il tendait sa dépêche, pendant qu’Alcide Jolivet, contrairement à ses habitudes, piétinait d’impatience.

– C’est dix kopeks par mot, dit l’employé en prenant la dépêche.

Harry Blount déposa sur la tablette une pile de roubles, que son confrère regarda avec une certaine stupéfaction.

– Bien, dit l’employé.

Et, avec le plus grand sang-froid du monde, il commença à télégraphier la dépêche suivante :

Daily Telegraph, Londres.

De Kolyvan, gouvernement d’Omsk, Sibérie, 6 août. Engagement des troupes rosses et tartares…

Cette lecture étant faite à haute voix, Michel Strogoff entendait tout ce que le correspondant anglais adressait à son journal.

Troupes russes repoussées avec grandes pertes. Tartares entrés dans Kolyvan ce jour même…

Ces mots terminaient la dépêche.

– À mon tour maintenant, s’écria Alcide Jolivet, qui voulut passer la dépêche adressée à sa cousine du faubourg Montmartre.

Mais cela ne faisait pas l’affaire du correspondant anglais, qui ne comptait pas abandonner le guichet, afin d’être toujours à même de transmettre les nouvelles, au fur et à mesure qu’elles se produiraient. Aussi ne fit-il point place à son confrère.

– Mais vous avez fini !… s’écria Alcide Jolivet.

– Je n’ai pas fini, répondit simplement Harry Blount.

Et il continua à écrire une suite de mots qu’il passa ensuite à l’employé, et que celui-ci lut de sa voix tranquille :

Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre !…

C’étaient les versets de la Bible qu’Harry Blount télégraphiait, pour employer le temps et ne pas céder sa place à son rival. Il en coûterait peut-être quelques milliers de roubles à son journal, mais son journal serait le premier informé. La France attendrait !

On conçoit la fureur d’Alcide Jolivet, qui, en toute autre circonstance, eût trouvé que c’était de bonne guerre. Il voulut même obliger l’employé à recevoir sa dépêche, de préférence à celle de son confrère.

– C’est le droit de monsieur, répondit tranquillement l’employé, en montrant Harry Blount, et en lui souriant d’un air aimable.

Et il continua de transmettre fidèlement au Daily Telegraph le premier verset du livre saint.

Pendant qu’il opérait, Harry Blount alla tranquillement à la fenêtre, et, sa lorgnette aux yeux, il observa ce qui se passait aux environs de Kolyvan, afin de compléter ses informations.

Quelques instants après, il reprit sa place au guichet et ajouta à son télégramme :

Deux églises sont en flammes. L’incendie paraît gagner sur la droite. La terre était informe et toute nue ; les ténèbres couvraient la face de l’abîme…

Alcide Jolivet eut tout simplement une envie féroce d’étrangler l’honorable correspondant du Daily Telegraph.

Il interpella encore une fois l’employé, qui, toujours impassible, lui répondit simplement :

– C’est son droit, monsieur, c’est son droit… à dix kopeks par mot.

Et il télégraphia la nouvelle suivante, que lui apporta Harry Blount :

Des fuyards russes s’échappent de la ville. Or, Dieu dit que la lumière soit faite, et la lumière fut faite !…

Alcide Jolivet enrageait littéralement. Cependant, Harry Blount était retourné près de la fenêtre, mais, cette fois, distrait sans doute par l’intérêt du spectacle qu’il avait sous les yeux, il prolongea un peu trop longtemps son observation. Aussi, lorsque l’employé eut fini de télégraphier le troisième verset de la Bible, Alcide Jolivet prit-il sans faire de bruit sa place au guichet, et, ainsi qu’avait fait son confrère, après avoir déposé tout doucement une respectable pile de roubles sur la tablette, il remit sa dépêche, que l’employé lut à haute voix :

Madeleine Jolivet,

10, Faubourg-Montmartre (Paris).

De Kolyvan, gouvernement d’Omsk, Sibérie, 6 août.

Les fuyards s’échappent de la ville. Russes battus. Poursuite acharnée de la cavalerie tartare…

Et lorsque Harry Blount revint, il entendit Alcide Jolivet qui complétait son télégramme en chantonnant d’une voix moqueuse :

 
Il est un petit homme,
Tout habillé de gris,
Dans Paris !…
 

Trouvant inconvenant de mêler, comme l’avait osé faire son confrère, le sacré au profane, Alcide Jolivet répondait par un joyeux refrain de Béranger aux versets de la Bible.

– Aoh ! fit Harry Blount.

– C’est comme cela, répondit Alcide Jolivet.

Cependant, la situation s’aggravait autour de Kolyvan. La bataille se rapprochait, et les détonations éclataient avec une violence extrême.

En ce moment, une commotion ébranla le poste télégraphique. Un obus venait de trouer la muraille, et un nuage de poussière emplissait la salle des transmissions.

Alcide Jolivet finissait alors d’écrire ces vers :

 
Joufflu comme une pomme,
Qui, sans un sou comptant…
 

mais, s’arrêter, se précipiter sur l’obus, le prendre à deux mains avant qu’il eût éclaté, le jeter par la fenêtre et revenir au guichet, ce fut pour lui l’affaire d’un instant.

Cinq secondes plus tard, l’obus éclatait au-dehors.

Mais, continuant à libeller son télégramme avec le plus beau sang-froid du monde, Alcide Jolivet écrivit :

Obus de six a fait sauter la muraille du poste télégraphique. En attendons quelques autres du même calibre…

Pour Michel Strogoff, il n’était pas douteux que les Russes ne fussent repoussés de Kolyvan. Sa dernière ressource était donc de se jeter à travers la steppe méridionale.

Mais alors une fusillade terrible éclata près du poste télégraphique, et une grêle de balles fit sauter les vitres de la fenêtre.

Harry Blount, frappé à l’épaule, tomba à terre.

Alcide Jolivet allait, à ce moment même, transmettre ce supplément de dépêche :

Harry Blount, correspondant du Daily Telegraph, tombe à mon côté, frappé d’un éclat de mitraille…

quand l’impassible employé lui dit avec son calme inaltérable :

– Monsieur, le fil est brisé.

Et, quittant son guichet, il prit tranquillement son chapeau, qu’il brossa du coude, et, toujours souriant, sortit par une petite porte que Michel Strogoff n’avait pas aperçue.

Le poste fut alors envahi par des soldats tartares, et ni Michel Strogoff, ni les journalistes ne purent opérer leur retraite.

Alcide Jolivet, sa dépêche inutile à la main, s’était précipité vers Harry Blount, étendu sur le sol, et, en brave cœur qu’il était, il l’avait chargé sur ses épaules, dans l’intention de fuir avec lui… Il était trop tard !

Tous deux étaient prisonniers, et, en même temps qu’eux, Michel Strogoff, surpris à l’improviste au moment où il allait s’élancer par la fenêtre, tombait entre les mains des Tartares !

Deuxième partie

I. Un camp tartare

À une journée de marche de Kolyvan, quelques verstes en avant du bourg de Diachinsk, s’étend une vaste plaine que dominent quelques grands arbres, principalement des pins et des cèdres.

Cette portion de la steppe est ordinairement occupée, pendant la saison chaude, par des Sibériens pasteurs, et elle suffit à la nourriture de leurs nombreux troupeaux. Mais, à cette époque, on y eût vainement cherché un seul de ces nomades habitants. Non pas que cette plaine fût déserte. Elle présentait, au contraire, une extraordinaire animation.

Là, en effet, se dressaient les tentes tartares, là campait Féofar-Khan, le farouche émir de Boukhara, et c’est là que le lendemain, 7 août, furent amenés les prisonniers faits à Kolyvan, après l’anéantissement du petit corps russe. De ces deux mille hommes, qui s’étaient engagés entre les deux colonnes ennemies, appuyées à la fois sur Omsk et sur Tomsk, il ne restait plus que quelques centaines de soldats. Les événements tournaient donc mal, et le gouvernement impérial semblait être compromis au-delà des frontières de l’Oural, – au moins momentanément, car les Russes ne pouvaient manquer de repousser tôt ou tard ces hordes d’envahisseurs. Mais enfin l’invasion avait atteint le centre de la Sibérie, et elle allait, à travers le pays soulevé, se propager soit sur les provinces de l’ouest, soit sur les provinces de l’est. Irkoutsk était maintenant coupée de toute communication avec l’Europe. Si les troupes de l’Amour et de la province d’Iakoutsk n’arrivaient pas à temps pour l’occuper, cette capitale de la Russie asiatique, réduite à des forces insuffisantes, tomberait aux mains des Tartares, et, avant qu’elle eût pu être reprise, le grand-duc, frère de l’empereur, aurait été livré à la vengeance d’Ivan Ogareff.

Que devenait Michel Strogoff ? Fléchissait-il enfin sous le poids de tant d’épreuves ? Se regardait-il comme vaincu par cette série de mauvaises chances, qui, depuis l’aventure d’Ichim, avait toujours été en empirant ? Considérait-il la partie comme perdue, sa mission manquée, son mandat impossible à accomplir ?

Michel Strogoff était un de ces hommes qui ne s’arrêtent que le jour où ils tombent morts. Or, il vivait, il n’avait pas même été blessé, la lettre impériale était toujours sur lui, son incognito avait été respecté. Sans doute, il comptait au nombre de ces prisonniers que les Tartares entraînaient comme un vil bétail ; mais, en se rapprochant de Tomsk, il se rapprochait aussi d’Irkoutsk. Enfin, il devançait toujours Ivan Ogareff.

« J’arriverai ! » se répétait-il.

Et, depuis l’affaire de Kolyvan, toute sa vie se concentra dans cette pensée unique : redevenir libre ! Comment échapperait-il aux soldats de l’émir ? Le moment venu, il verrait.

Le camp de Féofar présentait un spectacle superbe. De nombreuses tentes, faites de peaux, de feutre ou d’étoffes de soie, chatoyaient aux rayons du soleil. Les hautes houppes, qui empanachaient leur pointe conique, se balançaient au milieu de fanions, de guidons et d’étendards multicolores. De ces tentes, les plus riches appartenaient aux séides et aux khodjas, qui sont les premiers personnages du khanat. Un pavillon spécial, orné d’une queue de cheval, dont la hampe s’élançait d’une gerbe de bâtons rouges et blancs, artistement entrelacés, indiquait le haut rang de ces chefs tartares. Puis, à l’infini s’élevaient dans la plaine quelques milliers de ces tentes turcomanes que l’on appelle « karaoy » et qui avaient été transportées à dos de chameaux.

Le camp contenait au moins cent cinquante mille soldats, tant fantassins que cavaliers, rassemblés sous le nom d’alamanes. Parmi eux, et comme types principaux du Turkestan, on remarquait tout d’abord ces Tadjiks aux traits réguliers, à la peau blanche, à la taille élevée, aux yeux et aux cheveux noirs, qui formaient le gros de l’armée tartare, et dont les khanats de Khokhand et de Koundouze avaient fourni un contingent presque égal à celui de Boukhara. Puis, à ces Tadjiks se mêlaient d’autres échantillons de ces races diverses qui résident au Turkestan ou dont le pays originaire y confine. C’étaient des Usbecks, petits de taille, roux de barbe, semblables à ceux qui s’étaient jetés à la poursuite de Michel Strogoff. C’étaient des Kirghis, au visage plat comme celui des Kalmouks, revêtus de cottes de mailles, les uns portant la lance, l’arc et les flèches de fabrication asiatique, les autres maniant le sabre, le fusil à mèche et le tschakane, petite hache à manche court qui ne fait que des blessures mortelles. C’étaient des Mongols, taille moyenne, cheveux noirs et réunis en une natte qui leur pendait sur le dos, figure ronde, teint basané, yeux enfoncés et vifs, barbe rare, habillés de robes de nankin bleu garnies de peluche noire, cerclés de ceinturons de cuir à boucles d’argent, chaussés de bottes à soutaches voyantes, et coiffés de bonnets de soie bordés de fourrure avec trois rubans qui voltigeaient en arrière. Enfin on y voyait aussi des Afghans, à peau bistrée, des Arabes, ayant le type primitif des belles races sémitiques, et des Turcomans, avec ces yeux bridés auxquels semble manquer la paupière, – tous enrôlés sous le drapeau de l’émir, drapeau des incendiaires et des dévastateurs.

Auprès de ces soldats libres, on comptait encore un certain nombre de soldats esclaves, principalement des Persans, que commandaient des officiers de même origine, et ce n’étaient certainement pas les moins estimés de l’armée de Féofar-Khan.

Que l’on ajoute à cette nomenclature des Juifs servant comme domestiques, la robe ceinte d’une corde, la tête coiffée, au lieu du turban, qu’il leur est interdit de porter, de petits bonnets de drap sombre ; que l’on mêle à ces groupes des centaines de kalenders, sortes de religieux mendiants aux vêtements en lambeaux que recouvre une peau de léopard, et on aura une idée à peu près complète de ces énormes agglomérations de tribus diverses, comprises sous la dénomination générale d’armées tartares.

Cinquante mille de ces soldats étaient montés, et les chevaux n’étaient pas moins variés que les hommes. Parmi ces animaux, attachés par dix à deux cordes fixées parallèlement l’une à l’autre, la queue nouée, la croupe recouverte d’un réseau de soie, noire, on distinguait les turcomans, fins de jambes, longs de corps, brillants de poil, nobles d’encolure ; les usbecks, qui sont des bêtes de fond ; les khokhandiens, qui portent avec leur cavalier deux tentes et toute une batterie de cuisine ; les kirghis, à robe claire, venus des bords du fleuve Emba, où on les prend avec l’« arcane », ce lasso des Tartares, et bien d’autres produits de races croisées, qui sont de qualité inférieure.

Les bêtes de somme se comptaient par milliers. C’étaient des chameaux de petite taille, mais bien faits, poil long, épaisse crinière leur retombant sur le cou, animaux dociles et plus faciles à atteler que le dromadaire ; des nars à une bosse, de pelage rouge feu, dont les poils se roulent en boucles ; puis des ânes, rudes au travail et dont la chair, très estimée, forme en partie la nourriture des Tartares.

Sur tout cet ensemble d’hommes et d’animaux, sur cette immense agglomération de tentes, les cèdres et les pins, disposés par larges bouquets, jetaient une ombre fraîche, brisée çà et là par quelque trouée des rayons solaires. Rien de plus pittoresque que ce tableau, pour lequel le plus violent des coloristes eût épuisé toutes les couleurs de sa palette.

Lorsque les prisonniers faits à Kolyvan arrivèrent devant les tentes de Féofar et des grands dignitaires du khanat, les tambours battirent aux champs, les trompettes sonnèrent. À ces bruits déjà formidables se mêlèrent de stridentes mousquetades et la détonation plus grave des canons de quatre et de six qui formaient l’artillerie de l’émir.

L’installation de Féofar était purement militaire. Ce qu’on pourrait appeler sa maison civile, son harem et ceux de ses alliés, étaient à Tomsk, maintenant aux mains des Tartares.

Le camp levé, Tomsk allait devenir la résidence de l’émir, jusqu’au moment où il l’échangerait enfin contre la capitale de la Sibérie orientale.

La tente de Féofar dominait les tentes voisines. Drapée de larges pans d’une brillante étoffe de soie relevée par des cordelières à crépines d’or, surmontée de houppes épaisses que le vent agitait comme des éventails, elle occupait le centre d’une vaste clairière, fermée par un rideau de magnifiques bouleaux et de pins gigantesques. Devant cette tente, sur une table laquée et incrustée de pierres précieuses, s’ouvrait le livre sacré du Koran, dont les pages étaient de minces feuilles d’or, finement gravées. Au-dessus, battait le pavillon tartare, écartelé des armes de l’émir.

Autour de la clairière, s’élevaient en demi-cercle les tentes des grands fonctionnaires de Boukhara. Là résidaient le chef d’écurie, qui a le droit de suivre à cheval l’émir jusque dans la cour de son palais, le grand fauconnier, le houschbégui, porteur du sceau royal, le toptschi-baschi, grand maître de l’artillerie, le khodja, chef du conseil, qui reçoit le baiser du prince et peut se présenter devant lui ceinture dénouée, le scheikhoul-islam, chef des ulémas, représentant des prêtres, le cazi-askev, qui, en l’absence de l’émir, juge toutes contestations soulevées entre militaires, et enfin le chef des astrologues, dont la grande affaire est de consulter les étoiles, toutes les fois que le khan songe à se déplacer.

L’émir, au moment où les prisonniers furent amenés au camp, était dans sa tente. Il ne se montra pas. Et ce fut heureux, sans doute. Un geste, un mot de lui n’auraient pu être que le signal de quelque sanglante exécution. Mais il se retrancha dans cet isolement, qui constitue en partie la majesté des rois orientaux. On admire qui ne se montre pas, et surtout on le craint.

Quant aux prisonniers, ils allaient être parqués dans quelque enclos, où, maltraités, à peine nourris, exposés à toutes les intempéries du climat, ils attendraient le bon plaisir de Féofar.

De tous, le plus docile, sinon le plus patient, était certainement Michel Strogoff. Il se laissait conduire, car on le conduisait là où il voulait aller, et dans des conditions de sécurité que, libre, il n’eût pu trouver sur cette route de Kolyvan à Tomsk. S’échapper avant d’être arrivé dans cette ville, c’était s’exposer à retomber entre les mains des éclaireurs qui battaient la steppe. La ligne la plus orientale, occupée alors par les colonnes tartares, ne se trouvait pas située au-delà du quatre-vingt-deuxième méridien qui traverse Tomsk. Donc, ce méridien franchi, Michel Strogoff devait compter qu’il serait en dehors des zones ennemies, qu’il pourrait traverser l’Yeniseï sans danger, et gagner Krasnoiarsk, avant que Féofar-Khan eût envahi la province.

« Une fois à Tomsk, se répétait-il pour réprimer quelques mouvements d’impatience dont il n’était pas toujours maître, en quelques minutes, je serai au-delà des avant-postes, et douze heures gagnées sur Féofar, douze heures sur Ogareff, cela me suffira pour les devancer à Irkoutsk ! »

Ce que Michel Strogoff, en effet, redoutait par-dessus tout, c’était et ce devait être la présence d’Ivan Ogareff au camp tartare. Outre le danger d’être reconnu, il sentait, par une sorte d’instinct, que c’était ce traître sur lequel il lui importait surtout de prendre l’avance. Il comprenait aussi que la réunion des troupes d’Ivan Ogareff à celles de Féofar porterait au complet l’effectif de l’armée envahissante, et que, la jonction opérée, cette armée marcherait en masse sur la capitale de la Sibérie orientale. Aussi, toutes ses appréhensions venaient-elles de ce côté, et, à chaque instant, écoutait-il si quelque fanfare n’annonçait pas l’arrivée du lieutenant de l’émir.

À cette pensée se joignait le souvenir de sa mère, celui de Nadia, l’une retenue à Omsk, l’autre enlevée sur les barques de l’Irtyche et sans doute captive comme l’était Marfa Strogoff ! Il ne pouvait rien pour elles ! Les reverrait-il jamais ? À cette question qu’il n’osait résoudre, son cœur se serrait affreusement.

En même temps que Michel Strogoff et tant d’autres prisonniers, Harry Blount et Alcide Jolivet avaient été conduits au camp tartare. Leur ancien compagnon de voyage, pris avec eux au poste télégraphique, savait qu’ils étaient parqués comme lui dans cet enclos que surveillaient de nombreuses sentinelles, mais il n’avait point cherché à se rapprocher d’eux. Peu lui importait, en ce moment du moins, ce qu’ils pouvaient penser de lui depuis l’affaire du relais d’Ichim. D’ailleurs, il voulait être seul pour agir seul, le cas échéant. Il s’était donc tenu à l’écart.

Alcide Jolivet, depuis le moment où son confrère était tombé près de lui, ne lui avait pas ménagé ses soins. Pendant le trajet de Kolyvan au camp, c’est-à-dire pendant plusieurs heures de marche, Harry Blount, appuyé au bras de son rival, avait pu suivre le convoi des prisonniers. Sa qualité de sujet anglais, il voulut d’abord la faire valoir, mais elle ne le servit en aucune façon vis-à-vis de barbares qui ne répondaient qu’à coups de lance ou de sabre. Le correspondant du Daily Telegraph dut donc subir le sort commun, quitte à réclamer plus tard et à obtenir satisfaction d’un pareil traitement. Mais ce trajet n’en fut pas moins très pénible pour lui, car sa blessure le faisait souffrir, et, sans l’assistance d’Alcide Jolivet, peut-être n’eût-il pu atteindre le camp.

Alcide Jolivet, que sa philosophie pratique n’abandonnait jamais, avait physiquement et moralement réconforté son confrère par tous les moyens en son pouvoir. Son premier soin, lorsqu’il se vit définitivement enfermé dans l’enclos, fut de visiter la blessure d’Harry Blount. Il parvint à lui retirer très adroitement son habit et reconnut que son épaule avait été seulement frôlée par un éclat de mitraille.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
410 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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