Kitabı oku: «Michel Strogoff», sayfa 15
Absorbée dans ces pensées, on comprend que Nadia fut demeurée comme insensible aux misères mêmes de sa captivité.
C’était alors que le hasard l’avait, sans qu’elle pût en avoir le moindre soupçon, réunie à Marfa Strogoff. Comment aurait-elle pu imaginer que cette vieille femme, prisonnière comme elle, fût la mère de son compagnon, qui n’avait jamais été pour elle que le marchand Nicolas Korpanoff ? Et, de son côté, comment Marfa aurait-elle pu deviner qu’un lien de reconnaissance rattachait cette jeune inconnue à son fils ?
Ce qui frappa d’abord Nadia dans Marfa Strogoff, ce fut une sorte de conformité secrète dans la façon dont chacune, de son côté, subissait sa dure condition. Cette indifférence stoïque de la vieille femme aux douleurs matérielles de leur vie quotidienne, ce mépris des souffrances du corps, Marfa ne pouvait les puiser que dans une douleur morale égale à la sienne. Voilà ce que pensait Nadia, et elle ne se trompait pas. Ce fut donc une sympathie instinctive pour cette part de ses misères que Marfa Strogoff ne montrait pas, qui poussa tout d’abord Nadia vers elle. Cette façon de supporter son mal allait à l’âme fière de la jeune fille. Elle ne lui offrit pas ses services, elle les lui donna. Marfa n’eut ni à refuser ni à accepter. Dans les passages difficiles de la route, la jeune fille était là et l’aidait de son bras. Aux heures des distributions de vivres, la vieille femme n’eût pas bougé, mais Nadia partageait avec elle son insuffisante nourriture, et c’est ainsi que ce pénible voyage s’était opéré pour l’une en même temps que pour l’autre. Grâce à sa jeune compagne, Marfa Strogoff put suivre les soldats qui convoyaient la troupe des prisonniers sans être attachée à l’arçon d’une selle, comme tant d’autres malheureuses, ainsi traînées sur ce chemin de douleur.
« Que Dieu te récompense, ma fille, de ce que tu fais pour mes vieux ans ! » lui dit une fois Marfa Strogoff, et cela avait été, pendant quelque temps, la seule parole prononcée entre les deux infortunées.
Durant ces quelques jours, qui leur parurent longs comme des siècles, la vieille femme et la jeune fille – il le semblait du moins – auraient dû être amenées à causer de leur situation réciproque. Mais Marfa Strogoff, par une circonspection facile à comprendre, n’avait parlé, et encore avec une grande brièveté, que d’elle-même. Elle n’avait fait aucune allusion ni à son fils ni à la funeste rencontre qui les avait mis face à face.
Nadia, elle aussi, fut longtemps, sinon muette, du moins sobre de toute parole inutile. Cependant, un jour, sentant qu’elle avait devant elle une âme simple et haute, son cœur avait débordé, et elle avait raconté, sans en rien cacher, tous les événements qui s’étaient accomplis depuis son départ de Wladimir jusqu’à la mort de Nicolas Korpanoff. Ce qu’elle dit de son jeune compagnon intéressa vivement la vieille Sibérienne.
– Nicolas Korpanoff ! dit-elle. Parle-moi encore de ce Nicolas ! Je ne sais qu’un homme, un seul parmi la jeunesse de ce temps, dont une telle conduite ne m’eût pas étonnée ! Nicolas Korpanoff, était-ce bien son nom ? En es-tu sûre, ma fille ?
– Pourquoi m’aurait-il trompée sur ce point, répondit Nadia, lui qui ne m’a trompée sur aucun autre ?
Cependant, mue par une sorte de pressentiment, Marfa Strogoff faisait à Nadia questions sur questions.
– Tu m’as dit qu’il était intrépide, ma fille ! Tu m’as prouvé qu’il l’avait été ! dit-elle.
– Oui, intrépide ! répondit Nadia.
« C’est bien ainsi qu’eût été mon fils », se répétait Marfa Strogoff à part elle.
Puis elle reprenait :
– Tu m’as dit encore que rien ne l’arrêtait, que rien ne l’étonnait, qu’il était si doux dans sa force même, que tu avais une sœur aussi bien qu’un frère en lui, et qu’il a veillé sur toi comme une mère ?
– Oui, oui ! dit Nadia. Frère, sœur, mère, il a été tout pour moi !
– Et aussi un lion pour te défendre ?
– Un lion, en vérité ! répondit Nadia. Oui, un lion, un héros !
« Mon fils, mon fils ! » pensait la vieille Sibérienne. Mais tu dis, cependant, qu’il a supporté un terrible affront dans cette maison de poste d’Ichim ?
– Il l’a supporté ! répondit Nadia en baissant la tête.
– Il l’a supporté ? murmura Marfa Strogoff, frémissante.
– Mère ! mère ! s’écria Nadia, ne le condamnez pas. Il y avait là un secret, un secret dont Dieu seul, à l’heure qu’il est, est le juge !
– Et, dit Marfa, relevant la tête et regardant Nadia comme si elle eût voulu lire jusqu’au plus profond de son âme, dans cette heure d’humiliation, ce Nicolas Korpanoff, est-ce que tu l’as méprisé ?
– Je l’ai admiré sans le comprendre ! répondit la jeune fille. Je ne l’ai jamais senti plus digne de respect !
La vieille femme se tut un instant.
– Il était grand ? demanda-t-elle.
– Très grand.
– Et très beau, n’est-ce pas ? Allons, parle, ma fille.
– Il était très beau, répondit Nadia toute rougissante.
– C’était mon fils ! Je te dis que c’était mon fils ! s’écria la vieille femme en embrassant Nadia.
– Ton fils ! répondit Nadia tout interdite, ton fils !
– Allons ! dit Marfa, va jusqu’au bout, mon enfant ! Ton compagnon, ton ami, ton protecteur, il avait une mère ! Est-ce qu’il ne t’aurait jamais parlé de sa mère ?
– De sa mère ? dit Nadia. Il m’a parlé de sa mère comme je lui ai parlé de mon père, souvent, toujours ! Cette mère, il l’adorait !
– Nadia, Nadia ! Tu viens de me raconter l’histoire même de mon fils, dit la vieille femme.
Et elle ajouta impétueusement :
– Ne devait-il donc pas la voir en passant à Omsk, cette mère que tu dis qu’il aimait ?
– Non, répondit Nadia, non, il ne le devait pas.
– Non ? s’écria Marfa. Tu as osé me dire non ?
– Je te l’ai dit, mais il me reste à t’apprendre que, pour des motifs qui devaient l’emporter sur tout, des motifs que je ne connais pas, j’ai cru comprendre que Nicolas Korpanoff devait traverser le pays dans le plus absolu secret. C’était pour lui une question de vie et de mort, et, mieux encore, une question de devoir et d’honneur.
– De devoir, en effet, de devoir impérieux, dit la vieille Sibérienne, de ceux auxquels on sacrifie tout, pour l’accomplissement desquels on refuse tout, même la joie de venir donner un baiser, le dernier peut-être, à sa vieille mère ! Tout ce que tu ne sais pas, Nadia, tout ce que je ne savais pas moi-même, je le sais à l’heure qu’il est ! Tu m’as tout fait comprendre ! Mais la lumière que tu as jetée au plus profond des ténèbres de mon cœur, cette lumière, je ne puis la faire entrer dans le tien. Le secret de mon fils, Nadia, puisqu’il ne te l’a pas dit, il faut que je le lui garde ! Pardonne-moi, Nadia ! Le bien que tu m’as fait, je ne puis te le rendre !
– Mère, je ne vous demande rien, répondit Nadia.
Tout s’était expliqué ainsi pour la vieille Sibérienne, tout, jusqu’à l’inexplicable conduite de son fils à son égard, dans l’auberge d’Omsk, en présence des témoins de leur rencontre. Il n’y avait plus à douter que le compagnon de la jeune fille n’eût été Michel Strogoff, et qu’une mission secrète, quelque importante dépêche à porter à travers la contrée envahie, ne l’obligeât à cacher sa qualité de courrier du czar.
« Ah ! mon brave enfant, pensa Marfa Strogoff. Non ! je ne te trahirai pas, et les tortures ne m’arracheront jamais l’aveu que c’est bien toi que j’ai vu à Omsk ! »
Marfa Strogoff aurait pu, d’un mot, payer Nadia de tout son dévouement pour elle. Elle aurait pu lui apprendre que son compagnon, Nicolas Korpanoff, ou plutôt Michel Strogoff, n’avait pas péri dans les eaux de l’Irtyche, puisque c’était quelques jours après cet incident qu’elle l’avait rencontré, qu’elle lui avait parlé !…
Mais elle se contint, elle se tut, et se borna à dire :
– Espère, mon enfant ! Le malheur ne s’acharnera pas toujours sur toi ! Tu reverras ton père, j’en ai le pressentiment, et, peut-être, celui qui te donnait le nom de sœur n’est-il pas mort ! Dieu ne peut pas permettre que ton brave compagnon ait péri !… Espère, ma fille ! espère ! Fais comme moi ! Le deuil que je porte n’est pas encore celui de mon fils !
III. Coup pour coup
Telle était maintenant la situation de Marfa Strogoff et de Nadia l’une vis-à-vis de l’autre. La vieille Sibérienne avait tout compris, et si la jeune fille ignorait que son compagnon tant regretté vécût encore, elle savait, du moins, ce qu’il était à celle dont elle avait fait sa mère, et elle remerciait Dieu de lui avoir donné cette joie de pouvoir remplacer auprès de la prisonnière le fils qu’elle avait perdu.
Mais ce que ni l’une ni l’autre ne pouvaient savoir, c’est que Michel Strogoff, pris à Kolyvan, faisait partie du même convoi et qu’il était dirigé sur Tomsk avec elles.
Les prisonniers amenés par Ivan Ogareff avaient été réunis à ceux que l’émir gardait déjà au camp tartare. Ces malheureux, Russes ou Sibériens, militaires ou civils, étaient au nombre de quelques milliers, et ils formaient une colonne qui s’étendait sur une longueur de plusieurs verstes. Parmi eux, il en était qui, considérés comme plus dangereux, avaient été attachés par des menottes à une longue chaîne. Il y avait aussi des femmes, des enfants, liés ou suspendus aux pommeaux des selles, et impitoyablement traînés sur les routes ! On les poussait tous comme un bétail humain. Les cavaliers qui les escortaient les obligeaient à garder un certain ordre, et il n’y avait de retardataires que ceux qui tombaient pour ne plus se relever.
De cette disposition, il était résulté ceci : c’est que Michel Strogoff, rangé dans les premiers rangs de ceux qui avaient quitté le camp tartare, c’est-à-dire parmi les prisonniers de Kolyvan, ne devait pas être mêlé aux prisonniers venus d’Omsk en dernier lieu. Il ne pouvait donc soupçonner dans ce convoi la présence de sa mère et de Nadia, pas plus que celles-ci ne pouvaient soupçonner la sienne.
Ce voyage, du camp à Tomsk, fait dans ces conditions, sous le fouet des soldats, fut mortel pour un grand nombre, terrible pour tous. On allait à travers la steppe, sur une route rendue plus poussiéreuse encore par le passage de l’émir et de son avant-garde. Ordre avait été donné de marcher vite. Les haltes, très courtes, étaient rares. Ces cent cinquante verstes à franchir sous un soleil ardent, si rapidement qu’elles fussent parcourues, devaient sembler interminables !
C’est une contrée stérile que celle qui s’étend sur la droite de l’Obi jusqu’à la base de ce contrefort, détaché des monts Sayansk, dont l’orientation est nord et sud. À peine quelques buissons maigres et brûlés rompent-ils çà et là la monotonie de l’immense plaine. Il n’y a pas de culture, parce qu’il n’y a pas d’eau, et c’est l’eau qui manqua le plus aux prisonniers, altérés par une marche pénible. Pour trouver un affluent, il eût fallu se porter d’une cinquantaine de verstes dans l’est, jusqu’au pied même du contrefort qui détermine le partage des eaux entre les bassins de l’Obi et de l’Yeniseï. Là, coule le Tom, petit affluent de l’Obi, qui passe à Tomsk avant de se perdre dans une des grandes artères du nord. Là, l’eau eût été abondante, la steppe moins aride, la température moins ardente. Mais les plus étroites prescriptions avaient été données aux chefs du convoi de gagner Tomsk par le plus court, car l’émir pouvait toujours craindre d’être pris de flanc et coupé par quelque colonne russe qui fût descendue des provinces du nord. Or, la grande route sibérienne ne côtoyait pas les rives du Tom, du moins dans sa partie comprise entre Kolyvan et une petite bourgade nommée Zabédiero, et il fallait suivre la grande route sibérienne.
Il est inutile de s’appesantir sur les souffrances de tant de malheureux prisonniers. Plusieurs centaines tombèrent sur la steppe, et leurs cadavres y devaient rester jusqu’au moment où les loups, ramenés par l’hiver, en dévoreraient les derniers ossements.
De même que Nadia était toujours là, prête à secourir la vieille Sibérienne, de même Michel Strogoff, libre de ses mouvements, rendait à des compagnons d’infortune plus faibles que lui tous les services que sa situation lui permettait. Il encourageait les uns, il soutenait les autres, il se prodiguait, il allait et venait, jusqu’à ce que la lance d’un cavalier l’obligeât à reprendre sa place au rang qui lui était assigné.
Pourquoi ne cherchait-il pas à fuir ? C’est que son projet était bien arrêté, maintenant, de ne se lancer à travers la steppe que lorsqu’elle serait sûre pour lui. Il s’était entêté dans cette idée d’aller jusqu’à Tomsk « aux frais de l’émir », et, en somme, il avait raison. À voir les nombreux détachements qui battaient la plaine sur les flancs du convoi, tantôt au sud, tantôt au nord, il était évident qu’il n’eût pas fait deux verstes sans avoir été repris. Les cavaliers tartares pullulaient, et, parfois, il semblait qu’ils sortissent de terre, comme ces insectes nuisibles qu’une pluie d’orage fait fourmiller à la surface du sol. En outre, la fuite dans ces conditions eût été extrêmement difficile, sinon impossible. Les soldats de l’escorte déployaient une extrême vigilance, car il y allait pour eux de la tête, si leur surveillance eût été mise en défaut.
Enfin, le 15 août, à la tombée du jour, le convoi atteignit la petite bourgade de Zabédiero, à une trentaine de verstes de Tomsk. En cet endroit, la route rejoignait le cours du Tom.
Le premier mouvement des prisonniers eût été de se précipiter dans les eaux de cette rivière ; mais leurs gardiens ne leur permirent pas de rompre les rangs avant que la halte fut organisée. Bien que le courant du Tom fut presque torrentiel à cette époque, il pouvait favoriser la fuite de quelque audacieux ou de quelque désespéré, et les plus sévères mesures de vigilance allaient être prises. Des barques, réquisitionnées à Zabédiero, furent embossées sur le Tom et formèrent un chapelet d’obstacles impossible à franchir. Quant à la ligne du campement, appuyée aux premières maisons de la bourgade, elle fut gardée par un cordon de sentinelles impossible à briser.
Michel Strogoff, qui aurait pu songer dès ce moment à se jeter dans la steppe, comprit, après avoir soigneusement observé la situation, que ses projets de fuite étaient presque inexécutables dans ces conditions, et, ne voulant rien compromettre, il attendit.
Cette nuit-là tout entière, les prisonniers devaient camper sur les bords du Tom. L’émir, en effet, avait remis au lendemain l’installation de ses troupes à Tomsk. Il avait été décidé qu’une fête militaire marquerait l’inauguration du quartier général tartare dans cette importante cité. Féofar-Khan en occupait déjà la forteresse, mais le gros de son armée bivouaquait sous les murs, attendant le moment d’y faire une entrée solennelle.
Ivan Ogareff avait laissé l’émir à Tomsk, où tous deux étaient arrivés la veille, et il était revenu au campement de Zabédiero. C’est de ce point qu’il devait partir le lendemain avec l’arrière-garde de l’armée tartare. Une maison avait été disposée pour qu’il pût y passer la nuit. Au soleil levant, sous son commandement, cavaliers et fantassins se dirigeraient sur Tomsk, où l’émir voulait les recevoir avec la pompe habituelle aux souverains asiatiques.
Dès que la halte eut été organisée, les prisonniers, brisés par ces trois jours de voyage, en proie à une soif ardente, purent se désaltérer enfin et prendre un peu de repos.
Le soleil était déjà couché, mais l’horizon s’éclairait encore des lueurs crépusculaires, lorsque Nadia, soutenant Marfa Strogoff, arriva sur les bords du Tom. Toutes deux n’avaient pu, jusqu’alors, percer les rangs de ceux qui encombraient la berge, et elles venaient boire à leur tour.
La vieille Sibérienne se pencha sur ce courant frais, et Nadia, y plongeant sa main, la porta aux lèvres de Marfa. Puis elle se rafraîchit à son tour. Ce fut la vie que la vieille femme et la jeune fille retrouvèrent dans ces eaux bienfaisantes.
Soudain, Nadia, au moment de quitter la rive, se redressa. Un cri involontaire venait de lui échapper.
Michel Strogoff était là, à quelques pas d’elle !… C’était lui !… Les dernières lueurs du jour l’éclairaient encore !
Au cri de Nadia, Michel Strogoff avait tressailli… Mais il eut assez d’empire sur lui-même pour ne pas prononcer un mot qui pût le compromettre.
Et cependant, en même temps que Nadia, il avait reconnu sa mère !…
Michel Strogoff, à cette rencontre inattendue, ne se sentant plus maître de lui, porta la main à ses yeux et s’éloigna aussitôt.
Nadia s’était élancée instinctivement pour le rejoindre, mais la vieille Sibérienne lui murmura ces mots à l’oreille :
– Reste, ma fille !
– C’est lui ! répondit Nadia d’une voix coupée par l’émotion. Il vit, mère ! c’est lui !
– C’est mon fils, répondit Marfa Strogoff, c’est Michel Strogoff, et tu vois que je ne fais pas un pas vers lui ! Imite-moi, ma fille !
Michel Strogoff venait d’éprouver l’une des plus violentes émotions qu’il soit donné à un homme de ressentir. Sa mère et Nadia étaient là. Ces deux prisonnières, qui se confondaient presque dans son cœur, Dieu les avait poussées l’une vers l’autre en cette commune infortune ! Nadia savait-elle donc qui il était ? Non, car il avait vu le geste de Marfa Strogoff, la retenant au moment où elle allait s’élancer vers lui ! Marfa Strogoff avait donc tout compris et gardé son secret.
Pendant cette nuit, Michel Strogoff fut vingt fois sur le point de chercher à rejoindre sa mère, mais il comprit qu’il devait résister à cet immense désir de la serrer dans ses bras, de presser encore une fois la main de sa jeune compagne ! La moindre imprudence pouvait le perdre. Il avait juré, d’ailleurs, de ne pas voir sa mère… il ne la verrait pas, volontairement ! Une fois arrivé à Tomsk, puisqu’il ne pouvait fuir cette nuit même, il se jetterait à travers la steppe sans même avoir embrassé les deux êtres en qui se résumait toute sa vie et qu’il laissait exposés à tant de périls !
Michel Strogoff pouvait donc espérer que cette nouvelle rencontre au campement de Zabédiero n’aurait de conséquence fâcheuse, ni pour sa mère, ni pour lui. Mais il ne savait pas que certains détails de cette scène, si rapidement qu’elle se fût passée, venaient d’être surpris par Sangarre, l’espionne d’Ivan Ogareff.
La tsigane était là, à quelques pas, sur la berge, épiant comme toujours la vieille Sibérienne, et sans que celle-ci s’en doutât. Elle n’avait pu apercevoir Michel Strogoff, qui avait déjà disparu lorsqu’elle se retourna ; mais le geste de la mère, retenant Nadia, ne lui avait pas échappé, et un éclair des yeux de Marfa venait de tout lui apprendre.
Il était désormais hors de doute que le fils de Marfa Strogoff, le courrier du czar, se trouvait en ce moment, à Zabédiero, au nombre des prisonniers d’Ivan Ogareff !
Sangarre ne le connaissait pas, mais elle savait qu’il était là ! Elle ne chercha donc pas à le découvrir, ce qui eût été impossible dans l’ombre et au milieu de cette nombreuse foule.
Quant à espionner de nouveau Nadia et Marfa Strogoff, c’était également inutile. Il était évident que ces deux femmes se tiendraient sur leurs gardes, et il serait impossible de rien surprendre qui fût de nature à compromettre le courrier du czar.
La tsigane n’eut donc plus qu’une pensée : prévenir Ivan Ogareff. Elle quitta donc aussitôt le campement.
Un quart d’heure après, elle arrivait à Zabédiero et était introduite dans la maison qu’occupait le lieutenant de l’émir.
Ivan Ogareff reçut immédiatement la tsigane.
– Que me veux-tu, Sangarre ? lui demanda-t-il.
– Le fils de Marfa Strogoff est au campement, répondit Sangarre.
– Prisonnier ?
– Prisonnier !
– Ah ! s’écria Ivan Ogareff, je saurai…
– Tu ne sauras rien, Ivan, répondit la tsigane, car tu ne le connais même pas !
– Mais tu le connais, toi ! Tu l’as vu, Sangarre !
– Je ne l’ai pas vu, mais j’ai vu sa mère se trahir par un mouvement qui m’a tout appris.
– Ne te trompes-tu pas ?
– Je ne me trompe pas.
– Tu sais l’importance que j’attache à l’arrestation de ce courrier, dit Ivan Ogareff. Si la lettre qui lui a été remise à Moscou parvient à Irkoutsk, si elle est remise au grand-duc, le grand-duc sera sur ses gardes, et je ne pourrai arriver à lui ! Cette lettre, il me la faut donc à tout prix ! Or, tu viens me dire que le porteur de cette lettre est en mon pouvoir ! Je te le répète, Sangarre, ne te trompes-tu pas ?
Ivan Ogareff avait parlé avec une grande animation. Son émotion témoignait de l’extrême importance qu’il attachait à la possession de cette lettre. Sangarre ne fut aucunement troublée de l’insistance avec laquelle Ivan Ogareff précisa de nouveau sa demande.
– Je ne me trompe pas, Ivan, répondit-elle.
– Mais, Sangarre, il y a au campement plusieurs milliers de prisonniers, et tu dis que tu ne connais pas Michel Strogoff !
– Non, répondit la tsigane, dont le regard s’imprégna d’une joie sauvage, je ne le connais pas, moi, mais sa mère le connaît ! Ivan, il faudra faire parler sa mère !
– Demain, elle parlera ! s’écria Ivan Ogareff.
Puis, il tendit sa main à la tsigane, et celle-ci la baisa, sans que dans cet acte de respect, habituel aux races du Nord, il y eût rien de servile.
Sangarre, rentra au campement. Elle retrouva la place occupée par Nadia et Marfa Strogoff, et passa la nuit à les observer toutes deux. La vieille femme et la jeune fille ne dormirent pas, bien que la fatigue les accablât. Trop d’inquiétudes devaient les tenir éveillées. Michel Strogoff était vivant, mais prisonnier comme elles ! Ivan Ogareff le savait-il, et, s’il ne le savait pas, ne viendrait-il pas à l’apprendre ? Nadia était toute à cette pensée que son compagnon vivait, lui qu’elle avait cru mort ! Mais Marfa Strogoff voyait plus loin dans l’avenir, et, si elle faisait bon marché d’elle-même, elle avait raison de tout craindre pour son fils.
Sangarre, qui s’était glissée dans l’ombre jusqu’auprès de ces deux femmes, resta à cette place pendant plusieurs heures, prêtant l’oreille… Elle ne put rien entendre. Par un sentiment instinctif de prudence, pas un mot ne fut échangé entre Nadia et Marfa Strogoff.
Le lendemain 16 août, vers dix heures du matin, d’éclatantes fanfares retentirent à la lisière du campement. Les soldats tartares se mirent immédiatement sous les armes.
Ivan Ogareff, après avoir quitté Zabédiero, arrivait au milieu d’un nombreux état-major d’officiers tartares. Son visage était plus sombre que d’habitude, et ses traits contractés indiquaient en lui une sourde colère, qui ne cherchait qu’une occasion d’éclater.
Michel Strogoff, perdu dans un groupe de prisonniers, vit passer cet homme. Il eut le pressentiment que quelque catastrophe allait se produire, car Ivan Ogareff savait maintenant que Marfa Strogoff était la mère de Michel Strogoff, capitaine au corps des courriers du czar.
Ivan Ogareff, arrivé au centre du campement, descendit de cheval, et les cavaliers de son escorte firent faire un large cercle autour de lui.
En ce moment, Sangarre s’approcha et dit :
– Je n’ai rien de nouveau à t’apprendre, Ivan !
Ivan Ogareff ne répondit qu’en donnant brièvement un ordre à l’un de ses officiers.
Aussitôt, les rangs des prisonniers furent brutalement parcourus par des soldats. Ces malheureux, stimulés à coups de fouet ou poussés du bois des lances, durent se relever en hâte et se ranger sur la circonférence du campement. Un quadruple cordon de fantassins et de cavaliers, disposé en arrière, rendait toute évasion impossible.
Le silence se fit aussitôt, et, sur un signe d’Ivan Ogareff, Sangarre se dirigea vers le groupe au milieu duquel se tenait Marfa Strogoff.
La vieille Sibérienne la vit venir. Elle comprit ce qui allait se passer. Un sourire dédaigneux apparut sur ses lèvres. Puis, se penchant vers Nadia, elle lui dit à voix basse :
– Tu ne me connais plus, ma fille ! Quoi qu’il arrive, et si dure que puisse être cette épreuve, pas un mot, pas un geste ! C’est de lui et non de moi qu’il s’agit !
À ce moment, Sangarre, après l’avoir regardée un instant, mit sa main sur l’épaule de la vieille Sibérienne.
– Que me veux-tu ? dit Marfa Strogoff.
– Viens ! répondit Sangarre.
Et, la poussant de la main, elle la conduisit, au milieu de l’espace réservé, devant Ivan Ogareff.
Michel Strogoff tenait ses paupières à demi fermées, pour n’être pas trahi par l’éclair de ses yeux.
Marfa Strogoff, arrivée en face d’Ivan Ogareff, redressa sa taille, croisa ses bras et attendit.
– Tu es bien Marfa Strogoff ? lui demanda Ivan Ogareff.
– Oui, répondit la vieille Sibérienne avec calme.
– Reviens-tu sur ce que tu m’as répondu lorsque, il y a trois jours, je t’ai interrogée à Omsk ?
– Non.
– Ainsi, tu ignores que ton fils, Michel Strogoff, courrier du czar, a passé à Omsk ?
– Je l’ignore.
– Et l’homme que tu avais cru reconnaître pour ton fils au relais de poste, ce n’était pas lui, ce n’était pas ton fils ?
– Ce n’était pas mon fils.
– Et depuis, tu ne l’as pas vu au milieu de ces prisonniers ?
– Non.
– Et si l’on te le montrait, le reconnaîtrais-tu ?
– Non.
À cette réponse, qui dénotait une inébranlable résolution de ne rien avouer, un murmure se fit entendre dans la foule. Ivan Ogareff ne put retenir un geste menaçant.
– Écoute, dit-il à Marfa Strogoff, ton fils est ici, et tu vas immédiatement le désigner.
– Non.
– Tous ces hommes, pris à Omsk et à Kolyvan, vont défiler sous tes yeux, et si tu ne désignes pas Michel Strogoff, tu recevras autant de coups de knout qu’il sera passé d’hommes devant toi !
Ivan Ogareff avait compris que, quelles que fussent ses menaces, quelles que fussent les tortures auxquelles on la soumettrait, l’indomptable Sibérienne ne parlerait pas. Pour découvrir le courrier du czar, il comptait donc, non sur elle, mais sur Michel Strogoff lui-même. Il ne croyait pas possible que, lorsque la mère et le fils seraient en présence l’un de l’autre, un mouvement irrésistible ne les trahît pas. Certainement, s’il n’avait voulu que saisir la lettre impériale, il aurait simplement donné l’ordre de fouiller tous ces prisonniers ; mais Michel Strogoff pouvait avoir détruit cette lettre, après en avoir pris connaissance, et s’il n’était pas reconnu, s’il parvenait à gagner Irkoutsk, les plans d’Ivan Ogareff seraient déjoués. Ce n’était donc pas seulement la lettre qu’il fallait au traître, c’était le porteur lui-même.
Nadia avait tout entendu, et elle savait maintenant ce qu’était Michel Strogoff et pourquoi il avait voulu traverser sans être reconnu les provinces envahies de la Sibérie !
Sur l’ordre d’Ivan Ogareff, les prisonniers défilèrent un à un devant Marfa Strogoff, qui resta immobile comme une statue et dont le regard n’exprima que la plus complète indifférence.
Son fils se trouvait dans les derniers rangs. Quand, à son tour, il passa devant sa mère, Nadia ferma les yeux pour ne pas voir !
Michel Strogoff était demeuré impassible en apparence, mais la paume de ses mains saigna sous ses ongles, qui s’y étaient incrustés.
Ivan Ogareff était vaincu par le fils et la mère !
Sangarre, placée près de lui, ne dit qu’un mot :
– Le knout !
– Oui ! s’écria Ivan Ogareff, qui ne se possédait plus, le knout à cette vieille coquine, et jusqu’à ce qu’elle meure !
Un soldat tartare, portant ce terrible instrument de supplice, s’approcha de Marfa Strogoff.
Le knout se compose d’un certain nombre de lanières de cuir, à l’extrémité desquelles sont attachés des fils de fer tordus. On estime qu’une condamnation à cent vingt coups de ce fouet équivaut à une condamnation à mort. Marfa Strogoff le savait, mais elle savait aussi qu’aucune torture ne la ferait parler, et elle avait fait le sacrifice de sa vie.
Marfa Strogoff, saisie par deux soldats, fut jetée à genoux sur le sol. Sa robe, déchirée, montra son dos à nu. Un sabre fut posé devant sa poitrine, à quelques pouces seulement. Au cas où elle eût fléchi sous la douleur, sa poitrine était percée de cette pointe aiguë.
Le Tartare se tint debout.
Il attendait.
– Va ! dit Ivan Ogareff.
Le fouet siffla dans l’air…
Mais, avant qu’il eût frappé, une main puissante l’avait arraché à la main du Tartare.
Michel Strogoff était là ! Il avait bondi devant cette horrible scène ! Si, au relais d’Ichim, il s’était contenu lorsque le fouet d’Ivan Ogareff l’avait atteint, ici, devant sa mère qui allait être frappée, il n’avait pu se maîtriser.
Ivan Ogareff avait réussi.
– Michel Strogoff ! s’écria-t-il.
Puis, s’avançant :
– Ah ! fit-il, l’homme d’Ichim ?
– Lui-même ! dit Michel Strogoff.
Et, levant le knout, il en déchira la figure d’Ivan Ogareff.
– Coup pour coup ! dit-il.
– Bien rendu ! s’écria la voix d’un spectateur, qui se perdit heureusement dans le tumulte.
Vingt soldats se jetèrent sur Michel Strogoff, et ils allaient le tuer…
Mais, Ivan Ogareff, auquel un cri de rage et de douleur avait échappé, les arrêta d’un geste.
– Cet homme est réservé à la justice de l’émir ! dit-il. Qu’on le fouille !
La lettre aux armes impériales fut trouvée sur la poitrine de Michel Strogoff, qui n’avait pas eu le temps de la détruire, et on la remit à Ivan Ogareff.
Le spectateur qui avait prononcé ces mots : « Bien rendu ! » n’était autre qu’Alcide Jolivet. Son confrère et lui, s’étant arrêtés au camp de Zabédiero, assistaient à cette scène.
– Pardieu ! dit-il à Harry Blount, ces gens du Nord sont de rudes hommes ! Avouez que nous devons une réparation à notre compagnon de route ! Korpanoff ou Strogoff se valent ! Belle revanche de l’affaire d’Ichim !
– Oui, revanche, en effet, répondit Harry Blount, mais Strogoff est un homme mort. Dans son intérêt, il aurait peut-être mieux fait de ne pas se souvenir encore !
– Et de laisser périr sa mère sous le knout !
– Croyez-vous qu’il lui ait fait un meilleur sort par son emportement, à elle et à sa sœur ?
– Je ne crois rien, je ne sais rien, répondit Alcide Jolivet, si ce n’est que je n’aurais pas mieux fait à sa place ! Quelle balafre ! Eh ! que diable ! Il faut bien bouillir quelquefois ! Dieu nous aurait mis de l’eau dans les veines et non du sang, s’il nous eût voulus toujours et partout imperturbables !
– Joli incident pour une chronique ! dit Harry Blount. Si Ivan Ogareff voulait seulement nous communiquer cette lettre !…
Cette lettre, Ivan Ogareff, après avoir étanché le sang qui lui couvrait le visage, en avait brisé le cachet. Il la lut et la relut longuement, comme s’il eût voulu se bien pénétrer de tout ce qu’elle contenait.