Kitabı oku: «Michel Strogoff», sayfa 17
V. « Regarde de tous tes yeux, regarde ! »
Michel Strogoff, les mains liées, fut maintenu en face du trône de l’émir, au pied de la terrasse.
Sa mère, vaincue enfin par tant de tortures physiques et morales, s’était affaissée, n’osant plus regarder, n’osant plus écouter.
« Regarde de tous tes yeux ! regarde ! » avait dit Féofar-Khan, en tendant sa main menaçante vers Michel Strogoff.
Sans doute, Ivan Ogareff, au courant des mœurs tartares, avait compris la portée de cette parole, car ses lèvres s’étaient un instant desserrées dans un cruel sourire. Puis, il avait été se placer auprès de Féofar-Khan.
Un appel de trompettes se fit aussitôt entendre. C’était le signal des divertissements.
– Voilà le ballet, dit Alcide Jolivet à Harry Blount, mais, contrairement à tous les usages, ces barbares le donnent avant le drame !
Michel Strogoff avait ordre de regarder. Il regarda.
Une nuée de danseuses fit alors irruption sur la place. Divers instruments tartares, la « doutare », mandoline au long manche en bois de mûrier, à deux cordes de soie tordue et accordées par quarte, le « kobize », sorte de violoncelle ouvert à sa partie antérieure, garni de crins de cheval mis en vibration au moyen d’un archet, la « tschibyzga », longue flûte de roseau, des trompettes, des tambourins, des tam-tams, unis à la voix gutturale des chanteurs, formèrent une harmonie étrange. Il convient d’y ajouter aussi les accords d’un orchestre aérien, composé d’une douzaine de cerfs-volants, qui, tendus de cordes à leur partie centrale, résonnaient sous la brise comme des harpes éoliennes.
Aussitôt les danses commencèrent.
Ces ballerines étaient toutes d’origine persane. Elles n’étaient point esclaves et exerçaient leur profession en liberté. Autrefois, elles figuraient officiellement dans les cérémonies à la cour de Téhéran ; mais depuis l’avènement au trône de la famille régnante, bannies ou à peu près du royaume, elles avaient dû chercher fortune ailleurs. Elles portaient le costume national, et des bijoux les ornaient à profusion. De petits triangles d’or et de longues pendeloques se balançaient à leurs oreilles, des cercles d’argent niellés s’enroulaient à leur cou, des bracelets formés d’un double rang de gemmes enserraient leurs bras et leurs jambes, des pendants, richement entremêlés de perles, de turquoises et de cornalines, frémissaient à l’extrémité de leurs longues nattes. La ceinture qui les pressait à la taille était fixée par une brillante agrafe, ressemblant à la plaque des grands-croix européennes.
Ces ballerines exécutèrent très gracieusement des danses variées, tantôt isolées, tantôt par groupes. Elles avaient le visage découvert, mais, de temps en temps, elles ramenaient un voile léger sur leur figure, et on eût dit qu’un nuage de gaze passait sur tous ces yeux éclatants, comme une vapeur sur un ciel constellé. Quelques-unes de ces Persanes portaient en écharpe un baudrier de cuir brodé de perles, auquel pendait un sachet de forme triangulaire, la pointe en bas, et qu’elles ouvrirent à un certain moment. De ces sachets, tissus d’un filigrane d’or, elles tirèrent de longues et étroites bandes de soie écarlate, sur lesquelles étaient brodés les versets du Koran. Ces bandes, qu’elles tendirent entre elles, formèrent une ceinture sous laquelle d’autres danseuses se glissèrent sans interrompre leurs pas, et, en passant devant chaque verset, suivant le précepte qu’il contenait, ou elles se prosternaient jusqu’à terre, ou elles s’envolaient par un bond léger, comme pour aller prendre place parmi les houris du ciel de Mahomet.
Mais, ce qui était remarquable, ce dont fut frappé Alcide Jolivet, c’est que ces Persanes se montrèrent plutôt indolentes que fougueuses. La furia leur manquait, et, par le genre de leurs danses comme par l’exécution, elles rappelaient plutôt les bayadères calmes et décentes de l’Inde que les almées passionnées de l’Égypte.
Lorsque ce premier divertissement fut achevé, une voix grave se fit entendre qui disait :
« Regarde de tous tes yeux, regarde ! »
L’homme qui répétait les paroles de l’émir, Tartare de haute taille, était l’exécuteur des hautes œuvres de Féofar-Khan. Il avait pris place derrière Michel Strogoff et tenait à la main un sabre à large lame courbe, une de ces lames damassées qui ont été trempées par les célèbres armuriers de Karschi ou d’Hissar.
Près de lui, des gardes avaient apporté un trépied sur lequel reposait un réchaud où brûlaient, sans donner aucune fumée, quelques charbons ardents. La buée légère qui les couronnait n’était due qu’à l’incinération d’une substance résineuse et aromatique, mélange d’oliban et de benjoin, que l’on projetait à leur surface.
Cependant, aux Persanes avait immédiatement succédé un autre groupe de ballerines, de race très différente, que Michel Strogoff reconnut aussitôt.
Et il faut croire que les deux journalistes les reconnaissaient aussi, car Harry Blount dit à son confrère :
– Ce sont les tsiganes de Nijni-Novgorod !
– Elles-mêmes ! s’écria Alcide Jolivet. J’imagine que leurs yeux doivent rapporter à ces espionnes plus d’argent que leurs jambes !
En en faisant des agents au service de l’émir, Alcide Jolivet, on le sait, ne se trompait pas.
Au premier rang des tsiganes figurait Sangarre, superbe dans son costume étrange et pittoresque, qui rehaussait encore sa beauté.
Sangarre ne dansa pas, mais elle se posa comme une mime au milieu de ses ballerines, dont les pas fantaisistes tenaient de tous ces pays que leur race parcourt en Europe, de la Bohème, de l’Égypte, de l’Italie, de l’Espagne. Elles s’animaient au bruit des cymbales qui cliquetaient à leurs bras, et aux ronflements des « daïrés », sorte de tambours de basque, dont leurs doigts éraillaient la peau stridente.
Sangarre, tenant un de ces daïrés qui frémissait entre ses mains, excitait cette troupe de véritables corybantes.
Alors s’avança un tsigane, âgé de quinze ans au plus. Il tenait à la main une doutare, dont il faisait vibrer les deux cordes par un simple glissement de ses ongles. Il chanta. Pendant le couplet de cette chanson d’un rythme très bizarre, une danseuse vint se placer près de lui et demeura immobile, l’écoutant ; mais chaque fois que le refrain revenait aux lèvres du jeune chanteur, elle reprenait sa danse interrompue, secouant près de lui son daïré et l’étourdissant du cliquetis de ses crotales.
Puis, après le dernier refrain, les ballerines enlacèrent le tsigane dans les milles replis de leurs danses.
En ce moment, une pluie d’or tomba des mains de l’émir et de ses alliés, des mains de leurs officiers de tous grades, et, au bruit des piécettes qui frappaient les cymbales des danseuses, se mêlaient encore les derniers murmures des doutares et des tambourins.
– Prodigues comme des pillards ! dit Alcide Jolivet à l’oreille de son compagnon.
Et c’était bien l’argent volé, en effet, qui tombait à flots, car, avec les tomans et les sequins tartares, pleuvaient aussi les ducats et les roubles moscovites.
Puis le silence se fit un instant, et la voix de l’exécuteur, posant sa main sur l’épaule de Michel Strogoff, redit ces paroles, que leur répétition rendait de plus en plus sinistres :
– Regarde de tous tes yeux, regarde !
Mais, cette fois, Alcide Jolivet observa que l’exécuteur ne tenait plus son sabre nu à la main.
Cependant, le soleil s’abaissait déjà au-dessous de l’horizon. Une demi-obscurité commençait à envahir les arrière-plans de la campagne. La masse des cèdres et des pins se faisait de plus en plus noire, et les eaux du Tom, obscurcies au lointain, se confondaient dans les premières brumes. L’ombre ne pouvait tarder à se glisser jusqu’au plateau qui dominait la ville.
Mais, en cet instant, plusieurs centaines d’esclaves, portant des torches enflammées, envahirent la place. Entraînées par Sangarre, tsiganes et Persanes réapparurent devant le trône de l’émir et firent valoir, par le contraste, leurs danses de genres si divers. Les instruments de l’orchestre tartare se déchaînèrent dans une harmonie plus sauvage, accompagnée des cris gutturaux des chanteurs. Les cerfs-volants, qui avaient été ramenés à terre, reprirent leur vol, enlevant toute une constellation de lanternes multicolores, et, sous la brise plus fraîche, leurs harpes vibrèrent avec plus d’intensité au milieu de cette illumination aérienne.
Puis, un escadron de Tartares, dans leur uniforme de guerre, vint se mêler aux danses, dont la furia allait croissant, et alors commença une fantasia pédestre, qui produisit le plus étrange effet.
Ces soldats, armés de sabres nus et de longs pistolets, tout en exécutant une sorte de voltige, firent retentir l’air de détonations éclatantes, de mousquetades continues qui se détachaient sur le roulement des tambourins, le ronflement des daïrés, le grincement des doutares. Leurs armes, chargées d’une poudre colorée, à la mode chinoise, par quelque ingrédient métallique, lançaient de longs jets rouges, verts, bleus, et on eût dit alors que tous ces groupes s’agitaient au milieu d’un feu d’artifice. Par certains côtés, ce divertissement rappelait la cybistique des anciens, sorte de danse militaire dont les coryphées manœuvraient au milieu de pointes d’épée et de poignards, et il est possible que la tradition en ait été léguée aux peuples de l’Asie centrale ; mais cette cybistique tartare était rendue plus bizarre encore par ces feux de couleurs qui serpentaient au-dessus des ballerines, dont tout le paillon se piquait de points ignés. C’était comme un kaléidoscope d’étincelles, dont les combinaisons se variaient à l’infini à chaque mouvement des danseuses.
Si blasé que dût être un journaliste parisien sur ces effets que la mise en scène moderne a portés loin, Alcide Jolivet ne put retenir un léger mouvement de tête qui, entre le boulevard Montmartre et la Madeleine, eût voulu dire : « Pas mal ! pas mal ! »
Puis, soudain, comme à un signal, tous les feux de la fantasia s’éteignirent, les danses cessèrent, les ballerines disparurent. La cérémonie était terminée, et les torches seulement éclairaient ce plateau, quelques instants auparavant si plein de lumières.
Sur un signe de l’émir, Michel Strogoff fut amené au milieu de la place.
– Blount, dit Alcide Jolivet à son compagnon, est-ce que vous tenez à voir la fin de tout cela ?
– Pas le moins du monde, répondit Harry Blount.
– Vos lecteurs du Daily Telegraph ne sont pas friands, je l’espère, des détails d’une exécution à la mode tartare ?
– Pas plus que votre cousine.
– Pauvre garçon ! ajouta Alcide Jolivet, en regardant Michel Strogoff. Le vaillant soldat eût mérité de tomber sur le champ de bataille !
– Pouvons-nous faire quelque chose pour le sauver ? dit Harry Blount.
– Nous ne pouvons rien.
Les deux journalistes se rappelaient la conduite généreuse de Michel Strogoff envers eux, ils savaient maintenant par quelles épreuves, esclave de son devoir, il avait dû passer, et, au milieu de ces Tartares, auxquels toute pitié est inconnue, ils ne pouvaient rien pour lui !
Peu désireux d’assister au supplice réservé à cet infortuné, ils rentrèrent donc dans la ville.
Une heure plus tard, ils couraient sur la route d’Irkoutsk, et c’était parmi les Russes qu’ils allaient tenter de suivre ce qu’Alcide Jolivet appelait par anticipation « la campagne de la revanche ».
Cependant, Michel Strogoff était debout, ayant le regard hautain pour l’émir, méprisant pour Ivan Ogareff. Il s’attendait à mourir, et, cependant, on eût vainement cherché en lui un symptôme de faiblesse.
Les spectateurs, restés aux abords de la place, ainsi que l’état-major de Féofar-Khan, pour lesquels ce supplice n’était qu’un attrait de plus, attendaient que l’exécution fût accomplie. Puis, sa curiosité assouvie, toute cette horde sauvage irait se plonger dans l’ivresse.
L’émir fit un geste. Michel Strogoff, poussé par les gardes, s’approcha de la terrasse, et alors, dans cette langue tartare qu’il comprenait, Féofar lui dit :
– Tu es venu pour voir, espion des Russes. Tu as vu pour la dernière fois. Dans un instant, tes yeux seront à jamais fermés à la lumière !
Ce n’était pas de mort, mais de cécité, qu’allait être frappé Michel Strogoff. Perte de la vue, plus terrible peut-être que la perte de la vie ! Le malheureux était condamné à être aveuglé.
Cependant, en entendant la peine prononcée par l’émir, Michel Strogoff ne faiblit pas. Il demeura impassible, les yeux grands ouverts, comme s’il eût voulu concentrer toute sa vie dans un dernier regard. Supplier ces hommes féroces, c’était inutile, et, d’ailleurs, indigne de lui. Il n’y songea même pas. Toute sa pensée se condensa sur sa mission irrévocablement manquée, sur sa mère, sur Nadia, qu’il ne reverrait plus ! Mais il ne laissa rien paraître de l’émotion qu’il ressentait.
Puis, le sentiment d’une vengeance à accomplir quand même envahit tout son être. Il se retourna vers Ivan Ogareff.
– Ivan, dit-il d’une voix menaçante, Ivan le traître, la dernière menace de mes yeux sera pour toi !
Ivan Ogareff haussa les épaules.
Mais Michel Strogoff se trompait. Ce n’était pas en regardant Ivan Ogareff que ses yeux allaient pour jamais s’éteindre.
Marfa Strogoff venait de se dresser devant lui.
– Ma mère ! s’écria-t-il. Oui ! oui ! à toi mon suprême regard, et non à ce misérable ! Reste là, devant moi ! Que je voie encore ta figure bien-aimée ! Que mes yeux se ferment en te regardant !…
La vieille Sibérienne, sans prononcer une parole, s’avançait…
– Chassez cette femme ! dit Ivan Ogareff.
Deux soldats repoussèrent Marfa Strogoff. Elle recula, mais resta debout, à quelques pas de son fils.
L’exécuteur parut. Cette fois, il tenait son sabre nu à la main, et ce sabre chauffé à blanc, il venait de le retirer du réchaud où brûlaient les charbons parfumés.
Michel Strogoff allait être aveuglé suivant la coutume tartare, avec une lame ardente, passée devant ses yeux !
Michel Strogoff ne chercha pas à résister. Plus rien n’existait à ses yeux que sa mère, qu’il dévorait alors du regard ! Toute sa vie était dans cette dernière vision !
Marfa Strogoff, l’œil démesurément ouvert, les bras tendus vers lui, le regardait !…
La lame incandescente passa devant les yeux de Michel Strogoff.
Un cri de désespoir retentit. La vieille Marfa tomba inanimée sur le sol !
Michel Strogoff était aveugle.
Ses ordres exécutés, l’émir se retira avec toute sa maison. Il ne resta bientôt plus sur cette place qu’Ivan Ogareff et les porteurs de torches.
Le misérable voulait-il donc insulter encore sa victime, et, après l’exécuteur, lui porter le dernier coup ?
Ivan Ogareff s’approcha lentement de Michel Strogoff, qui le sentit venir et se redressa.
Ivan Ogareff tira de sa poche la lettre impériale, il l’ouvrit, et, par une suprême ironie, il la plaça devant les yeux éteints du courrier du czar, disant :
– Lis, maintenant, Michel Strogoff, lis, et va redire à Irkoutsk ce que tu auras lu ! Le vrai courrier du czar, c’est Ivan Ogareff !
Cela dit, le traître serra la lettre sur sa poitrine. Puis, sans se retourner, il quitta la place, et les porteurs de torches le suivirent.
Michel Strogoff resta seul, à quelques pas de sa mère, inanimée, peut-être morte.
On entendait au loin les cris, les chants, tous les bruits de l’orgie. Tomsk, illuminée, brillait comme une ville en fête.
Michel Strogoff prêta l’oreille. La place était silencieuse et déserte.
Il se traîna, en tâtonnant, vers l’endroit où sa mère était tombée. Il la trouva de la main, il se courba sur elle, il approcha sa figure de la sienne, il écouta les battements de son cœur. Puis, on eût dit qu’il lui parlait tout bas.
La vieille Marfa vivait-elle encore, et entendit-elle ce que lui dit son fils ?
En tout cas, elle ne fit pas un mouvement.
Michel Strogoff baisa son front et ses cheveux blancs. Puis, il se releva, et, tâtant du pied, cherchant à tendre ses mains pour se guider, il marcha peu à peu vers l’extrémité de la place.
Soudain, Nadia parut.
Elle alla droit à son compagnon. Un poignard qu’elle tenait servit à couper les cordes qui attachaient les bras de Michel Strogoff.
Celui-ci, aveugle, ne savait qui le déliait, car Nadia n’avait pas prononcé une parole.
Mais cela fait :
– Frère ! dit-elle.
– Nadia ! murmura Michel Strogoff, Nadia !
– Viens ! frère, répondit Nadia. Mes yeux seront tes yeux désormais, et c’est moi qui te conduirai à Irkoutsk !
VI. Un ami de grande route
Une demi-heure après, Michel Strogoff et Nadia avaient quitté Tomsk.
Un certain nombre de prisonniers, cette nuit-là, purent aussi échapper aux Tartares, car officiers ou soldats, tous plus ou moins abrutis, s’étaient inconsciemment relâchés de la surveillance sévère qu’ils avaient maintenue jusqu’alors, soit au camp de Zabédiero, soit pendant la marche des convois. Nadia, après avoir été emmenée tout d’abord avec les autres prisonniers, avait donc pu fuir et revenir au plateau, au moment où Michel Strogoff était conduit devant l’émir.
Là, mêlée à la foule, elle avait tout vu. Pas un cri ne lui échappa lorsque la lame, chauffée à blanc, passa devant les yeux de son compagnon. Elle eut la force de rester immobile et muette. Une providentielle inspiration lui dit de se réserver, libre encore, pour guider le fils de Marfa Strogoff au but qu’il avait juré d’atteindre. Son cœur, un moment, cessa de battre, lorsque la vieille Sibérienne tomba inanimée, mais une pensée lui rendit toute son énergie.
« Je serai le chien de l’aveugle ! » se dit-elle.
Après le départ d’Ivan Ogareff, Nadia s’était dissimulée dans l’ombre. Elle avait attendu que la foule eût quitté le plateau. Michel Strogoff, abandonné comme un misérable être dont on ne doit plus rien craindre, était seul. Elle le vit se traîner jusqu’à sa mère, se courber sur elle, la baiser au front, puis se relever, tâtonner pour fuir…
Quelques instants plus tard, elle et lui, la main dans la main, avaient descendu le talus escarpé, et, après avoir suivi les berges du Tom jusqu’à l’extrémité de la ville, ils franchissaient heureusement une brèche de l’enceinte.
La route d’Irkoutsk était la seule qui s’enfonçât dans l’est. Il n’y avait pas à se tromper. Nadia entraîna rapidement Michel Strogoff. Il était possible que des le lendemain, après quelques heures d’orgie, les éclaireurs de l’émir, se jetant de nouveau sur la steppe, coupassent toute communication. Il importait donc de les devancer, d’atteindre avant eux Krasnoiarsk, que cinq cents verstes (533 kilomètres) séparaient de Tomsk, enfin de ne quitter que le plus tard possible la grande route. Se lancer hors du chemin tracé, c’était l’incertain, l’inconnu, c’était la mort à bref délai.
Comment Nadia put-elle supporter les fatigues de cette nuit du 16 au 17 août ? Comment trouva-t-elle la force physique nécessaire à fournir une si longue étape ? Comment ses pieds, saignants d’une marche forcée, purent-ils la porter jusque-là ? c’est presque incompréhensible. Mais il n’en est pas moins vrai que le lendemain matin, douze heures après leur départ de Tomsk, Michel Strogoff et elle atteignaient le bourg de Sémilowskoë, après une course de cinquante verstes.
Michel Strogoff n’avait pas prononcé une seule parole. Ce n’était pas Nadia qui tenait sa main, ce fut lui qui tint celle de sa compagne pendant toute cette nuit ; mais, grâce à cette main qui le guidait rien que par ses frémissements, il avait marché avec son allure ordinaire.
Sémilowskoë était presque entièrement abandonnée. Les habitants, redoutant les Tartares, avaient fui dans la province d’Yeniseïsk. À peine deux ou trois maisons étaient-elles encore occupées. Tout ce que la ville contenait d’utile ou de précieux avait été enlevé sur des charrettes.
Cependant, Nadia était dans la nécessité de faire là une halte de quelques heures. Il leur fallait à tous deux nourriture et repos.
La jeune fille conduisit donc son compagnon à l’extrémité de la bourgade. Une maison vide, la porte ouverte, était là. Ils y entrèrent. Un mauvais banc de bois se trouvait au milieu de la chambre, près de ce haut poêle commun à toutes les demeures sibériennes. Ils s’y assirent.
Nadia regarda alors bien en face son compagnon aveugle, et comme elle ne l’avait jamais regardé jusqu’alors. Il y avait plus que de la reconnaissance, plus que de la pitié dans son regard. Si Michel Strogoff avait pu la voir, il aurait lu dans ce beau regard désolé l’expression d’un dévouement et d’une tendresse infinis.
Les paupières de l’aveugle, rougies par la lame incandescente, recouvraient à demi ses yeux, absolument secs. La sclérotique en était légèrement plissée et comme racornie, la pupille singulièrement agrandie ; l’iris semblait d’un bleu plus foncé qu’il n’était auparavant ; les cils et les sourcils étaient en partie brûlés ; mais, en apparence du moins, le regard si pénétrant du jeune homme ne semblait avoir subi aucun changement. S’il n’y voyait plus, si sa cécité était complète, c’est que la sensibilité de la rétine et du nerf optique avait été radicalement détruite par l’ardente chaleur de l’acier.
En ce moment, Michel Strogoff étendit les mains.
– Tu es là, Nadia ? demanda-t-il.
– Oui, répondit la jeune fille, je suis près de toi, et je ne te quitterai plus, Michel.
À son nom, prononcé par Nadia pour la première fois, Michel Strogoff tressaillit. Il comprit que sa compagne savait tout, ce qu’il était, quels liens l’unissaient à la vieille Marfa.
– Nadia, reprit-il, il va falloir nous séparer !
– Nous séparer ? Pourquoi cela, Michel ?
– Je ne veux pas être un obstacle à ton voyage ! Ton père t’attend à Irkoutsk ! Il faut que tu rejoignes ton père !
– Mon père me maudirait, Michel, si je t’abandonnais, après ce que tu as fait pour moi !
– Nadia ! Nadia ! répondit Michel Strogoff, en pressant la main que la jeune fille avait posée sur la sienne, tu ne dois penser qu’à ton père !
– Michel, reprit Nadia, tu as plus besoin de moi que mon père ! Dois-tu donc renoncer à aller à Irkoutsk ?
– Jamais ! s’écria Michel Strogoff d’un ton qui montrait qu’il n’avait rien perdu de son énergie.
– Cependant, tu n’as plus cette lettre !…
– Cette lettre qu’Ivan Ogareff m’a volée !… Eh bien ! je saurai m’en passer, Nadia ! Ils m’ont traité comme un espion ! J’agirai comme un espion ! J’irai dire à Irkoutsk tout ce que j’ai vu, tout ce que j’ai entendu, et, j’en jure par le Dieu vivant ! le traître me retrouvera un jour face à face ! Mais il faut que j’arrive avant lui à Irkoutsk.
– Et tu parles de nous séparer, Michel ?
– Nadia, les misérables m’ont tout pris !
– Il me reste quelques roubles, et mes yeux ! Je puis y voir pour toi, Michel, et te conduire là où tu ne peux plus aller seul !
– Et comment irons-nous ?
– À pied.
– Et comment vivrons-nous ?
– En mendiant.
– Partons, Nadia !
– Viens, Michel.
Les deux jeunes gens ne se donnaient plus le nom de frère et de sœur. Dans leur misère commune, ils se sentaient plus étroitement unis encore l’un à l’autre. Tous deux quittèrent la maison, après avoir pris une heure de repos. Nadia, courant les rues de la bourgade, s’était procuré quelques morceaux de tchornekhleb, sorte de pain fait avec de l’orge, et un peu de cet hydromel connu sous le nom de méod en Russie. Cela ne lui avait rien coûté, car elle avait commencé son métier de mendiante. Ce pain et cet hydromel avaient, tant bien que mal, apaisé la faim et la soif de Michel Strogoff. Nadia lui avait réservé la plus grande portion de cette insuffisante nourriture. Il mangeait les morceaux de pain que sa compagne lui présentait l’un après l’autre. Il buvait à la gourde qu’elle portait à ses lèvres.
– Manges-tu, Nadia ? lui demanda-t-il à plusieurs reprises.
– Oui, Michel, répondit toujours la jeune fille, qui se contentait des restes de son compagnon.
Michel et Nadia quittèrent Sémilowskoë et reprirent cette pénible route d’Irkoutsk. La jeune fille résistait énergiquement à la fatigue. Si Michel Strogoff l’eût vue, peut-être n’aurait-il pas eu le courage d’aller plus loin. Mais Nadia ne se plaignait pas, et Michel Strogoff, n’entendant pas un soupir, marchait avec une hâte qu’il n’était pas maître de réprimer. Et pourquoi ? Pouvait-il donc espérer de devancer encore les Tartares ? Il était à pied, sans argent, il était aveugle, et si Nadia, son seul guide, venait à lui manquer, il n’aurait plus qu’à se coucher sur un des côtés de la route et à y mourir misérablement ! Mais enfin, si, à force d’énergie, il arrivait à Krasnoiarsk, tout n’était peut-être pas perdu, puisque le gouverneur, auquel il se ferait connaître, n’hésiterait pas à lui donner les moyens d’atteindre Irkoutsk.
Michel Strogoff allait donc, parlant peu, absorbé dans ses pensées. Il tenait la main de Nadia. Tous deux étaient en communication incessante. Il leur semblait qu’ils n’avaient plus besoin de la parole pour échanger leurs pensées. De temps en temps, Michel Strogoff disait :
– Parle-moi, Nadia.
– À quoi bon, Michel ? Nous pensons ensemble ! répondait la jeune fille, et elle faisait en sorte que sa voix ne décelât aucune fatigue.
Mais quelquefois, comme si son cœur eût cessé de battre un instant, ses jambes fléchissaient, son pas se ralentissait, son bras se tendait, elle restait en arrière. Michel Strogoff s’arrêtait alors, il fixait ses yeux sur la pauvre fille, comme s’il eût essayé de l’apercevoir à travers cette ombre qu’il portait en lui. Sa poitrine se gonflait ; puis, soutenant plus vivement sa compagne, il reprenait sa marche en avant.
Cependant, au milieu de toutes ces misères sans trêve, ce jour-là, une circonstance heureuse allait se produire, qui devait leur épargner bien des fatigues à tous les deux.
Ils avaient quitté Sémilowskoë depuis deux heures environ, lorsque Michel Strogoff s’arrêta.
– La route est déserte ? demanda-t-il.
– Absolument déserte, répondit Nadia.
– Est-ce que tu n’entends pas quelque bruit en arrière ?
– En effet.
– Si ce sont les Tartares, il faut nous cacher. Regarde bien.
– Attends, Michel ! répondit Nadia en remontant le chemin, qui se coudait à quelques pas sur la droite.
Michel Strogoff resta un instant seul, tendant l’oreille.
Nadia revint presque aussitôt et dit :
– C’est une charrette. Un jeune homme la conduit.
– Il est seul ?
– Seul.
Michel Strogoff hésita un instant. Devait-il se cacher ? Devait-il, au contraire, tenter la chance de trouver place dans ce véhicule, sinon pour lui, du moins pour elle ? Lui, il se contenterait de s’appuyer d’une main à la charrette, il la pousserait au besoin, car ses jambes n’étaient pas près de lui manquer, mais il sentait bien que Nadia, traînée à pied depuis le passage de l’Obi, c’est-à-dire depuis plus de huit jours, était à bout de forces.
Il attendit.
La charrette arriva bientôt au tournant de la route. C’était un véhicule fort délabré, pouvant à la rigueur contenir trois personnes, ce qu’on appelle dans le pays une kibitka.
Ordinairement, la kibitka est attelée de trois chevaux, mais celle-ci n’était traînée que par un seul cheval à long poil, à longue queue, et auquel son sang mongol assurait vigueur et courage.
Un jeune homme la conduisait, ayant un chien près de lui.
Nadia reconnut que ce jeune homme était Russe. Il avait une figure douce et flegmatique qui inspirait la confiance. D’ailleurs, il ne paraissait pas pressé le moins du monde. Il marchait d’un pas tranquille, pour ne pas surmener son cheval, et, à le voir, on n’eût jamais cru qu’il suivait une route que les Tartares pouvaient couper d’un moment à l’autre.
Nadia, tenant Michel Strogoff par la main, s’était rangée de côté.
La kibitka s’arrêta, et le conducteur regarda la jeune fille en souriant.
– Et où donc allez-vous comme cela ? lui demanda-t-il en faisant de bons yeux tout ronds.
Au son de cette voix, Michel Strogoff se dit qu’il l’avait entendue quelque part. Et, sans doute, elle suffit à lui faire reconnaître le conducteur de la kibitka, car son front se rasséréna aussitôt.
– Eh bien, où donc allez-vous ? répéta le jeune homme, en s’adressant plus directement à Michel Strogoff.
– Nous allons à Irkoutsk, répondit celui-ci.
– Oh ! petit père, tu ne sais donc pas qu’il y a encore bien des verstes et des verstes jusqu’à Irkoutsk ?
– Je le sais.
– Et tu vas à pied ?
– À pied.
– Toi, bien ! mais la demoiselle ?…
– C’est ma sœur, dit Michel Strogoff, qui jugea prudent de redonner ce nom à Nadia.
– Oui, ta sœur, petit père ! Mais, crois-moi, elle ne pourra jamais atteindre Irkoutsk !
– Ami, répondit Michel Strogoff en s’approchant, les Tartares nous ont dépouillés, et je n’ai pas un kopek à t’offrir ; mais si tu veux prendre ma sœur près de toi, je suivrai ta voiture à pied, je courrai s’il le faut, je ne te retarderai pas d’une heure…
– Frère, s’écria Nadia… je ne veux pas… je ne veux pas ! Monsieur, mon frère est aveugle !
– Aveugle ! répondit le jeune homme d’une voix émue.
– Les Tartares lui ont brûlé les yeux ! répondit Nadia, en tendant ses mains comme pour implorer la pitié.
– Brûlé les yeux ? Oh ! pauvre petit père ! Moi, je vais à Krasnoiarsk. Eh bien, pourquoi ne monterais-tu pas avec ta sœur dans la kibitka ? En nous serrant un peu, nous y tiendrons tous les trois. D’ailleurs, mon chien ne refusera pas d’aller à pied. Seulement, je ne vais pas vite, pour ménager mon cheval.
– Ami, comment te nommes-tu ? demanda Michel Strogoff.
– Je me nomme Nicolas Pigassof.
– C’est un nom que je n’oublierai plus, répondit Michel Strogoff.
– Eh bien, monte, petit père aveugle. Ta sœur sera près de toi, au fond de la charrette, moi devant pour conduire. Il y a de la bonne écorce de bouleau et de la paille d’orge dans le fond. C’est comme un nid. – Allons, Serko, fais-nous place !
Le chien descendit sans se faire prier. C’était un animal de race sibérienne, à poil gris, de moyenne taille, avec une bonne grosse tête caressante, et qui semblait être très attaché à son maître.
Michel Strogoff et Nadia, en un instant, furent installés dans la kibitka. Michel Strogoff avait tendu ses mains comme pour chercher celles de Nicolas Pigassof.
– Ce sont mes mains que tu veux serrer ! dit Nicolas. Les voilà, petit père ! Serre-les tant que cela te fera plaisir !
La kibitka se remit en marche. Le cheval, que Nicolas ne frappait jamais, allait l’amble. Si Michel Strogoff ne devait pas gagner en rapidité, du moins de nouvelles fatigues seraient-elles épargnées à Nadia.