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Kitabı oku: «Michel Strogoff», sayfa 21

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Pendant que les glaçons dérivaient ainsi, des phénomènes curieux se produisaient à la surface du Baïkal. C’étaient de magnifiques jaillissements de sources d’eau bouillante, sorties de quelques-uns de ces puits artésiens, que la nature a forés dans le lit même du lac. Ces jets s’élevaient à une grande hauteur et s’épanchaient en vapeurs, irisées par les rayons solaires, que le froid condensait presque aussitôt. Ce curieux spectacle eût certainement émerveillé le regard d’un touriste, qui eût voyagé en pleine paix et pour son agrément sur cette mer sibérienne.

À quatre heures du soir, l’embouchure de l’Angara fut signalée par le vieux marinier entre les hautes roches granitiques du littoral. On apercevait sur la rive droite le petit port de Livenitchnaia, son église, ses quelques maisons bâties sur la berge.

Mais, circonstance très grave, les premiers glaçons, venus de l’est, dérivaient déjà entre les rives de l’Angara, et, par conséquent, ils descendaient vers Irkoutsk. Cependant, leur nombre ne pouvait pas être encore assez grand pour obstruer le fleuve, ni le froid assez considérable pour les agréger.

Le radeau arriva au petit port et il s’y arrêta. Là, le vieux marinier avait décidé de relâcher pendant une heure, afin de faire quelques réparations indispensables. Les troncs, disjoints, menaçaient de se séparer, et il importait de les relier entre eux plus solidement pour résister au courant de l’Angara, qui est très rapide.

Pendant la belle saison, le port de Livenitchnaia est une station d’embarquement ou de débarquement pour les voyageurs du lac Baïkal, soit qu’ils se rendent à Kiakhta, dernière ville de la frontière russo-chinoise, soit qu’ils en reviennent. Il est donc très fréquenté par les steam-boats et tous les petits caboteurs du lac.

Mais, en ce moment, Livenitchnaia était abandonnée. Ses habitants n’avaient pu rester exposés aux déprédations des Tartares, qui couraient maintenant les deux rives de l’Angara. Ils avaient envoyé à Irkoutsk la flottille de bateaux et de barques, qui hiverne ordinairement dans leur port, et, munis de tout ce qu’ils pouvaient emporter, ils s’étaient réfugiés à temps dans la capitale de la Sibérie orientale.

Le vieux marinier ne s’attendait donc pas à recueillir de nouveaux fugitifs au port de Livenitchnaia, et cependant, au moment où le radeau accostait, deux passagers, sortant d’une maison déserte, accoururent à toutes jambes sur la berge.

Nadia, assise à l’arrière, regardait d’un œil distrait.

Un cri faillit lui échapper. Elle saisit la main de Michel Strogoff, qui, à ce mouvement, releva la tête.

– Qu’as-tu, Nadia ? demanda-t-il.

– Nos deux compagnons de route, Michel.

– Ce Français et cet Anglais que nous avons rencontrés dans les défilés de l’Oural ?

– Oui.

Michel Strogoff tressaillit, car le sévère incognito dont il ne voulait pas se départir risquait d’être dévoilé.

En effet, ce n’était plus Nicolas Korpanoff qu’Alcide Jolivet et Harry Blount allaient voir en lui maintenant, mais bien le vrai Michel Strogoff, courrier du czar. Les deux journalistes l’avaient déjà rencontré deux fois depuis leur séparation qui s’était faite au relais d’Ichim, la première au camp de Zabédiero, quand il coupa d’un coup de knout la face d’Ivan Ogareff, la seconde à Tomsk, lorsqu’il fut condamné par l’émir. Ils savaient donc à quoi s’en tenir à son égard et sur sa véritable qualité.

Michel Strogoff prit rapidement son parti.

– Nadia, dit-il, dès que ce Français et cet Anglais seront embarqués, prie-les de venir près de moi !

C’étaient, en effet, Harry Blount et Alcide Jolivet, que, non le hasard, mais la force des événements avait conduits au port de Livenitchnaia, comme elle y avait amené Michel Strogoff.

On le sait, après avoir assisté à l’entrée des Tartares à Tomsk, ils étaient partis avant la sauvage exécution qui termina la fête. Ils ne doutaient donc pas que leur ancien compagnon de voyage n’eût été mis à mort, et ils ignoraient qu’il eût été seulement aveuglé par ordre de l’émir.

Donc, s’étant procuré des chevaux, ils avaient abandonné Tomsk le soir même, avec l’intention bien arrêtée de dater désormais leurs chroniques des campements russes de la Sibérie orientale.

Alcide Jolivet et Harry Blount se dirigèrent à marche forcée vers Irkoutsk. Ils espéraient bien y devancer Féofar-Khan, et ils l’eussent certainement fait, sans l’apparition inopinée de cette troisième colonne, venue des contrées du sud par la vallée de l’Yeniseï. Ainsi que Michel Strogoff, ils furent coupés avant même d’avoir pu atteindre le Dinka. De là, nécessité pour eux de redescendre jusqu’au lac Baïkal.

Lorsqu’ils arrivèrent à Livenitchnaia, ils trouvèrent le port déjà désert. D’un autre côté, il leur était impossible d’entrer dans Irkoutsk, qu’investissaient les armées tartares. Ils étaient donc là depuis trois jours, et très embarrassés, lorsque le radeau arriva.

Le dessein des fugitifs leur fut alors communiqué. Il y avait certainement des chances pour qu’ils pussent passer inaperçus pendant la nuit et pénétrer dans Irkoutsk. Ils résolurent donc de tenter l’affaire.

Alcide Jolivet se mit aussitôt en rapport avec le vieux marinier, et il lui demanda passage pour son compagnon et lui, offrant de payer le prix qu’il exigerait, quel qu’il fût.

– Ici, on ne paie pas, lui répondit gravement le vieux marinier, on risque sa vie, voilà tout.

Les deux journalistes s’embarquèrent, et Nadia les vit prendre place à l’avant du radeau.

Harry Blount était toujours le froid Anglais, qui lui avait à peine adressé la parole pendant toute la traversée des monts Ourals.

Alcide Jolivet semblait être un peu plus grave que d’ordinaire, et l’on conviendra que sa gravité se justifiait par celle des circonstances.

Alcide Jolivet était donc installé à l’avant du radeau, lorsqu’il sentit une main s’appuyer sur son bras. Il se retourna et reconnut Nadia, la sœur de celui qui était, non plus Nicolas Korpanoff, mais Michel Strogoff, courrier du czar.

Un cri de surprise allait lui échapper, lorsqu’il vit la jeune fille porter un doigt à ses lèvres.

– Venez, lui dit Nadia.

Et, d’un air indifférent, Alcide Jolivet, faisant signe à Harry Blount de l’accompagner, la suivit.

Mais, si la surprise des journalistes avait été grande à rencontrer Nadia sur ce radeau, elle fut sans bornes, quand ils aperçurent Michel Strogoff, qu’ils ne pouvaient croire vivant.

À leur approche, Michel Strogoff n’avait pas bougé.

Alcide Jolivet s’était retourné vers la jeune fille.

– Il ne vous voit pas, messieurs, dit Nadia. Les Tartares lui ont brûlé les yeux ! Mon pauvre frère est aveugle !

Un vif sentiment de pitié se peignit sur la figure d’Alcide Jolivet et de son compagnon.

Un instant après, tous deux, assis près de Michel Strogoff, lui serraient la main et attendaient qu’il leur parlât.

– Messieurs, dit Michel Strogoff à voix basse, vous ne devez pas savoir qui je suis, ni ce que je suis venu faire en Sibérie. Je vous demande de respecter mon secret. Me le promettez-vous ?

– Sur l’honneur, répondit Alcide Jolivet.

– Sur ma foi de gentleman, ajouta Harry Blount.

– Bien, messieurs.

– Pouvons-nous vous être utile ? demanda Harry Blount. Voulez-vous que nous vous aidions à accomplir votre tâche ?

– Je préfère agir seul, répondit Michel Strogoff.

– Mais ces gueux-là vous ont brûlé la vue, dit Alcide Jolivet.

– J’ai Nadia, et ses yeux me suffisent !

Une demi-heure plus tard, le radeau, après avoir quitté le petit port de Livenitchnaia, s’engageait dans le fleuve. Il était cinq heures du soir. La nuit allait venir. Elle devait être très obscure et très froide aussi, car la température était déjà au-dessous de zéro.

Alcide Jolivet et Harry Blount, s’ils avaient promis le secret à Michel Strogoff, ne le quittèrent cependant pas. Ils causèrent à voix basse, et l’aveugle, complétant ce qu’il savait déjà par ce qu’ils lui apprirent, put se faire une idée exacte de l’état des choses.

Il était certain que les Tartares investissaient actuellement Irkoutsk, et que les trois colonnes avaient opéré leur jonction. On ne pouvait donc douter que l’émir et Ivan Ogareff ne fussent devant la capitale.

Mais pourquoi cette hâte d’y arriver que montrait le courrier du czar, maintenant que la lettre impériale ne pouvait plus être remise par lui au grand-duc, et qu’il n’en connaissait pas le contenu ? Alcide Jolivet et Harry Blount ne le comprirent pas plus que ne l’avait compris Nadia.

D’ailleurs, il ne fut question du passé qu’au moment où Alcide Jolivet crut devoir dire à Michel Strogoff :

– Nous vous devons presque des excuses pour ne vous avoir pas serré la main avant notre séparation au relais d’Ichim.

– Non, vous aviez droit de me croire un lâche !

– En tout cas, ajouta Alcide Jolivet, vous avez magnifiquement knouté la figure de ce misérable, et il en portera longtemps la marque !

– Non, pas longtemps ! répondit simplement Michel Strogoff.

Une demi-heure après le départ de Livenitchnaia, Alcide Jolivet et son compagnon étaient au courant des cruelles épreuves par lesquelles avaient successivement passé Michel Strogoff et sa compagne. Ils ne pouvaient qu’admirer sans réserve une énergie que le dévouement de la jeune fille avait seul pu égaler. Et de Michel Strogoff ils pensèrent exactement ce qu’en avait dit le czar à Moscou : « En vérité, c’est un homme ! »

Au milieu des glaçons qu’entraînait le courant de l’Angara, le radeau filait avec rapidité. Un panorama mouvant se déployait latéralement sur les deux rives du fleuve, et, par une illusion d’optique, il semblait que ce fût l’appareil flottant qui restât immobile devant cette succession de points de vue pittoresques. Ici, c’étaient de hautes falaises granitiques, étrangement profilées ; là, des gorges sauvages d’où s’échappait quelque torrentueuse rivière ; quelquefois, une large coupée avec un village fumant encore, puis, d’épaisses forêts de pins qui projetaient d’éclatantes flammes. Mais si les Tartares avaient laissé partout des traces de leur passage, on ne les voyait pas encore, car ils s’étaient plus particulièrement massés aux approches d’Irkoutsk.

Pendant ce temps, les pèlerins continuaient à haute voix leurs prières, et le vieux marinier, repoussant les glaçons qui le serraient de trop près, maintenait imperturbablement le radeau au milieu du rapide courant de l’Angara.

XI. Entre deux rives

À huit heures du soir, ainsi que l’état du ciel l’avait fait pressentir, une obscurité profonde enveloppa toute la contrée. La lune, étant nouvelle, ne devait pas se lever sur l’horizon. Du milieu du fleuve, les rives restaient invisibles. Les falaises se confondaient à une faible hauteur avec ces nuages lourds qui se déplaçaient à peine. Par intervalles, quelques souffles venaient de l’est et semblaient expirer sur cette étroite vallée de l’Angara.

L’obscurité ne pouvait que favoriser dans une grande mesure les projets des fugitifs. En effet, bien que les avant-postes tartares dussent être échelonnés sur les deux rives, le radeau avait de sérieuses chances de passer inaperçu. Il n’était pas vraisemblable, non plus, que les assiégeants eussent barré le fleuve en amont d’Irkoutsk, puisqu’ils savaient que les Russes ne pouvaient attendre aucun secours par le sud de la province. Avant peu, d’ailleurs, la nature aurait elle-même établi ce barrage, en cimentant par le froid les glaçons accumulés entre les deux rives.

À bord du radeau régnait maintenant un absolu silence. Depuis qu’il descendait le cours du fleuve, la voix des pèlerins ne se faisait plus entendre. Ils priaient encore, mais leur prière n’était qu’un murmure qui ne pouvait arriver jusqu’à la rive. Les fugitifs, étendus sur la plate-forme, rompaient à peine par la saillie de leurs corps la ligne horizontale des eaux. Le vieux marinier, couché à l’avant près de ses hommes, s’occupait seulement d’écarter les glaçons, manœuvre qui se faisait sans bruit.

C’était aussi une circonstance favorable, cette dérive des glaçons, si elle ne devait pas opposer plus tard un insurmontable obstacle au passage du radeau. En effet, cet appareil, isolé sur les eaux libres du fleuve, aurait couru le risque d’être aperçu, même à travers l’ombre épaisse, tandis qu’il se confondait alors avec ces masses mouvantes de toutes grandeurs et de toutes formes, et le fracas, produit par le heurt des blocs qui s’entrechoquaient, couvrait aussi tout autre bruit suspect.

Un froid très aigu se propageait à travers l’atmosphère. Les fugitifs en souffrirent cruellement, n’ayant d’autre abri que quelques branches de bouleau. Ils se pressaient les uns contre les autres, afin de mieux supporter l’abaissement de température, qui, pendant cette nuit, devait atteindre dix degrés au-dessous de zéro. Le peu de vent qui arrivait, après avoir effleuré les montagnes de l’est, tapissées de neige, piquait vivement.

Michel Strogoff et Nadia, couchés à l’arrière, supportaient sans se plaindre ce surcroît de souffrance. Alcide Jolivet et Harry Blount, placés près d’eux, résistaient de leur mieux à ces premiers assauts de l’hiver sibérien. Ni les uns ni les autres ne causaient maintenant, même à voix basse. La situation, d’ailleurs, les absorbait tout entiers. À chaque instant, un incident pouvait se produire, un danger, une catastrophe même, dont ils ne se seraient pas tirés indemnes.

Pour un homme qui comptait atteindre bientôt son but, Michel Strogoff semblait être singulièrement calme. D’ailleurs, dans les plus graves conjonctures, son énergie ne l’avait jamais abandonné. Il entrevoyait déjà le moment où il lui serait enfin permis de penser à sa mère, à Nadia, à lui-même ! Il ne craignait plus qu’une dernière et mauvaise chance : c’était que le radeau ne fût absolument arrêté par un barrage de glaçons avant d’avoir atteint Irkoutsk. Il ne songeait qu’à cela, bien décidé d’ailleurs, s’il le fallait, à tenter quelque suprême coup d’audace.

Nadia, remise par ces quelques heures de repos, avait retrouvé cette énergie physique, que la misère avait pu briser quelquefois, sans avoir jamais ébranlé son énergie morale. Elle songeait aussi qu’au cas où Michel Strogoff ferait un nouvel effort pour atteindre son but, elle devrait être là pour le guider. Mais, en même temps qu’elle s’approchait d’Irkoutsk, l’image de son père se dessinait plus nettement à son esprit. Elle le voyait dans la ville investie, loin de ceux qu’il chérissait, mais – car elle n’en doutait pas – luttant contre les envahisseurs avec tout l’élan de son patriotisme. Avant quelques heures, si le Ciel les favorisait enfin, elle serait dans ses bras, lui rapportant les dernières paroles de sa mère, et rien ne les séparerait plus. Si l’exil de Wassili Fédor ne devait pas avoir de terme, sa fille resterait exilée avec lui. Puis, par une pente naturelle, elle revenait à celui auquel elle devrait d’avoir revu son père, à ce généreux compagnon, à ce « frère », qui, les Tartares repoussés, reprendrait le chemin de Moscou, qu’elle ne reverrait plus peut-être !…

Quant à Alcide Jolivet et à Harry Blount, ils n’avaient qu’une seule et même pensée : c’est que la situation était extrêmement dramatique, et que, bien mise en scène, elle fournirait une chronique des plus intéressantes. L’Anglais songeait donc aux lecteurs du Daily Telegraph, et le Français à ceux de sa cousine Madeleine. Au fond, ils n’étaient pas sans éprouver quelque émotion tous les deux.

« Eh ! tant mieux ! pensait Alcide Jolivet. Il faut être ému pour émouvoir ! Je crois même qu’il y a un vers célèbre à ce sujet, mais, du diable ! si je sais… »

Et avec ses yeux si exercés, il cherchait à percer l’ombre épaisse qui enveloppait le fleuve.

Cependant, de grands éclats de lumière rompaient parfois ces ténèbres et découpaient les divers massifs des rives sous un aspect fantastique. C’était quelque forêt en feu, quelque village brûlant encore, sinistre reproduction des tableaux du jour avec le contraste de la nuit en plus. L’Angara s’illuminait alors d’une berge à l’autre. Les glaçons formaient autant de miroirs qui, réverbérant la flamme sous tous les angles et sous toutes les couleurs, se déplaçaient suivant les caprices du courant. Le radeau, confondu au milieu de ces corps flottants, passait sans être aperçu.

Le danger n’était donc pas encore là.

Mais un péril d’une autre nature menaçait les fugitifs. Celui-là, ils ne pouvaient le prévoir, et, surtout, ils ne pouvaient pas y parer. Ce fut à Alcide Jolivet que le hasard le signala, et voici dans quelle circonstance.

Alcide Jolivet, couché du côté droit du radeau, avait laissé sa main pendre au fil de l’eau. Soudain, il fut surpris de l’impression que lui causa le contact du courant à sa surface. Il semblait être de consistance visqueuse, comme s’il eût été formé d’une huile minérale.

Alcide Jolivet, contrôlant alors le toucher par l’odorat, ne put s’y tromper. C’était bien une couche de naphte liquide, qui surnageait à la partie supérieure du courant de l’Angara et coulait avec lui !

Le radeau flottait-il donc réellement sur cette substance qui est si éminemment combustible ? D’où venait ce naphte ? Était-ce un phénomène naturel qui l’avait projeté à la surface de l’Angara, ou devait-il servir comme un engin destructeur, mis en œuvre par les Tartares ? Ceux-ci voulaient-ils porter l’incendie jusque dans Irkoutsk par des moyens que les droits de la guerre ne justifient jamais entre nations civilisées ?

Telles furent les deux questions que se posa Alcide Jolivet, mais de cet incident il crut devoir n’instruire qu’Harry Blount, et tous deux furent d’accord pour ne point alarmer leurs compagnons en leur révélant ce nouveau danger.

On sait que le sol de l’Asie centrale est comme une éponge imprégnée de carbures d’hydrogène liquides. Au port de Bakou, sur la frontière persane, à la presqu’île d’Abchéron, sur la Caspienne, dans l’Asie Mineure, en Chine, dans le Youg-Hyan, dans le Birman, les sources d’huiles minérales sourdent par milliers à la surface des terrains. C’est le « pays de l’huile », semblable à celui qui porte maintenant ce nom dans le Nord-Amérique.

Durant certaines fêtes religieuses, principalement au port de Bakou, les indigènes, adorateurs du feu, lancent à la surface de la mer le naphte liquide, qui surnage, grâce à sa densité inférieure à celle de l’eau. Puis, la nuit venue, lorsqu’une couche d’huile minérale s’est ainsi répandue sur la Caspienne, ils l’enflamment et se donnent l’incomparable spectacle d’un océan de feu qui ondule et déferle sous la brise.

Mais ce qui n’est qu’une réjouissance à Bakou eût été un désastre sur les eaux de l’Angara. Que le feu fût mis par malveillance ou imprudence, en un clin d’œil l’inflammation se fût propagée jusqu’au-delà d’Irkoutsk.

En tout cas, sur le radeau, aucune imprudence n’était à craindre ; mais tout était à redouter de ces incendies allumés sur les deux rives de l’Angara, car il suffisait d’un brandon ou d’une étincelle, tombant dans le fleuve, pour allumer ce courant de naphte.

Ce que furent les appréhensions d’Alcide Jolivet et d’Harry Blount, on le comprend mieux qu’on ne peut le peindre. N’aurait-il pas été préférable, en présence de ce nouveau péril, d’accoster l’une des rives, d’y débarquer, d’attendre ? Ils se le demandèrent.

– En tout cas, dit Alcide Jolivet, quel que soit le danger, je sais quelqu’un qui ne débarquerait pas !

Et il faisait allusion à Michel Strogoff.

Cependant, le radeau dérivait rapidement au milieu des glaçons, dont les rangs se pressaient de plus en plus.

Jusqu’alors, aucun détachement tartare n’avait été signalé sur les berges de l’Angara, ce qui indiquait que le radeau n’était pas encore arrivé à la hauteur de leurs avant-postes. Cependant, vers dix heures du soir, Harry Blount crut voir de nombreux corps noirs qui se mouvaient à la surface des glaçons. Ces ombres, sautant de l’un à l’autre, se rapprochaient rapidement.

« Des Tartares ! » pensa-t-il.

Et se glissant près du vieux marinier qui se tenait à l’avant, il lui montra ce mouvement suspect.

Le vieux marinier regarda attentivement.

– Ce ne sont que des loups, dit-il. J’aime mieux ça que des Tartares. Mais il faut se défendre, et sans bruit !

En effet, les fugitifs eurent à lutter contre ces féroces carnassiers, que la faim et le froid jetaient à travers la province. Les loups avaient senti le radeau, et bientôt ils l’attaquèrent. De là, nécessité pour les fugitifs d’engager la lutte, mais sans se servir d’armes à feu, car ils ne pouvaient être éloignés des postes tartares. Les femmes et les enfants se groupèrent au centre du radeau, et les hommes, les uns armés de perches, les autres de leur couteau, la plupart de bâtons, se mirent en mesure de repousser les assaillants. Ils ne faisaient pas entendre un cri, mais les hurlements des loups déchiraient l’air.

Michel Strogoff n’avait pas voulu rester inactif. Il s’était étendu sur le côté du radeau attaqué par la bande des carnassiers. Il avait tiré son couteau, et, chaque fois qu’un loup passait à sa portée, sa main savait le lui enfoncer dans la gorge. Harry Blount et Alcide Jolivet ne chômèrent pas non plus, et ils firent une rude besogne. Leurs compagnons les secondaient courageusement. Tout ce massacre s’accomplissait en silence, bien que plusieurs des fugitifs n’eussent pu éviter de graves morsures.

Cependant, la lutte ne semblait pas devoir se terminer de sitôt. La bande de loups se renouvelait sans cesse, et il fallait que la rive droite de l’Angara en fut infestée.

– Ça ne finira donc jamais ! disait Alcide Jolivet, en manœuvrant son poignard, rouge de sang.

Et, de fait, une demi-heure après le commencement de l’attaque, les loups couraient encore par centaines à travers les glaçons.

Les fugitifs, épuisés, faiblissaient visiblement alors. Le combat tournait à leur désavantage. En ce moment, un groupe de dix loups de haute taille, rendus féroces par la colère et la faim, les yeux brillant dans l’ombre comme des braises, envahirent la plate-forme du radeau. Alcide Jolivet et son compagnon se jetèrent au milieu de ces redoutables animaux, et Michel Strogoff rampait vers eux, lorsqu’un changement de front se produisit soudain.

En quelques secondes, les loups eurent abandonné non seulement le radeau, mais aussi les glaçons épars sur le fleuve. Tous ces corps noirs se dispersèrent, et il fut bientôt constant qu’ils avaient en toute hâte regagné la rive droite du fleuve.

C’est qu’il fallait à ces loups les ténèbres pour agir, et qu’alors une intense clarté éclairait tout le cours de l’Angara.

C’était la lueur d’un immense incendie. La bourgade de Poshkavsk brûlait tout entière. Cette fois, les Tartares étaient là, accomplissant leur œuvre. Depuis ce point, ils occupaient les deux rives jusqu’au-delà d’Irkoutsk. Les fugitifs arrivaient donc à la zone dangereuse de leur traversée, et ils se trouvaient encore à trente verstes de la capitale.

Il était onze heures et demie du soir. Le radeau continuait à glisser dans l’ombre au milieu des glaçons, avec lesquels il se confondait absolument ; mais de grandes plaques de lumière s’allongeaient parfois jusqu’à lui. Aussi, les fugitifs, étendus sur la plate-forme, ne se permettaient-ils pas un mouvement qui pût les trahir.

La conflagration de la bourgade s’opérait avec une violence extraordinaire. Ces maisons, construites en sapin, flambaient comme des résines. Elles étaient là cent cinquante qui brûlaient à la fois. Aux crépitements de l’incendie se mêlaient les hurlements des Tartares. Le vieux marinier, en prenant un point d’appui sur les glaçons voisins du radeau, était parvenu à le repousser vers la rive droite, et une distance de trois à quatre cents pieds le séparait alors des berges flamboyantes de Poshkavsk.

Néanmoins, les fugitifs, éclairés par instants, auraient été certainement aperçus, si les incendiaires n’eussent été trop occupés à la destruction de la bourgade. Mais on comprendra quelles devaient être alors les appréhensions d’Alcide Jolivet et d’Harry Blount, en songeant à ce liquide combustible sur lequel le radeau flottait.

En effet, des gerbes d’étincelles s’échappaient des maisons qui formaient autant de fournaises ardentes. Au milieu des volutes de fumée, ces étincelles montaient dans l’air à une hauteur de cinq ou six cents pieds. Sur la rive droite, exposée de face à cette conflagration, les arbres et les falaises apparaissaient comme enflammés. Or, il suffisait d’une étincelle, tombant à la surface de l’Angara, pour que l’incendie se propageât au fil des eaux et portât le désastre d’une rive à l’autre. C’était, à bref délai, la destruction du radeau et de tous ceux qu’il entraînait.

Mais, heureusement, les faibles brises de la nuit ne soufflaient pas de ce côté. Elles continuaient à venir de l’est et rabattaient les flammes vers la gauche. Il était donc possible que les fugitifs échappassent à ce nouveau danger.

Et, en effet, la bourgade en flammes fut enfin dépassée. Peu à peu, l’éclat de l’incendie s’affaiblit, ses crépitements diminuèrent, et les dernières lueurs disparurent au-delà des hautes falaises, qui se dressaient à un coude brusque de l’Angara…

Il était environ minuit. L’ombre, redevenue épaisse, protégeait de nouveau le radeau. Les Tartares étaient toujours là, qui allaient et venaient sur les deux rives. On ne les voyait pas, mais on les entendait. Les feux des postes avancés brillaient extraordinairement.

Cependant, il devenait nécessaire de manœuvrer avec plus de précision au milieu des glaçons qui se resserraient.

Le vieux marinier se releva, et les moujiks reprirent leurs gaffes. Tous avaient fort à faire, et la conduite du radeau devenait de plus en plus difficile, car le lit du fleuve s’obstruait visiblement.

Michel Strogoff s’était glissé jusqu’à l’avant.

Alcide Jolivet l’avait suivi.

Tous deux écoutaient ce que disaient le vieux marinier et ses hommes.

– Veille sur la droite !

– Voilà les glaçons qui se prennent à gauche !

– Défends ! défends avec ta gaffe !

– Avant une heure, nous serons arrêtés !…

– Si Dieu le veut ! répondit le vieux marinier. Contre sa volonté, il n’y a rien à faire.

– Vous les entendez, dit Alcide Jolivet.

– Oui, répondit Michel Strogoff, mais Dieu est avec nous !

Cependant, la situation s’aggravait de plus en plus. Si la dérive du radeau venait à être suspendue, non seulement les fugitifs n’arriveraient pas à Irkoutsk, mais ils seraient obligés d’abandonner leur appareil flottant, qui, écrasé par les glaçons, ne tarderait pas à manquer sous eux. Les cordes d’osier se briseraient alors, les troncs de sapins, séparés violemment, s’engageraient sous la croûte durcie, et les malheureux n’auraient plus d’autre refuge que les glaçons eux-mêmes. Or, le jour venu, ils seraient aperçus des Tartares et massacrés sans pitié !

Michel Strogoff revint à l’arrière, là où Nadia l’attendait. Il s’approcha de la jeune fille, il lui prit la main et lui posa cette invariable question : « Nadia, es-tu prête ? » à laquelle elle répondit comme toujours :

– Je suis prête !

Pendant quelques verstes encore, le radeau continua de dériver au milieu des glaces flottantes. Si l’Angara se resserrait, il se formerait un barrage, et, conséquemment, il y aurait impossibilité de suivre le courant. Déjà la dérive se faisait beaucoup plus lentement. À chaque instant, c’étaient des chocs ou des détours. Ici, un abordage à éviter, là, une passe à prendre. Enfin, retards très inquiétants.

En effet, il n’y avait plus que quelques heures de nuit. Si les fugitifs n’atteignaient pas Irkoutsk avant cinq heures du matin, ils devaient perdre tout espoir d’y entrer jamais.

Or, à une heure et demie, malgré tous les efforts qui furent tentés, le radeau vint buter contre un épais barrage et s’arrêta définitivement. Les glaçons, qui dérivaient en amont, se jetèrent sur lui, le pressèrent contre l’obstacle et l’immobilisèrent, comme s’il eût été échoué sur un récif.

En cet endroit, l’Angara se resserrait, et son lit était réduit à la moitié de sa largeur normale. De là, accumulation des glaces, qui s’étaient peu à peu soudées les unes aux autres sous la double influence de la pression, qui était considérable, et du froid, dont l’intensité redoublait. Cinq cents pas en aval, le lit du fleuve s’élargissait de nouveau, et les glaçons, se détachant peu à peu du bord inférieur de ce champ, continuaient à dériver vers Irkoutsk. Donc il est probable que, sans ce resserrement des rives, le barrage ne se fut pas formé, et que le radeau aurait pu continuer à descendre le courant. Mais le malheur était irréparable, et les fugitifs devaient renoncer à tout espoir d’atteindre leur but.

S’ils avaient eu à leur disposition les outils qu’emploient ordinairement les baleiniers pour s’ouvrir des canaux à travers les icefields, s’ils avaient pu couper ce champ jusqu’à l’endroit où s’élargissait la rivière, peut-être le temps ne leur eût-il pas manqué ? Mais pas une scie, pas un pic, rien qui permît d’entamer cette croûte, que l’extrême froid rendait dure comme du granit.

Quel parti prendre ?

En ce moment, des coups de fusil éclatèrent sur la rive droite de l’Angara. Une pluie de balles fut dirigée sur le radeau. Les malheureux avaient-ils donc été aperçus ? Évidemment, car d’autres détonations retentirent sur la rive gauche. Les fugitifs, pris entre deux feux, devinrent le point de mire des tireurs tartares. Quelques-uns furent blessés par ces balles, bien que, au milieu de cette obscurité, elles n’arrivassent qu’au hasard.

– Viens, Nadia, murmura Michel Strogoff à l’oreille de la jeune fille.

Sans faire une seule observation, « prête à tout », Nadia prit la main de Michel Strogoff.

– Il s’agit de traverser le barrage, lui dit-il tout bas. Guide-moi, mais que personne ne nous voie quitter le radeau !

Nadia obéit. Michel Strogoff et elle se glissèrent rapidement à la surface du champ, au milieu de cette profonde obscurité que déchiraient çà et là les coups de feu.

Nadia rampait en avant de Michel Strogoff. Les balles tombaient autour d’eux comme une grêle violente et crépitaient sur les glaces. La surface du champ, raboteuse et sillonnée d’arêtes vives, leur mit les mains en sang, mais ils avançaient toujours.

Dix minutes plus tard, le bord inférieur du barrage était atteint. Là, les eaux de l’Angara redevenaient libres. Quelques glaçons, détachés peu à peu du champ, reprenaient le courant et descendaient vers la ville.

Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 ağustos 2016
Hacim:
410 s. 1 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain
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