Kitabı oku: «Amitié amoureuse», sayfa 8
LXXVIII
Philippe à Denise
12 décembre.
J'accepte avec joie le tête-à-tête à quatre, mais je vous prie de me laisser vous offrir ce dîner au cabaret. Ne dites pas non; je m'en fais une telle fête! Après, nous pourrions aller au théâtre ou entendre la messe de minuit, à votre gré, mesdames, car nous serons le 24, sans que vous ayez l'air de vous en douter. Nous réveillonnerons ensuite.
Je vais rêver au menu; que puis-je inventer, afin qu'il soit plus exquis que les vôtres, madame Denise?
By God, j'en suis ému.
Germaine, aidez-moi, conseillez-moi; inspirez-moi une combinaison de mets rares, étonnants. Lucullus dînant chez Lucullus, voilà ce qu'il me faut réaliser.
Adieu, madame Tanagrette; je n'ai plus rien à vous dire, tout absorbé déjà par la confection de mon menu, et par le bonheur de penser que je vous aurai à moi seul toute cette nuit de Noël, vous deux que j'aime. Paul ne compte pas!
LXXIX
Denise à Philippe
Samedi, 14 décembre.
Paul dédaigne vos insultes et vous traite de polisson tout en acceptant cette petite débauche; moi, je m'en fais une fête. Le croiriez-vous? cela ne m'est jamais arrivé de dîner au cabaret. Je n'avouerai pas ça aux bonnes petites amies… ce qu'elles me blagueraient!
Adieu, cher ami. A mardi en huit. J'arriverai avec les Dalvilliers chez Paillart – il est votre pourvoyeur ordinaire, nous dit Paul.
LXXX
Philippe à Denise
Dimanche, 15 décembre.
Voulez-vous être exquise? Laissez-moi venir vous prendre. Je serai mardi vers six heures chez vous. J'aurai une bonne heure et demie à vous avoir, à moi seul, dans un grand recueillement, et c'est le moins qu'il me faille après une si longue absence. Notre amitié a besoin de cette entrevue. J'aurais aimé que vous l'eussiez senti, dear.
Your as ever.
LXXXI
Denise à Philippe
Lundi, 16 décembre.
Je n'aurais pas mieux demandé, mon ami, de vous recevoir avant notre partie carrée, mais Germaine, Paul, avaient tout combiné autrement et, à moins d'avoir l'air de désirer particulièrement ce tête-à-tête (ce qui eût pu les étonner un peu), je ne me suis pas sentie assez habile pour reprendre ma liberté et changer l'ordre et la marche de cette honneste nopce.
Du reste, cela n'a pas grande importance et vous ne m'en voulez pas?
Adieu; nous sommes en pleine confection de malles, inventaire de la maison avec le jardinier et sa femme. Cette brave mère Callac m'a bien interrompue six fois tandis que je vous écris. Quand on a une maison à organiser, ranger, fermer, on n'a plus le droit d'avoir une pensée en dehors, on est pris par la matérialité bête de l'existence. C'est alors que mon sang mi-bohémien se révolte! Maman aime ça, elle. Rien ne doit manquer à l'appel. Tout à l'heure, à la lingerie, devant ces armoires combles et ces piles de draps numérotés par paire, qu'il fallait visiter, reclasser avec les femmes de chambre, j'ai eu envie de pleurer.
Oh! roulotte de mes aïeux, où es-tu? Avec quelle foi je te regrette!..
Il faut me pardonner et ne pas oublier, monsieur le civilisé, que notre trisaïeule maternelle fut une tzigane si belle qu'un grand seigneur l'épousa. Ils firent ensemble quelques petits demi-bohémiens, seize je crois. Dans ce temps-là, on ne vivait chichement de nulle sorte. Il se trouve par hasard en moi mille fois plus de globules du sang de la tzigane que de celui du grand seigneur – bien que certains préjugés sociaux ne m'inquiétent pas plus que lui, de cela mes tendances un brin socialistes sont la preuve, – et je tiens de la grand'mère Rurika, étrange petit nom dur comme un appel de guerre, mes cheveux bleus, mes lèvres trop saignantes, mes yeux trop noirs, mon teint de morte.
Adieu. Plus que huit jours à attendre: ce revoir me sera doux.
LXXXII
Philippe à Denise
Mardi, 17 décembre.
Vous avez quelque désir de ce revoir? on ne s'en douterait pas… Vous faites preuve d'une inhabileté insoupçonnée par moi jusqu'ici. N'avoir pas su vous dépêtrer de la combinaison de Paul!.. Je vous en veux.
Je ne m'étonne pas de vous savoir ce sang tzigane dans les veines; il est des jours où vous avez des yeux de fauve, le regard cruel, terrible. D'où vient ce petit nom de Rurika? Vous devriez rechercher cela.
Mais parlez-moi un peu des descendances de race et dites-moi de qui Hélène peut tenir sa belle toison d'or, ses yeux bleus, son teint transparent, pâle et rosé? Car miss Suzanne m'a dit que votre mari est brun, lui aussi.
Adieu. Je vous en veux, vous savez.
LXXXIII
Denise à Philippe
Nimerck, mercredi 18 décembre.
J'espère, ils ne sont pas sérieux ces deux terribles: «Je vous en veux». – Est-ce bien vrai? vous m'en voulez, méchant ami volontaire?
Voyez-vous le curieux: il veut savoir, et, prenant les mouches avec du vinaigre, contre toute règle établie, demande des détails à la pauvre propriétaire des yeux de fauve. Vous êtes poli, vous, à la bonne heure!
Tout ce que nous savons de l'aïeule Rurika, c'est qu'elle fut rencontrée par Michel de Grodnoy son mari, en Lithuanie, dans le gouvernement de Volhynie où il possédait une terre. Il y allait fort rarement, étant très Russe et, par conséquent, détestant les Polonais.
A l'orée d'un de ses bois s'étaient établis des Tziganes. Un matin, Michel, sous la haute futaie, croise la belle Rurika. Elle s'en revenait de la source et portait sur sa tête une cruche pleine d'eau. Rurika enveloppe d'un regard étreignant le boyard qu'elle savait être le seigneur de la terre, et lui dit:
– Salut à toi. Ma cruche est pleine. J'en suis heureuse.
Puis, fière, elle passe.
Chez nous, en Russie, c'est signe de bonheur de rencontrer une jeune fille lorsqu'elle revient de la fontaine avec sa cruche pleine, et signe de malheur de la rencontrer y allant et le vase vide.
Grand-père, frappé du fameux coup de foudre, suivit longtemps des yeux la belle créature mi-nue sous ses haillons, belle ainsi qu'une statue, marchant «orgueilleuse et les yeux baissés».
Bref, il aima; je crois bien qu'il tenta de ne pas épouser; mais les bohémiens sont fiers. Un matin, on ne les vit plus à la lisière du bois. Ils avaient fui, enlevant la déesse.
Michel fit seller un cheval, les rejoignit et épousa.
Probablement ce mariage lui suscita des ennuis dans la haute sphère où sa vie gravitait: au bout d'un temps il quitta la Russie et vint s'établir en France.
Le père de Rurika s'appelait Rurik: ce tzigane prétendait que tous les Rurik descendent du fondateur de la dynastie russe. Si nous en croyons sa légende, il avait donc rudement dégringolé de l'échelle sociale, lui. Grand-père Michel de Grodnoy était très blond, grand'mère Rurika, très brune.
Hélène-Micheline-Rurika – ce sont les trois noms de tite-Lène – tient donc uniquement de l'aïeul très pur Slave. Il y a de ces ressauts dans les races: l'hérédité, c'est la mémoire de l'espèce.
Ma mère, Valentine-Micheline-Rurika, était blonde avant que d'être blanche. Gérald-Michel-Rurik est châtain clair; mon père était brun, et moi Denise-Micheline-Rurika, je suis tout à fait noire. Et voilà. Je n'en sais pas plus sur les Michel et les Rurik de Grodnoy, sinon qu'un de leurs petits-fils fut guillotiné sous la Terreur, tout comme un prince, deux jours après la chute de Robespierre. Cette mort d'un Michel Rurik de Grodnoy ne fit pas grand bruit dans la tourmente. De gentilhomme qu'était son père, il était devenu, lui, pelletier. Peut-être fut-il accusé d'avoir vendu des fourrures qui tinrent chaud aux belles épaules de l'Autrichienne; je ne sais. Toujours est-il que ses fils lâchèrent la pelleterie, les voyages à Nijni-Novogorod au temps de la foire de Makariev, et prirent ce qui s'appelle des professions libérales, ainsi dénommées probablement, parce qu'elles libèrent rapidement ceux qui les choisissent de la bonne grosse fortune acquise par leurs pères dans le négoce.
Un des fils de celui-là se fit soldat et mourut en Russie, au passage de la Bérésina. C'est le seul fait à peu près russe qui soit de nouveau arrivé dans la famille, car je me refuse à croire que les manifestations Cronstadt-Toulon soient un rapprochement tenté par nos parents russes; il faut être modeste… je le suis!
Voulez-vous ce brin de lavande? on vient de m'en apporter des bottelées. Cela se met dans les chambres et dans les armoires pour les parfumer. La modeste et délicieuse fleur, n'est-ce pas, au ton bleu si fin, au parfum si suave et si frais?
Adio.
LXXXIV
Denise à Philippe
Paris, 25 décembre.
Vous êtes cruel et vous savez faire souffrir en raffiné, versant l'ironie et regardant grandir la douleur jusqu'au point où il vous plaît; puis, d'un mot consolant, remontant le cœur endolori, exigeant son calme et sa joie comme vous avez exigé, dans une volonté mesquine, empreinte d'égoïsme et bien peu mâle en somme, ses battements douloureux, son angoisse affolée.
Tout cela, n'est-ce pas, parce que je n'ai pas su mentir à nos amis, berner leur confiance et vous recevoir comme vous l'exigiez?
Je vous pardonne; mais vous m'avez fait de la peine, beaucoup de peine, et grâce à vous j'ai passé un triste dîner de Noël. Ah, quel nerveux vous êtes! tortionnaire et bon, futile et sérieux, orgueilleux et simple, vaniteux et modeste, être de caprice et de fidélité.
Vous vous étonnerez de cette lettre, bien sûr, croyant avoir grandement racheté vos coups d'épingles par l'amicale tendresse déployée dans la soirée et pendant le souper. L'influence expansive de votre esprit m'a reconquise, certes; mais je vous aimerais moins brillant et plus soucieux des joies de ceux qui vous sont chers.
Je ne sais nul être qui vous égale dans le monde, je n'en sais point. Et cependant je connais quelques hommes bien éminents. Quelle force votre esprit pourrait répandre si vous n'étiez pas nonchalant comme une fille, nerveux et capricieux comme une femme!
Paul m'a dit l'autre soir: «c'est un esprit supérieur.» Mais vous m'aviez trop fait souffrir, je n'ai pu que lui répondre: peut-être… et je pensais: l'esprit n'est pas tout; le cœur est quelque chose et son cœur est méchant.
LXXXV
Philippe à Denise
26 décembre.
Eh bien non, je ne suis pas méchant, mais j'avais eu de la peine aussi, moi. Et quand je vous ai vue arriver si riante, si jolie, jolie à m'en rendre fou, j'ai souffert de n'avoir pas eu ma minute de solitude avec vous, pour vous reprendre, depuis si longtemps que je ne vous ai vue, vous regarder, vous admirer lentement recueilli, fervent de vous comme d'une Madone.
J'ai souffert du baiser banal mis sur le gant; j'ai souffert de n'avoir pas eu, en vous retrouvant, votre vrai Vous, celui que j'aime. Vous en apportiez un autre à ce cabaret, un curieux et ému de l'escapade, un futile, coquet, capiteux. Si je vous ai fait souffrir, c'est ce Vous-là que je visais et, je le reconnais, j'ai été heureux de le voir s'enfuir dans cette souffrance.
Ma chère Tanagrette, soyez-moi indulgente, ne blaguez pas ces heurts de mon caractère; après tout, ils sont ma toute petite personnalité. Les inquiets dont je suis ne peuvent rien accepter de ce qui fait les joies des autres. Ils cherchent des émotions nouvelles, et cela très simplement parce que c'est dans leur nature. Aussi bien en humanité qu'en politique, en musique, en littérature, en philosophie, ils n'aiment que ce qui n'est pas, ce qui ne peut pas être. Mais parce que nous sommes des inachevés avec de violentes aspirations, des vues hautes, de douloureux rêveurs n'ayant ni la force ni le pouvoir d'agir pour tenter de rendre nos rêves réalisables, il ne faut pas nous mépriser. Au contraire, les arbres inféconds, les fruits secs que nous sommes sont le bon fumier qui féconde la terre où les autres sèment. Le peu de chemin que nous parcourons dans le sous-bois et l'embroussaillement des forêts vierges, active et prépare l'entrée des chercheurs, «cerveaux servis par des mains» ceux-là, et les génies parfaits nous sont peut-être redevables des grandes personnalités qu'ils sont, et des grandes œuvres qu'ils produisent.
Je me méprise de vous avoir fait une peine si légère soit-elle, et je vous demande pardon à genoux, comme un enfant repentant, bien triste du chagrin qu'il a causé.
LXXXVI
Denise à Philippe
27 décembre.
Soyez pardonné. Je dirais volontiers de vous ce que Michelet disait de saint Jean à propos de ses évangiles: «Le caractère de ces discours est inimitable.» Mais vraiment, parce que vous avez une intelligence saisissante et non créatrice, devrais-je tant souffrir dans notre amitié?..
Je ne vais plus oser vous refuser la moindre entrevue, de peur d'écoper – comme disent les gamins – n'en abusez pas, méchant ami.
LXXXVII
Philippe à Denise
28 décembre.
Quelle douceur d'avoir pour ami un cœur comme le vôtre! Vous acceptez sans révolte l'apothéose de l'égoïsme. Mon pyrrhonisme me fait honte; c'est vous qui êtes l'âme blanche et non moi.
Voulez-vous me rendre heureux au delà de ce que je puis dire? Laissez-moi venir chaque jour vers cinq heures vous voir, vous entendre, vivre une heure ou deux votre vie. Nous lirons, nous ferons de la musique, nous aurons Hélène, cette harmonie vivante, entre nous. Voulez-vous, dites?
LXXXVIII
Denise à Philippe
29 décembre.
Oui, je veux. Si ce n'est pas très raisonnable ce sera si charmant!
Nous allons vivre dans un cœur à cœur bien enviable… gare aux potins!
Bah! nous tâcherons, au moins pour un temps, de berner le bon public. Mais ne craignez-vous pas de vous lasser de moi, d'Hélène, du home, au bout de peu de jours?
J'ai un tantinet peur de ne pas fournir un aliment d'esprit assez substantiel au grand appétit du vôtre. Savez-vous que j'ai cherché, dans le dictionnaire, ce que voulait dire «pyrrhonisme?» Voyez là une preuve de la pauvreté de mon entendement; même les mots m'échappent! Enfin, promettez d'être indulgent et ne vêtez pas pour nos entrevues quotidiennes ce somptueux pyrrhonisme. Soyez le bon chien qu'en vain je cherche en vous depuis que vous m'y avez signalé sa présence, et gardez votre habitude de douter de tout pour nos rencontres dans le monde, où elle vous donne un petit air de froid dédain, très chic.
Adieu. A ce soir cinq heures, alors?
LIVRE III
Les femmes s'attachent par les faveurs. Comme les dix-neuf vingtièmes de leurs rêveries habituelles sont relatives à l'amour, après l'intimité, ces rêveries se groupent autour d'un seul objet…
…
Rien d'intéressant comme la passion; c'est que tout y est imprévu et que l'agent y est victime…
…
Rien ne tue l'amour-goût comme les bouffées d'amour-passion dans le partner…
…
L'amour est la seule passion qui se paye d'une monnaie qu'elle fabrique elle-même.
Une âme faite pour l'amour ne peut goûter avec transport aucun autre bonheur. Elle trouve, dès la seconde fois, dans les prétendus plaisirs du monde un vide insupportable; elle croit souvent aimer les beaux-arts et les aspects sublimes de la nature, mais ils ne font que lui promettre et lui exagérer l'amour, s'il est possible, et elle s'aperçoit bientôt qu'ils lui parlent d'un bonheur dont elle a résolu de se priver.
STENDHAL.
LXXXIX
Philippe à Denise
26 mars 18…
Des circonstances insignifiantes et bêtes sont cause que je n'ai pu aller chez vous ainsi que je vous l'avais promis et le désirais. Vous me pardonnerez, j'espère. Je vous supplie de ne pas me répondre, comme à Chevrignies qui s'excusait de n'avoir pas assisté à l'une de vos soirées:
«Je ne me suis même pas aperçue de votre absence.»
Je suis ce soir complètement libre, et si cela ne vous effraie pas de recevoir un malheureux en proie au spleen, envoyez-moi un petit bleu chez moi et un au cercle, car je ne sais encore où me conduira mon ennui.
XC
Denise à Philippe
26 mars.
Ne venez pas ce soir, cela vaut mieux; j'ai pitié de votre spleen, il ne m'effraie pas, mais il serait bien capable de m'attendrir trop.
Le bain-marie dans lequel nous devons tenir nos cœurs n'a pas besoin de ces petites séances de bonne camaraderie où vous m'expliquez avec éloquence, surtout avec persuasion, que vous voulez un peu plus que notre tranquille amitié.
Je ne sais pas ce que j'éprouve au juste, mais depuis ces trois mois de fréquentation quotidienne je sens un lent travail se faire en moi; il m'entraîne à vous écouter, à vous obéir. Il est des minutes où je me sens si bien votre chose, l'objet que vous vous êtes choisi, qui vous appartient! j'en ai des révoltes vis-à-vis de moi-même.
Pardonnez ce que je vais dire: parfois il me semble, vous me conquérez froidement, en dépit de vous-même, comme pour une revanche, vous que j'ai autrefois bien involontairement fait souffrir. Ne vous écriez pas que c'est faux, que c'est un calcul monstrueux indigne de vous. Cela, je le sais, j'en suis sûre; mais les événements qui ont mené nos deux vies m'induisent à le penser, moins encore à le penser qu'à le ressentir.
C'était pour moi commettre une grande imprudence, je le comprends maintenant, de vous voir tous les jours, de vivre dans cette intimité amicale. Vous me faisiez les honneurs de votre esprit fin, délicat, avec une grâce raffinée, une affectation de bonhomie parfaite. Attentif à mes moindres désirs, correct, franc, subtil, vous m'avez tenue sous le charme et faite votre esclave; pour me rendre heureuse, direz-vous? La douceur de demeurer dans cet enveloppement ne m'empêche pas d'en sentir l'esclavage.
Vous avez été grincheux, avant-hier, à cette soirée chez les Dalvillers, voire méchant lorsque vous me parliez comme si vous vous vengiez sur moi des femmes en général, d'une, peut-être, en particulier. J'en ai souffert très finement, très douloureusement: une souffrance de même nature que la joie causée autrefois par votre si courte dépêche, vous souvenez-vous?
J'ai l'âme délicate et nerveuse, c'est pourquoi je résistais à vous donner cette amitié tendre que vous imploriez. Le tendre ne va pas chez moi sans un peu de larmes, et j'ai déjà tant pleuré…
Alors, sans me fâcher, je me reprends, ayant la sensation que peut-être vous en serez heureux, allégé d'une affection trop pesante.
Nous ne serons plus, n'est-ce pas, des amis vivant dans un cœur à cœur plein de confiance, mais les amis des mois d'automne dernier, un peu banals et indifférents.
XCI
Philippe à Denise
27 mars.
Eh bien, puisque nous en sommes-là, laissez-moi passer chez vous vers deux heures tantôt. Vous ne m'avez pas bien compris, et deux mots, je pense, me justifieront des reproches que vous m'adressez.
J'ai voulu suicider le vieil homme par la passion qui m'entraîna autrefois vers vous. Vous vous êtes dérobée. Depuis, j'ai volontairement divorcé avec toute espérance de joie supérieure dans l'amour. La faculté de croire en d'autres femmes, de les aimer, est morte en moi. Un certain ou, mieux, un incertain désir, seul, a survécu fantasque, irréalisable, cuisant; encore tend-il à disparaître, et c'est quand je plonge un regard dans le néant vers lequel vous m'avez repoussé et où flotte mon âme, que je sème de mesquineries acerbes mes railleries.
Vous connaissez, maintenant, cette portion infirme de mon individu où s'est agité et accompli le poème étrangement douloureux de mon amour déçu; ne m'en veuillez donc jamais de mes ironies.
Mettez-vous bien dans la tête que sans vous aimer, je vous aime, vous, sérieusement, là. Le reste, je vous expliquerai.
XCII
Denise à Philippe
28 mars.
Je m'y attendais bien; vous m'avez persuadée et j'ai cru tout ce que vous vouliez, et vous avez été exquis, fraternel, affectueux, tendre. Mais, mais, tout cela est-il bien raisonnable?
J'ai senti pour la première fois entre nous quelque chose d'indéfinissable, de vraiment doux, encore jamais éprouvé ni entrevu dans notre bizarre amitié. Mais «parce que j'aime à entendre des choses nouvelles, il me faut supporter ensuite le trouble du cœur». Ce trouble m'a causé une joie délicieuse. N'allez pas croire?.. Non! non! Vous savez trop quelle sauvage je suis, peureuse de l'effleurement comme d'un mal, tout à fait dédaigneuse de la caresse.
Votre spirituellement (dans le sens ecclésiastique).
XCIII
Philippe à Denise
30 mars.
Comme je vous aime! Cette lettre m'a fait un bien dont vous ne pouvez avoir idée. Je l'ai trouvée en revenant de chez madame d'Aulnet; votre belle-sœur m'avait appris que le 26, c'est-à-dire il y a trois jours, le jour de votre mauvaise lettre, vous lui aviez annoncé votre départ pour Nimerck, aux premiers jours d'avril. J'ai reçu une vraie douche à cette nouvelle. Pourquoi ne m'en avoir pas parlé? J'ai fait amende honorable depuis; alors vous ne partez pas si rapidement, madame?
Je me sens si abandonné lorsque vous n'êtes plus là; vous ne soupçonnez pas le bien que me fait votre présence. C'est comme un air sain et vivifiant, flottant autour de moi; il empêche jusqu'aux tourments indigènes de germer en mon esprit.
Depuis nos délicieux five o'clock je n'ai plus joué; vous m'avez donné ce que Spurzheim, «fondateur d'une nouvelle langue psychologique, a, par un néologisme ingénieux qualifié d'approbativité.» – Votre approbation me fait vivre.
La merveilleuse droiture de votre esprit me force au redressement du mien. Comme la belle Sanderson, j'aime qu'on m'aime. Je suis de ceux qui eussent fait quelque chose, si j'avais pu me persuader qu'on attendait l'éclosion de ce quelque chose. Le doute de moi, le dédain et la certitude de l'inefficacité de mes efforts, le néant où ils aboutissaient, tout cela eût été combattu et vaincu par l'approbativité. Vous seule pouviez me la dispenser; je vous ai rencontrée trop tard; mais restez près de moi au moins; ne me laissez pas retomber au jeu, à cette vie oisive d'où vous m'avez à moitié tiré.
Restez, mon amie, pour surveiller et maintenir l'éveil de mes énergies.