Kitabı oku: «Anna Karénine (Texte intégral)», sayfa 10

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XXVIII

Anna Arcadievna envoya le lendemain du bal une dépêche à son mari pour lui annoncer qu’elle quittait Moscou le jour même.

«Non, il faut, il faut que je parte, – dit-elle à sa belle-sœur pour lui expliquer ses changements de projets, comme si elle se rappelait à temps les nombreuses affaires qui l’attendaient; – il vaut mieux que ce soit aujourd’hui.» Stépane Arcadiévitch dînait en ville, mais il promit de rentrer pour reconduire sa sœur à sept heures. Kitty ne vint pas, et s’excusa par un petit mot, se disant souffrante de la migraine.

Dolly et Anna dînèrent seules avec les enfants et l’Anglaise. Les enfants, soit inconstance, soit instinct, ne jouèrent pas avec leur tante comme à son arrivée; leur tendresse avait disparu, et ils semblèrent se préoccuper fort peu de la voir partir. Anna avait passé la matinée à organiser son départ; elle écrivit quelques billets d’adieu, termina ses comptes et fit ses malles. Il sembla à Dolly qu’elle n’avait pas l’âme tranquille, et que cette agitation, qu’elle connaissait par expérience, avait sa raison d’être dans un certain mécontentement général d’elle-même. Après le dîner, Anna monta s’habiller dans sa chambre, et Dolly la suivit.

«Tu es étrange aujourd’hui, lui dit Dolly.

– Moi! Tu trouves? Non, je ne suis pas étrange, je suis mauvaise. Cela m’arrive, j’ai envie de pleurer. C’est très bête, mais cela passera, – dit-elle vivement, en cachant son visage rougissant contre un petit sac où elle mettait sa coiffure de nuit et ses mouchoirs de poche. Ses yeux brillaient de larmes qu’elle contenait avec peine. – J’avais si peu envie de quitter Pétersbourg, et maintenant il me coûte de m’en aller d’ici.

– Tu es venue faire une bonne action,» dit Dolly en l’observant avec attention.

Anna la regarda les yeux mouillés de larmes.

«Ne dis pas cela, Dolly. Je n’ai rien fait et ne pouvais rien faire. Je me demande souvent pourquoi on semble ainsi s’entendre pour me gâter. Qu’ai-je fait, et que pouvais-je faire? Tu as trouvé assez d’amour dans ton cœur pour pardonner…

– Dieu sait ce qui serait arrivé sans toi! Combien tu es heureuse, Anna! Dit Dolly: tout est clair et pur dans ton âme.

– Chacun a ses skeletons dans son âme, comme disent les Anglais.

– Quels skeletons peux-tu avoir? En toi tout est clair!

– J’ai les miens! – s’écria tout à coup Anna, et un sourire inattendu, rusé, moqueur, plissa ses lèvres malgré ses larmes.

– Dans ce cas, ce sont des skeletons amusants, et non pas tristes, répondit Dolly en souriant.

– Oh non! Ils sont tristes! Sais-tu pourquoi je pars aujourd’hui au lieu de demain? C’est un aveu qui me pèse, mais que je veux te faire,» dit Anna en s’asseyant d’un air décidé dans un fauteuil, et en regardant Dolly bien en face.

À son grand étonnement, Dolly vit qu’Anna avait rougi jusqu’au blanc des yeux, jusqu’aux petits frisons noirs de sa nuque.

«Oui, continua Anna, sais-tu pourquoi Kitty n’est pas venue dîner? Elle est jalouse de moi… j’ai été cause que ce bal, au lieu d’être une joie pour elle, a été un martyre. Mais vraiment, vraiment, je ne suis pas coupable, ou, si je le suis, c’est bien peu, dit-elle en appuyant sur le dernier mot.

– Oh! Comme tu as ressemblé à Stiva en disant cela,» dit Dolly en riant.

Anna s’offensa.

«Oh non, non! Je ne suis pas Stiva, dit-elle en s’assombrissant. Je te raconte cela parce que je ne me permets pas un instant de douter de moi-même.»

Mais, au moment où elle prononçait ces mots, elle sentit combien peu ils étaient justes; non seulement elle doutait d’elle-même, mais le souvenir de Wronsky lui causait tant d’émotion, qu’elle partait plus tôt qu’elle n’en avait eu l’intention, uniquement pour ne plus le rencontrer.

«Oui, Stiva m’a dit que tu avais dansé le cotillon avec lui, et qu’il…

– Tu ne saurais croire combien tout cela a singulièrement tourné. Je pensais contribuer au mariage, et, au lieu d’y aider… peut-être contre mon gré ai-je…» Elle rougit et se tut.

«Oh! Ces choses-là se sentent tout de suite, dit Dolly.

– Je serais au désespoir si, de son côté, il y avait quelque chose de sérieux, interrompit Anna; mais je suis convaincue que tout sera vite oublié et que Kitty cessera de m’en vouloir.

– Au fond, et pour parler franc, je ne regretterais guère qu’elle manquât ce mariage; il vaut bien mieux en rester là, si Wronsky est homme à s’être épris de toi en un jour.

– Eh bon Dieu, ce serait si fou! – dit Anna, et son visage se couvrit d’une vive rougeur de contentement en entendant exprimer par une autre la pensée qui l’occupait. – Et voilà comment je pars en me faisant une ennemie de Kitty que j’aimais tant! Elle est si charmante! Mais tu arrangeras cela, Dolly, n’est-ce pas?»

Dolly retint avec peine un sourire. Elle aimait Anna, mais n’était pas fâchée de lui trouver aussi des faiblesses.

«Une ennemie? C’est impossible.

– J’aurais tant désiré être aimée de vous comme je vous aime, et maintenant je vous aime bien plus encore que par le passé, dit Anna les larmes aux yeux. Mon Dieu, que je suis donc bête aujourd’hui!»

Elle passa son mouchoir sur ses yeux, et commença sa toilette.

Au moment de partir arriva enfin Stépane Arcadiévitch, avec une figure rouge et animée, sentant le vin et les cigares.

L’attendrissement d’Anna avait gagné Dolly, et, en embrassant sa belle-sœur pour la dernière fois, elle murmura: «Songe, Anna, que je n’oublierai jamais ce que tu as fait pour moi, et songe aussi que je t’aime et t’aimerai toujours comme ma meilleure amie!

– Je ne comprends pas pourquoi, – répondit Anna en l’embrassant tout en retenant ses larmes.

– Tu m’as comprise et me comprends encore. Adieu, ma chérie!»

XXIX

«Enfin tout est fini, Dieu merci!» fut la première pensée d’Anna après avoir dit adieu à son frère, qui avait encombré l’entrée du wagon de sa personne jusqu’au troisième coup de sonnette. Elle s’assit auprès d’Annouchka, sa femme de chambre, sur le petit divan, et examina le compartiment, faiblement éclairé. «Dieu merci, je reverrai demain Serge et Alexis Alexandrovitch; et ma bonne vie habituelle reprendra comme par le passé.»

Avec ce même besoin d’agitation dont elle avait été possédée toute la journée, Anna fit minutieusement son installation de voyage; de ses petites mains adroites elle sortit de son sac rouge un oreiller, qu’elle posa sur ses genoux, s’enveloppa bien les pieds, et s’installa. Une dame malade s’arrangeait déjà pour la nuit. Deux autres dames adressèrent la parole à Anna, et une grosse vieille, entourant ses jambes d’une couverture, fit des remarques critiques sur le chauffage. Anna répondit aux dames, mais, ne prévoyant aucun intérêt à leur conversation, demanda sa petite lanterne de voyage à Annouchka, l’accrocha au dossier de son fauteuil et sortit de son sac un roman anglais et un couteau à papier. Tout d’abord, il lui fut difficile de lire; on allait et venait autour d’elle; une fois le train en mouvement, elle écouta involontairement ce qui se passait au dehors; la neige qui battait les vitres, le conducteur qui passait couvert de flocons, la conversation de ses compagnes de voyage qui s’entretenaient de la tempête qu’il faisait, tout lui donnait des distractions. Ce fut plus monotone ensuite; toujours les mêmes secousses et le même bruit, la même neige à la fenêtre, les mêmes changements brusques de température du chaud au froid, puis encore au chaud, les mêmes visages entrevus dans la demi-obscurité, les mêmes voix; enfin elle parvint à lire et à comprendre ce qu’elle lisait. Annouchka sommeillait déjà, tenant le petit sac rouge sur ses genoux, de ses grosses mains couvertes de gants, dont l’un était déchiré. Anna lisait et comprenait ce qu’elle lisait, mais la lecture, c’est-à-dire le fait de s’intéresser à la vie d’autrui, lui devenait intolérable, elle avait trop besoin de vivre par elle-même. L’héroïne de son roman soignait des malades: elle aurait voulu marcher elle-même bien doucement dans une chambre de malade; un membre du Parlement tenait un discours: elle aurait voulu le prononcer à sa place; lady Mary montait à cheval et étonnait le monde par son audace: elle aurait voulu en faire autant. Mais il fallait rester tranquille, et de ses petites mains elle tourmentait son couteau à papier en cherchant à prendre patience.

Le héros de son roman touchait à l’apogée de son bonheur anglais, un titre de baron et une terre, et Anna aurait voulu partir pour cette terre, lorsqu’il lui sembla tout à coup qu’il y avait là pour le nouveau baron un sujet de honte, et pour elle aussi. «Mais de quoi avait-il à rougir? – Et moi, de quoi serais-je honteuse?» se demanda-t-elle en s’appuyant au dossier de son fauteuil, étonnée et mécontente, et serrant son couteau à papier dans ses mains. Qu’avait-elle fait? Elle passa en revue ses souvenirs de Moscou, ils étaient tous bons et agréables. Elle se rappela le bal, Wronsky, ses rapports avec lui, son visage humble et amoureux; y avait-il là rien dont elle dût être confuse? Et cependant le sentiment de honte augmentait à ce souvenir, et il lui semblait qu’une voix intérieure lui disait à propos de Wronsky: «Tu brûles, tu brûles, chaud, chaud, chaud. – Quoi, qu’est-ce que cela signifie? – se demanda-t-elle en changeant de place sur son fauteuil d’un air résolu, – aurais-je peur de regarder ces souvenirs en face? Qu’y a-t-il, au bout du compte? Existe-t-il, peut-il rien exister de commun entre ce petit officier et moi, si ce n’est les relations que l’on a avec tout le monde?» Elle sourit de dédain et reprit son livre, mais décidément elle n’y comprenait plus rien. Elle frotta son couteau à papier sur la vitre gelée pour en passer ensuite la surface froide et lisse sur sa joue brûlante, et se prit à rire presque à haute voix. Elle sentait ses nerfs se tendre de plus en plus, ses yeux s’ouvrir démesurément, ses doigts se crisper nerveusement, quelque chose l’étouffer, les images et les sons prendre une importance exagérée dans la demi-obscurité du wagon. Elle se demandait à chaque instant dans quel sens on marchait, si c’était en avant, à reculons, ou si l’on était arrêté. Était-ce bien Annouchka qui était là auprès d’elle, ou une étrangère? «Qu’est-ce qui est là, suspendu au crochet? Une pelisse ou un animal?» La peur de se laisser aller à cet état d’inconscience la prit; elle sentait qu’elle y pouvait encore résister par la force de la volonté. Pour tâcher de reprendre possession d’elle-même, Anna se leva, ôta son plaid, son col de fourrure et crut un moment s’être remise. Un homme maigre, vêtu, comme un paysan, d’une longue souquenille jaunâtre à laquelle il manquait un bouton, entra. Elle reconnut en lui l’homme qui chauffait le poêle, le vit regarder le thermomètre, et remarqua comme le vent et la neige s’introduisaient à sa suite dans le wagon; puis tout se confondit de nouveau. Le paysan à grande taille se mit à grignoter quelque chose au mur; la vieille dame étendit ses jambes et en remplit tout le wagon comme d’un nuage noir; puis elle crut entendre un bruit étrange, quelque chose qui se déchirait en grinçant; un feu rouge et aveuglant brilla pour disparaître derrière un mur.

Anna se sentit tomber dans un fossé.

Toutes ces sensations étaient plus amusantes qu’effrayantes. La voix de l’homme couvert de neige lui cria un nom à l’oreille. Elle se souleva, reprit ses sens, et comprit qu’on approchait d’une station et que cet homme était le conducteur. Aussitôt elle demanda son châle et son col de fourrure à Annouchka, les mit, et se dirigea vers la porte.

«Madame veut sortir? Demanda Annouchka.

– Oui, j’ai besoin de respirer, il fait si chaud ici!» Et elle ouvrit la porte.

Le chasse-neige et le vent lui barrèrent le passage; cela lui parut drôle, et elle lutta pour parvenir à ouvrir la porte. Le vent semblait l’attendre au dehors pour l’enlever gaiement en sifflant; mais elle s’accrocha d’une main à un poteau, retint ses vêtements de l’autre, et descendit sur le quai.

Une fois abritée par le wagon, elle trouva un peu de calme, et ce fut avec une véritable jouissance qu’elle respira à pleins poumons l’air froid de cette nuit de tempête. Debout près de la voiture, elle regarda autour d’elle le quai couvert de neige et la station toute brillante de lumières.

XXX

Le vent soufflait avec rage, s’engouffrant entre les roues, tourbillonnant autour des poteaux, couvrant de neige les wagons et les hommes. Quelques personnes couraient çà et là, ouvrant et refermant les grandes portes de la station, causant gaiement et faisant grincer sous leurs pieds les planches du quai. Une ombre frôla Anna en se courbant, et elle entendit le bruit d’un marteau sur le fer.

«Qu’on envoie la dépêche! Criait une voix irritée sortant des ténèbres de l’autre côté de la voie. Par ici, s’il vous plaît. N°28,» criait-on d’autre part. Deux messieurs, la cigarette allumée à la bouche, passèrent près d’Anna; elle se préparait à remonter en wagon après avoir respiré fortement, comme pour faire provision d’air frais, et sortait déjà la main de son manchon, lorsque la lumière vacillante du réverbère lui fut cachée par un homme en paletot militaire qui s’approcha d’elle. C’était Wronsky, elle le reconnut.

Aussitôt il la salua en portant la main à la visière de sa casquette, et lui demanda respectueusement s’il ne pouvait lui être utile. Anna le regarda et resta quelques minutes sans pouvoir lui répondre; quoiqu’il fût dans l’ombre, elle remarqua, ou crut remarquer dans ses yeux, l’expression d’enthousiasme qui l’avait tant frappée la veille. Combien de fois ne s’était-elle pas répété que Wronsky n’était pour elle qu’un de ces jeunes gens comme on en rencontre par centaines dans le monde, et auquel jamais elle ne se permettrait de penser: et maintenant, en le reconnaissant, elle se sentait saisie d’une joie orgueilleuse. Inutile de se demander pourquoi il était là; elle savait avec autant de certitude que s’il le lui eût dit, qu’il n’y était que pour se trouver auprès d’elle.

«Je ne savais pas que vous comptiez aller à Pétersbourg. Pourquoi y venez-vous? Demanda-t-elle en laissant retomber sa main; une joie impossible à contenir éclaira son visage.

– Pourquoi j’y vais? Répéta-t-il en la regardant fixement. Vous savez bien que je n’y vais que pour être là où vous êtes; je ne puis faire autrement.»

En ce moment le vent, comme s’il eût vaincu tous les obstacles, chassa la neige du toit des wagons, et agita triomphalement une feuille de tôle qu’il avait détachée; le sifflet de la locomotive envoya un cri plaintif et triste; jamais l’horreur de la tempête n’avait paru si belle à Anna. Elle venait d’entendre des mots que redoutait sa raison, mais que souhaitait son cœur.

Elle se tut, mais il comprit la lutte qui se passait en elle.

«Pardonnez-moi si ce que je viens de dire vous déplaît,» murmura-t-il humblement.

Il parlait avec respect, mais sur un ton si résolu, si décidé, qu’elle resta longtemps sans parler.

«Ce que vous dites est mal, dit-elle enfin, et si vous êtes un galant homme, vous l’oublierez comme je l’oublierai moi-même.

– Je n’oublierai et ne pourrai jamais oublier aucun de vos gestes, aucune de vos paroles…

– Assez, assez,» s’écria-t-elle en cherchant vainement à donner à son visage, qu’il observait passionnément, une expression de sévérité; et, s’appuyant au poteau, elle monta vivement les marches de la petite plate-forme et rentra dans le wagon. Elle s’arrêta à l’entrée pour tâcher de se rappeler ce qui venait de se passer, sans pouvoir retrouver dans sa mémoire les paroles prononcées entre eux; elle sentait que cette conversation de quelques minutes les avait rapprochés l’un de l’autre, et elle en était tout à la fois épouvantée et heureuse. Au bout de quelques secondes, elle rentra tout à fait dans le wagon et y reprit sa place.

L’état nerveux qui l’avait tourmentée ne faisait qu’augmenter; il lui semblait toujours que quelque chose allait se rompre en elle. Impossible de dormir, mais cette tension d’esprit, ces rêveries n’avaient rien de pénible: c’était plutôt un trouble joyeux.

Vers le matin, elle s’assoupit, assise dans son fauteuil; il faisait jour quand elle se réveilla, et l’on approchait de Pétersbourg. Le souvenir de son mari, de son fils, de sa maison avec toutes les petites préoccupations qui l’y attendaient ce jour-là et les jours suivants, lui revinrent aussitôt à la pensée.

À peine le train fut-il en gare qu’Anna descendit de wagon, et le premier visage qu’elle aperçut fut celui de son mari: «Bon Dieu! Pourquoi ses oreilles sont-elles devenues si longues?» pensa-t-elle à la vue de la physionomie froide, mais distinguée, de son mari, et frappée de l’effet produit par les cartilages de ses oreilles sous les bords de son chapeau rond.

M. Karénine, en voyant sa femme, alla au-devant d’elle en la regardant fixement de ses grands yeux fatigués, avec un sourire ironique qui ne le quittait guère.

Ce regard émut Anna d’une façon désagréable: il lui sembla qu’elle s’attendait à trouver son mari tout autre, et un sentiment pénible s’empara de son cœur; non seulement elle était mécontente d’elle-même, mais elle croyait encore sentir une certaine hypocrisie dans ses rapports avec Alexis Alexandrovitch; ce sentiment n’était pas nouveau, elle l’avait éprouvé autrefois, mais sans y attacher d’importance; aujourd’hui elle s’en rendait compte clairement et avec chagrin.

«Tu vois que je suis un mari tendre, tendre comme la première année de notre mariage, dit-il de sa voix lente et sur un ton de persiflage qu’il prenait généralement, comme s’il eût voulu tourner en ridicule ceux qui parlaient ainsi: Je brûlais du désir de te revoir.

– Comment va Serge? Demanda-t-elle.

– Voilà comment tu récompenses ma flamme? Dit-il: il va bien, très bien.»

XXXI

Wronsky n’avait pas même essayé de dormir cette nuit; il l’avait passée tout entière, assis dans son fauteuil, les yeux grands ouverts, regardant avec la plus complète indifférence ceux qui entraient et sortaient; pour lui, les hommes n’avaient pas plus d’importance que les choses. Ceux que frappait d’ordinaire son calme imperturbable, l’auraient trouvé ce jour-là dix fois plus fier et plus impassible encore. Un jeune homme nerveux, employé au tribunal d’arrondissement, assis auprès de lui en wagon, fit son possible pour lui faire comprendre qu’il était du nombre des êtres animés; il lui demanda du feu, lui adressa la parole, lui donna même un coup de pied: aucune de ces démonstrations ne réussit, et n’empêcha Wronsky de le regarder avec le même intérêt que la lanterne. Le jeune homme, déjà mal disposé pour son voisin, se prit à le haïr en le voyant ignorer aussi complètement son existence.

Wronsky ne regardait et n’entendait rien; il lui semblait être devenu un héros, non qu’il crût avoir déjà touché le cœur d’Anna, mais parce que la puissance du sentiment qu’il éprouvait le rendait fier et heureux.

Qu’adviendrait-il de tout cela? Il n’en savait rien et n’y songeait même pas, mais il sentait que toutes ses forces, dispersées jusqu’ici, tendraient toutes maintenant, avec une terrible énergie, vers un seul et même but. En quittant son wagon à la station de Bologoï pour prendre un verre de soda, il avait aperçu Anna et, du premier mot, lui avait presque involontairement exprimé ce qu’il éprouvait. Il en était content; elle savait tout maintenant, elle y songeait. Rentré dans son wagon, il reprit un à un ses moindres souvenirs, et son imagination lui peignit la possibilité d’un avenir qui bouleversa son cœur.

Arrivé à Pétersbourg, et malgré cette nuit d’insomnie, Wronsky se sentit frais et dispos comme en sortant d’un bain froid. Il s’arrêta près de son wagon pour la voir passer. «Je verrai encore une fois son visage, sa démarche, pensait-il en souriant involontairement; elle dira peut-être un mot, me jettera un regard, un sourire.» Mais ce fut le mari qu’il vit d’abord, poliment escorté à travers la foule par le chef de gare.

«Hélas oui! Le mari!» Et Wronsky ne comprit qu’alors que le mari était une partie essentielle de l’existence d’Anna; il n’ignorait pas qu’elle eût un mari, mais n’y avait jamais cru, jusqu’au moment où il aperçut sa tête, ses épaules et ses jambes en pantalon noir, et où il le vit s’approcher tranquillement d’Anna et lui prendre la main en homme qui en avait le droit.

Cette figure d’Alexis Alexandrovitch, avec sa fraîcheur de citadin, cet air sévère et sûr de lui-même, ce chapeau rond, ce dos légèrement voûté, – il fallait bien y croire! Mais ce fut avec la sensation désagréable d’un homme mourant de soif, qui découvre une source d’eau pure et la trouve profanée par la présence d’un chien, d’un mouton, ou d’un porc. La démarche raide et empesée d’Alexis Alexandrovitch fut ce qui offusqua le plus Wronsky. Il ne reconnaissait à personne qu’à lui-même le droit d’aimer Anna. Lorsque celle-ci apparut, sa vue le ranima; elle était restée la même, et son cœur en fut ému et touché. Il ordonna à son domestique allemand, qui venait d’accourir, d’emporter les bagages; tandis qu’il s’approchait d’elle, il vit la rencontre des époux et, avec la perspicacité de l’amour, saisit parfaitement la nuance de contrainte avec laquelle Anna accueillit son mari. «Non, elle ne l’aime pas et ne peut pas l’aimer,» décréta-t-il en lui-même.

Au moment de la joindre, il remarqua avec joie qu’elle devinait son approche et, tout en le reconnaissant, s’adressait à son mari.

«Avez-vous bien passé la nuit? Dit-il lorsqu’il fut près d’elle, saluant, à la fois le mari et la femme pour donner à M. Karénine la possibilité de prendre sa part du salut et de le reconnaître, si bon lui semblait.

– Merci, très bien,» répondit-elle.

Son visage était fatigué et n’avait pas son animation habituelle, mais quelque chose brilla dans son regard pour s’effacer aussitôt qu’elle aperçut Wronsky, et cela suffit à le rendre heureux. Elle leva les yeux sur son mari pour voir s’il connaissait le comte; Alexis Alexandrovitch le regardait d’un air mécontent, semblant vaguement le reconnaître. L’assurance de Wronsky se heurta cette fois au calme glacial d’Alexis Alexandrovitch.

«Le comte Wronsky, dit Anna.

– Ah! Il me semble que nous nous connaissons, – dit Alexis Alexandrovitch avec indifférence en lui tendant la main. – Tu as voyagé, comme je vois, avec la mère en allant, avec le fils en revenant, – dit-il en donnant à chaque mot la même importance que si chacun d’eux eût été un cadeau d’un rouble. – Vous êtes à la fin d’un congé, sans doute?» Et, sans attendre de réponse, il se tourna vers sa femme et lui dit sur le même ton ironique: «Hé bien! A-t-on versé beaucoup de larmes à Moscou en se quittant?»

Cette façon de parler exclusivement à sa femme montrait à Wronsky que Karénine désirait rester seul avec elle; il compléta la leçon en touchant son chapeau et se détournant; mais Wronsky s’adressa encore à Anna:

«J’espère avoir l’honneur de me présenter chez vous?» lui dit-il.

Alexis Alexandrovitch lui jeta un de ses regards fatigués, et répondit froidement:

«Très heureux; nous recevons le lundi.»

Là-dessus il quitta définitivement Wronsky et, toujours en plaisantant, dit à sa femme:

«Quelle chance d’avoir trouvé une demi-heure de liberté pour pouvoir venir te chercher et te prouver ainsi ma tendresse…

– Tu soulignes vraiment trop ta tendresse pour que je l’apprécie,» répondit Anna sur le même ton railleur, quoiqu’elle écoutât involontairement les pas de Wronsky derrière eux. «Qu’est-ce que cela me fait?» pensa-t-elle. Puis elle interrogea son mari sur la façon dont Serge avait passé le temps en son absence.

«Mais très bien! Mariette dit qu’il a été très gentil et, je suis fâché de le dire, ne t’a pas regrettée; ce n’est pas comme ton mari. Merci encore, chère amie, d’être revenue un jour plus tôt. Notre cher Samovar va être dans la joie! (il donnait ce surnom à la célèbre comtesse Lydie Ivanovna, à cause de son état perpétuel d’émotion et d’agitation). Elle t’a beaucoup demandée, et si j’ose, te donner un conseil, ce serait celui d’aller la voir aujourd’hui. Tu sais que son cœur souffre toujours à propos de tout; actuellement, outre ses soucis habituels, elle se préoccupe encore de la réconciliation des Oblonsky.»

La comtesse Lydie était l’amie de son mari, le centre d’un certain monde auquel appartenait Anna à cause de lui.

«Mais je lui ai écrit?

– Elle tient à avoir des détails. Vas-y, chère amie, si tu ne te sens pas trop fatiguée. Condrat t’appellera ta voiture, et moi je vais, de mon côté, au conseil. Enfin je ne dînerai plus seul, continua Alexis Alexandrovitch, sans plaisanter cette fois. Tu ne saurais croire combien je suis habitué…»

Et, avec un sourire tout particulier, il lui serra longuement la main et la conduisit à sa voiture.

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Litres'teki yayın tarihi:
16 ekim 2024
Hacim:
960 s. 1 illüstrasyon
ISBN:
4064066373498
Yayıncı:
Telif hakkı:
Bookwire
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