Kitabı oku: «La Guerre et la Paix», sayfa 16
Les Français étaient à une faible distance, et il pouvait apercevoir distinctement leurs figures, les buffleteries, les épaulettes rouges, et un vieil officier qui, les pieds en dehors et des guêtres aux jambes, gravissait avec peine la montagne. Un coup, un second, un troisième partirent, et les lignes ennemies se couvrirent de fumée: la fusillade recommença. Quelques hommes tombèrent de notre côté, entre autres l’officier qui s’était donné tant de mal pour défiler avec avantage devant ses chefs.
Au premier coup de fusil, Bagration avait crié hourra! Un hourra prolongé lui répondit sur toute la ligne, et dépassant leurs chefs, se dépassant l’un l’autre, nos soldats s’élancèrent joyeusement à la poursuite des Français, dont les rangs s’étaient rompus.
XVIII
L’attaque du 6ème chasseurs avait assuré la retraite du flanc droit. Au centre, l’incendie allumé à Schöngraben par la batterie oubliée de Tonschine arrêtait le mouvement des Français, qui éteignaient le feu propagé par le vent, et nous donnaient ainsi le temps de nous retirer; la retraite du centre à travers le ravin se faisait avec bruit et précipitation, quoique sans désordre. Mais le flanc gauche, qui avait été attaqué en même temps et cerné par des forces supérieures sous le commandement de Lannes, composé des régiments d’infanterie d’Azow et de Podolie, était débandé. Bagration envoya Gerkow au général commandant le flanc gauche, avec ordre de se replier immédiatement.
Gerkow, les doigts à la hauteur de la visière, s’élança résolument au galop, mais il avait à peine quitté Bagration que son courage le trahit; saisi d’une terreur folle, il lui fut impossible d’aller à l’encontre du danger; sans avancer jusqu’à la fusillade, il se mit à chercher le général et les autres chefs là où ils ne pouvaient se trouver; il en résulta que l’ordre ne fut pas transmis.
Le commandant du flanc gauche était, par ancienneté de grade, le chef du régiment que nous avons vu à Braunau et dans lequel servait Dologhow, tandis que le commandant de l’extrême gauche était le chef du régiment de Pavlograd, dont faisait partie Rostow. Les deux chefs, violemment irrités l’un contre l’autre, ce qui causa un malentendu, perdaient du temps en récriminations injurieuses, pendant qu’au flanc droit on se battait depuis longtemps et que les Français commençaient à opérer leur retraite.
Les régiments de cavalerie et le régiment des chasseurs étaient peu en mesure de prendre part à l’engagement; du soldat au général, personne ne s’y attendait, et l’on s’occupait paisiblement du chauffage dans l’infanterie, et du fourrage dans la cavalerie.
«Votre chef est mon ancien en grade, disait, rouge de colère, l’Allemand qui commandait les hussards, à l’aide de camp du régiment de chasseurs… Qu’il fasse comme bon lui semble, je ne puis sacrifier mes hommes… Trompettes, sonnez la retraite!»
L’action cependant devenait chaude; la canonnade et la fusillade grondaient; à droite et au centre, les tirailleurs de Lannes franchissaient la digue du moulin et s’alignaient de notre côté à deux portées de fusil. Le général d’infanterie se hissa lourdement sur son cheval et, se redressant de toute sa hauteur, alla rejoindre le colonel de cavalerie. La politesse apparente de leur salut cachait leur animosité réciproque.
«Je ne puis pourtant pas, colonel, laisser la moitié de mon monde dans le bois. Je vous prie… et il appuyait sur ce mot… je vous prie d’occuper les positions et de vous tenir prêt pour l’attaque.
– Et moi, je vous prie de vous mêler de vos affaires; si vous étiez de la cavalerie…
– Je ne suis pas de la cavalerie, colonel, mais je suis un général russe, si vous ne le savez pas…
– Je le sais très bien, Excellence, reprit le premier, en éperonnant son cheval et en devenant pourpre… Ne vous plairait il pas de me suivre aux avant-postes? Vous verriez par vous-même que la position ne vaut rien; je n’ai pas envie de faire massacrer mon monde pour votre bon plaisir.
– Vous vous oubliez, colonel, ce n’est pas pour mon bon plaisir, et je ne saurais vous permettre de le dire…»
Le général accepta la proposition pour ce tournoi de courage: la poitrine en avant et fronçant le sourcil, il se dirigea avec lui vers la ligne des tirailleurs, comme si leur différend ne pouvait se vider que sous les balles. Arrivés là, ils s’arrêtèrent en silence et quelques balles volèrent par-dessus leurs têtes. Il n’y avait rien de nouveau à y voir, car, de l’endroit même qu’ils avaient quitté, l’impossibilité pour la cavalerie de manœuvrer au milieu des ravins et des broussailles était aussi évidente que le mouvement tournant des Français pour envelopper l’aile gauche. Les deux chefs se regardaient comme deux coqs prêts au combat, chacun attendant en vain un signe de faiblesse de son adversaire. Tous deux subirent cette épreuve avec honneur, et ils l’auraient prolongée indéfiniment par amour-propre, aucun ne voulant abandonner la partie le premier, si, au même instant, une fusillade, accompagnée de cris confus, n’avait éclaté à deux pas en arrière.
Les Français étaient tombés sur les soldats occupés à ramasser du bois: il ne pouvait donc plus être question pour les hussards de se replier avec l’infanterie, car ils étaient coupés de leur chemin de retraite sur la gauche par les avant-postes ennemis, et force leur fut d’attaquer, malgré les difficultés du terrain, pour s’ouvrir un passage.
L’escadron de Rostow, qui n’avait eu que le temps de se mettre en selle, se trouvait juste en face de l’ennemi, et, alors, comme sur le pont de l’Enns, il n’y avait rien entre l’ennemi et eux, rien que cette distance pleine de terreur et d’inconnu, cette distance entre les vivants et les morts que chacun sentait instinctivement, en se demandant avec émotion s’il la franchirait sain et sauf!…
Le colonel arriva sur le front, en répondant de mauvaise humeur aux questions des officiers; en homme résolu à faire à sa tête, il leur jeta un ordre. Rien n’avait été dit de bien précis, mais une vague rumeur faisait pressentir une attaque, et l’on entendit tout à la fois le commandement: «Alignez-vous!» et le froissement des sabres tirés du fourreau. Nul ne bougeait: l’indécision des chefs était si apparente, qu’elle ne tarda pas à se communiquer à leurs troupes, infanterie et cavalerie.
«Ah! Si cela pouvait venir plus vite, plus vite,» se disait Rostow, en sentant arriver le moment de l’attaque, cette grande et ineffable jouissance dont ses camarades l’avaient si souvent entretenu.
«En avant avec l’aide de Dieu, mes enfants! Cria la voix de Denissow… Au trot, marche!»
Les croupes des chevaux ondulèrent, Corbeau tira sur la bride et partit.
Rostow avait à sa droite les premiers rangs de ses hussards et au fond, devant lui, une ligne sombre dont il ne pouvait se rendre compte à distance, mais qui était l’ennemi. On entendait au loin des coups de fusil.
«Au trot accéléré!…»
Et Rostow, suivant l’impulsion de son cheval excité, se sentait gagné par la même ardeur. Un arbre solitaire qui lui avait semblé être au milieu de cette ligne mystérieuse était maintenant dépassé:
«Eh bien, la voilà dépassée, et il n’y a rien de terrible, au contraire tout devient plus gai, plus amusant. Oh! Comme je vais les sabrer!» murmura-t-il avec joie en serrant la poignée de son sabre.
Un formidable hourra retentit derrière lui…
«Qu’il me tombe seulement sous la main!»
Et, enlevant Corbeau, il le lança à pleine carrière; l’ennemi était en vue. Tout à coup un immense coup de fouet cingla l’escadron. Rostow leva la main, prêt à sabrer, mais au même moment il vit s’éloigner Nikitenka, le soldat qui galopait devant lui, et il se sentit, comme dans un rêve, emporté avec une rapidité vertigineuse, sans quitter sa place. Un hussard le dépassa au galop et le regarda d’un air sombre.
«Que m’arrive-t-il? Je n’avance pas; je suis donc tombé? Suis-je mort?»
Questions et réponses se croisaient dans sa tête. Il était seul au milieu des champs; plus de chevaux emportés, plus de hussards, il ne voyait autour de lui que la terre immobile et le chaume de la plaine. Quelque chose de chaud, du sang, coulait autour de lui:
«Non, je ne suis que blessé; c’est mon cheval qui est tué!»
Corbeau essaya de se relever, mais il retomba de tout son poids sur son cavalier; des flots de sang coulaient de sa tête et il se débattait dans de vains efforts. Rostow, cherchant à se remettre sur ses pieds, retomba à son tour, sa sabretache s’accrocha à la selle:
«Où sont les nôtres? Où sont les Français?…»
Il n’en savait rien… Il n’y avait personne.
Étant parvenu à se dégager de dessous son cheval, il se releva. Où donc se trouvait à présent cette ligne qui séparait si nettement les deux armées?
«Ne m’est-il pas arrivé quelque chose de grave? Cela se passe-t-il toujours ainsi, et que dois-je faire à présent?…»
Il sentit un poids étrange peser sur son bras gauche engourdi. Son poignet semblait ne plus lui appartenir, et pourtant aucune trace de sang ne se voyait sur sa main:
«Ah! Voilà enfin des hommes, ils vont m’aider,» pensa-t-il avec joie. Le premier de ceux qui accouraient vers lui, hâlé, bronzé, avec un nez crochu, vêtu d’une capote gros bleu, portait un shako de forme étrange; l’un d’eux prononça quelques mots dans une langue qui n’était pas du russe. D’autres, habillés de même façon, conduisaient un hussard de son régiment.
«C’est, sans doute un prisonnier… Mais va-t-on me prendre aussi? Se dit Rostow, qui n’en croyait pas ses yeux. Sont-ce des Français?»
Il examinait les survenants, et, malgré sa récente bravoure qui les voulait tous exterminer, ce voisinage le glaçait d’effroi.
«Où vont-ils?… Est-ce à moi qu’ils en veulent?… Me tueront-ils?… Pourquoi? Moi que tout le monde aime?…»
Et il se souvint de l’amour de sa mère, de sa famille, de l’affection que chacun avait pour lui, ce qui rendait cette supposition invraisemblable.
Il restait cloué à sa place, sans se rendre compte de sa situation; le Français au nez crochu, à la figure étrangère, échauffée par la course, et dont il pouvait déjà distinguer la physionomie, arrivait sur lui la baïonnette en avant. Rostow saisit son pistolet, mais, au lieu de le décharger sur son ennemi, il le lui jeta violemment à la tête, et s’enfuit à toutes jambes se cacher dans les buissons.
Les sentiments de lutte et d’excitation qu’il avait si vivement éprouvés sur le pont de l’Enns étaient bien loin de lui: il courait comme un lièvre traqué par les chiens; l’instinct de conserver son existence jeune et heureuse envahissait tout son être, et lui donnait des ailes! Sautant par-dessus les fossés, franchissant les sillons avec l’impétuosité de son enfance, il tournait souvent en arrière sa bonne et douce figure pâlie, tandis que le frisson de la peur aiguillonnait sa course.
«Il vaut mieux ne pas regarder,» pensa-t-il; mais, arrivé aux premières broussailles, il s’arrêta; les Français étaient distancés, et celui qui le poursuivait ralentissait le pas et semblait appeler ses compagnons:
«Impossible!… Ils ne peuvent pas vouloir me tuer?» se dit Rostow.
Cependant son bras devenait de plus en plus lourd; on aurait dit qu’il traînait un poids de deux pouds, il ne pouvait plus avancer. Le Français le visait, il ferma les yeux et se baissa: une, deux balles passèrent en sifflant à ses oreilles; rassemblant ses dernières forces et soulevant son poignet gauche avec sa main droite, il s’élança dans les buissons. Là était le salut, là étaient les tirailleurs russes!
XIX
L’infanterie, surprise à l’improviste dans le bois, en sortait au pas de course, en groupes débandés. Un soldat effaré laissa tomber ce mot d’une si terrible signification à la guerre:
«Nous sommes coupés!»
Et ce mot répandit l’épouvante dans toute la masse.
«Cernés! Coupés! Perdus!» criaient les fuyards.
Au premier bruit de la fusillade, aux premiers cris, le commandant du régiment devina qu’il venait de se passer quelque chose d’effroyable. Frappé de la pensée que lui, officier exact, militaire exemplaire depuis tant d’années, pouvait être accusé de négligence et d’incurie par ses chefs, oubliant ses airs d’importance, son rival indiscipliné, oubliant surtout le danger qui l’attendait, il empoigna le pommeau de sa selle, éperonna son cheval et partit au galop rejoindre son régiment, sous une pluie de balles qui heureusement ne l’effleurèrent même pas. Il n’avait qu’un désir: savoir ce qui en était, réparer la faute commise, si elle venait à lui être imputée, et rester pur de tout blâme, lui qui comptait vingt-deux ans de services irréprochables.
Ayant heureusement franchi la ligne ennemie, il tomba de l’autre côté du bois au milieu des fuyards qui se précipitaient à travers champs, sans vouloir écouter les commandements. C’était la minute terrible de cette hésitation morale qui décide du sort d’une bataille. Ces troupes affolées obéiraient-elles à la voix jusque-là si respectée de leur chef, ou continueraient-elles à fuir? Malgré ses rappels désespérés, malgré sa figure décomposée par la fureur, malgré ses gestes menaçants, les soldats couraient, couraient toujours, et tiraient en l’air sans se retourner. Le sort en était jeté: la balance, dans cette minute d’hésitation, avait penché du côté de la peur.
Le général étouffait à force de crier, la fumée l’aveuglait; il s’arrêta de désespoir. Tout semblait perdu, lorsque les Français qui nous poursuivaient s’enfuirent tout à coup sans raison apparente et se rejetèrent dans la forêt, où apparurent les tirailleurs russes. C’était la compagnie de Timokhine, qui, ayant seule conservé ses rangs et s’étant retranchée dans le fossé à la lisière de la forêt, attaquait les Français par derrière; Timokhine, brandissant sa petite épée, s’était élancé sur l’ennemi avec un élan si formidable et une si folle audace, que les Français, saisis à leur tour de terreur, s’enfuirent en jetant leurs fusils. Dologhow, qui courait à côté de lui, en tua un à bout portant, et fut le premier à s’emparer d’un officier, qui se rendit prisonnier. Les fuyards s’arrêtèrent, les bataillons se reformèrent, et l’ennemi, qui avait été sur le point de couper en deux le flanc gauche, fut repoussé. Le chef du régiment se tenait sur le pont avec le major Ekonomow, et assistait au défilé des compagnies qui se repliaient, lorsqu’un soldat, s’approchant de son cheval, saisit son étrier et se serra contre lui; ce soldat, qui tenait dans ses mains une épée d’officier, portait une capote de drap gros bleu et une giberne française en bandoulière; la tête bandée, sans shako et sans havresac, il souriait malgré sa pâleur, et ses yeux bleus regardaient fièrement son chef, qui ne put s’empêcher de lui accorder quelque attention, malgré les ordres qu’il était en train de donner au major Ekonomow.
«Excellence, voici deux trophées! Dit Dologhow en montrant l’épée et la giberne. J’ai fait prisonnier un officier, j’ai arrêté une compagnie… (Sa respiration courte et haletante dénotait la fatigue, il parlait par saccades):… Toute la compagnie peut en témoigner, je vous prie de vous en souvenir, Excellence.
– Bien, bien!» répondit son chef, sans interrompre sa conversation avec le major.
Et Dologhow, détachant son mouchoir, le tira par la manche, en lui montrant les caillots de sang coagulés dans ses cheveux:
«Blessure de baïonnette, fit-il, j’étais en avant; rappelez-vous-le, Excellence!»
Comme on l’a vu plus haut, on avait oublié la batterie de Tonschine; mais, vers la fin de l’engagement, le prince Bagration, entendant la canonnade continuer au centre, y envoya d’abord l’officier d’état-major de service, puis le prince André, avec ordre à Tonschine de se retirer au plus vite. Les deux bataillons qui devaient défendre la batterie avaient été envoyés, sur un ordre venu on ne sait d’où, prendre part à la bataille, et la batterie continuait à tirer. Les Français, trompés par ce feu énergique, et supposant que le gros des forces était massé de ce côté, essayèrent par deux fois de s’en emparer, et furent repoussés chaque fois par la mitraille que vomissaient ces quatre bouches à feu solitaires et abandonnées sur la hauteur.
Peu de temps après le départ de Bagration, Tonschine était parvenu à rallumer, l’incendie de Schöngraben.
«Vois donc comme ça brûle! Quelle fumée, quelle fumée!… Ils courent, vois donc!» se disaient les servants, heureux de leur succès.
Toutes les pièces étaient pointées sur le village, et chaque coup était salué de joyeuses exclamations. Le feu, poussé par le vent, se propageait avec rapidité. Les colonnes françaises abandonnèrent Schöngraben, et établirent sur sa droite dix pièces qui répondirent à celles de Tonschine.
La joie enfantine excitée par la vue de l’incendie, et l’heureux résultat de leur tir avaient empêché les artilleurs de remarquer cette batterie. Ils ne s’en aperçurent que lorsque deux projectiles, suivis de plusieurs autres, vinrent tomber au milieu de leurs pièces. Un canonnier eut la jambe enlevée, et deux chevaux furent tués. Leur ardeur n’en fut pas refroidie, mais elle changea de caractère; les chevaux furent remplacés par ceux de l’affût de réserve, les blessés furent emportés et les quatre pièces tournées vers la batterie ennemie. L’officier camarade de Tonschine avait été tué dès le commencement de l’action, et des quarante hommes qui servaient les pièces, dix-sept eurent le même sort dans l’espace d’une heure. Quant aux survivants, ils continuaient gaiement leur besogne.
Le petit officier aux mouvements gauches et enfantins faisait constamment renouveler sa pipe par son domestique, et s’élançait en avant pour examiner les Français, en s’abritant les yeux de sa main.
«Feu! Enfants,» disait-il, en saisissant lui-même les roues du canon pour le pointer.
Au milieu de la fumée, assourdi par le bruit continuel du tir, dont chaque coup le faisait tressaillir, Tonschine courait d’une pièce à l’autre, sa pipe à la bouche, soit pour les pointer, soit pour compter les charges, soit pour faire changer les attelages. Jetant de sa petite voix, au milieu de ce bruit infernal, des ordres incessants, sa figure s’animait de plus en plus: elle ne se contractait que lorsqu’un homme tombait blessé ou mort, et il s’en détournait pour crier avec colère après les survivants, toujours lents à relever les morts ou les blessés. Les soldats, beaux hommes pour la plupart et, comme il arrive souvent dans une compagnie d’artilleurs, de deux têtes plus grands et plus larges d’épaules que leur chef, l’interrogeaient du regard comme des enfants dans une situation difficile, et l’expression de sa figure se reflétait aussitôt sur leurs mâles visages.
Grâce à ce grondement continu, à ce tapage, à cette activité forcée, Tonschine n’éprouvait pas la moindre crainte: il n’admettait même pas la possibilité d’être blessé ou tué. Il lui semblait que depuis le premier coup tiré sur l’ennemi il s’était passé beaucoup de temps, qu’il était là depuis la veille, et que ce petit carré de terrain qu’il occupait lui était familier et connu. Il n’oubliait rien, prenait avec sang-froid ses dispositions, comme aurait pu le faire à sa place le meilleur des officiers, et pourtant il se trouvait dans un état voisin du délire ou de l’ivresse.
Du milieu du bruit assourdissant de la batterie, de la fumée et des boulets ennemis qui tombaient sur la terre, sur un canon, sur un homme, sur un cheval, du milieu de ses soldats qui se hâtaient, le front ruisselant de sueur, il s’élevait dans sa tête un monde à part et fantastique, plein de fiévreuses jouissances. Dans ce rêve éveillé, les canons ennemis étaient pour lui des pipes énormes par lesquelles un fumeur invisible lui lançait de légers nuages de fumée.
«Tiens, le voilà qui fume, se dit Tonschine à demi-voix, à la vue d’un blanc panache que le vent emportait: attrapons la balle et renvoyons-la!
– Qu’ordonnez-vous, Votre Noblesse? Demanda le canonnier placé à côté de lui, qui avait vaguement entendu ces paroles.
– Rien, vas-y! Vas-y, notre Matvéevna,» répondit-il, en s’adressant au grand canon de fonte ancienne qui était le dernier de la rangée et qui pour lui était la Matvéevna.
Les Français lui faisaient l’effet de fourmis courant autour des pièces; le bel artilleur, un peu ivrogne, qui était le servant n°1 du deuxième canon, représentait, dans le monde de ses fantaisies, le personnage de «l’oncle», dont Tonschine suivait les moindres gestes avec un plaisir tout particulier, et le son de la fusillade arrivait jusqu’à lui comme la respiration d’un être vivant, dont il percevait avidement tous les soupirs.
«Le voilà qui respire, se disait-il tout bas, et lui-même se croyait un homme puissant, de haute taille, lançant des deux mains des boulets sur l’ennemi.
– Voyons, Matvéevna, fais ton devoir! Venait-il de dire, en quittant son canon favori, lorsqu’il entendit au-dessus de sa tête une voix inconnue:
– Capitaine Tonschine, capitaine!»
Il se retourna effrayé: c’était l’officier d’état-major qui l’interpellait:
«Êtes-vous fou? Voilà deux fois qu’on vous a donné l’ordre de vous retirer!
– Moi… je n’ai rien… bégaya-t-il, les deux doigts à la visière de sa casquette.
– Je…»
Mais l’aide de camp n’acheva pas. Un boulet, fendant l’air à ses côtés, lui fit faire le plongeon. Il allait recommencer sa phrase, lorsqu’un nouveau boulet l’arrêta tout court. Il tourna bride, et s’éloigna au galop, en lui criant:
«Retirez-vous!»
Les artilleurs se mirent à rire. Un second aide de camp arriva aussitôt porteur du même ordre.
C’était le prince André. La première chose qui frappa ses regards, en arrivant sur le plateau, fut un cheval dont le pied écrasé laissait échapper un flot de sang et qui hennissait de douleur à côté de ses compagnons encore attelés. Quelques morts gisaient au milieu des avant-trains.
Des boulets volaient l’un après l’autre par-dessus sa tête, et il sentait un frisson nerveux courir le long de son épine dorsale; mais la pensée seule qu’il pût avoir peur lui rendait tout son courage. Descendant lentement de son cheval au milieu des pièces, il transmit l’ordre, et sur place. Bien décidé, à part lui, à les faire enlever sous ses yeux, et à les emmener au besoin lui-même sous le feu incessant des Français; il prêta son aide à Tonschine, en enjambant les corps étendus de tous côtés.
«Il vient de nous arriver une autorité tout à l’heure, mais elle s’est sauvée bien vite: ce n’est pas comme Votre Noblesse,» dit un canonnier au prince André.
Ce dernier n’avait échangé aucune parole avec Tonschine, et, occupés tous les deux, ils semblaient ne pas se voir. Après être parvenus à placer les quatre canons intacts sur leurs avant-trains, ils se mirent en route pour descendre, en abandonnant une pièce enclouée et une licorne.
«Au revoir!» dit le prince André.
Et il tendit la main au capitaine.
«Au revoir, mon ami, ma bonne petite âme!»
Et les yeux de Tonschine s’emplirent de larmes, sans qu’il sût pourquoi.
XX
Le vent était tombé; de sombres nuages qui se confondaient à l’horizon avec la fumée de la poudre restaient suspendus sur le champ de bataille; la lueur de deux incendies, d’autant plus visible que le soir était venu, se détachait sur ce fond. La canonnade allait s’affaiblissant, mais la fusillade, derrière et à droite, s’entendait à chaque pas plus forte et plus rapprochée. À peine sorti avec ses canons de la zone du feu ennemi, et descendu dans le ravin, Tonschine rencontra une partie de l’état-major, entre autres l’officier porteur de l’ordre de retraite et Gerkow, qui, bien qu’il eût été envoyé deux fois, n’était jamais parvenu jusqu’à lui. Tous, s’interrompant les uns les autres, lui donnaient des ordres et des contre-ordres sur la route qu’il devait suivre, l’accablant de reproches et de critiques.
Quant à lui, monté sur son misérable cheval, il gardait un morne silence, car il sentait qu’à la première parole qu’il aurait prononcée, ses nerfs, en se détendant, auraient trahi son émotion. Bien qu’il lui eût été enjoint d’abandonner les blessés, plusieurs se traînaient, en suppliant qu’on les plaçât sur les canons. L’élégant officier d’infanterie qui, peu d’heures auparavant, s’était élancé hors de la hutte de Tonschine, était maintenant couché sur l’affût de la Matvéevna, avec une balle dans le ventre. Un junker de hussards, pâle et soutenant sa main mutilée, demandait également une petite place.
«Capitaine, dit-il, au nom du ciel, je suis contusionné, je ne peux plus marcher!»
On voyait qu’il avait dû plus d’une fois faire inutilement la même demande, car sa voix était suppliante et timide:
«Au nom du ciel, ne me refusez pas!
– Placez-le, placez-le! Mets une capote sous lui, mon petit oncle, dit Tonschine, en s’adressant à son artilleur favori… – Où est l’officier blessé?
– On l’a enlevé, il est mort, répondit une voix.
– Alors, asseyez-vous, mon ami, asseyez-vous; étends la capote, Antonow.»
Le junker, qui n’était autre que Rostow, grelottait du frisson de la fièvre; on le plaça sur la Matvéevna, sur ce même canon d’où l’on venait d’enlever le mort. Le sang dont était couvert le manteau tacha le pantalon et les mains du junker.
«Êtes-vous blessé, mon ami? Lui demanda Tonschine.
– Non, je ne suis que contusionné.
– Pourquoi y a-t-il du sang sur la capote?
– C’est l’officier, Votre Noblesse,» dit l’artilleur, en l’essuyant avec sa manche, comme pour s’excuser de cette tache sur une de ses pièces.
Les canons, poussés par l’infanterie, furent hissés à grand’peine sur la montagne, et, arrivés enfin au village de Gunthersdorf, ils s’y arrêtèrent. Il y faisait tellement sombre, qu’on ne distinguait plus à dix pas les uniformes des soldats. La fusillade cessait peu à peu. Tout à coup elle reprit tout près, sur la droite, et des éclairs brillèrent dans l’obscurité. C’était une dernière tentative des Français, à laquelle nos soldats répondirent des maisons du village, dont ils sortirent aussitôt. Quant à Tonschine et à ses hommes, ne pouvant plus avancer, ils attendaient leur sort, en se regardant en silence. La fusillade cessa bientôt, et d’une rue détournée débouchèrent des soldats qui causaient bruyamment:
«Nous les avons crânement chauffés, camarades, ils ne s’y frotteront plus!
– Es-tu sain et sauf, Pétrow?
– On n’y voit goutte, dit un autre… il fait noir comme dans un four… Frères, n’y a-t-il rien à boire?»
Les Français avaient été définitivement repoussés, et les canons de Tonschine s’éloignèrent en avant dans la profondeur de l’obscurité, entourés de la clameur confuse de l’infanterie.
On aurait dit un sombre et invisible fleuve s’écoulant dans la même direction, dont le grondement était représenté par le murmure sourd des voix, le bruit des fers des chevaux et le grincement des roues. Du milieu de cette confusion s’élevaient, perçants et distincts, les gémissements et les plaintes des blessés, qui semblaient remplir à eux seuls ces ténèbres et se confondre avec elles en une même et sinistre impression. Quelques pas plus loin, une certaine agitation se manifesta dans cette foule mouvante: un cavalier monté sur un cheval blanc et accompagné d’une suite nombreuse venait de passer en jetant quelques mots:
«Qu’a-t-il dit? Où va-t-on? S’arrête-t-on? A-t-il remercié?»
Tandis que ces questions s’entrecroisaient, cette masse vivante fut tout à coup refoulée dans son élan en avant par la résistance des premiers rangs, qui s’étaient arrêtés: l’ordre venait d’être donné de camper au milieu de cette route boueuse.
Les feux s’allumèrent et les conversations reprirent. Le capitaine Tonschine, après avoir pris ses dispositions, envoya un soldat à la recherche d’une ambulance ou d’un médecin pour le pauvre junker, et s’assit auprès du feu. Rostow se traîna près de lui: le frisson de la fièvre, causée par la souffrance, le froid et l’humidité, secouait tout son corps; un sommeil invincible s’emparait de lui, mais il ne pouvait s’y abandonner, à cause de la douleur et de l’angoisse que lui faisait éprouver son bras; tantôt il fermait les yeux, tantôt il regardait le feu, qui lui paraissait d’un rouge ardent, ou la petite personne trapue de Tonschine, qui, assis à la turque, le regardait avec une compassion sympathique de ses yeux intelligents et bons. Il sentait que de toute son âme il lui aurait porté secours, mais qu’il ne le pouvait pas.
De toutes parts on entendait des pas, des voix, le bruit de l’infanterie qui s’installait, des sabots des chevaux qui piétinaient dans la boue, et du bois que l’on fendait au loin.
Ce n’était plus le fleuve invisible qui grondait, c’était une mer houleuse et frissonnante après la tempête. Rostow voyait et entendait, sans comprendre ce qui se passait autour de lui. Un troupier s’approcha du feu, s’accroupit sur ses talons, avança les mains vers la flamme, et, se retournant avec un regard interrogatif vers Tonschine:
«Vous permettez, Votre Noblesse? J’ai perdu ma compagnie je ne sais où!»
Un officier d’infanterie qui avait la joue bandée s’adressa à Tonschine, pour le prier de faire avancer les canons qui barraient le chemin à un fourgon; après lui arrivèrent deux soldats qui s’injuriaient en se disputant une botte:
«Pas vrai que tu l’as ramassée…
– En v’là une blague!» criait l’un d’eux d’une voix enrouée.
Un autre, le cou entouré de linges sanglants, s’approcha des artilleurs en demandant à boire d’une voix sourde:
«Va-t-il donc falloir mourir comme un chien?»
Tonschine lui fit donner de l’eau. Puis accourut un loustic qui venait chercher du feu pour les fantassins:
«Du feu, du feu bien brûlant!… Bonne chance, pays, merci pour le feu, nous vous le rendrons avec usure,» criait-il en disparaissant dans la nuit avec son tison enflammé.
Puis quatre soldats passèrent, qui portaient sur un manteau quelque chose de lourd. L’un d’eux trébucha:
«Voilà que ces diables ont laissé du bois sur la route, grommela-t-il…
– Il est mort, pourquoi le porter? Dit un autre, voyons, je vous…»
Et les quatre hommes s’enfoncèrent dans l’ombre avec leur fardeau.
«Vous souffrez? Dit Tonschine tout bas à Rostow.
– Oui, je souffre.
– Votre Noblesse, le général vous demande, dit un canonnier à Tonschine.
– J’y vais, mon ami.»
Il se leva et s’éloigna du feu en boutonnant son uniforme. Le prince Bagration était occupé à dîner dans une chaumière à quelques pas du foyer des artilleurs, et causait avec plusieurs chefs de troupe qu’il avait invités à partager son repas. Parmi eux se trouvaient le petit vieux colonel aux paupières tombantes, qui nettoyait à belles dents un os de mouton, le général aux vingt-deux ans de service irréprochable, à la figure enluminée par le vin et la bonne chère, l’officier d’état-major à la belle bague, Gerkow, qui ne cessait de regarder les convives d’un air inquiet, et le prince André, pâle, les lèvres serrées, les yeux brillants d’un éclat fiévreux.