Kitabı oku: «La Guerre et la Paix», sayfa 4
Au même moment se montrèrent à sa suite un étudiant au collet amarante, un officier de la garde, une jeune fille de quinze ans et un petit garçon en jaquette, au teint vif et coloré.
Le comte se leva en se balançant et, entourant la petite fille de ses bras:
«Ah! La voilà, s’écria-t-il, c’est sa fête aujourd’hui; ma chère, c’est sa fête!
– Il y a temps pour tout, ma chérie, dit la comtesse avec une feinte sévérité… Tu la gâtes toujours, Élie!
– Bonjour, ma chère; je vous souhaite une bonne fête!… La délicieuse enfant!» dit MmeKaraguine en s’adressant à la mère.
La petite fille, avec ses yeux noirs et sa bouche trop grande, semblait plutôt laide que jolie, mais, en revanche, elle était d’une vivacité sans pareille; le mouvement de ses épaules, qui s’agitaient encore dans son corsage décolleté, attestait qu’elle venait de courir; ses cheveux noirs, bouclés, et tout ébouriffés, retombaient en arrière; ses bras nus étaient minces et grêles; elle portait encore des pantalons garnis de dentelle, et ses petits pieds étaient chaussés de souliers. En un mot, elle était dans cet âge plein d’espérances où la petite fille n’est plus une enfant, mais où l’enfant n’est pas encore une jeune fille. Échappant à son père, elle se jeta sur sa mère, sans prêter la moindre attention à sa réprimande, et, cachant sa figure en feu dans le fouillis de dentelle qui couvrait le mantelet de la comtesse, elle éclata de rire et se mit à conter à bâtons rompus une histoire sur sa poupée, qu’elle tira aussitôt de son jupon.
«Vous voyez bien, c’est une poupée, c’est Mimi, vous voyez!…»
Et Natacha, pouvant à peine parler, glissa sur les genoux de sa mère en riant de si bon cœur, que MmeKaraguine ne put s’empêcher d’en faire autant.
«Voyons, laisse-moi, va-t’en avec ton monstre, disait la comtesse en jouant la colère et en la repoussant doucement… C’est ma cadette,» dit-elle en s’adressant à MmeKaraguine.
Natacha, relevant sa tête enfouie au milieu des dentelles de sa mère, regarda un moment la dame inconnue à travers les larmes du rire et se cacha de nouveau le visage. Obligée d’admirer ce tableau de famille, MmeKaraguine crut bien faire en y jouant son rôle:
«Dites-moi, ma petite, qui est donc Mimi? C’est votre fille sans doute?»
Natacha, mécontente du ton de condescendance de l’étrangère, ne répondit rien et se borna à la regarder d’un air sérieux.
Pendant ce temps, toute la jeunesse, c’est-à-dire Boris, l’officier, fils de la princesse Droubetzkoï, Nicolas, l’étudiant, fils aîné du comte Rostow, Sonia, sa nièce, âgée de quinze ans, et Pétroucha, son fils cadet, s’étaient groupés dans la chambre et faisaient des efforts visibles pour contenir, dans les limites de la bienséance, la vivacité et l’entrain qui perçaient dans chacun de leurs mouvements. Rien qu’à les voir, on comprenait bien vite que, dans les appartements intérieurs d’où ils s’étaient si impétueusement élancés, l’entretien avait été autrement gai qu’au salon, et qu’on y avait parlé d’autre chose que des bruits de la ville, du temps qu’il faisait et de la comtesse Apraxine. Ils échangeaient des regards furtifs et retenaient à grand’peine leur fou rire.
Les deux jeunes gens étaient des amis d’enfance, du même âge, tous deux jolis garçons, mais absolument différents l’un de l’autre. Boris était grand, blond, d’une beauté calme et régulière. Nicolas avait la tête bouclée, il était petit et son visage exprimait la franchise. Sur sa lèvre supérieure s’estompaient légèrement les premiers poils d’une moustache naissante. Tout en lui respirait l’ardeur et l’enthousiasme. Il avait fortement rougi en entrant et avait essayé en vain de dire quelque chose. Boris, au contraire, reprit tout de suite son aplomb, et raconta d’une façon plaisante qu’il avait eu l’honneur de connaître MlleMimi dans son adolescence, mais que depuis cinq ans elle avait terriblement vieilli et que sa tête était fendue!
Pendant ce récit il jeta un regard à Natacha, qui reporta aussitôt les yeux sur son petit frère: celui-ci, les paupières à moitié fermées, était comme secoué par un rire convulsif et silencieux; ne pouvant à cette vue se contenir davantage, elle se leva d’un bond et s’enfuit aussi vite que ses petits pieds pouvaient la porter. Boris resta impassible:
«Maman, ne désirez-vous pas sortir et n’avez-vous pas besoin de la voiture? Demanda-t-il en souriant.
– Oui, certainement, va la commander,» répondit sa mère.
Boris quitta le salon sans se presser et suivit les traces de Natacha, tandis que le petit bonhomme joufflu s’élançait à leur suite, tout mécontent d’avoir été abandonné par eux.
XII
De toute cette jeunesse il ne restait plus que Nicolas et Sonia, la demoiselle étrangère et la fille aînée de la comtesse, de quatre ans plus âgée que Natacha et qui comptait déjà au nombre des grandes personnes.
Sonia était une petite brune mignonne, avec des yeux doux, ombragés de longs cils. Le ton olivâtre de son visage s’accusait encore plus sur la nuque et sur ses mains fines et gracieuses, et une épaisse natte de cheveux noirs s’enroulait deux fois autour de sa tête. L’harmonie de ses mouvements, la mollesse et la souplesse de ses membres grêles, ses manières un peu réservées la faisaient comparer à un joli petit minet prêt à se métamorphoser en une délicieuse jeune chatte. Elle essayait par un sourire de prendre part à la conversation générale, mais ses yeux, sous leurs cils longs et soyeux, se portaient involontairement sur le cousin qui allait partir pour l’armée: ils exprimaient si visiblement ce sentiment d’adoration particulier aux jeunes filles, que son sourire ne pouvait tromper personne; il était évident que le petit minet ne s’était pelotonné que pour un instant, et qu’une fois hors du salon, à l’exemple de Boris et de Natacha, il sauterait et gambaderait de plus belle avec ce cher petit cousin.
«Oui, ma chère, disait le vieux comte en montrant Nicolas, son ami Boris a été nommé officier et il veut le suivre par amitié pour lui, me quitter, laisser là l’université et se faire militaire… Et dire, ma chère, que sa place aux Archives était toute prête! C’est ce que j’appelle de l’amitié!
– Mais la guerre est déclarée, dit-on?
– On le dit depuis longtemps, on le redira encore, et puis on n’en parlera plus… Oui, ma chère, voilà de l’amitié, ou je ne m’y connais pas… Il entre aux hussards!»
MmeKaraguine, ne sachant que répondre, hocha la tête.
«Ce n’est pas du tout par amitié!» s’écria Nicolas, qui devint pourpre et eut l’air de s’en défendre comme d’une action honteuse.
Il jeta un coup d’œil sur sa cousine et sur MlleKaraguine, qui semblaient toutes deux l’approuver.
«Nous avons aujourd’hui à dîner le colonel du régiment de Pavlograd; il est ici en congé et il l’emmènera. Que faire? Dit le comte en haussant les épaules et en s’efforçant de parler gaiement d’un sujet qui lui avait causé beaucoup de chagrin.
– Je vous ai déjà déclaré, papa, que si vous me défendiez de partir, je resterais. Mais je ne puis être que militaire, je le sais très bien, car, pour devenir diplomate ou fonctionnaire civil, il faut savoir cacher ses sentiments, et je ne le sais pas,» continua-t-il en regardant ces demoiselles avec toute la coquetterie de son âge.
La petite chatte, les yeux attachés sur les siens, semblait guetter la minute favorable pour recommencer ses agaceries et donner un libre cours à sa nature féline.
«C’est bon, c’est bon, dit le comte; il s’enflamme tout de suite. Bonaparte leur a tourné la cervelle à tous, et tous cherchent à savoir comment de simple lieutenant il est devenu Empereur. Après tout, je leur souhaite bonne chance,» ajouta-t-il sans remarquer le sourire moqueur de MmeKaraguine.
On se mit à parler de Napoléon, et Julie, c’était le nom de MlleKaraguine, s’adressant au jeune Rostow:
«Je regrette, lui dit-elle, que vous n’ayez pas été jeudi chez les Argharow. Je me suis ennuyée sans vous,» murmura-t-elle tendrement.
Le jeune homme, très flatté, se rapprocha d’elle, et il s’ensuivit un aparté plein de coquetterie, qui lui fit oublier la jalousie de Sonia, tandis que la pauvre petite, toute rouge et toute frémissante, s’efforçait de sourire. Au milieu de l’entretien il se tourna vers elle, et Sonia, lui répondant par un regard à la fois passionné et irrité, quitta la chambre, ayant beaucoup de peine à retenir ses larmes.
Toute la vivacité de Nicolas disparut comme par enchantement, et, profitant du premier moment favorable, il s’éloigna à sa recherche, la figure bouleversée.
«Les secrets de cette jeunesse sont cousus de fil blanc,» dit la princesse Droubetzkoï en le suivant des yeux… «cousinage, dangereux voisinage»
«Oui,» reprit la comtesse, après l’éclipse de ce rayon de soleil et de vie apporté par toute cette jeunesse…
Et répondant elle-même à une question que personne ne lui avait adressée, mais qui la préoccupait constamment:
«Que de soucis, que de souffrances avant de pouvoir en jouir!… et maintenant je tremble plus que je ne me réjouis. J’ai peur, toujours peur! C’est justement l’âge le plus dangereux pour les filles comme pour les garçons.
– Tout dépend de l’éducation!
– Vous avez parfaitement raison; j’ai été, Dieu merci, l’amie de mes enfants, et ils me donnent jusqu’à présent toute leur confiance, – répondit la comtesse; elle nourrissait à cet égard les illusions de beaucoup de parents qui s’imaginent connaître les secrets de leurs enfants. – Je sais que mes filles n’auront rien de caché pour moi, et que si Nicolas fait des folies, – un garçon y est toujours plus ou moins obligé, – il ne se conduira pas comme ces messieurs de Pétersbourg.
– Ce sont de bons enfants, – dit le comte, dont le grand moyen pour trancher les questions compliquées était de trouver tout parfait. – Que faire? Il a voulu être hussard… Que voulez-vous, ma chère?
– Quelle charmante petite créature que votre cadette, un véritable vif-argent.
– Oui, elle me ressemble, reprit naïvement le père, et quelle voix! Bien qu’elle soit ma fille, je suis forcé d’être juste; ce sera une véritable cantatrice, une seconde Salomoni! Nous avons pris un Italien pour lui donner des leçons.
– N’est-ce pas trop tôt? À son âge, cela peut lui gâter la voix.
– Mais pourquoi donc serait-ce trop tôt? Nos mères se mariaient bien à douze ou treize ans.
– Savez-vous qu’elle est déjà amoureuse de Boris! Qu’en pensez-vous?» dit la comtesse en souriant et en échangeant un regard avec son amie la princesse A. Mikhaïlovna.
Et comme si elle répondait ensuite à ses propres pensées, elle ajouta:
«Si je la tenais sévèrement, si je lui défendais de le voir, Dieu sait ce qu’il en adviendrait (elle voulait dire sans doute par là qu’ils s’embrasseraient en cachette): tandis que maintenant je sais tout ce qu’ils se disent; elle vient elle-même me le conter tous les soirs. Je la gâte, c’est possible, mais cela vaut mieux, croyez-moi… Quant à ma fille aînée, elle a été élevée très sévèrement.
– Ah! C’est bien vrai, j’ai été élevée tout autrement,» dit la jeune comtesse Véra en souriant.
Mais par malheur son sourire ne l’embellissait pas, car, au contraire de ce qui a lieu d’habitude, il donnait à sa figure une expression désagréable et affectée. Cependant elle était plutôt belle, assez intelligente, instruite, elle avait la voix agréable, et ce qu’elle venait de dire était parfaitement juste; pourtant, chose étrange, tous se regardèrent, étonnés et embarrassés.
«On tâche toujours de mieux réussir avec les aînés et d’en faire quelque chose d’extraordinaire, dit MmeKaraguine.
– Il faut avouer, reprit le comte, que la comtesse a voulu atteindre l’impossible avec Véra; mais, après tout, elle a réussi, et parfaitement réussi,» ajouta-t-il, en lançant à sa fille un coup d’œil approbateur.
MmeKaraguine se décida enfin à faire ses adieux, en promettant de revenir dîner.
«Quelle sotte! S’écria la comtesse après l’avoir reconduite, je croyais qu’elle ne s’en irait jamais!»
XIII
Natacha s’était arrêtée, dans sa fuite, à l’entrée de la serre; là elle attendit Boris, tout en prêtant l’oreille à la conversation du salon. À la fin, perdant patience et frappant du pied, elle était sur le point de pleurer, lorsqu’elle entendit le jeune homme, qui arrivait sans se presser le moins du monde. Elle n’eut que le temps de se jeter derrière les caisses d’arbustes. Une fois dans la serre, Boris regarda autour de lui et, secouant un léger grain de poussière de dessus sa manche, il s’approcha de la glace pour y mirer sa jolie figure. Natacha suivait avec curiosité tous ses mouvements: elle le vit sourire et se diriger vers la porte opposée; alors elle eut la pensée de l’appeler: «Non, se dit-elle, qu’il me cherche!»
À peine avait-il disparu, que Sonia, tout en pleurs et les joues en feu, se précipita dans la serre. Natacha allait s’élancer vers elle, mais le plaisir de rester invisible et d’observer, ce qui se passait, comme dans les contes de fées, la retint immobile. Sonia se parlait à elle-même tout bas, les yeux fixés sur la porte du salon. Nicolas entra.
«Sonia, qu’as-tu? Est-ce possible? Lui cria-t-il en courant à elle.
– Rien, je n’ai rien, laissez-moi!…»
Et elle fondit en larmes.
«Mais non, je sais ce que c’est!
– Eh bien! Si vous le savez, tant mieux pour vous, allez la rejoindre.
– Sonia, un mot! Peut-on se tourmenter ainsi et me tourmenter moi, pour une chimère,» lui dit-il en lui prenant la main.
Sonia pleurait sans retirer sa main. Natacha, clouée à sa place, retenait sa respiration; ses yeux brillaient.
«Qu’est-ce qui va se passer? Pensa-t-elle.
– Sonia, le monde entier n’est rien pour moi: toi seule tu es tout, et je te le prouverai!
– Je n’aime pas que tu parles à… dit Sonia.
– Eh bien! Je ne le ferai plus, pardonne-moi!…»
Et, l’attirant à lui, il l’embrassa.
«Ah! Voilà qui est bien!» se dit Natacha.
Nicolas et Sonia quittèrent la serre; elle les suivit à distance jusqu’à la porte et appela Boris.
«Boris, venez ici, dit-elle d’un air important et mystérieux. J’ai à vous dire quelque chose. Ici, ici!…»
Et elle l’amena jusqu’à sa cachette entre les fleurs. Boris obéissait en souriant: «Qu’avez-vous à me dire?»
Elle se troubla, regarda autour d’elle, et, ayant aperçu sa poupée qui gisait abandonnée sur une des caisses, elle s’en empara et la lui présenta: «Embrassez ma poupée!»
Boris ne bougeait pas et regardait sa petite figure animée et souriante.
«Vous ne le voulez pas? Eh bien, venez, par ici…»
Et, l’entraînant tout au milieu des arbres, elle jeta sa poupée.
«Plus près, plus près!» dit-elle en saisissant tout à coup le jeune homme par son uniforme.
Et, rougissante d’émotion et prête à pleurer, elle murmura: «Et moi, m’embrasserez-vous?»
Boris devint pourpre.
«Comme vous êtes étrange!» lui dit-il.
Et il se penchait indécis au-dessus d’elle.
S’élançant d’un bond sur une des caisses, elle entoura de ses deux petits bras nus et grêles le cou de son compagnon, et, rejetant ses cheveux en arrière, elle lui appliqua un baiser sur les lèvres; puis, s’échappant aussitôt et se glissant rapidement à travers les plantes, elle s’arrêta de l’autre côté, la tête penchée.
«Natacha, je vous aime, vous le savez bien, mais…
– Êtes-vous amoureux de moi?
– Oui, je le suis. Mais, je vous en prie, ne recommençons plus…, ce que nous venons de faire… Encore quatre ans… alors je demanderai votre main…»
Natacha se mit à réfléchir.
«Treize, quatorze, quinze, seize, dit-elle en comptant sur ses doigts. Bien, c’est convenu!…»
Et un sourire de confiance et de satisfaction éclaira son petit visage.
«C’est convenu! Reprit Boris.
– Pour toujours, à la vie à la mort!» s’écria la fillette en lui prenant le bras et en l’emmenant, heureuse et tranquille, dans le grand salon.
XIV
La comtesse, qui s’était sentie fatiguée, avait fait fermer sa porte et donné ordre au suisse d’inviter à dîner tous ceux qui viendraient apporter leurs félicitations. Elle désirait aussi causer en tête-à-tête avec son amie d’enfance, la princesse Droubetzkoï, qui était revenue depuis peu de Pétersbourg.
«Je serai franche avec toi, lui dit-elle en rapprochant son fauteuil de celui de la comtesse: il nous reste, hélas! Si peu de vieux amis, que ton amitié m’est doublement précieuse.»
Et, jetant un regard sur Véra, elle se tut.
La comtesse lui serra tendrement la main.
«Véra, vous ne comprenez donc rien?»
Elle aimait peu sa fille, et c’était facile à voir.
«Tu ne comprends donc pas que tu es de trop ici. Va rejoindre tes sœurs.
– Si vous me l’aviez dit plus tôt, maman, – répondit la belle Véra avec un certain dédain, mais sans paraître toutefois offensée, – je serais déjà partie…»
Et elle passa dans la grande salle, où elle aperçut deux couples assis, chacun devant une fenêtre et qui semblaient se faire pendants l’un à l’autre.
Elle s’arrêta un moment pour les regarder d’un air moqueur. Nicolas, à côté de Sonia, lui copiait des vers, les premiers de sa composition. Boris et Natacha causaient à voix basse; ils se turent à l’approche de Véra. Les deux petites filles avaient un air joyeux et coupable qui trahissait leur amour; c’était charmant et comique tout à la fois, mais Véra ne trouvait cela ni charmant ni comique.
«Combien de fois ne vous ai-je pas prié de ne jamais toucher aux objets qui m’appartiennent! Vous avez une chambre à vous.»
Et là-dessus elle prit l’encrier des mains de Nicolas.
«Un instant, un instant, dit Nicolas en trempant sa plume dans l’encrier.
– Vous ne faites jamais rien à propos: tout à l’heure, vous êtes entrés comme des fous dans le salon, et vous nous avez tous scandalisés.» En dépit, ou peut-être à cause de la vérité de sa remarque, personne ne souffla mot, mais il y eut entre les quatre coupables un rapide échange de regards. Véra, son encrier à la main, hésitait à s’éloigner.
«Et quels secrets pouvez-vous bien avoir à vos âges? C’est ridicule, et ce ne sont que des folies!
– Mais que t’importe, Véra? Dit avec douceur Natacha, qui se sentait ce jour-là meilleure que d’habitude et mieux disposée pour les autres.
– C’est absurde! J’ai honte pour vous! Quels sont vos secrets, je vous prie?
– Chacun a les siens, et nous te laissons en repos, toi et Berg, reprit Natacha en s’échauffant.
– Il est facile de me laisser tranquille, puisque je ne fais rien de blâmable. Mais, quant à toi, je dirai à maman comment tu te conduis avec Boris.
– Natalie Ilinischna se conduit très bien avec moi, je n’ai pas à m’en plaindre.
– Finissez, Boris; vous êtes un vrai diplomate!»
Ce mot «diplomate», très usité parmi ces enfants, avait dans leur argot une signification toute particulière.
«C’est insupportable, dit Natacha, irritée et blessée. Pourquoi s’accroche-t-elle à moi? Tu ne nous comprendras jamais, car tu n’as jamais aimé personne; tu n’as pas de cœur, tu es MmedeGenlis, et voilà tout (ce sobriquet, inventé par Nicolas, passait pour fort injurieux); ton seul plaisir est de causer de l’ennui aux autres: tu n’as qu’à faire la coquette avec Berg tant que tu voudras.
– Ce qui est certain, c’est que je ne cours pas après un jeune homme devant le monde, et…
– Très bien, s’écria Nicolas, tu as atteint ton but, tu nous as dérangés pour nous dire à tous des sottises; allons-nous-en, sauvons-nous dans la chambre d’étude!…»
Aussitôt tous les quatre se levèrent et disparurent comme une nichée d’oiseaux effarouchés.
«C’est à moi au contraire que vous en avez dit,» s’écria Véra, tandis que les quatre voix répétaient gaiement en chœur derrière la porte:
«MmedeGenlis! MmedeGenlis!»
Sans se préoccuper de ce sobriquet, Véra s’approcha de la glace pour arranger son écharpe et sa coiffure, et la vue de son beau visage lui rendit son impassibilité habituelle.
Dans le salon, la conversation était des plus intimes entre les deux amies.
«Ah! Chère, disait la comtesse, tout n’est pas rose dans ma vie; je vois très bien, au train dont vont les choses, que nous n’en avons pas pour longtemps; toute notre fortune y passera! À qui la faute? À sa bonté et au club! À la campagne même, il n’a point de repos… toujours des spectacles, des chasses, que sais-je enfin? Mais à quoi sert d’en parler? Raconte-moi plutôt ce que tu as fait. Vraiment, je t’admire: comment peux-tu courir ainsi la poste à ton âge, aller à Moscou, à Pétersbourg, chez tous les ministres, chez tous les gros bonnets et savoir t’y prendre avec chacun? Voyons, comment y es-tu parvenue? C’est merveilleux; quant à moi, je n’y entends rien!
– Ah! Ma chère âme, que Dieu te préserve de jamais savoir par expérience ce que c’est que de rester veuve, sans appui, avec un fils qu’on aime à la folie! On se soumet à tout pour lui! Mon procès a été une dure école! Lorsque j’avais besoin de voir un de ces gros bonnets, j’écrivais ceci: «La princesse une telle désire voir un tel,» et j’allais moi-même en voiture de louage une fois, deux fois, quatre fois, jusqu’à ce que j’eusse obtenu ce qu’il me fallait, et ce que l’on pensait de moi m’était complètement indifférent.
– À qui donc t’es-tu adressée pour Boris? Car enfin le voilà officier dans la garde, tandis que Nicolas n’est que «junker». Personne ne s’est remué pour lui. À qui donc t’es-tu adressée?
– Au prince Basile, et il a été très aimable. Il a tout de suite promis d’en parler à l’Empereur, ajouta vivement la princesse, oubliant les récentes humiliations qu’elle avait dû subir.
– A-t-il beaucoup vieilli, le prince Basile? Je ne l’ai pas rencontré depuis l’époque de nos comédies chez les Roumianzow; il m’aura oubliée, et pourtant à cette époque-là il me faisait la cour!
– Il est toujours le même, aimable et galant; les grandeurs ne lui ont pas tourné la tête! «Je regrette, chère princesse, m’a-t-il dit, de ne pas avoir à me donner plus de peine; vous n’avez qu’à ordonner.» C’est vraiment un brave homme et un bon parent. Tu sais, Nathalie, l’amour que je porte à mon fils; il n’y a rien que je ne sois prête à faire pour son bonheur. Mais ma position est si difficile, si pénible, et elle a encore empiré, dit-elle tristement à voix basse. Mon malheureux procès n’avance guère et me ruine. Je n’ai pas dix kopeks dans ma poche, le croirais-tu? Et je ne sais comment équiper Boris.»
Et, tirant son mouchoir, elle se mit à pleurer:
«J’ai besoin de cinq cents roubles, et je n’ai qu’un seul billet de vingt-cinq roubles. Ma situation est épouvantable: je n’ai plus d’espoir que dans le comte Besoukhow. S’il ne consent pas à venir en aide à son filleul Boris et à lui faire une pension, toutes mes peines sont perdues.»
Les yeux de la comtesse étaient devenus humides, et elle paraissait absorbée dans ses réflexions.
«Il m’arrive souvent de penser à l’existence solitaire du comte Besoukhow, reprit la princesse, à sa fortune colossale, et de me demander – c’est peut-être un péché – pourquoi vit-il? La vie lui est à charge, tandis que Boris est jeune…
– Il lui laissera assurément quelque chose, dit la comtesse.
– J’en doute, chère amie; ces grands seigneurs millionnaires sont si égoïstes! Je vais pourtant y aller avec Boris, afin d’expliquer au comte ce dont il s’agit. Il est maintenant deux heures, dit-elle en se levant, et vous dînez à quatre… j’aurai le temps.»
La princesse envoya chercher son fils:
«Au revoir, mon amie, dit-elle à la comtesse, qui la reconduisit jusqu’à l’antichambre; souhaite-moi bonne chance.
– Vous allez voir le comte Cyrille Vladimirovitch, ma chère, lui cria le comte en sortant de la grande salle? S’il se sent mieux, vous inviterez Pierre à dîner; il venait chez nous autrefois et dansait avec les enfants. Faites-le-lui promettre, je vous en prie. Nous verrons si Tarass se distinguera; il assure que le comte Orlow n’a jamais donné un dîner pareil à celui qu’il nous prépare.»
XV
«Mon cher Boris, dit la princesse à son fils, pendant que la voiture mise à sa disposition par la comtesse Rostow quittait la rue jonchée de paille et entrait dans la grande cour de l’hôtel Besoukhow, mon cher Boris, répéta-t-elle en dégageant sa main de dessous son vieux manteau et en la posant sur celle de son fils avec un mouvement à la fois caressant et timide, sois aimable, sois prudent. Il est ton parrain, et ton avenir dépend de lui, ne l’oublie pas. Sois gentil, comme tu sais l’être quand tu veux.
– J’aurais voulu, je l’avoue, être sûr de retirer de tout cela autre chose qu’une humiliation, répondit-il froidement; mais vous avez ma promesse, et je ferai cela pour vous.»
Après avoir refusé de se faire annoncer, la mère et le fils entrèrent dans le vestibule vitré, orné de deux rangées de statues dans des niches. Le suisse les examina des pieds à la tête, ses yeux s’arrêtèrent sur le manteau râpé de la mère; alors il leur demanda s’ils étaient venus pour les jeunes princesses ou pour le comte. En apprenant que c’était pour ce dernier, il s’empressa de leur déclarer, en dépit des voitures qui stationnaient devant la porte et dont la présence lui donnait un démenti, que Son Excellence ne recevait personne, vu l’extrême gravité de son état.
«Dans ce cas, partons, dit Boris en français.
– Mon ami,» reprit sa mère d’un ton suppliant, en lui touchant le bras, comme si cet attouchement avait le don de le calmer ou de l’exciter à volonté.
Boris se tut; sa mère en profita pour s’adresser au suisse d’un ton larmoyant: «Je sais que le comte est très mal, c’est pour cela que je suis venue; je suis sa parente, je ne le dérangerai pas… je veux seulement voir le prince Basile; je sais qu’il est ici; va, je te prie, nous annoncer.»
Le suisse tira avec humeur le cordon de la sonnette.
«La princesse Droubetzkoï se fait annoncer chez le prince Basile,» cria-t-il à un valet de chambre qui avançait sa tête sous la voûte de l’escalier.
La princesse arrangea les plis de sa robe de taffetas teint, en se regardant dans une grande glace de Venise encadrée dans le mur, et posa hardiment sa chaussure usée sur les marches tendues d’un riche tapis.
«Vous me l’avez promis, mon cher,» répéta-t-elle à son fils, en l’effleurant de la main pour l’encourager.
Boris la suivit tranquillement, les yeux baissés, et tous deux entrèrent dans la salle que l’on devait traverser pour arriver chez le prince Basile.
Au moment où ils allaient demander leur chemin à un vieux valet de chambre qui s’était levé à leur approche, une des nombreuses portes qui donnaient dans cette pièce s’ouvrit et laissa passer le prince Basile en douillette de velours fourrée et ornée d’une seule décoration, ce qui était ordinairement chez lui l’indice d’une toilette négligée. Le prince reconduisait un beau garçon à cheveux noirs. C’était le docteur Lorrain.
«Est-ce bien certain?
– Errare humanum est, mon prince, répondit le docteur en grasseyant et en prononçant le latin à la française.
– C’est bien, c’est bien,» dit le prince Basile, qui, ayant remarqué la princesse Droubetzkoï et son fils, congédia le médecin en le saluant de la tête.
Alors il s’approcha d’eux en silence et les interrogea du regard. Boris vit l’expression d’une profonde douleur passer aussitôt dans les yeux de sa mère, et il en sourit à la dérobée.
«Nous nous retrouvons dans de bien tristes circonstances, mon prince… Comment va le cher malade?» dit-elle, en faisant semblant de ne point remarquer le regard, froid et blessant dirigé sur elle.
Le prince Basile continua à les regarder en silence, elle et son fils Boris, sans chercher même à déguiser son étonnement; sans rendre à ce dernier son salut, il répondit à la princesse par un mouvement de tête et de lèvres qui indiquait que la situation du malade était désespérée.
«C’est donc vrai! S’écria-t-elle. Ah! C’est épouvantable, c’est terrible à penser… C’est mon fils, ajouta-t-elle; il tenait à vous remercier en personne.» Nouveau salut de Boris. «Soyez persuadé, mon prince, que jamais le cœur d’une mère n’oubliera ce que vous avez fait pour son fils.
– Je suis heureux, chère Anna Mikhaïlovna, d’avoir pu vous être agréable,» dit le prince en chiffonnant son jabot.
Et sa voix et son geste prirent des airs de protection tout autres qu’à Pétersbourg à la soirée de MlleSchérer.
«Faites votre possible pour servir avec zèle et vous rendre digne de… Je suis charmé, charmé de… Êtes-vous en congé?»
Tout cela avait été débité avec la plus parfaite indifférence.
«J’attends l’ordre du jour, Excellence, pour me rendre à ma nouvelle destination,» répondit Boris sans se montrer blessé de ce ton sec et sans témoigner le désir de continuer la conversation.
Frappé de son air tranquille et discret, le prince le regarda avec attention:
«Demeurez-vous avec votre mère?
– Je demeure chez la comtesse Rostow, Excellence.
– Chez Élie Rostow, marié à Nathalie Schinchine, dit Anna Mikhaïlovna.
– Je sais, je sais, reprit le prince de sa voix monotone. Je n’ai jamais pu comprendre Nathalie! S’être décidée à épouser cet ours mal léché… Un personnage stupide, ridicule et, qui plus est, joueur, à ce qu’on dit.
– Oui, mais un très brave homme, mon prince, reprit la princesse en souriant, de manière à faire croire qu’elle partageait son opinion, tout en défendant le pauvre comte.
– Que disent les médecins? Demanda-t-elle de nouveau en redonnant à sa figure fatiguée l’expression d’un profond chagrin.
– Il y a peu d’espoir.
– J’aurais tant désiré pouvoir encore une fois remercier mon oncle de toutes ses bontés pour moi et pour Boris. C’est son filleul!» ajouta-t-elle avec importance, comme si cette nouvelle devait produire une impression favorable sur le prince Basile.
Ce dernier se tut et fronça le sourcil.
Comprenant aussitôt qu’il craignait de trouver en elle un compétiteur dangereux à la succession du comte Besoukhow, elle s’empressa de le rassurer:
«Si ce n’était ma sincère affection et mon dévouement à mon oncle…»
Ces deux mots «mon oncle» glissaient de ses lèvres avec un mélange d’assurance et de laisser-aller.
«Je connais son caractère franc et noble!… mais ici il n’a que ses nièces auprès de lui; elles sont jeunes…»
Et elle continua à demi-voix en baissant la tête:
«A-t-il rempli ses derniers devoirs? Ses instants sont précieux! Il ne saurait être plus mal, il serait donc indispensable de le préparer. Nous autres femmes, prince, ajouta-t-elle en souriant avec douceur, nous savons toujours faire accepter ces choses-là. Il faut absolument que je le voie, malgré tout ce qu’une telle entrevue peut avoir de pénible pour moi; mais je suis si habituée à souffrir!»