Kitabı oku: «Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour», sayfa 2
CHAPITRE II
Le prince Eugène apprenti menuisier.—Bonaparte et l'épée du marquis de Beauharnais.—Première entrevue de Napoléon et de Joséphine.—Extérieur et qualités d'Eugène.—Franchise.—Bonté.—Goût pour le plaisir.—Déjeuners de jeunes officiers et d'artistes.—Les mystifications et les mystifiés.—Thiémet et Dugazon.—Les bègues et l'immersion à la glace.—Le vieux valet de chambre rétabli dans ses droits.—Constant passe au service de madame Bonaparte.—Agrémens de sa nouvelle situation.—Souvenirs du 18 brumaire.—Déjeuners politiques.—Les directeurs en charge.—Barras à la grecque.—L'abbé Sieys à cheval.—Le rendez-vous.—Erreur de Murat.—Le président Gohier, le général Jubé et la grande manœuvre.—Le général Marmont et les chevaux de manège.—La Malmaison.—Salon de Joséphine.—M. de Talleyrand.—La famille du général Bonaparte.—M. Volney.—M. Denon.—M. Lemercier.—M. de Laigle.—Le général Bournonville.—Excursion à cheval.—Chute d'Hortense.—Bon ménage.—La partie de barres.—Bonaparte mauvais coureur.—Revenu net de la Malmaison.—Embellissemens.—Théâtre et acteurs de société: MM. Eugène, Jérôme, Bonaparte, Lauriston, etc.; mademoiselle Hortense, madame Murat, les deux demoiselles Auguié.—Napoléon simple spectateur.
C'était le 16 octobre 1799 qu'Eugène de Beauharnais était arrivé à Paris, de retour de l'expédition d'Égypte, et ce fut presque immédiatement après son arrivée que j'eus le bonheur d'être placé auprès de lui M. Eugène avait alors vingt-un ans, et je ne tardai pas à apprendre quelques particularités que je crois peu connues sur sa vie antérieure, au mariage de sa mère avec le général Bonaparte. On sait quelle fut la mort de son père, l'une des victimes de la révolution. Lorsque le marquis de Beauharnais eut péri sur l'échafaud, sa veuve, dont les biens avaient été confisqués, se trouvant réduite à un état voisin de la misère, craignant que son fils, quoique bien jeune encore, ne fût aussi poursuivi à cause de sa noblesse, le plaça chez un menuisier, rue de l'Echelle. Une dame de ma connaissance, qui demeurait dans cette rue, l'a souvent vu passer portant une planche sur son épaule. Il y avait loin de là au commandement du régiment des guides consulaires, et surtout à la vice-royauté d'Italie. J'appris, en l'entendant raconter à Eugène lui-même, par quelle singulière circonstance il avait été la cause de la première entrevue de sa mère avec son beau-père.
Eugène n'étant alors âgé que de quatorze ou quinze ans, ayant été informé que le général Bonaparte était devenu possesseur de l'épée du marquis de Beauharnais, hasarda auprès de lui une démarche qui obtint un plein succès. Le général l'accueillit avec obligeance, et Eugène lui dit qu'il venait lui demander de vouloir bien lui rendre l'épée de son père. Sa figure, son air, sa démarche franche, tout plut en lui à Bonaparte, qui sur-le-champ lui rendit l'épée qu'il demandait. À peine cette épée fut-elle entre ses mains qu'il la couvrit de baisers et de larmes, et cela d'un air si naturel que Bonaparte en fut enchanté. Madame de Beauharnais, ayant su l'accueil que le général avait fait à son fils, crut devoir lui faire une visite de remercîmens. Joséphine ayant plu beaucoup à Bonaparte dès cette première entrevue, celui-ci lui rendit sa visite. Ils se revirent souvent, et l'on sait qu'elle fut, d'événemens en événemens, la première impératrice des Français; et je puis assurer, d'après les preuves nombreuses que j'en ai eues par la suite, que Bonaparte n'a jamais cessé d'aimer Eugène autant qu'il aurait pu aimer son propre fils.
Les qualités d'Eugène étaient à la fois aimables et solides. Il n'avait pas de beaux traits, mais cependant sa physionomie prévenait en sa faveur. Il avait la taille bien prise, mais non point une tournure distinguée, à cause de l'habitude qu'il avait de se dandiner en marchant. Il avait environ cinq pieds trois à quatre pouces. Il était bon, gai, aimable, plein d'esprit, vif, généreux; et l'on peut dire que sa physionomie franche et ouverte était bien le miroir de son âme. Combien de services n'a-t-il pas rendus pendant le cours de sa vie et à l'époque même où il devait pour cela s'imposer des privations!
On verra bientôt comment il se fit que je ne passai qu'un mois auprès d'Eugène mais pendant ce court espace de temps je me rappelle que, tout en remplissant scrupuleusement ses devoirs auprès de sa mère et de son beau-père, il était fort adonné aux plaisirs, si naturels à son âge et dans sa position. Une des choses qui lui plaisait le plus était de donner des déjeuners à ses amis; aussi en donnait-il fort souvent; ce qui, pour ma part, m'amusait beaucoup, à cause des scènes comiques dont je me trouvais témoin. Outre les jeunes militaires de l'état-major de Bonaparte, ses convives les plus assidus, il avait encore pour convives habituels le ventriloque Thiémet, Dugazon, Dazincourt et Michau du théâtre Français, et quelques autres personnes dont le nom m'échappe en ce moment. Comme on peut le croire, ces réunions étaient extrêmement gaies; les jeunes officiers surtout qui revenaient, comme Eugène, de l'expédition d'Égypte, ne cherchaient qu'à se dédommager des privations récentes qu'ils avaient eues à souffrir. À cette époque, les mystificateurs étaient à la mode à Paris; on en faisait venir dans les réunions, et Thiémet tenait parmi ceux-ci un rang fort distingué. Je me rappelle qu'un jour, à un déjeuner d'Eugène, Thiémet appela par leurs noms plusieurs présens, en imitant la voix de leurs domestiques, comme si cette voix fût venue du dehors: lui, il restait tranquille à sa place, et n'ayant l'air de remuer les lèvres que pour boire et manger, deux fonctions qu'il remplissait très-bien. Chacun des officiers, appelé de la sorte, descendait, et ne trouvait personne; et alors Thiémet, affectant une feinte obligeance, descendait avec eux, sous le prétexte de les aider à chercher, et prolongeait leur embarras en continuant à leur faire entendre une voix connue. La plupart rirent eux-mêmes de bon cœur d'une plaisanterie dont ils venaient d'être victimes; mais il s'en trouva un qui, ayant l'esprit moins bien fait que celui de ses camarades, prit la chose au sérieux, et voulut se fâcher, quand Eugène avoua qu'il était le chef du complot.
Je me rappelle encore une autre scène plaisante dont les deux héros furent ce même Thiémet dont je viens de parler, et Dugazon. Plusieurs personnes étrangères étaient réunies chez Eugène, les rôles distribués et appris d'avance, et les deux victimes désignées. Lorsque chacun fut placé à table, Dugazon, contrefaisant un bègue, adresse la parole à Thiémet, qui, chargé d'un rôle pareil, lui répond en bégayant; alors chacun des deux feint de croire que l'autre se moque de lui, et il en résulte une querelle de bègues, qui peuvent d'autant moins s'exprimer que la colère les domine. Thiémet, qui à sa qualité de bègue avait joint celle de sourd, s'adresse à son voisin, et lui demande, son cornet à l'oreille: «Qu-que-qu'est-ce qui-qui-i-i dit?—Rien,» répond l'officieux voisin, qui voulait prévenir une querelle, et prendre fait et cause pour son bègue.—«Si-si-sii-i-i se-se mo-moque-moque de moi.» Alors la querelle devient plus vive; on va en venir aux voies de fait, et déjà chacun des deux bègues s'est emparé d'une carafe pour la jeter à la tête de son antagoniste, quand une copieuse immersion de l'eau contenue dans la carafe apprend aux officieux voisins quel est le danger de la conciliation. Les deux bègues continuaient cependant à crier comme deux sourds, jusqu'à ce que la dernière goutte d'eau fût versée; et je me rappelle qu'Eugène, auteur de cette conspiration, riait aux éclats pendant tout le temps que dura cette scène. On s'essuya, et tout fut bientôt raccommodé le verre à la main. Eugène, quand il avait fait une plaisanterie de cette sorte, ne manquait jamais de la raconter à sa mère, et quelquefois même à son beau-père, qui s'en amusaient beaucoup, surtout Joséphine.
Je menais, depuis un mois, assez joyeuse vie chez Eugène, quand Lefebvre, le valet de chambre qu'il avait laissé malade au Caire, revint guéri, et redemanda sa place. Eugène, auquel je convenais mieux à cause de mon âge et de mon activité, lui proposa de le faire entrer chez sa mère, en lui faisant observer qu'il y serait bien plus tranquille qu'auprès de lui; mais Lefebvre, qui était extrêmement attaché à son maître, alla trouver Madame Bonaparte, à laquelle il témoigna tout son chagrin de la résolution d'Eugène. Joséphine lui promit de prendre fait et cause pour lui; elle le consola, l'assura qu'elle parlerait à son fils, qu'elle le ferait rentrer dans son ancien poste, et lui dit que ce serait moi qu'elle prendrait à son service. Joséphine parla effectivement à son fils, comme elle avait promis à Lefebvre de le faire; et, un matin, Eugène m'annonça, dans les termes les plus obligeans, mon changement de domicile.—«Constant, me dit-il, je suis très-fâché de la circonstance qui exige que nous nous quittions; mais, vous le savez, Lefebvre m'a suivi en Égypte; c'est un vieux serviteur: je ne puis pas me dispenser de le reprendre. D'ailleurs, vous n'allez pas me devenir étranger; vous allez entrer chez ma mère, où vous serez fort bien; et là nous nous verrons souvent. Allez-y de ma part, dès ce matin même; je lui ai parlé de vous; c'est une chose convenue; elle vous attend.»
Comme on peut le croire, je ne perdis pas de temps pour me présenter chez madame Bonaparte; sachant qu'elle était à la Malmaison, je m'y rendis sur-le-champ, et je fus reçu par madame Bonaparte avec une bonté qui me pénétra de reconnaissance, ne sachant pas que cette bonté, elle l'avait pour tout le monde, qu'elle était aussi inséparable de son caractère que la grâce l'était de sa personne. Le service que j'eus à faire chez elle était tout-à-fait insignifiant; presque tout mon temps était à ma disposition, et j'en profitais pour aller souvent à Paris. La vie que je menais était donc fort douce pour un jeune homme, ne pouvant encore me douter que, quelque temps après, elle deviendrait aussi assujettie qu'elle était libre alors.
Avant de quitter un service dans lequel j'avais trouvé tant d'agrément, je rapporterai quelques faits qui sont de cette époque et que ma position auprès du beau-fils du général Bonaparte m'a mis à même de connaître.
M. de Bourrienne a parfaitement raconté dans ses mémoires les événemens du 18 brumaire. Le récit qu'il a fait de cette fameuse journée est aussi exact qu'intéressant; et toutes les personnes curieuses de connaître les causes secrètes qui amènent les changemens politiques les trouveront fidèlement exposées dans la narration de M. le ministre d'état. Je suis bien loin de prétendre à exciter un intérêt de ce genre: mais sa lecture de l'ouvrage de M. Bourrienne m'a remis moi-même sur la voie de mes souvenirs. Il est des circonstances qu'il a pu ignorer, ou même omettre volontairement comme étant de peu d'importance; et ce qu'il a laissé tomber sur sa route, je m'estime heureux de pouvoir le glaner.
J'étais encore chez M. Eugène de Beauharnais, lorsque le général Bonaparte renversa le Directoire; mais je me trouvais là aussi bien à portée de savoir tout ce qui se passait que si j'avais été au service de madame Bonaparte ou du général lui-même; car mon maître, quoiqu'il fût très-jeune, avait toute la confiance de son beau-père, et surtout celle de sa mère, qui le consultait en toute occasion.
Quelques jours avant le 18 brumaire, M. Eugène m'ordonna de m'occuper des apprêts d'un déjeuner qu'il devait donner ce jour-là même à ses amis. Le nombre des convives, tous militaires, était beaucoup plus grand que de coutume. Ce repas de garçons fut fort égayé par un officier qui se mit à imiter en charge les manières et la tournure des directeurs et de quelques-uns de leurs affidés. Pour la charge du directeur Barras, il se drapa à la grecque avec la nappe du déjeuner, ôta sa cravate noire, rabattit le col de sa chemise, et s'avança en se donnant des grâces, et appuyé du bras gauche sur l'épaule du plus jeune de ses camarades, tandis que de la main droite il faisait semblant de lui caresser le menton. Il n'était personne qui ne comprît le sens de cette espèce de charade; et c'étaient des éclats de rire qui n'en finissaient pas.
Il prétendit ensuite représenter l'abbé Sieys, en passant un énorme rabat de papier dans sa cravate, en allongeant indéfiniment un long visage pâle, et en faisant dans la salle, à califourchon sur sa chaise, quelques tours qu'il termina par une grande culbute, comme si sa monture l'eût désarçonné. Il faut savoir, pour comprendre la signification de cette pantomime, que l'abbé Sieys prenait depuis quelque temps des leçons d'équitation, dans le jardin du Luxembourg, au grand amusement des promeneurs, qui se rassemblaient en foule pour jouir de l'air gauche et raide du nouvel écuyer.
Le déjeuner fini, M. Eugène se rendit auprès du général Bonaparte, dont il était aide-de-camp, et ses amis rejoignirent les divers corps auxquels ils appartenaient. Je sortis sur leurs pas; car, d'après quelques mots qui venaient d'être dits chez mon jeune maître, je me doutais qu'il allait se passer quelque chose de grave et d'intéressant. M. Eugène avait donné rendez-vous à ses camarades au Pont-Tournant; je m'y rendis, et j'y trouvai un rassemblement considérable d'officiers en uniforme, à cheval, et tout prêts à suivre le général Bonaparte à Saint-Cloud.
Les commandans de chaque arme avaient été invités par le général Bonaparte à donner à déjeuner à leur corps d'officiers, et ils avaient fait comme mon jeune maître. Cependant les officiers, même les généraux, n'étaient pas tous dans le secret; et le général Murat lui-même, qui se jeta dans la salle des Cinq-Cents, à la tête des grenadiers, croyait qu'il ne s'agissait que d'une dispense d'âge que le général Bonaparte allait demander, afin d'obtenir une place de directeur.
J'ai su, d'une source certaine, que, au moment où le général Jubé, dévoué au général Bonaparte, rassembla dans la cour du Luxembourg la garde des directeurs dont il était commandant, l'honnête M. Gohier, président du directoire, avait mis la tête à la fenêtre, en criant à Jubé:—Citoyen général, que faites-vous donc là?—Citoyen président, vous le voyez bien; je rassemble la garde.—Sans doute je le vois bien, citoyen général; mais pourquoi la rassemblez-vous?—Citoyen président, je vais en faire l'inspection, et commander une grande manœuvre. En avant, marche!—Et le citoyen général sortit à la tête de sa troupe pour aller rejoindre le général Bonaparte à Saint-Cloud, tandis que celui-ci était attendu chez le citoyen président, qui se morfondait auprès du déjeuner auquel il l'avait invité pour le matin même.
Le général Marmont avait eu aussi à déjeuner les officiers de l'arme qu'il commandait (c'était, je crois, l'artillerie). À la fin du repas, il leur avait adressé quelques mots, les engageant à ne pas séparer leur cause de celle du vainqueur de l'Italie, et à l'accompagner à Saint-Cloud. «Mais comment voulez-vous que nous le suivions? s'écria un des convives; nous n'avons pas de chevaux.—Si ce n'est que cela qui vous arrête, dit le général, vous en trouverez dans la cour de cet hôtel. J'ai fait retenir tous ceux du manége national. Descendons, et montons à cheval.» Tous les officiers présens se rendirent à cette invitation, excepté le seul général Allix, qui déclara ne vouloir point se mêler de tout ce grabuge.
J'étais à Saint-Cloud dans les journées des 18 et 19 brumaire. Je vis le général Bonaparte haranguer les soldats et leur lire le décret par lequel il était nommé commandant en chef de toutes les troupes qui se trouvaient à Paris et dans toute l'étendue de la dix-septième division militaire. Je le vis d'abord sortir fort agité du conseil des Anciens, et ensuite de l'assemblée des Cinq-Cents. Je vis M. Lucien emmené, hors de la salle où se tenait cette dernière assemblée, par quelques grenadiers envoyés pour le protéger contre la violence de ses collègues. Il s'élança pâle et furieux sur un cheval, et galopa droit aux troupes pour les haranguer. Au moment où il tourna son épée sur le sein du général son frère, en disant qu'il serait le premier à l'immoler s'il osait porter atteinte à la liberté, des cris de vive Bonaparte! à bas les avocats! éclatèrent de toutes parts, et les soldats conduits par le général Murat se jetèrent dans la salle des Cinq-Cents. Tout le monde sait ce qui s'y passa, et je n'entrerai point dans des détails qui ont été racontés tant de fois.
Le général, devenu premier consul, s'installa au Luxembourg. À cette époque, il habitait aussi la Malmaison; mais il était souvent sur la route, aussi bien que Joséphine; car leurs voyages à Paris, quand ils occupaient cette résidence, étaient très-fréquens, non-seulement pour les affaires du gouvernement, qui y nécessitaient souvent la présence du premier consul, mais aussi pour aller au spectacle, que le général Bonaparte aimait beaucoup, donnant toujours la préférence au théâtre Français et à l'Opéra italien; observation que je ne fais qu'en passant, me réservant de présenter plus tard les traits que j'ai recueillis sur les goûts et les habitudes familières de l'empereur.
La Malmaison, à l'époque dont je parle, était un lieu de délices où l'on ne voyait arriver que des figures qui exprimaient la satisfaction; partout aussi où j'allais, j'entendais bénir le nom du premier consul et de madame Bonaparte. Dans le salon de madame Bonaparte il n'y avait pas encore l'ombre de cette étiquette sévère qu'il a fallu observer depuis à Saint-Cloud, aux Tuileries et dans tous les palais où se trouva l'empereur. La société était d'une élégance simple, également éloignée de la grossièreté républicaine et du luxe de l'empire. M. de Talleyrand était à cette époque une des personnes qui venaient le plus assidûment à la Malmaison: il y dînait quelquefois, mais y arrivait plus ordinairement le soir entre huit et neuf heures, et s'en retournait à une heure, deux heures et quelquefois même à trois heures du matin. Tout le monde était admis chez madame Bonaparte sur un pied de presque égalité qui lui plaisait beaucoup. Là venaient familièrement Murat, Duroc, Berthier et toutes les personnes qui depuis ont figuré par de grandes dignités et quelquefois même avec des couronnes dans les annales de l'empire. La famille du général Bonaparte y était aussi fort assidue, mais nous savions bien entre nous qu'elle n'aimait pas madame Bonaparte; ce dont j'acquis les preuves par la suite. Mademoiselle Hortense ne quittait jamais sa mère, et toutes deux s'aimaient beaucoup. Outre les hommes distingués par leurs fonctions dans le gouvernement et dans l'armée, il en venait aussi qui ne l'étaient pas moins par leur mérite personnel et qui l'avaient été par leur naissance avant la révolution. C'était une véritable lanterne magique dont nous étions à même de voir les personnages défiler sous nos yeux, et ce spectacle, sans rappeler la gaîté des déjeuners d'Eugène, était bien loin d'être sans attraits. Parmi les personnes que nous voyions le plus souvent, il faut citer M. de Volney, M. Denon, M. Lemercier, M. le prince de Poix, MM. de Laigle, M. Charles, M. Baudin, le général Beurnonville, M. Isabey, et un grand nombre d'autres hommes célèbres dans les sciences, les lettres et les arts; enfin la plupart des personnes qui composaient la société de madame de Montesson.
Madame Bonaparte et mademoiselle Hortense sortaient souvent à cheval, et allaient se promener dans la campagne; dans ces excursions, les plus fidèles écuyers étaient ordinairement M. le prince de Poix et MM. de Laigle. Un jour, comme une de ces cavalcades rentrait dans la cour de la Malmaison, le cheval que montait mademoiselle Hortense fut effrayé et s'emporta. Mademoiselle Hortense, qui montait parfaitement à cheval et qui était fort leste, voulut sauter sur le gazon qui bordait la route; mais l'attache qui retenait sous son pied l'extrémité inférieure de son amazone, l'empêcha de se débarrasser assez promptement, de sorte qu'elle fut renversée et traînée par son cheval pendant la longueur de quelques pas. Heureusement que ces messieurs qui l'accompagnaient, l'ayant vue tomber, s'étaient précipités en bas de leur cheval et arrivèrent à temps pour la relever. Elle ne s'était, par un bonheur extraordinaire, fait aucune contusion, et fut la première à rire de sa mésaventure.
Pendant les premiers temps de mon séjour à la Malmaison, le premier consul couchait toujours avec sa femme, comme un bon bourgeois de Paris, et je n'entendis parler d'aucune intrigue galante qui ait eu lieu dans le château. Cette société, dont la plupart des membres étaient jeunes, et qui souvent était fort nombreuse, se livrait souvent à des exercices qui rappelaient les récréations de collége; enfin, un des grands divertissemens des habitans de la Malmaison était de jouer aux barres. C'était ordinairement après le dîner que Bonaparte, MM. de Lauriston, Didelot, de Luçay, de Bourrienne, Eugène, Rapp, Isabey, madame Bonaparte et mademoiselle Hortense se divisaient en deux camps, où des prisonniers faits et échangés rappelaient au premier consul le grand jeu auquel il donnait la préférence.
Dans ces parties de barres, les coureurs les plus agiles étaient M. Eugène, M. Isabey et mademoiselle Hortense; quant au général Bonaparte, il tombait souvent, mais il se relevait en riant aux éclats.
Le général Bonaparte et sa famille paraissaient jouir d'un rare bonheur, surtout quand ils étaient à la Malmaison. Cette habitation était loin, malgré l'agrément dont on y jouissait, de ressembler à ce qu'elle a été depuis. La propriété se composait du château, qu'à son retour d'Égypte Bonaparte avait trouvé en assez mauvais état, d'un parc déjà fort joli, et d'une ferme dont les revenus n'excédaient sûrement pas douze mille francs par an. Joséphine présida elle-même à tous les travaux qui y furent exécutés, et jamais aucune femme ne fut douée d'autant de goût.
Dès le commencement, on joua la comédie à la Malmaison. C'était un genre de délassement que le premier consul aimait beaucoup, mais il ne remplit jamais d'autre rôle que celui de spectateur. Toutes les personnes attachées à la maison assistaient aux représentations, et je ne tairai point le plaisir que nous goûtions, plus peut-être que tous les autres, à voir ainsi travesties sur la scène les personnes au service desquelles nous nous trouvions. La troupe de la Malmaison, s'il m'est permis de désigner ainsi des acteurs d'une position sociale aussi élevée, se composait principalement de MM. Eugène, Jérôme, Lauriston, de Bourrienne, Isabey; de Leroy, Didelot; de mademoiselle Hortense, de madame Caroline Murat, et des demoiselles Auguié, dont l'une a épousé depuis le maréchal Ney, et l'autre M. de Broc. Toutes les quatre étaient très-jeunes, charmantes, et peu de théâtres à Paris auraient pu réunir quatre aussi jolies actrices. Elles avaient d'ailleurs beaucoup de grâce sur la scène, et jouaient leurs rôles avec un véritable talent. Elles étaient là presque comme dans le salon où elles avaient un ton d'une exquise délicatesse. Le répertoire ne fut pas d'abord très-varié, mais il était en général bien choisi. La première représentation à laquelle j'assistai était composée du Barbier de Séville, dans lequel M. Isabey jouait le rôle de Figaro, et mademoiselle Hortense celui de Rosine; et du Dépit amoureux. Une autre fois je vis représenter la Gageure imprévue, et les fausses Consultations. Mademoiselle Hortense et M. Eugène jouaient parfaitement dans cette dernière pièce, et je me rappelle encore actuellement combien, dans le rôle de madame Leblanc, mademoiselle Hortense paraissait encore plus jolie, sous son costume de vieille. M. Eugène représentait M. Lenoir, et M. Lauriston le charlatan. Le premier consul, comme je l'ai dit, se bornait au rôle de spectateur, mais il paraissait prendre à ce spectacle d'intérieur, et pour ainsi dire de famille, le plaisir le plus vif; il riait, il applaudissait du meilleur cœur, mais souvent aussi il critiquait. Madame Bonaparte s'amusait également, et, quand elle n'aurait pas été fière des succès de ses enfans, les premiers sujets de la troupe, il aurait suffi que ce fût un délassement agréable à son mari, pour qu'elle eût eu l'air de s'y plaire, car son étude constante était de contribuer au bonheur du grand homme qui avait uni sa destinée à la sienne.
Quand vin jour de représentation était arrêté, il n'y avait point relâche, mais souvent changement de spectacle, non pour cause d'indisposition ou d'une migraine d'actrice, comme cela arrive aux théâtres de Paris, mais pour des motifs plus sérieux; il arrivait souvent que M. d'Etieulette recevait l'ordre de rejoindre son régiment, qu'une mission importante était confiée au comte Almaviva; mais Figaro et Rosine restaient toujours à leur poste, et le désir de plaire au premier consul était d'ailleurs si général parmi tous ceux qui l'entouraient, que les doubles montraient la meilleure volonté en l'absence de leurs chefs d'emploi, et que le spectacle enfin ne manqua jamais faute d'un acteur4.