Kitabı oku: «Mémoires de Constant, premier valet de chambre de l'empereur, sur la vie privée de Napoléon, sa famille et sa cour», sayfa 5

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CHAPITRE V

Retour à Milan, en marche sur Paris.—Le chanteur Marchesi et le premier consul.—Impertinence et quelques jours de prison.—Madame Grassini.—Rentrée en France par le mont Cénis.—Arcs-de-triomphe.—Cortége de jeunes filles.—Entrée à Lyon.—Couthon et les démolisseurs.—Le premier consul fait relever les édifices de la place Belcour.—La voiture versée.—Illuminations à Paris.—Kléber.—Calomnies contre le premier consul.—Chute de cheval de Constant.—Bonté du premier consul et de madame Bonaparte à l'égard de Constant.—Générosité du premier consul.—Émotion de l'auteur.—Le premier consul outrageusement méconnu.—Le premier consul, Jérôme Bonaparte et le colonel Lacuée.—Amour du premier consul pour madame D…—Jalousie de madame Bonaparte, et précautions du premier consul.—Curiosité indiscrète d'une femme de chambre.—Menaces et discrétion forcée.—La petite maison de l'allée des Veuves.—Ménagemens du premier consul à l'égard de sa femme.—Mœurs du premier consul, et ses manières avec les femmes.

Cette victoire de Marengo avait rendue certaine la conquête de l'Italie; aussi le premier consul jugeant sa présence plus nécessaire à Paris qu'à la tête de son armée, en donna le commandement en chef au général Masséna, et se prépara à repasser les monts. Nous retournâmes à Milan, où le premier consul fut reçu avec encore plus d'enthousiasme que pendant notre premier séjour. L'établissement d'une république comblait les vœux du plus grand nombre des Milanais, et ils appelaient le premier consul leur sauveur, pour les avoir délivrés du joug des Autrichiens. Il y avait pourtant un parti qui détestait également les changemens, l'armée française qui en était l'instrument, et le jeune chef qui en était l'auteur. Dans ce parti figurait un artiste célèbre, le chanteur Marchesi; à notre premier passage, le premier consul l'avait fait demander, et le musicien s'était fait prier pour se déranger; enfin il s'était présenté, mais avec toute l'importance d'un homme qui se croit blessé dans sa dignité. Le costume très-simple du premier consul, sa petite taille et son visage maigre et payant peu de mine, n'étaient pas faits pour imposer beaucoup au héros de théâtre; aussi le général en chef l'ayant bien accueilli, et fort poliment prié de chanter un air, il avait répondu par ce mauvais calembour, débité d'un ton d'impertinence que relevait encore son accent italien: «Signor zénéral, si c'est oun bon air qu'il vous faut, vous en trouverez oun excellent en faisant oun petit tour de zardin.» Le signor Marchesi avait été, pour cette gentillesse, sur-le-champ mis à la porte, et le soir même un ordre avait été expédié sur lequel on avait mis le chanteur en prison. À notre retour, le premier consul, dont le canon de Marengo avait fait taire sans doute le ressentiment contre Marchesi, et qui trouvait d'ailleurs que la pénitence de l'artiste pour un pauvre quolibet avait été bien assez longue, l'envoya chercher de nouveau et le pria encore de chanter; Marchesi cette fois fut modeste, poli, et chanta d'une manière ravissante; après le concert, le premier consul s'approcha de lui, lui serra vivement la main, et le complimenta du ton le plus affectueux. Dès ce moment la paix fut conclue entre les deux puissances, et Marchesi ne faisait plus que chanter les louanges du premier consul.

À ce même concert, le premier consul fut frappé de la beauté d'une cantatrice fameuse, madame Grassini. Il ne la trouva point cruelle, et au bout de quelques heures le vainqueur de l'Italie comptait une conquête de plus. Le lendemain au matin elle déjeuna avec le premier consul et le général Berthier dans la chambre du premier consul. Le général Berthier fut chargé de pourvoir au voyage de madame Grassini, qui fut envoyée à Paris, et attachée aux concerts de la cour…

Le premier consul partit de Milan le 24, et nous rentrâmes en France par la route du Mont-Cénis. Nous voyagions avec la plus grande rapidité. Partout le premier consul était reçu avec un enthousiasme difficile à décrire. Des arcs de triomphe avaient été élevés à l'entrée de chaque ville, et pour ainsi dire de chaque village, et dans chaque canton une députation de notables venait le haranguer et le complimenter. De longs rangs de jeunes filles, vêtues de blanc et couronnées de fleurs, des fleurs dans les mains, et jetant des fleurs dans la voiture du premier consul, lui servaient seules d'escorte, l'entouraient, le suivaient et le précédaient jusqu'à ce qu'il fût passé, ou, quand il devait s'arrêter, jusqu'à ce qu'il eût mis pied à terre. Ce voyage fut ainsi sur toute la route une fête perpétuelle. À Lyon ce fut un délire: toute la ville sortit à sa rencontre. Il y entra au milieu d'une foule immense et des plus bruyantes acclamations, et descendit à l'hôtel des Célestins. Dans le temps de la terreur, et lorsque les jacobins avaient fait tomber toute leur fureur sur la ville de Lyon, dont ils avaient juré la ruine, les beaux édifices qui ornaient la place Belcour avaient été rasés de fond en comble, et le hideux cul-de-jatte Couthon y avait le premier porté le marteau, à la tête de la plus vile canaille des clubs. Le premier consul détestait les jacobins, qui, de leur côté, le haïssaient et le craignaient, et son soin le plus constant était de détruire leur ouvrage, ou, pour mieux dire, de relever les ruines dont ils avaient couvert la France. Il crut donc, et avec raison, ne pouvoir mieux répondre à l'affection des Lyonnais qu'en encourageant de tout son pouvoir la reconstruction des bâtimens de la place Belcour, et, avant son départ, il en posa lui-même la première pierre. La ville de Dijon ne fit pas au premier consul une réception moins brillante.

Entre Villeneuve-le-Roi et Sens, à la descente du pont de Montereau, les huit chevaux, lancés au grand galop, emportant rapidement la voiture (déjà le premier consul voyageait en roi), l'écrou d'une des roues de devant se détacha. Les habitans qui bordaient la route, témoins de cet accident, et prévoyant ce qui allait en résulter, crièrent de toutes leurs forces aux postillons d'arrêter; mais ceux-ci n'en purent venir à bout. La voiture versa donc rudement. Le premier consul n'eut aucun mal; le général Berthier eut le visage légèrement égratigné par les glaces, qui s'étaient brisées; deux valets de pied, qui étaient sur le siège, furent violemment jetés au loin et blessés assez grièvement. Le premier consul sortit, ou plutôt il fut hissé par une des portières; du reste cet accident ne l'arrêta pas: il remonta sur-le-champ dans une autre voiture, et arriva à Paris sans autre mésaventure. Le 2 juillet, dans la nuit, il descendit aux Tuileries, et dès que, le lendemain, la nouvelle de son retour eut circulé dans Paris, la population tout entière remplit les cours et le jardin. On se pressait sous les fenêtres du pavillon de Flore, dans l'espérance d'entrevoir le sauveur de la France, le libérateur de l'Italie. Le soir il n'y eut ni riche ni pauvre qui ne s'empressât d'illuminer sa maison ou son grenier.

Ce fut peu de temps après son arrivée à Paris que le premier consul apprit la mort du général Kléber. Le poignard de Suleyman avait immolé ce grand capitaine le même jour que le canon de Marengo abattait un autre héros de l'armée d'Égypte. Cet assassinat causa la plus vive douleur au premier consul. J'en ai été témoin, et je puis l'affirmer; et pourtant ses calomniateurs ont osé dire qu'il se réjouit d'un événement, lequel, même à ne le considérer que sous le rapport politique, lui faisait perdre une conquête qui lui avait coûté tant d'efforts, et à la France tant de sang et de dépenses. D'autres misérables, plus stupides et plus infâmes encore, ont été jusqu'à imaginer et répandre le bruit que le premier consul avait commandé l'assassinat de son compagnon d'armes, de celui qu'il avait mis en sa propre placé à là tête de l'armée d'Égypte. Pour ceux-ci je ne saurais qu'une réponse à leur faire, s'il était besoin de leur faire une réponse: c'est qu'ils n'ont jamais connu l'empereur.

Après son retour, le premier consul allait souvent avec sa femme à la Malmaison, où il restait quelquefois plusieurs jours. À cette époque le valet de chambre, de service suivait la voiture à cheval. Un jour le premier consul, se rendant à Paris, s'aperçut, à cent pas du château, qu'il avait oublié sa tabatière; il me dit d'aller la chercher. Je tournai bride, partis au galop, et ayant trouvé la tabatière sur le bureau du premier consul, je me remis du même pas sur sa trace. Il n'était qu'à Ruelle lorsque je rejoignis sa voiture. Mais au moment où j'allais l'atteindre, le pied de mon cheval glissa sur un caillou, il s'abattit et me jeta au loin dans un fossé. La chuté fut rude, je restai étendu sur là place, une épaule démise et un bras fortement froissé. Le premier consul fit aussitôt arrêter ses chevaux, donna lui-même les ordres nécessaires pour me faire relever, et indiqua les soins qu'il fallait me donner dans ma position; je fus transporté, en sa présence, à la caserne de Ruelle, et il Voulut, avant de continuer sa route, s'assurer si mon état n'offrait point de danger. Le médecin de la maison fut appelé à Ruelle, où il me remit l'épaule et pansa le bras. De là je fus porté, le plus doucement possible, à la Malmaison. L'excellente madame Bonaparte eut la bonté de venir me voir, et elle me fit prodiguer tous les soins imaginables.

Le jour où je repris mon service, après mon rétablissement, j'étais dans l'antichambre du premier consul, au moment où il sortit de son cabinet. Il vint à moi et me demanda avec intérêt de mes nouvelles. Je lui répondis que, grâce aux soins que mes excellens maîtres m'avaient fait donner, j'étais complétement rétabli. «Allons, tant mieux, me dit le premier consul. Constant, dépêchez-vous de reprendre vos anciennes forces. Continuez à bien me servir, et j'aurai soin de vous. Tenez, ajouta-t-il en me mettant dans la main trois petits papiers chiffonnés, voilà pour monter votre garde-robe;» et il passa, sans écouter tous les remerciemens que je lui adressais avec beaucoup d'émotion, beaucoup plus pourtant pour sa bienveillance et l'intérêt qu'il avait daigné me témoigner, que pour son présent; car je ne savais pas en quoi il consistait. Lorsqu'il se fut éloigné, je déroulai mes chiffons; c'étaient trois billets de banque, chacun de mille francs! Je fus touché jusqu'aux larmes d'une bonté si parfaite. Il faut se rappeler qu'à cette époque le premier consul n'était pas riche, quoiqu'il fût le premier magistrat de la république. Aussi le souvenir de ce trait généreux me remue profondément encore aujourd'hui. Je ne sais si l'on trouvera bien intéressant des détails qui me sont si personnels; mais ils me paraissent propres à faire connaître le caractère de l'empereur si outrageusement méconnu, et ses manières habituelles avec les gens de sa maison; ils feront juger en même temps si la sévère économie qu'il exigeait dans son intérieur, et dont j'aurai lieu moi-même de parler ailleurs, était, comme on l'a dit, une sordide avarice, ou si elle n'était pas plutôt une règle de prudence dont il s'écartait volontiers quand sa bonté ou son humanité l'y poussait.

Je ne sais si ma mémoire ne me trompe pas en me faisant placer ici une circonstance qui prouve l'estime que le premier consul avait pour les braves de son armée, et qu'il aimait à leur témoigner en toute occasion. J'étais un jour dans la chambre à coucher, à l'heure ordinaire de sa toilette, et je remplissais même ce jour-là l'office de premier valet de chambre, Hambart étant pour le moment absent ou incommodé. Il n'y avait dans l'appartement, outre le service, que le brave et modeste colonel Gérard Lacuée, un des aides-de-camp du premier consul. M. Jérôme Bonaparte, alors à peine âgé de dix-sept ans, fut introduit Ce jeune homme donnait à sa famille de fréquens sujets de plainte, et ne craignait que son frère Napoléon, qui le réprimandait, le sermonait et le grondait comme s'il eût été son fils. Il s'agissait à cette époque d'en faire un marin, moins pour lui faire une carrière que pour l'éloigner des tentations séduisantes que la haute fortune de son frère faisait sans cesse naître sous ses pas, et auxquelles il était bien loin de résister. On conçoit qu'il lui en coûtât de renoncer à des plaisirs assez faciles et si enivrans pour un jeune homme; aussi ne manquait-il pas de protester, en toute occasion, de son peu d'aptitude au service de mer, jusque là, dit-on, qu'il se laissa refuser comme incapable par les examinateurs de la marine, quoiqu'il lui eût été aisé, avec un peu de travail et de bonne volonté, de répondre à leurs questions. Cependant il fallut que la volonté du premier consul s'exécutât, et M. Jérôme fut contraint de s'embarquer. Le jour dont je parle, après quelques minutes de conversation et de gronderie, toujours au sujet de la marine, M. Jérôme ayant dit à son frère: «Au lieu de m'envoyer périr d'ennui en mer, vous devriez bien me prendre pour aide-de-camp.—Vous, blanc-bec! répondit vivement le premier consul; attendez qu'une balle vous ait labouré le visage, et alors nous verrons;» et en même temps il lui montrait du regard le colonel Lacuée, qui rougit et baissa les yeux comme une jeune fille. Il faut savoir, pour comprendre ce que cette réponse avait de flatteur pour lui, qu'il portait au visage la cicatrice d'une balle. Ce brave colonel fut tué en 1805, devant Guntzbourg. L'empereur le regretta vivement. C'était un des officiers les plus intrépides et les plus instruits de l'armée.

Ce fut, je crois, vers cette époque, que le premier consul s'éprit d'une forte passion pour une jeune dame pleine d'esprit et de grâces, madame D… Madame Bonaparte, soupçonnant cette intrigue, en témoigna de la jalousie, et son époux faisait tout ce qu'il pouvait pour calmer ses défiances conjugales. Il attendait, pour se rendre chez sa maîtresse, que tout fût endormi au château, et poussait même la précaution jusqu'à faire le trajet qui séparait les deux appartemens, avec un pantalon de nuit, sans souliers ni pantoufles. Je vis une fois le jour poindre, sans qu'il fût de retour, et craignant du scandale, j'allai, d'après l'ordre que le premier consul m'en avait donné lui-même, si le cas arrivait, avertir la femme de chambre de Madame D…, pour que, de son côté, elle allât dire à sa maîtresse l'heure qu'il était. Il y avait à peine cinq minutes que ce prudent avis avait été donné, lorsque je vis revenir le premier consul dans une assez grande agitation, dont je connus bientôt la cause: il avait aperçu à son retour une femme de madame Bonaparte, qui le guettait au travers d'une croisée d'un cabinet donnant sur le corridor. Le premier consul, après une vigoureuse sortie contre la curiosité du beau sexe, m'envoya vers la jeune éclaireuse du camp ennemi, pour lui intimer l'ordre de se taire, si elle ne voulait point être chassée, et de ne pas recommencer à l'avenir. Je ne sais s'il n'ajouta point à ces terribles menaces un argument plus doux pour acheter le silence de la curieuse; mais crainte ou gratification, elle eut le bon esprit de se taire. Toutefois l'amant heureux, craignant quelque nouvelle surprise, me chargea de louer, dans l'allée des Veuves, une petite maison, où Madame D… et lui se réunissaient de temps en temps.

Tels étaient et tels furent toujours les procédés du premier consul pour sa femme. Il était plein d'égards pour elle, et prenait tous les soins imaginables afin d'empêcher les infidélités qu'il lui faisait d'arriver à sa connaissance; d'ailleurs, ces infidélités passagères ne lui ôtaient rien de la tendresse qu'il lui portait, et quoique d'autres femmes lui aient inspiré de l'amour, aucune n'a eu sa confiance et son amitié au même point que madame Bonaparte. Il en est de la dureté de l'empereur et de sa brutalité avec les femmes comme des mille et une calomnies dont il a été l'objet. Il n'était pas toujours galant, mais jamais on ne l'a vu grossier; et quelque singulière que puisse paraître cette observation, après ce que je viens de raconter, il professait la plus grande vénération pour une femme de bonne conduite, faisait cas des bons ménages, et n'aimait le cynisme ni dans les mœurs ni dans le langage. Quand il a eu quelques liaisons illégitimes, il n'a pas tenu à lui qu'elles ne fussent secrètes et cachées avec soin.

CHAPITRE VI

La machine infernale.—Le plus invalide des architectes.—L'heureux hasard.—Précipitation et retard également salutaires.—Hortense légèrement blessée.—Frayeur de madame Murat, et suites obligeantes.—Le cocher Germain.—D'où lui venait le nom de César.—Inexactitudes à son sujet.—Repas offert par cinq cents cochers de fiacre.—L'auteur à Feydeau, pendant l'explosion.—Frayeur.—Course sans chapeau.—Les factionnaires inflexibles.—Le premier consul rentre aux Tuileries.—Paroles du premier consul à Constant.—La garde consulaire.—La maison du premier consul mise en état de surveillance.—Fidélité à toute épreuve.—Les jacobins innocens et les royalistes coupables.—Grande revue.—Joie des soldats et du peuple.—La paix universelle.—Réjouissances publiques et fêtes improvisées.—Réception du corps diplomatique et de lord Cornwallis.—Luxe militaire.—Le diamant le Régent.

Le 3 nivôse an IX (21 décembre 1800), l'Opéra donnait, par ordre, la Création de Haydn, et le premier consul avait annoncé qu'il irait entendre, avec toute sa famille, ce magnifique oratorio. Il dîna ce jour-là avec madame Bonaparte, sa fille, et les généraux Rapp, Lauriston, Lannes et Berthier. Je me trouvai précisément de service; mais le premier consul allant à l'Opéra, je pensai que ma présence serait superflue au château, et je résolus d'aller de mon côté à Feydeau, dans la loge que madame Bonaparte nous accordait, et qui était placée sous la sienne. Après le dîner, que le premier consul expédia avec sa promptitude ordinaire, il se leva de table, suivi de ses officiers, excepté le général Rapp, qui resta avec mesdames Joséphine et Hortense. Sur les sept heures environ, le premier consul monta en voiture avec MM. Lannes, Berthier et Lauriston, pour se rendre à l'Opéra; arrivé au milieu de la rue Saint-Nicaise, le piquet qui précédait la voiture trouva le chemin barré par une charrette qui paraissait abandonnée, et sur laquelle un tonneau était fortement attaché avec des cordes; le chef de l'escorte fit ranger cette charrette le long des maisons, à droite, et le cocher du premier consul, que ce petit retard avait impatienté, poussa vigoureusement ses chevaux, qui partirent comme l'éclair. Il n'y avait pas deux secondes qu'ils étaient passés, lorsque le baril que portait la charrette éclata avec une explosion épouvantable. Des personnes de l'escorte et de la suite du premier consul, aucune ne fut tuée, mais plusieurs reçurent des blessures. Le sort de ceux qui, résidant ou passant dans la rue, se trouvèrent près de l'horrible machine, fut beaucoup plus triste encore; il en périt plus de vingt, et plus de soixante furent grièvement blessés. M. Trepsat, architecte, eut une cuisse cassée; le premier consul, par la suite, le décora et le fit architecte des Invalides, en lui disant qu'il y avait assez long-temps qu'il était le plus invalide des architectes. Tous les carreaux de vitre des Tuileries furent cassés; plusieurs maisons6 s'écroulèrent; toutes celles de la rue Saint-Nicaise et même quelques-unes des rues adjacentes furent fortement endommagées. Quelques débris volèrent jusque dans l'hôtel du consul Cambacérès. Les glaces de la voiture du premier consul tombèrent par morceaux.

Par le plus heureux hasard, les voitures de suite, qui devaient être immédiatement derrière celle du premier consul, se trouvaient assez loin en arrière, et voici pourquoi: madame Bonaparte, après le dîner, se fit apporter un schall pour aller à l'Opéra; lorsqu'on le lui présentait, le général Rapp en critiqua gaiement la couleur et l'engagea à en choisir un autre. Madame Bonaparte défendit son schall, et dit au général qu'il se connaissait autant à attaquer une toilette qu'elle-même à attaquer une redoute; cette discussion amicale continua quelque temps sur le même ton. Dans cet intervalle, le premier consul, qui n'attendait jamais, partit en avant, et les misérables assassins, auteurs du complot, mirent le feu à leur machine infernale. Que le cocher du premier consul eût été moins pressé et qu'il eût seulement tardé de deux secondes, c'en était fait de son maître; qu'au contraire madame Bonaparte se fut hâtée de suivre son époux, c'en était fait d'elle et de toute sa suite; ce fut en effet ce retard d'un instant qui lui sauva la vie ainsi qu'à sa fille, à sa belle-sœur madame Murat, et à toutes les personnes qui devaient les accompagner. La voiture où se trouvaient ces dames, au lieu d'être à la file de celle du premier consul, débouchait de la place du Carrousel, au moment où sauta la machine; les glaces en furent aussi brisées. Madame Bonaparte n'eut rien qu'une grande frayeur; mademoiselle Hortense fut légèrement blessée au visage, par un éclat de glace; madame Caroline Murat, qui se trouvait alors fort avancée dans sa grossesse, fut frappée d'une telle peur, qu'on fut obligé de la ramener au château; cette catastrophe influa même beaucoup sur la santé de l'enfant qu'elle portait dans son sein. On m'a dit que le prince Achille Murat est sujet encore aujourd'hui à de fréquentes attaques d'épilepsie. On sait que le premier consul poussa jusqu'à l'Opéra, où il fut reçu avec d'inexprimables acclamations, et que le calme peint sur sa physionomie contrastait fortement avec la pâleur et l'agitation de madame Bonaparte, qui avait tremblé non pas pour elle, mais pour lui.

Le cocher qui conduisit si heureusement le premier consul s'appelait Germain; il l'avait suivi en Égypte, et dans une échauffourée il avait tué de sa main un Arabe, sous les yeux du général en chef, qui, émerveillé de son courage, s'était écrié: «Diable, voilà un brave! c'est un César.» Le nom lui en était resté. On a prétendu que ce brave homme était ivre lors de l'explosion; c'est une erreur, que son adresse même dans cette circonstance dément d'une manière positive. Lorsque le premier consul, devenu empereur, sortait incognito dans Paris, c'était César qui conduisait, mais sans livrée. On trouve dans le Mémorial de Sainte-Hélène que l'empereur, parlant de César, dit qu'il était dans un état complet d'ivresse; qu'il avait pris la détonation pour un salut d'artillerie, et qu'il ne sut que le lendemain ce qui s'était passé. Tout cela est inexact, et l'empereur avait été mal informé sur le compte de son cocher. César mena très-vivement le premier consul, parce que celui-ci le lui avait recommandé, et parce qu'il avait cru, de son côté, son honneur intéressé à ne point être mis en retard par l'obstacle que la machine infernale lui avait opposé avant l'explosion. Le soir de l'événement, je vis César, qui était parfaitement récent et qui me raconta lui-même une partie des détails que je viens de donner. Quelques jours après, quatre ou cinq cents cochers de fiacre de Paris se cotisèrent pour le fêter, et lui offrirent un magnifique dîner, à 24 fr. par tête.

Pendant que l'infernal complot s'exécutait et coûtait la vie à un si grand nombre de citoyens innocents sans toutefois atteindre le but que les assassins s'étaient proposé, j'étais, comme je l'ai dit, au théâtre Feydeau, où je me préparais à savourer à loisir toute une soirée de liberté et le plaisir du spectacle, pour lequel j'ai eu toute ma vie une véritable passion; mais à peine m'étais-je installé carrément dans la loge, que tout à coup l'ouvreuse entra précipitamment et dans le plus grand désordre: «Monsieur Constant, s'écria-t-elle, on dit qu'on vient de faire sauter le premier consul; tout le monde a entendu un bruit épouvantable; on assure qu'il est mort.» Ces terribles mots sont pour moi comme un coup de foudre; ne sachant plus ce que je faisais, je me précipite dans l'escalier, et sans songer à prendre mon chapeau, je cours comme un fou vers le château. En traversant ainsi la rue Vivienne et le Palais-Royal, je n'y vis aucun mouvement extraordinaire; mais dans la rue Saint-Honoré le tumulte était extrême; je vis emporter sur des brancards quelques morts et quelques blessés que l'on avait d'abord retirés dans les maisons voisines de la rue Saint-Nicaise; mille groupes s'étaient formés; et il n'y avait qu'une voix pour maudire les auteurs encore inconnus de cet exécrable attentat. Mais les uns en accusaient les jacobins, qui, trois mois auparavant, avaient mis le poignard aux mains de Ceracchi, d'Aréna et de Topino-Lebrun; tandis que les autres, moins nombreux pourtant, nommaient les aristocrates, les royalistes comme seuls coupables de cette atrocité. Je n'eus pour prêter l'oreille à ces accusations diverses que le temps nécessaire pour percer une foule immense et serrée; dès que je le pus, je repris ma course, et en deux secondes je fus au Carrousel. Je m'élance au guichet, mais au même instant les deux factionnaires croisent la baïonnette sur ma poitrine. J'ai beau leur crier que je suis valet de chambre du premier consul, ma tête nue, mon air effaré, le désordre de toute ma personne et de mes idées, leur semblent suspects, et ils me refusent obstinément et fort énergiquement l'entrée; je les prie alors de faire demander le concierge du château; il arrive et je suis introduit, ou plutôt je me précipite dans le château, où j'apprends ce qui venait de se passer. Peu de temps après, le premier consul arriva, et il fut aussitôt entouré de tous ses officiers, de toute sa maison; il n'y avait âme présente qui ne fût dans la plus grande anxiété. Lorsque le premier consul descendit de voiture, il paraissait fort calme et souriait; il avait même comme de la gaieté. En entrant dans le vestibule, il dit à ses officiers, en se frottant les mains: «Eh bien, Messieurs, nous l'avons échappé belle!» Ceux-ci frémissaient d'indignation et de colère. Il entra ensuite dans le grand salon du rez-de-chaussée, où grand nombre de conseillers d'état et de fonctionnaires s'étaient déjà rassemblés; à peine avaient-ils commencé à lui adresser leur félicitations, qu'il prit la parole et sur un ton si éclatant, qu'on entendait sa voix hors du salon. On nous dit après ce conseil qu'il avait eu une vive altercation avec M. Fouché, ministre de la police, à qui il avait reproché son ignorance du complot, et qu'il avait hautement accusé les jacobins d'en être les auteurs.

Le soir, à son coucher, le premier consul me demanda en riant si j'avais eu peur. «Plus que vous, mon général» lui répondis-je; et je lui contai comment j'avais appris la fatale nouvelle à Feydeau, et comme quoi j'avais couru sans chapeau jusqu'au guichet du Carrousel, où les factionnaires avaient voulu s'opposer à mon passage. Il s'amusa des jurons et des épithètes peu flatteuses dont je lui dis qu'ils avaient accompagné leur défense, et finit par me dire: «Après tout, mon cher Constant, il ne faut pas leur en vouloir, ils ne faisaient qu'exécuter leur consigne. Ce sont de braves gens, et sur lesquels je puis compter.» Le fait est que la garde consulaire n'était pas moins dévouée à cette époque qu'elle ne l'a été depuis en recevant le nom de garde impériale. Au premier bruit du danger qu'avait couru le premier consul, tous les soldats de cette fidèle milice s'étaient spontanément réunis dans la cour des Tuileries.

Après cette funeste catastrophe, qui porta l'inquiétude dans toute la France et le deuil parmi tant de familles, toutes les polices furent activement employées à la recherche des auteurs du complot. La maison du premier consul fut tout d'abord mise en état de surveillance. Nous étions sans cesse espionnés, sans nous en douter. On savait toutes nos démarches, toutes nos visites, toutes nos allées et venues. On connaissait nos amis, nos liaisons, et on ne manquait pas d'avoir aussi l'œil ouvert sur eux. Mais tel était le dévouement de tous et de chacun à la personne du premier consul, telle était l'affection qu'il savait inspirer à ses entours, que nulle des personnes attachées à son service ne fut même un instant soupçonnée d'avoir trempé dans cet infâme attentat. Ni alors, ni dans aucune autre affaire de ce genre, les gens de sa maison ne se trouvèrent compromis, et jamais le nom du moindre des serviteurs de l'empereur ne s'est trouvé mêlé à des trames criminelles contre une vie si chère et si glorieuse.

Le ministre de la police soupçonnait les royalistes de cet attentat. Le premier consul n'en chargeait que la conscience des jacobins, déjà lourde, il faut l'avouer, de crimes aussi odieux. Cent trente des hommes les plus marquans de ce parti furent déportés sur de simples soupçons et sans forme de procédure. On sait que la découverte, le procès et l'exécution de Saint-Régent et Carbon, les vrais coupables, prouva que les conjectures du ministre étaient plus justes que celles du chef de l'état.

Le 4 nivôse, à midi, le premier consul passa une grande revue sur la place du Carrousel. Une foule innombrable de citoyens s'y étaient réunis pour le voir et lui témoigner leur affection pour sa personne et leur indignation contre des ennemis qui n'osaient l'attaquer que par des assassinats. À peine eut-il commencé à diriger son cheval vers la première ligne des grenadiers de la garde consulaire, que d'innombrables acclamations s'élevèrent de toutes parts. Il parcourut les rangs au pas et très-lentement, se montrant fort sensible et répondant par quelques saluts simples et affectueux à cette effusion de la joie populaire. Les cris de vive Bonaparte! vive le premier consul! ne cessèrent qu'après qu'il eut remonté dans ses appartemens.

Les conspirateurs qui s'obstinaient avec tant d'acharnement à attaquer les jours du premier consul n'auraient pu choisir une époque où les circonstances eussent été plus contraires à leurs projets qu'en 1800 et 1801; car alors on aimait le premier consul non-seulement pour ses hauts faits militaires, mais encore et surtout pour les espérances de paix qu'il donnait à la France. Ces espérances furent bientôt réalisées. Au premier bruit qui se répandit que la paix avait été conclue avec l'Autriche, la plupart des habitans de Paris se rendirent sous les fenêtres du pavillon de Flore. Des bénédictions, des cris de reconnaissance et de joie se firent entendre; puis des musiciens rassemblés pour donner une sérénade au chef de l'état finirent par se former en orchestres, et les danses durèrent toute la nuit. Je n'ai rien vu de plus singulier ni de plus gai que le coup d'œil de cette fête improvisée.

6.Le préfet de police adressa aux consuls un rapport dans lequel, après avoir raconté les détails de cet événement affreux, il donnait la liste des morts et celle des blessés. La première était de huit individus; la seconde de vingt-huit.
  «Quarante-six maisons, ajoute le rapport, sont extrêmement endommagées.
  Le dégât des immeubles est estimé à la somme de 40,845 francs.
  Celui des meubles à celle de 123,645 francs.
  Les maisons nationales ne sont point comprises dans cette estimation.
  Le cheval, les débris de la voiture et quelques parties des tonneaux ont été apportés à la préfecture.
  Ces débris ont été scrupuleusement recueillis. L'on a pris avec le plus grand soin le signalement du cheval.»
  M. Dubois avait cru devoir terminer son rapport par un compliment au premier consul, dans lequel il y a pourtant quelque chose de vrai: c'est que l'attentat du 3 nivôse avait redoublé l'attachement des Français pour le chef de l'état. Voici l'avant-dernière phrase du rapport:
  «Dès les premiers momens de l'explosion, on a fait une enquête sur les lieux mêmes. Des déclarations furent reçues; et au milieu des cris que la douleur arrachait aux malheureuses victimes du plus atroce des attentats, le cœur put encore éprouver une sensation agréable: ces infortunés s'oubliaient pour ne penser qu'au premier consul: c'était pour lui qu'ils demandaient vengeance.»
Yaş sınırı:
12+
Litres'teki yayın tarihi:
30 haziran 2018
Hacim:
1701 s. 3 illüstrasyon
Telif hakkı:
Public Domain